Notes
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[1]
Voir, l’« Argument » de Sophie de Mijolla-Mellor pour le workshop Acte, pensée et responsabilité, Centre Marc Bloch, Berlin, 9 avril 2011. L’écriture du présent texte doit beaucoup à ma participation à cet atelier de travail.
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[2]
Theodore W. Adorno « Résignation », Tumultes 2/2001 (n° 17-18), p. 173-178.
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[3]
Idem, p. 175-176.
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[4]
Je renvoie à la critique faite notamment par Philippe Gottraux dans son livre Socialisme ou barbarie, un engagement politique, éd. Payot Lausanne, 1997 et à sa réfutation par Arnaud Tomès dans son introduction au C. Castoriadis, L’imaginaire comme tel, Herman Éditeurs, Philosophie, 2007 et aussi par N. Poirier dans sa présentation du recueil : C. Castoriadis, Histoire et création. Textes philosophiques inédits (1945-1967), Seuil, Paris, 2009. Ces textes du « jeune » Castoriadis montrent que le début de sa critique du Kantisme et de la logique hégélienne remonte bien loin. Voire également le livre de N. Poirier, L’ontologie politique de Castoriadis. Création et institution, Payot, 2011.
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[5]
Axel Honneth, « Une sauvegarde ontologique de la révolution. Sur la théorie sociale de Cornelius Castoriadis » in Autonomie et auto-transformation de la société. La philosophie militante de Cornelius Castoriadis, (ouvrage collectif), Genève, Droz 1989, p.191-207.
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[6]
C. Castoriadis, « Fait et à faire » in Fait et à faire Seuil, Paris 1997, p 9.
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[7]
Idem, p. 20.
-
[8]
K. Marx, Thèses sur Feuerbach, in L’idéologie allemande, Éditions Sociales, 1982, p. 54.
-
[9]
Je renvoie au texte de Castoriadis « Le marxisme : bilan provisoire », paru initialement dans la revue Socialisme ou Barbarie en 1964, et qui constitue la première partie de son grand ouvrage L’institution imaginaire de la société, Seuil, Paris, 1975.
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[10]
L’usage facile et fréquent de l’imaginaire consiste à sa simple réduction au spéculaire et sa dénonciation systématique comme foyer de l’illusion, de la méconnaissance et de l’aliénation, opposé à la pureté glacée d’un Ordre symbolique souverain. Encore que dans la conception topologique, ternaire borroméenne de Lacan, il semble que l’imaginaire s’articule à titre égal au symbolique et au réel. L’imaginaire dont parle Castoriadis n’est ni reflet, ni illusion, ni superstructure et ne se réduit pas au spéculaire comme chez Lacan. Et, il n’est surtout pas une instance fondatrice hypostasiée dans la mesure où le « créateur » n’est pas distinct de sa « création ». Il est radical, parce qu’il crée ex nihilo, bien que jamais in nihilo, sans moyens, présuppositions et contraintes, sans utilisation de ce qui était déjà là. Il se différencie nettement de l’imagination seconde, reproductive et combinatoire de l’ontologie traditionnelle, c’est la catégorie qui échappe au déterminisme, au rationalisme et nous met face à la dimension poïétique, créatrice de l’être et du monde ; de l’« ombilic » du rêve au social-historique.
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[11]
C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 102.
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[12]
La portée du concept aristotélicien de praxis dans le domaine de la philosophie sociale, a été rappelée par Hanna Arendt, voir la Condition de l’homme moderne [1958], éd. Calman-Levy, Paris, 1961 et 1983. Pour une étude comparée de la praxis chez Arendt et Castoriadis, je renvoie à l’article de Isabelle Delcroix « Agir, c’est créer. Penser la démocratie en compagnie de Hannah Arendt et Cornelius Castoriadis » in L’imaginaire selon Castoriadis. Thèmes et enjeux, (sous la direction de S. Klimis et L. Van Eynde), Cahiers Castoriadis, n°1, Bruxelles, Facultés Universitaires Saint-Louis, 2006, p. 223- 256.
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[13]
C. Castoriadis, Fait et à faire, op. cit., p. 55.
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[14]
Pour cette question je renvoie à un travail antérieur, voir G. Stephanatos « Repenser la psyché et la subjectivité avec Castoriadis », in Psyché. De la monade psychique au sujet autonome, Cahiers Castoriadis n° 3, éd. S. Klimis et L. Van Eynde, Bruxelles, Publications des Facultés Universitaires Saint Louis, 2007, p. 115-140.
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[15]
Cette définition de la psychanalyse comme activité pratico-poïétique se trouve dans plusieurs passages de l’œuvre de Castoriadis, voir Le Monde morcelle, Seuil, 1990, p. 144-146.
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[16]
J.- L. Donnet, Le divan bien tempéré, PUF, 1995.
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[17]
J.- B. Pontalis, Entre le rêve et la douleur, Tel, Gallimard, 1977, p. 175.
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[18]
C. Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil 1978, p. 18.
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[19]
C. Castoriadis, « Épilégoménes à une théorie de l’âme qu’on a pu présenter comme science », Les carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil 1978, p. 43.
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[20]
C. Castoriadis, Domaines de l’homme, op.cit., p. 407.
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[21]
C. Castoriadis, Le monde morcelé, op. cit., p.192.
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[22]
C. Castoriadis, Imagination, imaginaire, réflexion in Fait et à faire, Seuil, 1997.
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[23]
Expression qui se rencontre sous la plume de Castoriadis. A même inspiré le titre de l’édition posthume d’un recueil de ses textes, voir C. Castoriadis, « Les figures du pensable », Seuil, 1999.
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[24]
S. Freud, [1911], Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques, in Résultats, idées, problèmes, tome I, PUF, 1984.
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[25]
Sophie de Mijolla-Mellor, Le plaisir de pensée, PUF, 1993, p.12.
-
[26]
C. Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, op.cit., p. 21.
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[27]
C. Castoriadis, Domaines de l’homme, PUF, 1986, p. 410.
-
[28]
C. Castoriadis, « L’état du sujet aujourd’hui », Le monde morcelé, op.cit., p. 193-195.
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[29]
C.Castoriadis, Le monde morcélé, op.cit., p. 276.
