« Et nous errions nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule. »
1Eugénie, 16 ans, est déscolarisée depuis plus d’un an. Elle passe ses journées sur internet à naviguer sur les réseaux sociaux, ce qui la conduit à une inversion de son rythme quotidien et à une marginalisation progressive. Elle maintient ainsi une vie mi-réelle, mi-virtuelle, faite de relations dont la fonction imaginaire la protège d’une dangereuse descente aux enfers. Elle est, en effet, sévèrement déprimée, a fait déjà plusieurs tentatives de suicide et se dit prête à fuguer, pour partir n’importe où. Cette recherche d’un ailleurs où habiter, elle l’a trouvée en la personne de Justin Bieber, dont elle est « fan ». Ce garçon, d’origine canadienne, âgé actuellement de 19 ans, est devenu, jeune adolescent, une star de la chanson mondialement connu à partir de vidéos postées sur YouTube. Il est la star la plus jeune à avoir gagné énormément d’argent en aussi peu de temps. Il est entièrement autodidacte. Sa mère sortait à peine de l’adolescence quand il est né. Elle est restée mère célibataire. Justin Bieber est chrétien pratiquant. Il dit avoir une relation avec Jésus et parler avec lui. Il est également connu pour son manque de culture et pour un certain nombre de rixes avec des journalistes. Justin Bieber est l’« idole » d’Eugénie. Elle l’a rencontré par un ami via Facebook. Elle se définit comme « belieber ». Cette définition fait à la fois inscription et identité pour elle. « Depuis, dit-elle, j’ai changé de personnalité. » « Je veux ressembler à personne, se justifie t-elle, je n’ai pas de modèle, j’ai des inspirations. »
2 Engagée dans une dynamique de désaffiliation depuis le début de son adolescence, elle tente ainsi de se réaffilier à une figure et à un groupe : « Nous sommes ses « fans », dit-elle à propos de Justin Bieber. Mon rêve est de le voir. Pour moi c’est une seconde famille. Il défend une morale. Tous les « beliebers » sont destinés à le rencontrer. » « Sans lui, je ne serais plus là, poursuit elle. Il est parti de rien pour arriver à tout. Son slogan, c’est « jamais dire jamais ». Je suis obligée d’écouter sa musique. C’est devenu une drogue. » Eugénie précise en quelques phrases la fonction à la fois imaginaire, addictive et morale de cette figure, support moins d’identification que d’incorporation, et dont la dépendance qu’elle décrit à ce personnage de Justin Bieber, atteste.
3 « Jamais dire jamais. » C’est sous le signe d’une certaine forme d’éternité qu’Eugénie s’engage dans cette voie addictive et on verra combien cette double négation et cette temporalité se réfèrent, pour elle, à l’impact traumatique qui la traverse. Comme toute adolescente, elle est en prise directe avec la question de son désir, avec l’énigme de l’origine et avec la place qu’elle occupe au sein des générations. Comme toute adolescente, elle est prête à miser sur sa vie, au risque de sa mort pour vivre. « L’adolescence, constitue, en effet, un moment clinique spécifique témoignant à la fois d’une histoire singulière et d’une rencontre actuelle. Histoire singulière faite du désir qui a porté l’adolescent et qui l’a constitué à une place et autour d’un certain nombre de signifiants. Rencontre actuelle avec le manque et la castration à partir du réel de ce corps nouvellement sexué. La relance pulsionnelle liée à la puberté est source à la fois de répétitions mais aussi d’engagements dans de nouveaux choix d’objets ouvrant dès lors l’espace des possibles. » (Perret, 2013). C’est au sein de cet espace que peuvent émerger des figures héroïques auxquelles l’adolescent s’identifie. Ces personnages, en forme de double