Topique 2014/1 n° 126

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Article de revue

Héros-victime, une figure d'identification pour les jeunes des quartiers populaires

Pages 7 à 15

1Dans ce numéro de Topique, nous proposons d’identifier comment la figure héros-victime est une des figures qui influence de façon importante les processus de socialisation des jeunes des quartiers populaires urbains. Cette figure n’est pas spécifique à ces jeunes qui vivent dans les quartiers populaires des métropoles urbaines ; elle est une des figures de l’adolescence, elle contribue à cette métamorphose ; cependant elle est habitée de façon spécifique par ces adolescents en fonction des cultures, des conditions sociales, des rapports à la société qu’ils partagent dans ces quartiers populaires.

2 Notre travail de chercheur de l’intervention psychosociologique nous conduit à rencontrer et à écouter ces jeunes in situ, dans leur milieu de vie. Dans le cadre de la définition de politiques publiques de jeunesse, nous menons des entretiens exploratoires pour connaître leurs représentations relatives à leur façon de vivre, à leurs valeurs, à leurs projets, à leur inscription dans les dynamiques historiques et politiques ; nous avons aussi parfois accompagné des situations difficiles de meurtres de jeunes dans lesquelles ces dimensions héros-victime sont présentes ; c’est en référence à ces situations que nous écrivons cet article.

LE HÉROS, UNE FIGURE INITIALE AUX « JEUNES DES CITÉS » INSCRITE DANS LES RAPPORTS ENTRE TERRITOIRES

3 Tout d’abord, nous voudrions dire que cette figure héros-victime est présente dans la culture partagée des jeunes de ces quartiers populaires, elle y est inscrite depuis le début des cités construites dans les années 1960. La constitution des bandes de jeunes, leurs rivalités, leur histoire se sont tramées par des actes vécus comme héroïques, mettant en scène le risque, la force, la séduction, la ruse. L’ouvrage Les bargeots relatif aux « blousons noirs » et aux « blousons dorés » montre bien la dimension héroïque de ces affrontements de condition sociale entre le monde des bourgeois et celui des ouvriers. La transmission et l’inscription dans la bande des « jeunes de la cité » (cf. Les jeunes de la cité, J. Bordet, PUF, 1997) résultent de cette histoire partagée de faits héroïques.

4 L’une des figures d’identification des jeunes que nous avons rencontrés dans les années 1990 dans une cité de la région parisienne lors notre recherche caractérisée par l’observation participante, est celle du héros fidèle aux faits d’armes des années 1970. Nous pensons à Yao, jeune d’origine antillaise, qui n’hésitait pas à porter main forte pour affirmer l’honneur de la cité et pour être fidèle aux aînés dont un était en prison purgeant une peine de plus de dix ans, un autre était mort dans une rixe avec les gitans, un autre encore était mort d’overdose, l’héroïne faisait encore des ravages à cette époque. Les risques de la mort, la confrontation à la police et à la justice constituent une des caractéristiques de la vie de ces jeunes qui vivent « fixés » dans la cité. Cela influence leur façon de faire leur adolescence et de découvrir l’autonomie d’adulte. S’inscrire dans cette figure héroïque est une façon de tenir en tension ces risques, voire de les justifier.

5 Pour autant, dans cette dynamique collective partagée, cette figure n’est pas unique, d’autres figures sont présentes, plus ou moins affirmées selon les jeunes. Ainsi, pendant toute son adolescence, Yao s’est construit en référence à cette figure « gardien de la cité », c’est lui qui a décidé de nous accepter parmi eux, il m’expliquera quelques mois plus tard qu’il m’avait acceptée parce que « je ne prenais pas la tête », c’est lui aussi qui me racontera l’histoire héroïque de la cité, la filiation héroïque avec les aînés, les valeurs de respect et d’honneur, après que je lui ai montré mes cartes réalisées à partir de mes observations de leurs pratiques, « maintenant, je te la fais visiter la cité, c’est ça notre histoire ». Aujourd’hui Yao habite toujours la cité, il est père de deux enfants et est un référent pour nombre d’habitants.