-
[30]
P. Aulagnier, La violence de l’interprétation, Paris, PUF, 1975, p. 71.
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[31]
S. de Mijolla-Mellor, « La Théorie de la pensée chez Piera Aulagnier », Topique, N° 49, 1992, p. 40.
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[32]
P. Aulagnier, Les destins du plaisir, Paris, PUF, 1979, p. 38.
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[33]
Idem, p.39.
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[34]
Idem, p. 44.
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[35]
Idem, p. 39.
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[36]
J’ai soutenu cette position dans un travail précédent, voir G. Stephanatos, « De la haine nécessaire à la clôture totalitaire du sens, Topique, N° 122, 2013, p. 29-44.
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[37]
La phrase exacte est que toute rencontre entre l’activité psychique et les éléments par elle métabolisables « la confronte à un excès d’information qu’elle va ignorer jusqu’au moment où cet excès va l’obliger à reconnaître que ce qui choit hors de la représentation propre au système revient à la psyché sous la forme d’un démenti concernant sa représentation de sa relation au monde », voir P. Aulagnier, La violence de l’interprétation, op.cit., p. 35.
Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.
Une pensée ouverte fait signe vers ce qui la dépasse. Elle-même une attitude, une figure de la praxis, elle est plus proche de celle qui transforme qu’elle ne l’est d’une pensée qui obéit au nom de la praxis.
La pensée originale pose/crée des figures autres, fait être comme figure ce qui jusqu’alors ne pouvait pas l’être – et cela ne peut pas aller sans un déchirement du fond existant, de l’horizon donné, et sa recréation.
L’aliénation concrétise une tentation qui a été et reste présente dans l’activité de pensée de tout Je : retrouver la certitude, exclure le doute et le conflit.
1 S’il est vrai que toute pensée contient un fantasme d’acte, que toute pensée théorique contient un agir distinct – ce qui ne veut pas dire indépendant – des actes du théoricien [1], il est vrai aussi que le pensable est toujours soutenu par le figurable.
2 Depuis Aristote « l’âme ne pense jamais sans fantasme » (De l’âme III, 7 et 8), c’est-à-dire sans représentation imaginaire, et cela vaut tant pour la psyché aristotélicienne que pour la psyché freudienne. Après Piera Aulagnier en élargissant la scène freudienne, on est en droit de postuler que le pensable s’enracine dans le représentable pictographique originaire, ce qui serait pour Cornelius Castoriadis un premier témoin de l’activité de l’imagination radicale de la psyché. Hétérogène donc, et cependant indissociable du figurable et du représentable, le pensable est en continuité avec la corporéité et la sensorialité, la fonction d’intellection se présentant à la psyché comme une « zone-fonction » partielle, érogène dont l’activité peut être source de plaisir ou de déplaisir.
3 Ainsi énoncé, abruptement, le soubassement de ma réflexion, je formulerai d’emblée l’hypothèse que l’image ou mieux le « pensé-figuré » du mouvement de l’ouverture de la clôture représente l’agir créateur contenu dans la pensée critique. Par cette épithète j’entends bien la pensée ouverte, réflexive et créative, qui est capable de remettre en cause les significations établies et de remettre en question ses propres présupposés, à l’encontre de la pensée contemplative qui oublie, méconnaît et rejette le rôle moteur et central de la praxis. La pensée de la praxis peut être aussi une pensée qui est praxis, ce qui engage la responsabilité politique du théoricien ; rendre compte et raison de ce qu’on dit, logon didonai à lui-même et à autrui, constitue depuis Platon la maxime de la dialectique.
D’UNE INTERROGATION ILLIMITÉE
4 Mais, pourquoi le questionnement sur la praxis et la responsabilité qui en découle seraient-ils l’apanage du théoricien ou même des « intellectuels », terme qui connote dans la condition socioculturelle actuelle, sauf exceptions, un mélange aux proportions diverses de savoir prêt-à-porter, d’arrogance défensive et de présence médiatique intensive ? Ce sont plutôt des questions de tout pensant une fois qu’on abandonne les chemins qui mènent aux paradis des certitudes qui ignorent le doute.
5 Quitter pour autant les chemins balisés d’illusions, où se trouverait le pensant, qu’il soit profane ou théoricien ? De quel lieu pourrait-il contempler, theoreindonc, faire même de la Théorie comme regard inspectant ce qui est ? Y a-t-il un tel lieu possible hors de la cité et hors de nous-mêmes, hors du Labyrinthe ? Et dans quelle mesure la psychanalyse nous force-t-elle à penser autrement, sous quelles conditions peut-elle favoriser l’ouverture de la pensée ? La création et le maintien d’un espace d’interrogation ouverte, aporétique, illimitée, ne vont pas sans évoquer finalement la responsabilité politique de tout pensant-citoyen, théoricien et profane, qui pense et agit obligatoirement dans la polis, dans la cité.
6 Quel serait donc, dans ce contexte, le rapport entre la théorie et la pratique au-delà du constat incontestable de leur indissociabilité généralement admise ? Comment peut-on sortir de l’antinomie, conception théoriciste et conception praxiste, qui transformerait l’agir contenu dans la pensée théorique en acte irréfléchi ou inversement en acte compulsivement répétitif, sans aucune inspiration ? Quelle place faut-il donner au surgissement du nouveau, à la création ?
7 Formuler ces questions, reformuler ce que nous a légué la pensée critique de notre temps, s’appuyer sur sa propre praxis, sur ce qui nous a été transmis par des influences occasionnelles ou durables et par nos filiations, n’équivaut pas pour autant à des réponses tout prêtes et ne se prête pas aux exercices faciles. Mon approche sera donc fragmentaire et oblique.
8 Une double référence à Theodore Adorno et à Cornelius Castoriadis permettra, dans un premier temps, de faire apparaître la complexité de la dialectique théorie / praxis et d’illustrer la question de la responsabilité politique du théoricien. Je tenterai par la suite de mettre en relief, d’une part, l’antagonisme entre la force instituante, le faire pensant créateur et l’imagination théorique et, d’autre part, la clôture du pensable et l’état d’aliénation comme mise à mort de la pensée, dans la théorisation de Piera Aulagnier.