imaginaire, ont vocation à représenter le combat psychique propre à l’adolescence, combat fait des pulsions incestueuses et parricides, mettant à l’épreuve les imagos parentaux, combat contre la mort, devenant support de la castration. La figure héroïque qui se dégage ici apparaît moins sous forme d’image, il ne s’agit pas de « ressemblance » dit-elle, ou d’idéal, il ne s’agit pas d’un « modèle », que sous celle de « l’inspiration », témoignant plutôt d’une atmosphère ou d’un climat. La sensorialité est, en effet, requise à travers notamment la musique mais aussi le partage de sentiments de même que de valeurs soutenant une morale pacifiée. Comme si cette figure imaginaire était le pendant de la violence interne déniée. Eugénie parle de son « idole » à propos de Justin Bieber. Elle ne s’inscrit donc pas dans une croyance référée à une religion mais dans un culte référé à cette figure à laquelle elle est corporellement attachée. Ce double fait en quelque sorte un avec elle. Il s’agit d’une figure incorporée, dont elle n’est pas séparée. La scène primitive qui se dégage ici est moins celle d’une organisation œdipienne classique structurée autour d’imagos parentaux différenciés et autour d’enjeux de meurtre et d’inceste, que de figures spéculaires, non séparées, support de son fondement narcissique. Cette figure de double imaginaire relèverait aussi plus d’un moi-idéal que de l’idéal du moi. La dimension tragique de la scène primitive est ici déplacée, comme mise de côté et on verra comment, c’est plutôt, vers la scène de la réalité, qu’elle fait retour.
HISTOIRE INFANTILE ET TRAUMA
4 Ce qui lie Eugénie à son double est, en effet, son histoire, son histoire « malheureuse » et la force morale qui en aurait résulté : « C’est un exemple, dira t-elle à propos de Justin Bieber. Il est courageux. Il s’est construit tout seul à 12 ans. Je connais toute sa vie : ses parents se sont séparés quand il avait 3 mois… » Son identification à ce personnage passe ainsi par la remémoration de sa propre histoire et en particulier la remémoration de l’histoire avec ses ascendants. Eugénie vit, en effet, seule avec une mère tombée dans une déchéance et une misère sociale dramatique. Elle a honte de cette mère qu’elle a vu maintes fois dans son enfance tomber par terre sous l’effet d’ivresses répétées. Cette dernière ne travaille pas et passe ses journées, rivée à la télévision. Cette femme est issue d’une fratrie de 14 enfants dont beaucoup sont décédés. Elle est, comme sa fille, déprimée et en permanence à la maison. Eugénie décrit un parcours scolaire difficile depuis le primaire. Elle est en échec et en retard dans ses apprentissages alors qu’elle manifeste de la finesse et une certaine intelligence dans la remémoration de son parcours et dans la vision qu’elle a de son existence. Elle semble n’avoir pu investir le champ du savoir et des apprentissages, ce qu’elle met en rapport avec l’absence de son père, le manque qu’elle a pu en ressentir et surtout la dimension traumatique de son arrachement à lui. Ce dernier a, en effet, été incarcéré pour des faits d’inceste commis à l’égard d’une demi-sœur d’Eugénie. Elle avait alors 3 ans. Ils ne se reverront que des années plus tard. Eugénie se souvient de cette scène fondatrice, où son père est violemment interpellé par la police, et menotté sous ses yeux. Ce souvenir est à la fois visuel et sonore. Elle ne sait plus si c’est un cauchemar ou si c’est la réalité. La séparation avec son père s’opère avec cette incarcération. Elle en conserve une nostalgie pour ce père qu’elle tente de protéger et une grande violence à l’égard de sa mère qui ne finira pas de croître.