6 À cette époque, d’autres figures s’affirment, le couple dealer-dealé, figure centrale à la fois des transformations économiques, des réseaux d’économie illégale et des risques de l’autodestruction est l’une d’entre elles. Nous pensons à un jeune que nous avons connu plusieurs années : Ahmed est au cœur du pouvoir de l’économie souterraine, ses deux frères sont « tombés », l’un est mort, l’autre est en prison, il a pris le relais pour favoriser la réussite familiale et pour « que les petits n’aient pas besoin d’y toucher » ; sa position n’est pas de façon centrale l’héroïsme, mais plutôt une certaine approche de la réussite sociale. Nous n’avons pas oublié le jour où nous avons été invités au pavillon acheté, proche de la cité, pavillon acheté récemment ; c’est là où nous avons compris que le pavillon avait été payé avec l’argent des trafics en particulier d’héroïne revendue dans les cités limitrophes.

7 Ahmed est alors en études de BTS, il a une amoureuse et est aussi animateur temporaire du Service jeunesse. Nous mettrons plusieurs années à comprendre ce rapport à ces différentes facettes de sa vie. Nous faisons l’hypothèse que son inscription dans la lignée généalogique l’a obligé à sacrifier sa destinée personnelle pour assumer la réussite sociale de la famille par l’enrichissement. À cette époque de nos travaux, nous ne sommes pas à même d’identifier ces liens entre les dynamiques familiales et les modes d’investissement dans les figures héroïques de la cité. Nous pensons aujourd’hui que c’est une clé de compréhension importante. Nous avons appris beaucoup plus tard qu’Ahmed était condamné pour gros trafic alors que la famille avait trouvé son autonomie économique dans la légalité.

8 Nous pensons aussi à Mamadou, ce jeune, très grand, d’origine africaine, tellement drôle avec un humour décapant qui alternait les séjours en prison et ceux dans la cité. Il était aux prises avec les drogues dures, il est mort quelque temps après la fin de notre recherche ; son enterrement où étaient présents tous les jeunes fait partie de ces moments de partage à la fois très difficiles et rituels d’une condition partagée.

9 À cette époque et encore maintenant, des jeunes de ces cités décèdent de mort violente dans des rapports autodestructifs collectifs et individuels. L’histoire collective de ces cités est en partie construite par ces morts de jeunes. Figure à la fois sacrificielle et héroïque, elle occupe un rôle important dans la vie et l’imaginaire des jeunes mais aussi des habitants adultes, des professionnels et des responsables politiques. La tenue de « marche blanche » lors de la mort de jeunes en particulier de meurtres constitue un rituel trop souvent répété (cf. article de J. Bordet, la Revue Dynamique, Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), 2012). Lors de travaux menés avec la PJJ, le Conseil général de l’Essonne, la ville d’Evry, la Prévention spécialisée concernant les meurtres de jeunes, nous avons identifié que ces morts violentes influencent les rapports entre territoires, la vie des groupes de jeunes et leur vie personnelle parfois sur plus de dix ans.

10 La question posée par ces acteurs éducatifs était celle de la prise en compte de ces dynamiques réelles et imaginaires dans leur intervention quotidienne auprès de ces jeunes. Nous avons alors identifié quel pouvait être le travail mené par chaque institution et en coopération entre elles, selon différentes temporalités : le moment du meurtre, les heures et les jours qui suivent, les mois suivants et parfois quand les retours des rumeurs se sont inscrits dans les imaginaires collectifs auprès des plus jeunes.

11 Trop souvent ces meurtres sont appréhendés en extériorité par les médias, les jeunes sont alors perçus comme des « nouveaux sauvages » ou alors comme des délinquants organisés sans émotion. Ces figures héros-victime à l’œuvre à l’adolescence ne sont pas analysées dans le champ des représentations collectives, il a été très difficile de les faire reconnaître par les responsables politiques lors de nos travaux avec le CIPD (conseil intercommunal de la ville d’Evry), l’approche par la délinquance étant largement privilégiée. Cependant, ce travail collectif avec les acteurs éducatifs a été source de nouveaux travaux collectifs. Les travaux de la revue Adolescence concernant les rapports à la mort à l’adolescence ainsi que ceux de René Girard (cf. R. Girard, La violence et le Sacré) nous ont beaucoup aidés à réfléchir à ce propos.