LA PENSÉE CRITIQUE COMME UN FAIRE PENSANT
9 Adorno écrit son dernier texte, avec comme titre « Résignation », en 1969, date chargée de sens puisqu’à la « Kritische Universität » allemande, au « printemps de Prague » et au « Mai rampant » succède l’« automne chaud » italien ; on est encore au cœur du mouvement contestataire en Europe. Dans ce texte Adorno se défend du reproche de la résignation fait aux représentants de l’École de Francfort. Ils auraient, dit-on, développé des éléments d’une théorie critique de la société, mais ils ne seraient pas prêts à en tirer les conséquences pratiques. Ils n’auraient ni donné des programmes d’action, ni même soutenu les actions de ceux qui se sentent inspirés par la théorie critique. Il s’interroge alors « si l’on peut exiger cela de penseurs théoriques, qui sont des instruments quelque peu sensibles et ne résistant nullement à tous les coups. La détermination qui leur est revenue dans la division sociale du travail peut être problématique, ces penseurs peuvent eux-mêmes être déformés par elle. Mais c’est aussi cette détermination qui les forme ; ils ne peuvent certainement pas abolir ce qu’ils sont devenus par un pur acte de volonté » [2].
10 Cette position qui défend à la fois l’indépendance et l’intégrité de l’activité intellectuelle, ramène Adorno quelques paragraphes plus loin à la dialectique théorie/praxis : d’une part pour souligner avec quelle facilité la subordination de la théorie à la praxis peut tomber au service d’une nouvelle oppression, en référence au triste sort de l’esprit critique marxiste dans les régimes de type soviétique ; d’autre part pour répondre aux critiques qui lui ont été adressées. Il fait alors remarquer avec insistance que « La pensée, l’Aufklärung consciente d’elle-même, menace de désenchanter la pseudo-réalité dans laquelle, selon la formulation d’Habermas, se meut l’activisme […] Dans la praxis hypostasiée on ne fait que réagir, et alors mal. Seule la pensée pourrait trouver une issue, une pensée à laquelle il ne serait pas prescrit ce qu’il doit en sortir […] Lorsque les portes sont verrouillées, la pensée ne doit alors pas s’interrompre […] Le saut dans la praxis ne guérit pas la pensée de la résignation tant qu’il est payé par le secret savoir que cela ne va pourtant pas ainsi » [3]. Je laisse sans commentaires ces fragments très parlants de la réponse d’Adorno.
11 À ce même questionnement sur la dialectique théorie/praxis répond également la réflexion de Castoriadis bien qu’elle soit formée dans un contexte différent. En outre, une critique souvent adressée à Castoriadis concerne une séparation entre pratique et théorie, dans ladite deuxième phase de son parcours intellectuel. La période du militantisme révolutionnaire représentée par ses textes dans la revue Socialisme ou Barbarie, aurait laissé place à une activité purement spéculative de philosophe et de psychanalyste ayant pour objet une ontologie du social-historique et du psychique, une philosophie de l’imaginaire et de la création [4]. Axel Honneth caractérise cette philosophie comme étant une « sauvegarde ontologique de la révolution » [5], face au dépérissement de la critique sociale et l’apathie qui ne sont guère favorables à un mouvement contestataire, révolutionnaire.
12 Si la thèse de Honneth affine l’interprétation un peu sauvage de l’itinéraire intellectuel et politique de Castoriadis, il n’empêche que cette critique, comme l’autre adressée à Adorno – et indépendamment de toute conjonction événementielle ou biographique – recouvre au fond une même revendication : que la théorie « révolutionnaire » s’articule avec une pratique « révolutionnaire » conçue comme l’application de cette théorie. Condition idéale donc, qui exclurait l’écart inévitable, sinon nécessaire entre la pensée et ce qui est pensé, entre la théorie et la pratique ; condition impossible, correspondant plutôt aux schémas hégélomarxistes hérités qu’a la position de Castoriadis, qui dénonce justement une telle conception de la théorie comme un fantasme mystificateur.
13 En effet la question qui se pose concerne la place du théoricien, condamné à osciller entre le projet d’une union de la réflexion et de l’action et le rejet de l’idée d’une théorie qui serait finie et définie, achevée ou indéfiniment perfectible. Cet exercice acrobatique s’inscrit dans le registre de la responsabilité politique du penseur, et potentiellement de tout pensant, comme une aporie que l’on retrouve dans tous les domaines du faire humain ; la pratique de la psychanalyse constituant un espace de vérification privilégié de cette authentique difficulté.
14 Nous ne philosophons pas – nous ne nous occupons de l’ontologie – pour sauver la révolution, mais pour sauver notre pensée, et notre cohérence [6] répond Castoriadis à Honneth. La philosophie ainsi « est prise en charge de la totalité du pensable », puisqu’elle est requise, sous conditions, de réfléchir toutes nos activités, l’ensemble de ce qui se donne à l’expérience, le fait qu’il se donne et le « comment » il se donne ; toutes les régions de l’être/étant – société, psyché, vivant – et toute épistème y sont convoquées. Et, comme cette activité de la pensée, nommée philosophie, « tend – et doit – prendre en charge la totalité du pensable, elle tend à se clore sur elle-même » [7].
15 Or, le travail par lequel les hommes essaient de penser ce qu’ils font et de savoir ce qu’ils pensent, Castoriadis l’appelle élucidation, ce qui ne veut pas dire explication, ni démonstration, mais plutôt éclaircissement d’une activité effective en montrant à quoi un phénomène doit être postulé par voie positive ou négative. Et même, si l’élucidation prend inévitablement un tour abstrait, elle est indissociable d’une visée transformatrice et d’un projet « politique » : travail d’élucidation et auto-transformation – le mot est lâché, j’y reviendrai – marchent ensemble et se définissent réciproquement dans la praxis. Position qui ne va pas sans évoquer la fameuse onzième thèse sur Feuerbach du jeune Marx, habituellement perçue comme une critique de la philosophie contemplative des “Jeunes Hégéliens » allemands du milieu du XIXe siècle et de toutes les formes d’ philosophique : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, il s’agit maintenant de le transformer. » [8]
16 Cependant, Castoriadis dans sa trajectoire rompt avec l’hégélianisme et aussi avec le marxisme, dans la mesure où ils constituent deux systèmes de pensée finalement impropres, selon lui, à reconnaître dans l’agir créateur des hommes, la primauté de la force instituante [9]. Cette force agissante qui siège dans le collectif anonyme et qui sera nommée par la suite l’imaginaire instituant [10], est conçue comme créativité-destructivité ontologique, transformation incessante, position de schèmes/figures/significations autres, nouvelles, c’est-à-dire non-déduites intégralement de la situation précédente. En d’autres termes, toute société a deux faces ou mieux deux dynamiques : l’instituante et l’instituée ; la société instituante correspond ainsi à l’imaginaire social-historique instituant alors que la société instituée recouvre la société donnée, ses institutions (langage, significations, normes, familles, modes de production, etc.) et les individus fabriqués par cette société-ci. Or, toute pensée vraiment nouvelle s’inscrit dans la dynamique instituante, comme création radicale qui remet en cause la clôture que représentent les significations imaginaires sociales établies. La pensée de la praxis est donc, potentiellement, une pensée qui est praxis.