ADOLESCENCE, DÉSAFFILIATION, RENCONTRE DE L’AUTRE SEXE
5 L’adolescence d’Eugénie la confronte, comme tout adolescent, à l’abîme du réel pubertaire. Ce qui fait fonction de réel, écrit Jaques Lacan, se « glisse dans le langage ». C’est l’idée du tout, à quoi pourtant il fait objection, notamment à travers « la sexualité qui fait trou dans le réel » (Lacan, 2001). C’est ce à quoi se confrontent les adolescents. Cette rencontre les renvoie à un vide qu’ils ne peuvent nommer. C’est cette rencontre qui dévoile en cascade les faillites subjectives et identificatoires, les leurs mais aussi celles de leurs ascendants et des générations qui les ont précédés. À cette rencontre avec le réel, font écho les événements traumatiques de l’histoire d’Eugénie. Elle décrit ainsi une chute progressive depuis le début de son adolescence, précipitée par un changement de classe en quatrième, qui la sépare d’un groupe d’amies, et par le début de son engagement dans des liens amoureux, qui se suivent l’un l’autre, au gré de ruptures successives scandées par des gestes suicidaires ou des phlébotomies. Elle se déscolarise et se marginalise progressivement. La rencontre avec l’autre sexe se réalise sous l’aune de son histoire infantile, sous la menace de l’inceste, de l’addiction et de la dépression à tonalité mélancolique de sa mère qui s’adonne à l’alcool toujours régulièrement. Elle évoque le début de sa vie amoureuse comme un tournant à partir duquel elle a commencé à distinguer ses pairs et à se distinguer parmi ses pairs mais cette césure s’accomplit moins sous le sceau de la différence des sexes que sous celui de cette appartenance au groupe des « belieber ». Elle situe son « idole » du côté du féminin : « Les filles l’adorent, dira-t-elle de lui, et les garçons le détestent. On le prend pour un gay. Il a une voix de fille. » Elle dit qu’elle ne peut plus frayer avec les jeunes de sa commune et qu’elle ne peut se lier qu’à un cercle d’amis plus éloignés ou rencontrés sur la toile. Elle abandonne le cercle étroit de ses origines, elle s’engage dans un processus de désaffiliation pour tenter de trouver un nouveau lieu d’inscription. C’est ce lieu d’appartenance au groupe qui marque la différence et qui fait identité. Ce n’est pas tant la différence sexuée qui fait coupure, que cet ailleurs unisexe, qu’elle situe plutôt du côté féminin.
6 Comme toute adolescente, Eugénie est confrontée à la question de son désir, de ses identifications, de ses choix d’objet sexué. Comme toute adolescente, « elle rêve d’un ailleurs ». Dans son ouvrage sur « les enseignements psychanalytiques de la plus délicate des transitions : l’adolescence, Philippe Lacadée rappelle comment ce rêve d’un ailleurs « peut prendre la forme de la fugue ou de l’errance » (Lacadée, 2006) et comment l’adolescent fugueur est une des « figures classiques de la fin du XIXe puis du XXe siècle. L’ailleurs est « un des noms de ce « lieu innommable » qui attirent les jeunes et que certains parviennent à fixer un temps dans l’écriture. » C’est ce que Rimbaud appelait « trouver une langue ». « Je suis venu trop tôt dans un monde trop vieux » disait il, « pressé de trouver le lieu et la formule. » (Rimbaud, 1886). L’ailleurs est cette quête d’un lieu qui fait pendant à la rencontre du réel. Il peut parfois être déchiffré. Il est souvent à l’adolescence agi ou incarné, que ce soit à travers les fugues, les passages à .l’acte, les conduites à risque, les agirs divers. Il est aussi souvent oublié dans la consommation effrénée que la société actuelle offre à loisir.