12 Une autre figure très affirmée à ce moment est celle que nous avons nommée, celle du journaliste. En effet dans les années 1990, les rapports à l’image prennent beaucoup d’importance dans la construction identitaire des jeunes. La multiplication des émissions de télévision à leur propos, les prises de position politique créent une figure stéréotypique du « jeune des cités », source à la fois de dévalorisation et d’affirmation. Exister, se construire par rapport à cela devient aussi important que d’être un héros intramuros au monde des cités. Dans la cité où nous menons nos travaux, un des jeunes, Mustapha, tient le rôle de « journaliste », c’est lui qui accueille les visiteurs, je le verrai trois fois avant de rencontrer Yao, celui qui ouvre ou celui qui ferme la porte, qui protège de l’intrusion extérieure.

13 Analyser, repérer leurs rapports à la figure du héros suppose de définir les autres figures d’identification car elles se combinent de façon complexe sur le plan collectif mais aussi dans l’évolution individuelle des jeunes.

14 Les rapports entre les dynamiques de destruction, parfois sacrificielles de ces jeunes, sont significatifs des tensions entre vie et mort à l’adolescence. Dans les cités, hier comme aujourd’hui, ils construisent l’histoire collective des habitants et l’imaginaire collectif des adolescents. Les prendre en compte de façon explicite est important de la part des institutions pour ne pas laisser seules les communautés de vie face à de tels moments vécus de façon tragique.

AU-DELÀ DU MILIEU DE VIE QUOTIDIEN, UNE IDENTIFICATION HÉROS-VICTIME DANS DES RAPPORTS VIRTUELS ET MONDIALISÉS

15 Ces figures d’identification ont beaucoup évolué, les figures de la réussite en étant leader dans les économies se sont beaucoup renforcées et ont des contours beaucoup moins faciles à délimiter. Au fur et à mesure que la vie quotidienne devient plus précaire, que la protection des rapports au travail se fragilise, les rapports entre pratiques légales et illégales deviennent beaucoup plus flous ; se débrouiller, ruser, défendre ses intérêts propres parfois au détriment des solidarités devient une figure d’identification ; la réussite individuelle tend alors à se substituer à la figure héroïque du justicier ancrée dans le territoire et dans le groupe de la cité, l’appartenance au groupe n’a plus la même valeur pour exister à long terme, même si celle-ci est encore revendiquée en particulier à l’adolescence ; l’inscription dans des réseaux hors et là où l’on habite constitue une meilleure garantie à long terme. Cependant les formes sociales de ces réseaux peuvent être très différentes selon l’histoire, les caractéristiques urbaines de la cité, les relations entre les personnes, elles peuvent être pour certaines très individualistes et libérales, pour d’autres d’abord définies par des enjeux d’appartenance communautaire. Nous pensons qu’elles sont de moins en moins définies par des affirmations d’identités locales, au fur et à mesure que la survie des jeunes mais surtout celle des familles s’intensifie.

16 De nouvelles figures héroïques s’affirment en fonction de la mondialisation et du développement des réseaux numériques. Pour de nombreux jeunes, exister dans les réseaux numériques, voire à la télévision ne constitue pas seulement des identifications à des images mais confère une part d’existence en elle-même. Cette dynamique n’est pas spécifique aux jeunes des quartiers populaires mais constitue une mutation pour tous les adolescents (cf. travaux de Serge Tisseron). Les jeunes des cités pris dans le territoire combinent des figures et des expériences à l’héroïsme très différentes ; les rapports héroïques au territoire, liés à des appartenances de groupes, cependant, perdurent et se traduisent en acte ; ainsi, le meurtre des deux jeunes à Echirolles en septembre 2012 s’inscrit dans un engrenage où l’affirmation, la défense de son groupe d’appartenance sont convoquées.