17 S’il ne s’agit pas de simple répétition, si la question posée est vraiment pensée, elle l’est par la création et la position d’autres figures de pensée, d’autres déterminations, d’autres significations. Il se peut même que celles-ci excédent leur objet et leur point de départ, qu’elles agissent radicalement sur le pensable et le figurable de la situation précédente en les modifiant. C’est un faire pensant.
PRAXIS ET POÏÉSIS OU « LES TROIS MÉTIERS IMPOSSIBLES »
18 Repenser la théorie non plus en tant que système mais comme une modalité et un moment du faire et de l’agir humains, reconsidérer la praxis comme création social-historique indissolublement pratique et théorique, c’est tendre à résoudre les antinomies de la pensée contemplative. Une pensée condamnée à naviguer entre la Scylla de la clôture comme totalisation achevée du savoir et la Charybde du scepticisme comme reconnaissance paralysante du caractère essentiellement ouvert et inachevable de la connaissance.
19 Chez Castoriadis il y a une rencontre inédite entre la pensée, la création théorique et la mise en acte politique, la volonté d’agir dans le monde. En ce sens, il suffit de rappeler son condensé à la fois théorique et éthique : « La théorie comme telle est un faire, la tentative toujours incertaine de réaliser le projet d’une élucidation du monde. » [11]
20 Comme Hanna Arendt [12], Castoriadis se réfère à la distinction aristotélicienne praxis/poïésis, mais pour la complexifier et finalement la reconsidérer. La praxis aristotélicienne représente la forme particulière d’activité qui a sa fin à elle-même. Elle se réalise dans son propre accomplissement et non dans un résultat qui lui est extérieur, comme il est pour la poïésis. Cependant, les propriétés que Castoriadis souligne dans ces modes d’action, que représente la praxis – politique, pédagogique et psychanalytique – font éclater le système aristotélicien ; le but dans ces activités, à la différence de toute production rationnelle par rapport à une fin, réside dans l’exercice pratique de l’activité elle-même. Et, dans l’accomplissement actif de la praxis, loin de toute application aveugle de la théorie sur elle-même, le savoir prend la forme d’un projet (entwurf), qui peut constamment être élargi ou corrigé selon la mesure et les conditions de l’expérience pratique. Le projet est élément de la praxis.
21 Or, si dans la critique castoriadienne de Marx, le concept de praxis désignait au premier chef la constitution créatrice de nouvelles déterminations, de nouveaux mondes de signification, le même concept désigne aussi l’accomplissement d’une action visant à l’autonomie humaine ; en d’autres termes, j’ajouterai, la praxis vise également à l’ouverture infinie du pensable et du figurable.
22 La praxis, ainsi, est modalité du faire humain mais nullement identique à celui-ci. C’est l’activité qui considère autrui comme être, pouvant être autonome, et tente de l’aider à accéder à son autonomie. Autrui est pris ici au sens large, il m’inclut moi-même comme « objet » de mon activité. Comme telle, elle est le propre non pas des êtres humains en général, mais de la subjectivité réfléchissante précise Castoriadis. Donc « la praxis n’a pas et ne peut pas avoir sa fin en elle-même (ce qui est sa définition même par Aristote !) : elle vise une certaine transformation de son « objet » humain. Cet « objet » – autrui – peut être concret dans le cas de la psychanalyse ou de la pédagogie, il peut aussi être indéfini concernant la politique » [13].
23 Cette réflexion formée à travers la praxis et l’activité – politique, pédagogique et psychanalytique – de son auteur, permet d’insérer la problématique freudienne de « trois métiers impossibles » au projet de l’autonomie individuelle et sociale et de formuler même une éthique de la praxis, qui ne vise pas simplement l’élucidation, mais l’auto-transformation permanente de son objet humain. La double constitution de la théorie et de la pratique psychanalytique par Freud, est pour Castoriadis – et pas seulement pour lui – un paradigme princeps de relation entre praxis et poïésis. La psychanalyse donc, est l’élément constituant de sa réflexion en même temps que cette même réflexion crée un cadre ontologique, épistémologique et métapsychologique pour penser la psychanalyse comme activité pratico-poïétique, loin à la fois du biologisme et du néo-positivisme « scientifique » et hors du structuralisme linguistique et de la formalisation mathématique de l’inconscient opérée par Lacan [14].
24 La psychanalyse comme activité pratico-po?étique est mise en œuvre d’une puissance au deuxième degré, d’un pouvoir-être qui est celui de l’auto-transformation créatrice de l’analysant et de l’analyste. Elle est poïétique car elle est créatrice et son issue, rigoureusement parlant, est l’apparition d’un autre être, auto-altéré dans et par le processus analytique ; elle est pratique car la praxis est définie comme une activité lucide, qui vise à l’autonomie humaine et pour laquelle le seul « moyen » d’atteindre cette fin est cette autonomie elle-même. Il n’y a pas, ici, des moyens séparés des fins. Le processus analytique lui-même, les conditions lui permettant de se déployer, le cadre (divan, séances fixes, argent, association libre, etc.) sont analytiques dans la mesure où ils sont fins et moyens pour l’auto-transformation du sujet, selon la visée freudienne Wo es war, soll Ich werden, « où Ça était, Je doit advenir ». Transformation qui ne vise pas l’élimination des conflits psychiques ou des instances psychiques, mais l’instauration d’une subjectivité réfléchissante et délibérante, ouverte à l’inconscient et rejoignant le projet d’autonomie humaine [15].