7 Eugénie est en recherche d’un lieu qui pourrait faire lien. Elle s’organise autour d’un lien imaginaire, virtuel et addictif qui se substitue à sa famille d’origine. Ce n’est pas la différence sexuée qui marque la coupure entre les générations. Cette coupure est empreinte de la confusion et du flou dans le rapport de sexe. C’est la trace laissée par l’inceste. Ainsi Eugénie n’engage pas réellement d’investissement d’objet mais elle est plutôt aux prises avec un lien imaginaire qui fluctue. Elle décrit bien la fragilité du lien qui la constitue. « À chaque fois que je m’attache dit-elle, on m’abandonne. » Toute relation est potentiellement source d’un sentiment abandonnique qui peut basculer facilement vers une sensitivité que les rumeurs du collège ne font que raviver. Eugénie oscille entre cette visée imaginaire personnifiée sous les traits de Justin Bieber et des plongées dans les affres de la dépression qui la ramène à son identification maternelle et à l’absence traumatique de son père. Ses 16 ans et la prise de conscience du décalage progressif qui s’installe avec les jeunes de son âge fait épreuve de réalité et aggrave la dynamique dépressive : « Je déteste la vie, dira-t-elle ainsi. J’ai envie de mourir. Sans lui, ajoute t-elle au sujet de Justin Bieber, je serais déjà morte. La vraie vie, c’est ma vie sur internet avec lui. » « J’ai honte de ma mère, poursuit elle, de son alcoolisme. Elle ne se soucie pas de moi. Elle a pourri mon enfance. Ce n’est pas ma mère, précise t-elle encore. C’est ma tutrice. Elle me pousse au suicide. » « Je veux partir en famille d’accueil », déclare t-elle encore, faisant référence ici à une série télé, qu’elle regarde avec assiduité.
8 Cette haine non déguisée à l’égard de sa mère recouvre à la fois les failles de la relation précoce maternelle et le ressentiment qu’elle peut éprouver au regard de l’inceste paternel. Elle ne manifeste aucune révolte à l’égard de ce père transgressif. Toute la violence est adressée à sa mère qu’elle juge responsable et coupable. L’écho spéculaire mère/fille joue à plein et renvoie à une imago archaïque non différenciée où règne la confusion entre les registres parentaux (maternel et paternel) et sexués (masculin et féminin). C’est ainsi avec ce personnage imaginaire et peu sexué qu’elle choisit de passer sa vie. L’irreprésentable de l’inceste recouvre la figue maternelle dans un tout indifférencié.
ADOLESCENCE ET TRAUMA
9 La puberté annonce l’adolescence et place l’adolescent sous l’emprise du réel d’un corps en voie de sexuation, qui le situe dans la chaîne des générations et le spécifie au regard de l’espèce. C’est le langage qui singularise l’espèce humaine. C’est ce que redécouvrent les adolescents. Ils rendent compte de la fonction fondatrice du langage chez l’homme. Ils attestent de l’origine même, de la naissance du langage et de l’accès à la fonction symbolique. Le langage des adolescents se situe ainsi, à la lisière du mot et de la chose, à la frange entre corps et pensée. C’est comme s’il s’agissait à cet âge de réapprendre à parler, de retraverser l’accès au langage. C’est probablement ce qui explique le caractère périlleux de cette étape de la vie, de son potentiel de bascule psychique, mais aussi de son potentiel d’invention, de création et de changement. Car, ce n’est pas l’instinct chez l’homme qui préside à la reproduction des corps mais la pulsion, véhicule du langage, qui s’origine de la prématurité et de la sexualité diphasique propre à l’espèce humaine. La pulsion est ainsi « un concept limite entre le psychique et le somatique et ne saurait avoir d’autre existence qu’en ses représentants. La rencontre avec le réel source d’effroi, donne lieu à une représentation inconciliable, d’ordre sexuel, qui est, de ce fait, refoulée. « Le refoulement a ainsi comme fonction de faire du réel une réalité sexuelle. » (Leclaire, 1968). Le refoulement, processus central de la subjectivation, « trouve, précise Freud, sa condition générale dans le retard de la puberté qui caractérise la sexualité humaine. » (Freud, 1895). C’est à partir de ce postulat que Freud développe le concept d’« après-coup » caractéristique de la temporalité et de la causalité psychique. L’histoire du sujet ne peut ainsi « être réduite à un déterminisme linéaire envisageant l’action du passé sur le présent. » (Laplanche, Pontalis, 1967). Les événements passés sont remaniés dans l’après-coup. Les traces mnésiques prennent notamment une signification sexuelle dans l’après-coup de la puberté.