17 À ces rapports quotidiens à l’héroïsme inscrits dans le territoire, se combinent d’autres dynamiques d’identification héroïques fortement liées aux médias et aux réseaux numériques. Ainsi le Moyen-Orient et plus particulièrement les rapports entre Israël et la Palestine sont sources de très fortes identifications. De nombreux facteurs sont à l’œuvre dans cette identification : la situation sociale de ces jeunes et leur confrontation à de nombreux échecs de socialisation en particulier sur le plan scolaire, mais aussi sur le plan professionnel, le rapport à leur propre histoire et à celle de leurs parents, en particulier pour les jeunes issus de l’immigration, mais aussi pour des jeunes issus de l’exode rural français car ils partagent les mêmes repères de la culture locale, et souvent un vécu de racisme et d’humiliation. Les jeunes analysent peu ces motifs d’identification mais ils s’identifient positivement aux jeunes palestiniens et développent des rapports très hostiles aux Israéliens. Ils ont une approche réductrice, les Palestiniens étant en place de héros face à la domination israélienne. Nos nombreux échanges avec eux à ce propos nous ont montré une très grande méconnaissance des rapports au quotidien vécus par ces personnes, des enjeux entre la Palestine, Israël et plus généralement du contexte de la région. Nous avons aussi compris en dialoguant avec eux qu’il ne suffit pas d’apporter des connaissances objectives pour transformer ces dynamiques d’identification héroïques aux jeunes Palestiniens car cela mobilise des dynamiques affectives, des rappels de leurs propres situations en particulier celles qu’ils vivent comme des humiliations et du racisme, qui sont au cœur de leur subjectivité. Nous pensons que ces identifications peuvent contribuer à leur propre enfermement dans un rapport héros-victime éloigné d’un projet politique démocratique.

18 Le travail avec les éducateurs, ceux qui au quotidien sont en lien avec eux, est très important car nombre d’entre eux peuvent être aux prises avec les mêmes identifications. C’est dans cette perspective de transformation que nous sommes nous-mêmes allés en Israël et en Palestine. La rencontre avec les éducateurs et les psychologues de l’association Beit-Ham qui au quotidien travaillent dans les quartiers populaires israéliens et qui ont créé des relations avec des responsables et des jeunes palestiniens a été très importante pour nous ; l’animation pendant plusieurs années d’un séminaire israélo-palestinien-français intitulé « Penser l’autre » nous a permis de nous confronter pour nous-mêmes à nos propres dynamiques identitaires et à mieux appréhender les spécificités de ce contexte tout en repérant pourquoi ils mobilisent autant d’identifications.

19 Aujourd’hui, ce séminaire et cette rencontre avec ce contexte contribuent à faire évoluer notre réflexion relative à la laïcité ; ce grand processus historique peut constituer un grand point d’appui pour la démocratie et transformer ces identifications, et ce rapport héros-victime, si la laïcité n’est pas abordée de façon défensive mais comme une situation tiers favorisant l’affirmation des identités dans leurs combinaisons complexes.

20 Cette possibilité avec d’autres acteurs éducatifs et psychologues de se confronter à ces processus d’identification et aux réalités de cette région a ouvert des voies de dialogue avec les professionnels et les jeunes eux-mêmes en France.

21 Dernièrement, dans le cadre du réseau international « Jeunes, inégalités sociales et périphéries » qui associe des représentants de plusieurs pays et de plusieurs sites français, nous avons organisé un séminaire avec quatre-vingt-dix jeunes, des chercheurs, des artistes et des pédagogues. Des jeunes Israéliens et Palestiniens étaient présents ainsi que de nombreux jeunes des quartiers populaires français, les relations et les débats ont été parfois très tendus, tous ont cependant d’abord tenu à se connaître et à partager ce moment du séminaire. Aujourd’hui nombre d’entre eux continuent à communiquer sur Facebook. La possibilité de créer des situations de rencontre d’expérience partagées favorise l’évolution de ce rapport d’identification et ouvre des voies inattendues. Cette prise de risque n’est possible que si les éducateurs et les psychologues eux-mêmes font du chemin à ce propos pour eux-mêmes.