25 Or, l’indétermination créatrice qui caractérise le travail analytique, en tant qu’élément de la psyché elle-même, prive la psychanalyse de l’illusion d’une théorie exhaustive de son objet et d’une codification possible de sa pratique. L’écart théorico-pratique propre à l’exercice de l’analyse, mis en relief magistralement par J.-L. Donnet [16], est condition de progrès de la cure, tandis que, comme dirait Pontalis [17], la collusion entre théorie et pratique en signerait la clôture et la transformation de la psychanalyse en dogme religieux. Il ne s’agit pas d’un écart donné une fois pour toutes, précise Castoriadis ; l’écart est créé et recréé, transformé chaque fois, trans-substancié dans son mode d’être [18]. C’est un écart existant dans tout domaine du pensable, à condition qu’il ne soit pas occulté.
L’IMAGINATION THÉORIQUE ET LA « SORCIÈRE METAPSYCHOLOGIE »
26 La psychanalyse, plus précisément, n’est pas une technique, ni une théorie au sens hérité. Le psychanalyste rencontre constamment autant dans sa praxis que dans sa théorisation « un effet qui dépasse ses causes, une cause qui n’épuise pas ses effets » [19], formule qui résume, à mon sens, ce qu’on retrouve constamment dans l’activité et la théorisation de la psychanalyse. Une grande partie du travail de l’analyse, probablement le plus important, on le sait, reste et doit rester souterrain, sans élucidation possible. Mais, la non-détermination de ce qui est n’est pas simple indétermination au sens privatif, elle est émergence de déterminations autres que celles déjà existantes [20]. Nouvelles déterminations par et pour le sujet (en analyse ou pas), qui se manifeste précisément dans la réception ou le rejet d’une interprétation, comme « source indéterminable de sens, comme capacité virtuelle de réflexion et de ré-action ». [21]
27 On retrouve donc dans la région du psychique, la puissance créatrice et insondable de formation de schémas imaginaires nouveaux soutenant le pensable, ce qui vaut autant pour l’activité de pensée du théoricien que du profane. La créativité irréductible de l’imaginaire s’articule avec le symbolique ; tout symbole, tout symbolisme contiennent une composante imaginaire, présupposent même la faculté créatrice de l’imagination radicale, parce que justement elle peut poser ou se donner, sous le mode de la représentation, une chose ou une relation qui ne sont pas données dans la perception ou ne l’ont jamais été [22].
28 Or, dans la mesure où toute grande pensée se caractérise (ou doit se caractériser) par la création de nouvelles « figures du pensable » [23] autres que celles qui lui préexistaient, la question de l’imagination théorique se pose catégoriquement. Quel rôle faut-il alors lui accorder ?
29 La réponse de Freud à la question de l’imagination théorique – en l’occurrence la sienne – est antinomique. Il semble que Freud obéissant au positivisme scientifique de son temps, occulte cette question qui apparemment le préoccupe. Sophie de Mijolla-Mellor fait remarquer, avec raison, que la dichotomie freudienne de la pensée dans les Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques [24], en activité judicatoire d’une part soumise au principe de réalité et fantasmatisation d’autre part qui n’obéit qu’au principe de plaisir, laisse hors de toute définition la fantasmatisation théorique [25]. Pourtant elle règne dans la construction de son œuvre. C’est la fameuse « spéculation » dont il parle dans l’Au-delà du principe de plaisir, la « sorcière métapsychologie » qui enrichit sa théorisation avec créativité d’imagination inédite. Où faut-il alors placer cette sorcière irremplaçable, une fois que les vapeurs de sa marmite se répandent ? Faut-il l’emprisonner au sous-sol du château de la respectabilité de la théorie ou bien accepter qu’à la base de l’édifice psychanalytique se trouve la fantasmatisation de Freud sur l’appareil psychique ? Encore que, la production de son imagination théorique n’est pas soustraite au contrôle, puisque l’exercice de la psychanalyse – et indépendamment de toute objection épistémologique, poppérienne ou autre – assume ce contrôle effectif quotidiennement.
30 Indubitablement, la pensée radicale de Freud fait être comme figure ce qui jusqu’alors ne pouvait pas l’être, fait paraître des formes et des contenus nouveaux qui permettent de penser un nouvel objet, à l’occurrence l’inconscient, d’une nouvelle manière – et cela « ne peut pas aller sans un déchirement du fond existant, de l’horizon donné, et sa recréation » [26].
31 Cette image de « déchirement créateur » évoque l’autre image de la « brisure de la clôture » qui correspond à la fois à l’ouverture du pensable-figurable et à la notion d’autonomie humaine, individuelle et sociale.
CLÔTURE – OUVERTURE DU PENSABLE
32 Clôture veut dire, en effet, que ce qui est pensé, ne peut pas être mis essentiellement en question. L’autonomie, au sens qu’elle acquiert progressivement dans l’œuvre castoriadienne, est ouverture ontologique, possibilité de dépasser la clôture informationnelle, cognitive, organisationnelle, qui caractérise les êtres auto-constituants, mais hétéronomes. Ouverture ontologique, puisque dépasser cette clôture signifie altérer le système déjà existant, donc constituer son monde et soi selon des lois autres, donc – rigoureusement parlant – créer un nouvel eidos ontologique, un soi autre dans un monde autre [27].
33 De l’existence du pour-soi dans la psyché, témoigne la multiplicité des instances psychiques et la formulation de différentes topiques qu’il s’agisse des deux topiques freudiennes (conscient-inconscient et ça-moi surmoi), des « positions » kleiniennes ou de celle de Piera Aulagnier articulant originaire, primaire, secondaire. Chaque instance poursuit ses propres finalités et persévère, à tout prix, dans son monde propre d’objets et de modes de représentation, de signification, de liaison et d’affect qui lui sont propres.
34 Mais, si l’existence de l’appareil psychique présuppose la permanence de ses topiques et la conservation de la clôture de chacune de ses instances, son fonctionnement exige toujours une rupture relative de chaque clôture et le dépassement de l’extériorité réciproque entre instances. Castoriadis fournit une image saisissante des instances comme une boule fermée – c’est cela que veut dire clôture – qui s’auto-dilate (je dirais s’auto-in-forme) dans son interaction avec d’autres boules en modifiant son mode d’ajustement avec elles. La subjectivité humaine est ainsi une boule pseudofermée qui peut s’auto-dilater, peut interagir avec d’autres pseudoboules du même type et peut remettre en question les conditions ou les lois de sa clôture [28].