10 Le langage est ainsi produit par la rencontre avec le réel. Il sexualise le réel qui fait retour à la puberté à travers les stigmates pubertaires. Le caractère biphasique de la sexualité chez l’homme, le retard de la puberté, fait écho à la prématurité physiologique du nouveau né. L’après-coup est intrinsèquement lié à ces caractéristiques de l’espèce humaine et le refoulement lui est consécutif. De ce point de vue le trauma est constitutif de l’organisation psychique. Le trauma, comme effet de l’après-coup est, par nature, sexuel. Il participe de la rencontre avec le sexuel, c’est-à-dire de la rencontre avec le manque d’un signifiant dans l’Autre. Il est fondateur du processus de subjectivation et manifeste la division du sujet et l’impossible du rapport sexuel. La puberté a, par définition, une fonction traumatique et le trauma est constitutif de l’adolescence. L’adolescence constitue une nouvelle étape de la sexualisation du réel. En effet, elle est un temps de resexualisation et de réinvestissement libidinal du corps. Elle est un temps de dévoilement de la fonction de masque ou de leurre du fantasme. Les événements potentiellement traumatiques vécus dans l’enfance ou à l’adolescence ont une fonction de caisse de résonance. Ils renvoient en écho au réel et participent ou non au processus de subjectivation. La notion de trauma doit ainsi être différenciée de la clinique du trauma.
TEMPS, HISTOIRE ET TRAUMA OU COMMENT LE TEMPS NE FAIT PAS HISTOIRE
11 Pour Eugénie, l’impact des événements infantiles entrave la métaphorisation du réel pubertaire. L’accès à la fonction symbolique passe moins par la voie de la différence sexuée que par celle de l’inscription d’une coupure temporelle. Eugénie insiste, comme nous allons le préciser, sur le passé. Elle met l’accent sur son passé et sur celui de ceux auxquels elle s’affilie. L’après-coup semble se figer sur cette référence à une temporalité qui fige les liens de filiation et les assigne à l’indifférenciation. La voie de la subjectivation ouverte par l’après-coup semble ainsi moins l’effet du refoulement que de mécanisme de clivage et de déni. Le réel ne semble pas filtré ou médiatisé. Il ne semble pas borné au sein d’un fantasme constitué.
12 L’histoire infantile d’Eugénie est, en effet, marquée à plusieurs reprises par la dimension traumatique. Outre les conditions brutales d’arrachement à son père et l’impact traumatique de l’inceste paternel avec sa demi-sœur, elle garde en elle l’actualité de la violence des événements vécus auprès de sa mère. Eugénie dit qu’elle « n’oublie pas les souvenirs ». La fonction de l’oubli lui est étrangère. Les événements vécus du passé gardent toute leur actualité et viennent à l’orée de l’adolescence faire résonance avec le travail de subjectivation propre à l’après coup de la puberté. Les mécanismes de refoulement n’ont pu opérer face à l’ampleur de la violence interne qui l’habite. Elle différencie d’ailleurs chez ses pairs ceux qui « ont un passé » et ceux qui, selon elle, n’en aurait pas, qu’elle nomme « des fils à papa », « les jeunes racailles », « qui parlent wesch-wesch », c’est-à-dire qui parlent « le langage banlieue », phonétique et sans syntaxe. C’est comme si le passé, pour elle, ne pouvait avoir de valeur que dans sa dimension traumatique. C’est la coupure temporelle, la césure entre l’avant et l’après, de même que la dichotomie entre clans qui opère une coupure qui fait identité. Elle fait groupe avec ceux qui, conduits par leur passé douloureux, se sont organisés autour d’une forme de pacification des conduites via la musique et les valeurs de bonnes conduites prônées. C’est moins la différence sexuelle que la coupure temporelle qui imprime sa marque. Le procès générationnel n’inscrit pas ou inscrit peu ce qu’il en est de la différence entre les sexes mais fige la différence en une scansion temporelle. C’est comme si le temps ne pouvait pas faire histoire, comme si l’historicisation était figée dans cette nouvelle affiliation, comme si les liens de filiation étaient arrêtés sur la question et l’énigme de l’origine. La violence interne, la violence originaire n’est pas loin derrière la pseudo-pacification des liens, ce dont la dépression de même que les gestes suicidaires et les attaques qu’elle fait subir à son corps attestent.