22 Ces rapports héros-victime en rapport à des figures sociopolitiques comme celle des Palestiniens et des Israéliens peuvent se transformer dans des rapports de haine, d’antisémitisme, de sectarisme. Mais nous voudrions dire qu’il n’y a pas de rapport direct dans une dynamique de causalité. Nos travaux actuels tendent à montrer que ces passages à la haine, parfois à des conduites sacrificielles en référence à des appartenances sectaires supposent des analyses fines et ne peuvent pas être abordés de façon générale, globalisante. Ainsi, qu’il s’agisse de M. Merah ou Kelkal, ou d’autres jeunes symptomatiques de ces rapports à la haine, il est nécessaire d’analyser en profondeur leurs histoires personnelles, familiales, les rencontres, les événements qui ont marqué leurs évolutions. Cependant les traitements médiatiques de ces parcours, les positions des institutions peuvent contribuer à construire des figures de référence à la fois comme héroïsme et comme sacrifice. Il est donc très important sur le plan démocratique d’être très vigilant à ces passages pouvant conduire à des dynamiques de haine.

23 D’autres figures de référence sont souvent citées par les jeunes et ouvrent à d’autres perspectives davantage caractérisées par l’émancipation collective. Ainsi Martin Luther King et Nelson Mandela incarnent souvent pour eux cette perspective. Nous pensons à cet entretien avec des jeunes garçons d’environ quinze ans à Echirolles qui a un moment disent : « Il faut que l’on vous dise, nous on aime Obama, Martin Luther King, Mandela. » Ils avaient lu les biographies de ces hommes et nous en avons discuté. Ces jeunes faisaient tous du footsalle ensemble et étaient de multiples origines, ils étaient très identifiés à leur quartier « ceux de la Viscose », usine où les parents voire les grands-parents avaient travaillé pendant de nombreuses années... De l’appartenance au quartier aux grandes figures politiques et de l’émancipation, ces jeunes peuvent changer d’échelle de référence très rapidement. Ces figures d’émancipation qui circulent dans ces dynamiques de mondialisation sont à prendre en compte et ouvrent des perspectives politiques pour tous les jeunes.

LES JEUNES FILLES À LA FOIS SPECTATRICES ACTIVES ET ACTRICES DE CES FIGURES D’IDENTIFICATION HÉROS-VICTIME

24 L’analyse que nous avons menée précédemment concerne prioritairement les jeunes garçons. Pour autant, les jeunes filles sont présentes par rapport à ces dynamiques. Les amitiés, les relations amoureuses, les rapports d’admiration sont profondément influencés par les dynamiques d’héroïsation des garçons. Lors de nos travaux dans le 19e arrondissement à Paris concernant des affrontements très graves conduisant à la mort de jeunes, nous avons été très interpellés par les prises de position des jeunes filles à ce propos. Indirectement elles en étaient parties prenantes en tant que spectatrices actives. Elles en connaissaient très bien les enjeux et accordaient de la valeur aux garçons en fonction de leur position et de leurs actes. L’analyse des entretiens montre qu’elles jouent un rôle important dans la poursuite et la transmission de la culture de ces affrontements.

25 Actuellement, des groupes de jeunes filles vivent, pour certaines d’entre elles, en référence à des modèles virils proches de ceux des jeunes garçons. Ainsi dans le film d’H. Milano Les roses noires, une jeune fille de dix ans, pensant à son adolescence, dit qu’elle se souvient de son époque de « chef de bande » et comment « elle ne veut pas oublier le petit garçon qu’elle a en elle ». Pour autant, dans les entretiens nous n’identifions pas cette même dynamique d’héros-victime revendiquée et mise en scène comme chez les jeunes garçons.