35 Ces conditions de dépassement de l’extériorité réciproque entre instances rendent possible la cure analytique, mais aussi et surtout l’extension et la modification de la subjectivité humaine vers le « dehors » et le « dedans ». C’est une possibilité en relation d’inter-dependance avec l’institution sociale qui fournit du sens et du langage, mais elle s’enracine essentiellement dans le travail de l’imagination radicale et la réflexivité du sujet.
36 La pensée n’est pas forcément réflexion. La réflexion apparaît lorsque la pensée se retourne sur elle-même et s’interroge non seulement sur ses contenus particuliers, mais sur ses présupposés et ses fondements. La réflexion, insiste Castoriadis, implique du côté du sujet beaucoup plus que ce que Kant appelle « aperception transcendantale », c’est-à-dire « la conscience pure, immuable » de l’unité de la conscience ; elle implique le travail de l’imagination radicale.
37 Moyennant son imagination radicale, le sujet peut « se réfléchir », poser comme objet-non objet, comme entité ce qui ne l’est pas, à savoir son propre processus de pensée. Il s’agit de voir double, de se voir double, de se voir tout en se voyant comme autre, de se représenter comme activité représentative et de s’agir comme activité agissante [29]. La réflexion donc est la transformation de la pensée en objet d’elle-même, le retour de la pensée sur elle-même ; cela veut dire pensée réflexive capable de se déprendre des certitudes de la conscience, de se poser comme activité d’interrogation ouverte, malgré la réticence inconsciente.
38 Au moyen de la réflexivité, le Je, advenant comme instance parlante, pensante et connaissante dans la topique de Piera Aulagnier, réussit, par l’intermédiaire des mises en scène fantasmatiques, à pouvoir penser de façon autonome, tout en tenant compte du discours de l’ensemble, l’interprétation maternelle du monde et de son éprouvé somato-affectif originaire. L’activité de penser est condition d’existence du Je et se constitue comme l’équivalent d’une fonction et d’un plaisir « partiel », qui vont s’imposer à l’investissement du primaire grâce à l’érotogénéisation que ce plaisir induit. [30] Il s’agit donc d’un « plaisir de pensée » et non pas plaisir du fantasme, c’est-à-dire, comme le précise S. de Mijolla-Mellor [31], que ce plaisir-là est lié à une interrogation.
39 Or, quand le pensé ne peut pas être mis essentiellement en question, il y a clôture et par conséquent risque d’aliénation. Mais comment concevoir au niveau du pensable l’aliénation, terme diachroniquement chargé de significations multiples et importantes ?
LE « JE » PENSANT FACE À LA FORCE ALIÉNANTE
40 L’état d’aliénation « concrétise une tentation présente dans l’activité de pensée de tout Je : retrouver la certitude, exclure le doute et le conflit » [32] c’est la réponse de P. Aulagnier. Le Je renonce, ainsi, à son droit (et son devoir) à la pensée, il devient simple écho de la pensée d’un autre. La force aliénante peut aussi instrumenter son action par la voie indirecte d’un texte théorique : philosophique, scientifique, politique, religieux ou même psychanalytique. Dans ce cas, la relation d’aliénation à ce texte (grâce auquel se déguise en réalité l’aliénation à un sujet) implique que le texte puisse être asservi à une action, une idéologie, qui vise à agir sur d’autres sujets, qui vise un pouvoir effectif. Cet agir, à mon sens, est un agir de la pensée elle-même et comme tel, dans l’invisibilité de son action, il provoque des désastres visibles par leurs effets. Il se peut donc, je dirai avec Piera Aulagnier, que « l’idée de Dieu que défend Savonarole, l’idée de société que défend Marx, l’idée de la réalité psychique que défend Freud peuvent être asservies à ce but [33] ». D’où la nécessité absolue de la création et du maintien d’un espace publique d’interrogation illimitée, et l’obligation éthique du théoricien de rendre compte et raison – logon didonai – de ce qu’il dit, de ce qu’il écrit.
41 Un sujet peut se trouver pris dans un système social et un système de pouvoir qui lui interdisent de penser, pour ne pas penser justement ce système lui-même, les représentations phantasmatiques que ce système lui induit, les significations imaginaires sociales et les positions identificatoires qu’il lui impose. Le sujet peut aussi basculer dans l’aliénation pour des raisons subjectives. Dans l’impossibilité de faire un travail de dé-idéalisation qui concerne le propre Je et le Je des imagos parentales, souligne P. Aulagnier, il aliène sa pensée soit à une idéologie dominante, soit à l’idéologie d’une secte, d’un groupe, soit d’un Maître à penser. Le sujet aliéné, dans ces conditions, idéalise le savoir imputé à la force aliénante et il attribue une valeur de certitude au discours tenu par cette même force dominante. In extremis « ce discours tient le même rôle que tient dans la psychose, l’interprétation phantasmatique de la réalité rencontrée », il convoie la même force, la même certitude, « le même caractère de non-questionnable » [34].
42 La position de Piera Aulagnier se résume à une formule lapidaire : « L’aliénation de l’autre est la réalisation d’un désir de mort de la pensée que l’on retrouve présent chez les deux sujets. » [35] Formule qui dépasse et enrichit les repères freudiens par l’insistance sur cette mise à mort de la pensée, comme étant l’effet de l’action de Thanatos dans un originaire pictographique toujours agissant sur le pensable et aussi sur le figurable. Mise à mort de la pensée donc, qui serait l’équivalent de la mutilation de la « fonction pensante » comme « zone-fonction partielle » et indissociablement de l’« idée » comme objet à elle conforme, et par elle produit dans le registre du pictogramme. En d’autres termes, la relation du sujet à « ce qui est pensé », semble se rapprocher de ce qui avait été une relation archaïque à « l’avalé » ou au « vomi ».
43 Il se peut donc que les tendances destructrices des individus dans leurs expressions primitives s’accordent parfaitement à la nécessité de l’institution sociale de se clore, de rigidifier ses valeurs, ses règles, ses normes, ses significations, ses croyances dans un mouvement d’affirmation défensive malsaine, dicté par des raisons à la fois manifestes et obscures. La haine nécessaire à la différenciation identitaire/identificatoire, dans certaines conditions historiques spécifiques, peut conduire à la clôture totalitaire du sens, au repli et l’aliénation [36].