13 Si la dimension du trauma fait partie intrinsèque de la clinique de l’adolescence, elle est ici compliquée par des événements de la réalité à potentialité traumatiques. Et si la fonction du trauma, comme fondatrice de l’appareil psychique, peut être définie comme « inscription (après-coup) du sexuel », la clinique du trauma peut, elle, se caractériser comme « réaction catastrophique de l’appareil psychique face à une situation dépassant ses capacités de liaison ». Olivier Douville insiste cependant sur le caractère réducteur de ces définitions et sur « les diverses temporalités de l’élaboration traumatique » (Douville, 2003) qui va du trauma fondateur aux organisations symptomatiques. Différents invariants, intervenant à des degrés distincts, sont ainsi repérables. Il s’agit de la rencontre avec le réel, de la déconstruction du fantasme, de l’attaque des pulsions de vie et de la confrontation directe avec la pulsion de mort. Il s’agit d’une rencontre avec le réel du corps, « d’une décomposition du lien entre le sujet et l’autre spéculaire », de la perte de la constitution du sujet dans l’Autre à travers son image et les signifiants qui le fonde. C’est ainsi le non représentable de la mort qui fait trauma et qui, dans les situations extrêmes (trauma de guerre, génocide…) prive le sujet de toute forme d’humanisation et le fait sortir de la communauté des vivants.
14 Ici, l’abolition des coordonnées symboliques induite par l’inceste paternel et probablement aussi par la fragilité narcissique du lien maternel altère la fonction symbolique parentale et déconstruit les processus de liaison et de représentation. Le réel fait retour à travers la précarité sociale et la déchéance sociale et physique de la mère. La figure paternelle reste idéalisée, comme si la question de l’inceste était rabattue sur la figure maternelle. La voie imaginaire choisie par Eugénie, l’appel à cette figure héroïque dont elle se dit « fan », ce double narcissique dont elle n’est pas séparée, fait corps avec elle. La traversée œdipienne fait surgir cette figure idéalisée où castration réelle et symbolique se côtoient.
IDENTIFICATION OU INCORPORATION D’UNE FIGURE HÉROÏQUE : FANATISME OU TRAGÉDIE ?
15 Les modalités de la traversée de son adolescence rendent compte de sa difficulté à métaphoriser le réel rencontré. La figure du héros qu’elle déploie n’est pas celle des tragédies grecques. Il ne s’agit pas de l’idéal que la filiation du romantisme allemand a pu inscrire le long du passage des jeunesses successives. Il ne s’agit pas de la quête du génie universel, d’une exaltation de la solitude et de l’identification à une nature potentiellement incestueuse. La nostalgie d’une unité retrouvée se rapporte ici moins à une idée ou à un idéal qu’à une communauté de vie. Cette quête passe par le réel du corps. Le héros fait parti de son corps. À la différence de « la tragédie grecque, qui autorise ses héros à lutter contre la puissance infiniment supérieure du destin », le tragique ici bute sur le réel, bute sans détour sur son destin. La solitude du héros et la tragédie prennent forme autrement. Le chœur ne se fait pas voix accompagnatrice mais prend place parmi le groupe des « fans ». Les héros de la tragédie grecque sont « des personnages situés dans une zone limite entre la vie et la mort », entre les lois de la terre et les commandements des dieux. Ils se situent « à la coupure qu’instaure dans la vie de l’homme la présence même du langage », à la manière d’Antigone, qui incarne le « pur désir », le « pur et simple désir de mort », « le désir criminel » de l’origine (Lacan, 1986). Ici, il ne s’agit pas de la commémoration de l’inceste. Le désir naissant et l’énigme de l’origine qu’elle recouvre, ne donne pas lieu à la dimension tragique et ordalique du combat entre les hommes et les dieux. Elle apparaît plutôt se mouler passivement aux traits caractéristiques de son héros dans un mouvement d’appropriation taisant toute conflictualité. La violence originaire sous-jacente ne peut ni se mettre en scène, ni se dire. La question de l’inceste reste du côté du réel. Elle ne peut n’y s’énoncer, n’y se représenter. Reste la haine maternelle entière et non élaborée. Ainsi, la figure du héros se déplace ici du côté d’une imago maternelle et son addiction « fanatique » à cette figure actualise la dimension du trauma propre à l’adolescence ouvrant dès lors la voie de la répétition.