26 Une autre dynamique s’affirme fortement chez les jeunes filles, elle s’apparente davantage à la recherche de purification et de rédemption. Nous pensons à ces jeunes filles rencontrées à Angers qui lors des travaux avec elles ont exprimé leur souhait de rédemption avec beaucoup de conviction. L’une d’elles, lors de l’entretien collectif, avait dit « que la vraie vie serait au paradis et que pour y aller il fallait comme la prostituée sauver un petit chien ». Toutes les autres jeunes filles avaient abondé à ces paroles. Très troublées par ces propos, nous avons cherché, avec l’éducatrice, à comprendre leurs significations. Lors d’un autre entretien avec elles, nous avons alors identifié que nombre d’entre elles avaient vécu des situations qu’elles jugeaient dégradantes et qu’elles se sentaient « trop mauvaises ». Elles ont en particulier parlé des relations sexuelles et des prises d’alcool et de drogue où elles ne maîtrisaient plus leurs comportements.

27 Ainsi pour sortir de ce sentiment de condamnation par rapport à elles-mêmes, elles ont fait référence à des épreuves, qui se réfèrent à l’islam. Nous pensons que dans leur dynamique elles visaient à réaliser des épreuves de purification, plusieurs d’entre elles ont conclu qu’elles n’en étaient pas capables sur la durée. Cette dynamique de recherche de rédemption et de purification peut rendre certaines fragiles par rapport à des emprises sectaires. Pour d’autres, la rupture avec ces situations vécues comme dangereuses les conduit à se rapprocher des groupes d’appartenance à la fois familiaux, communautaires et religieux. Des jeunes, filles et garçons, nous ont dit que dans ces groupes, ils ont trouvé une protection « qui leur a permis de ne pas mal tourner »... de quoi nous donner à réfléchir sur la protection et l’émancipation des jeunes filles et des jeunes hommes dans une responsabilité d’adultes partagée.

28 Nos travaux menés dans d’autres contextes comme le Sénégal ou le Brésil montrent des dynamiques proches. Ces rapports au couple héros-victime, à la recherche de purification, ne sont pas spécifiques aux jeunes des quartiers populaires français mais constituent un sujet d’étude de l’adolescence. La rédaction actuelle d’un ouvrage mettant en résonance nos observations et nos analyses des dynamiques adolescentes de ces jeunes des quartiers populaires urbains français avec le travail d’élaboration théorique de M. Ph. Gutton, psychanalyste, spécialiste de l’adolescence, contribue à sortir d’enfermement de ces jeunes dans une condition spécifique et de les situer dans des dynamiques générales tout en repérant des caractéristiques spécifiques. Dans cette période où les réductions stéréotypiques, les peurs immédiates par rapport à ces jeunes s’intensifient, ces travaux constituent des ouvertures importantes.

29 Par ailleurs nos travaux menés auprès des jeunes sur plusieurs années avec les éducateurs nous ont montré qu’ils vivent des moments très différents et peuvent aussi être différents selon les situations où nous les rencontrons. Analyser les possibilités d’enfermement, les impasses auxquelles ils ont à faire face est important ; pour autant, il ne s’agit pas de les y enfermer par une assignation à un processus définitif. Nous pensons à cette jeune fille de la banlieue de Dakar, jeune rappeuse devenue très croyante, aussi à cette jeune fille de Gennevilliers, active dans le Conseil local de jeunes qui revendiquait fortement de porter le voile et qui après quelques mois ne le portait plus. Accompagner ces jeunes suppose d’être avec eux dans ces différents moments sans adhésion, en capacité de réflexivité. Ceci est possible si les références démocratiques et leur mise en œuvre sont suffisamment « plastiques » et si ces jeunes ne deviennent pas des enjeux idéologiques à distance de leurs réalités et de leur façon de vivre leur adolescence.


Mots-clés éditeurs : Mondialisation, Adolescence, Quartier populaire, Réseaux numériques, Héroïsme, Figure d'identification, Territoire, Sacrifice

Date de mise en ligne : 06/06/2014

https://doi.org/10.3917/top.126.0007

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