44 Il est possible que la clôture de l’institution se mette en collusion avec l’organisation identificatoire de l’individu, qui ne peut que défendre les emblèmes, les valeurs imaginaires sociales qu’il a investies pendant son parcours socialisant. Il est possible aussi que la quête des certitudes ultimes de la part de la psyché singulière, conduise à des identifications extrêmement fortes et à des croyances étanches partagées et soutenues par des collectivités réelles. Ces conjonctions dangereuses rendent extrêmement difficile une première déhiscence interne qui pourrait conduire à une prise de conscience et de distance à l’égard de l’institué haineux.
45 Je rappelle que le Je aulagnien – aussi distinct du Moi freudien que du Sujet lacanien – appréhende sa subjectivité, ses relations avec son corps, l’autre et le monde, à travers la problématique identificatoire qui lui impose, sous peine de psychose, la sauvegarde de l’unité entre ses deux composantes : l’identifiant et l’identifié. La visée défensive de l’aliénation – du côté de sujet aliéné – est justement de tendre vers un état a-conflictuel, d’abolir toute cause de conflit entre l’identifiant et l’identifié, mais aussi entre le Je et ses idéaux, nous dit P.Aulagnier ; bien que, pour ce faire, le prix à payer à Thanatos est très cher.
46 Cette dualité conflictuelle identifiant / identifié exige la réflexion permanente du Je sur lui-même, en reposant au niveau du processus secondaire, c’est-à-dire au niveau de l’activité de penser, la relation originaire de spécularisation, ou mieux de complémentarité qui unit le représentant et la représentation du monde, chacun étant pour l’autre condition de son existence.
47 Or, si la question d’une certaine unité du sujet humain peut être abordée par le biais de l’unité identifiant-identifié d’un Je défini, selon Aulagnier, par son savoir sur lui-même, pour Castoriadis il s’agit essentiellement de l’unité de la représentation réfléchie de soi et des activités délibérées que l’on entreprend. Le Je a à devenir cette subjectivité réfléchissante, dans un processus sans fin correspondant à la dimension réfléchie et pratique de notre imagination, entendue comme source de création qui se manifeste par la capacité émergente du sujet, en analyse ou pas, à accueillir un sens réfléchi et à en faire quelque chose pour soi en le réfléchissant. Cela à condition que la réflexion ne soit pas réduite au simple reflet de l’ontologie héritée, ni confondue avec la pensée, mais qu’elle soit considérée comme l’effort pour briser la clôture, où le sujet est chaque fois nécessairement pris, que cette clôture vienne de son histoire psychique ou de l’institution social-historique qui l’a humanisé.
EN GUISE DE CONCLUSION
48 Mon hypothèse de départ était que le « pensé-figuré » de l’ouverture de la clôture, représente l’agir créateur contenu dans la pensée critique, réflexive. En revanche, la clôture du pensable et l’aliénation dans leurs expressions psychiques et sociales, signent la mise à mort de l’activité de penser.
49 Or, toute subjectivité, dont le Je constitue l’avènement, doit se confronter d’une part au système social et au système du pouvoir institués, et d’autre part à un « en deçà » et « en arrière d’elle-même », à un originaire donc, qui persiste le temps de l’existence : comme fond représentatif pictographique chez Aulagnier, champ de bataille originel d’Éros avec Thanatos qui s’actualise aussi au niveau de l’activité de penser ; comme monade psychique clôturée pour Castoriadis essayant jusqu’à la fin d’enfermer en elle tout ce qui se « présente » à elle. Cela correspond à la représentation du « fermé sur soi-même » que le sujet se crée de lui-même et du monde, pour rétablir désespérément l’unité indissociable et impossible figure/plaisir/sens.
50 Dans la recherche justement de cette unité mythique et définitivement perdue, se trouve l’origine de la visée unificatrice et de l’exigence de cohérence explicative absolue qui caractérisent la théorie finie, définie, achevée, fermée donc sur elle-même, clôturée. Cependant, toute rencontre entre l’activité de penser et des nouvelles exigences du pensable, je dirais – en paraphrasant Piera Aulagnier [37] –, confronte le système de pensée du théoricien à un excès d’information que le théoricien va ignorer jusqu’au moment où cet excès va l’obliger à reconnaître que ce qui choit hors de la représentation établie, revient au système théorique sous la forme d’un démenti concernant sa représentation de sa relation au monde. Ce démenti, le théoricien aura à le présenter, à le figurer, à le mettre en sens ou il va continuer à l’ignorer avec des conséquences néfastes autant pour sa propre pensée que pour la pensée des autres.
51 Élucider et stigmatiser cette attitude clôturante, c’est insister une fois encore sur la responsabilité politique de tout pensant-citoyen, théoricien, intellectuel et profane. Au moins c’est ce que j’ai essayé de faire tout au long de ce texte.
Mots-clés éditeurs : Pensée critique, Poϊésis, Aulagnier, Aliénation, Réflexion, Castoriadis, Théorie/praxis, Imagination théorique, Clôture
Mise en ligne 19/11/2013
https://doi.org/10.3917/top.124.0177Notes
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[1]
Voir, l’« Argument » de Sophie de Mijolla-Mellor pour le workshop Acte, pensée et responsabilité, Centre Marc Bloch, Berlin, 9 avril 2011. L’écriture du présent texte doit beaucoup à ma participation à cet atelier de travail.
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[2]
Theodore W. Adorno « Résignation », Tumultes 2/2001 (n° 17-18), p. 173-178.
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[3]
Idem, p. 175-176.
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[4]
Je renvoie à la critique faite notamment par Philippe Gottraux dans son livre Socialisme ou barbarie, un engagement politique, éd. Payot Lausanne, 1997 et à sa réfutation par Arnaud Tomès dans son introduction au C. Castoriadis, L’imaginaire comme tel, Herman Éditeurs, Philosophie, 2007 et aussi par N. Poirier dans sa présentation du recueil : C. Castoriadis, Histoire et création. Textes philosophiques inédits (1945-1967), Seuil, Paris, 2009. Ces textes du « jeune » Castoriadis montrent que le début de sa critique du Kantisme et de la logique hégélienne remonte bien loin. Voire également le livre de N. Poirier, L’ontologie politique de Castoriadis. Création et institution, Payot, 2011.