16 Le mode de traversée de l’adolescence d’Eugénie lui est singulière et fait écho à la dimension traumatique de son histoire mais son mode de construction d’une figure héroïque pourrait également rendre compte de traits actuels de la traversée contemporaine de l’adolescence et plus particulièrement ici de traits actuels de la traversée de l’adolescence des filles. En effet, cette référence héroïque n’est peut-être pas sans lien avec ce que l’adolescence des filles met en jeu, notamment avec l’indifférenciation que les filles entretiennent avec leur mère et l’écho spéculaire qui les unit. Le trajet qui mène les filles adolescentes de la mère au père, résonne de la difficulté à quitter le lieu de la jouissance et de la complétude originaire. Les enjeux de répétition mère/fille sont fréquents et sont probablement le signe de leur rencontre avec un réel, qui reste inélaborable : réel du corps féminin marqué par le manque et l’absence de signifiant, réel d’un lieu originaire marqué par l’impossible, mais aussi réel de l’impasse maternelle non symbolisée, que la fille, par ses symptômes, ou ses productions symptomatiques tente de symboliser. Eugénie, dans son addiction, traduit bien ici la manière dont la transmission mère/fille reste figée sur la réalité de l’inceste, ce qui interroge, d’ailleurs pour cette situation les enjeux généalogiques incestueux non symbolisés de la mère et de ses ascendants.
QUELLE VERSION DU PÈRE ?
17 Si la latence est classiquement le temps du déclin du complexe d’Œdipe et du refoulement amenant à l’identification paternelle, la résolution du conflit pubertaire a pu être décrite comme un moyen de faire un symptôme de l’instance paternelle. La nostalgie du père peut s’entendre ici. Elle ne se résout pas dans une formation substitutive ayant valeur d’idéal du moi mais plutôt vers une figure indifférenciée située du côté du narcissisme et du féminin et ayant fonction de moi idéal. Ceci interroge les versions actuelles du père. Du fanatisme religieux et de l’emprise sécuritaire aux défaillances et déficiences multiples, la fonction père est actuellement souvent mise en question. Ici, le déni de l’inceste paternel rabat la violence originaire du côté maternel. La haine maternelle ne se conflictualise pas dans le meurtre et reste peu élaborable. La manière dont ces addictions fanatiques à des figures héroïques a cours chez les adolescents contemporains et dont cette addiction prend appui et support sur le corps des intéressés, informe sur les versions du père. Les « fans » sont, en effet, particulièrement bien informés sur l’habitus de leur héros, jusqu’à en connaître le moindre geste quotidien et leurs mensurations. L’addiction au corps est une des formes contemporaines de réponse à la rencontre avec le réel pubertaire. C’est ce que les agirs des adolescentes viennent notamment particulièrement bien réifier. L’addiction fanatique à des figures héroïques procède probablement du même procédé, si ce n’est qu’une voie de symbolisation tente de se tracer à travers le corps de l’autre, ce qui ferait alors du semblable une voie vers la nomination.
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