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[5]
Axel Honneth, « Une sauvegarde ontologique de la révolution. Sur la théorie sociale de Cornelius Castoriadis » in Autonomie et auto-transformation de la société. La philosophie militante de Cornelius Castoriadis, (ouvrage collectif), Genève, Droz 1989, p.191-207.
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[6]
C. Castoriadis, « Fait et à faire » in Fait et à faire Seuil, Paris 1997, p 9.
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[7]
Idem, p. 20.
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[8]
K. Marx, Thèses sur Feuerbach, in L’idéologie allemande, Éditions Sociales, 1982, p. 54.
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[9]
Je renvoie au texte de Castoriadis « Le marxisme : bilan provisoire », paru initialement dans la revue Socialisme ou Barbarie en 1964, et qui constitue la première partie de son grand ouvrage L’institution imaginaire de la société, Seuil, Paris, 1975.
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[10]
L’usage facile et fréquent de l’imaginaire consiste à sa simple réduction au spéculaire et sa dénonciation systématique comme foyer de l’illusion, de la méconnaissance et de l’aliénation, opposé à la pureté glacée d’un Ordre symbolique souverain. Encore que dans la conception topologique, ternaire borroméenne de Lacan, il semble que l’imaginaire s’articule à titre égal au symbolique et au réel. L’imaginaire dont parle Castoriadis n’est ni reflet, ni illusion, ni superstructure et ne se réduit pas au spéculaire comme chez Lacan. Et, il n’est surtout pas une instance fondatrice hypostasiée dans la mesure où le « créateur » n’est pas distinct de sa « création ». Il est radical, parce qu’il crée ex nihilo, bien que jamais in nihilo, sans moyens, présuppositions et contraintes, sans utilisation de ce qui était déjà là. Il se différencie nettement de l’imagination seconde, reproductive et combinatoire de l’ontologie traditionnelle, c’est la catégorie qui échappe au déterminisme, au rationalisme et nous met face à la dimension poïétique, créatrice de l’être et du monde ; de l’« ombilic » du rêve au social-historique.
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[11]
C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 102.
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[12]
La portée du concept aristotélicien de praxis dans le domaine de la philosophie sociale, a été rappelée par Hanna Arendt, voir la Condition de l’homme moderne [1958], éd. Calman-Levy, Paris, 1961 et 1983. Pour une étude comparée de la praxis chez Arendt et Castoriadis, je renvoie à l’article de Isabelle Delcroix « Agir, c’est créer. Penser la démocratie en compagnie de Hannah Arendt et Cornelius Castoriadis » in L’imaginaire selon Castoriadis. Thèmes et enjeux, (sous la direction de S. Klimis et L. Van Eynde), Cahiers Castoriadis, n°1, Bruxelles, Facultés Universitaires Saint-Louis, 2006, p. 223- 256.
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[13]
C. Castoriadis, Fait et à faire, op. cit., p. 55.
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[14]
Pour cette question je renvoie à un travail antérieur, voir G. Stephanatos « Repenser la psyché et la subjectivité avec Castoriadis », in Psyché. De la monade psychique au sujet autonome, Cahiers Castoriadis n° 3, éd. S. Klimis et L. Van Eynde, Bruxelles, Publications des Facultés Universitaires Saint Louis, 2007, p. 115-140.
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[15]
Cette définition de la psychanalyse comme activité pratico-poïétique se trouve dans plusieurs passages de l’œuvre de Castoriadis, voir Le Monde morcelle, Seuil, 1990, p. 144-146.
-
[16]
J.- L. Donnet, Le divan bien tempéré, PUF, 1995.
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[17]
J.- B. Pontalis, Entre le rêve et la douleur, Tel, Gallimard, 1977, p. 175.
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[18]
C. Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil 1978, p. 18.
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[19]
C. Castoriadis, « Épilégoménes à une théorie de l’âme qu’on a pu présenter comme science », Les carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil 1978, p. 43.
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[20]
C. Castoriadis, Domaines de l’homme, op.cit., p. 407.
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[21]
C. Castoriadis, Le monde morcelé, op. cit., p.192.
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[22]
C. Castoriadis, Imagination, imaginaire, réflexion in Fait et à faire, Seuil, 1997.
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[23]
Expression qui se rencontre sous la plume de Castoriadis. A même inspiré le titre de l’édition posthume d’un recueil de ses textes, voir C. Castoriadis, « Les figures du pensable », Seuil, 1999.
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[24]
S. Freud, [1911], Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques, in Résultats, idées, problèmes, tome I, PUF, 1984.
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[25]
Sophie de Mijolla-Mellor, Le plaisir de pensée, PUF, 1993, p.12.
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[26]
C. Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, op.cit., p. 21.
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[27]
C. Castoriadis, Domaines de l’homme, PUF, 1986, p. 410.
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[28]
C. Castoriadis, « L’état du sujet aujourd’hui », Le monde morcelé, op.cit., p. 193-195.
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[29]
C.Castoriadis, Le monde morcélé, op.cit., p. 276.
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[30]
P. Aulagnier, La violence de l’interprétation, Paris, PUF, 1975, p. 71.
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[31]
S. de Mijolla-Mellor, « La Théorie de la pensée chez Piera Aulagnier », Topique, N° 49, 1992, p. 40.
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[32]
P. Aulagnier, Les destins du plaisir, Paris, PUF, 1979, p. 38.
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[33]
Idem, p.39.
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[34]
Idem, p. 44.
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[35]
Idem, p. 39.
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[36]
J’ai soutenu cette position dans un travail précédent, voir G. Stephanatos, « De la haine nécessaire à la clôture totalitaire du sens, Topique, N° 122, 2013, p. 29-44.
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[37]
La phrase exacte est que toute rencontre entre l’activité psychique et les éléments par elle métabolisables « la confronte à un excès d’information qu’elle va ignorer jusqu’au moment où cet excès va l’obliger à reconnaître que ce qui choit hors de la représentation propre au système revient à la psyché sous la forme d’un démenti concernant sa représentation de sa relation au monde », voir P. Aulagnier, La violence de l’interprétation, op.cit., p. 35.