Notes
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[1]
La date de publication serait le mois de Mai 2013 compte tenu de l’avancée des débats à l’heure actuelle.
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[2]
« Doctors Rule Homosexuals Not Abnormal ».
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[3]
Décret n° 2010-125 du 8 février 2010 portant modification de l’annexe figurant à l’article D. 322-1 du code de la sécurité sociale relative aux critères médicaux utilisés pour la définition de l’affection de longue durée « affections psychiatriques de longue durée ».
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[4]
« Disabilities is an umbrella term, covering impairments, activity limitations, and participation restrictions. […] Thus disability is a complex phenomenon, reflecting an interaction between features of a person’s body and features of the society in which he or she lives. » Citation extraite du site de l’Organisation Mondiale de la Santé (World Health Organization), accessible sur http://www.who.int/topics/disabilities/en/
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[5]
Selon l’article 2 de la déclaration universelle des droits de l’homme : « Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. »
LA PATHOLOGISATION DE L’EXISTENCE
1La psychiatrie connaît en ce moment une agitation bien connue des initiés : la cinquième version du Diagnostic and Statistical Manual (DSM) sera prochainement publiée. [1] Cette agitation n’est pas nouvelle car cet ouvrage subit sensiblement les mêmes critiques que les éditions précédentes : certains dénoncent un parti pris des auteurs, l’existence de conflits d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique, une méthodologie scientifique discutable et des propositions de catégories peu pertinentes. En effet, la volonté est à l’expansion du nombre de catégories et il est à noter la présence d’items qui peuvent paraître surprenants dans un manuel de psychopathologie : le trouble dysphorique prémenstruel, l’activité sexuelle libertine, l’apathie, l’amour de la gastronomie, le fait de passer plusieurs heures sur Internet ou encore le « risque de syndrome psychotique » et les « troubles cognitifs mineurs » (Frances, 2010). Cette méthode est appelée disease-mongering, c’est-à-dire l’invention et la promotion de maladies, pour ensuite avoir la possibilité de vendre les médicaments associés à ces entités. Les dimensions convoquant la morale, la passion et la souffrance se confondent. Les derniers débats en date ont abouti à un rejet de l’item « Désordre Anxieux Généralisé », estimant qu’il n’y avait pas assez de critères spécifiques par rapport à la population générale et qu’il s’agissait d’une médicalisation des soucis du quotidien. La pathologisation de l’existence et sa médicalisation constituent les principaux axes développés par un certain nombre d’auteurs (Gori & Del Volgo, 2009) et notre propos se situe dans leur droite lignée. À partir de cette volonté de pathologiser tout le tragique de l’existence humaine, toute son imprévisibilité et sa singularité, et donc toute sa richesse, des mouvements contraires de résistance et de contestation émergent de la part de certains inclus dans la case « pathologique ». Ces derniers remettent alors en cause la description scientiste et positiviste de leur existence et de leurs choix de vie.
2 Mais pour comprendre notre présent et notre avenir, il faut avant tout interroger notre passé. Intéressons-nous donc à l’année 1973 : le grand congrès annuel de l’American Psychiatric Association est animé par un vif débat. Robert Spitzer rédige l’article intitulé «L’homosexualité comme forme irrégulière du développement sexuel et la perturbation de l’orientation sexuelle comme trouble psychiatrique». Ce dernier est censé faire consensus au sein des différents débats qui ont agité le monde de la psychiatrie depuis le début des années 1970. En effet, les derniers congrès de l’APA ont été perturbés par des activistes homosexuels qui militaient pour le retrait de l’homosexualité des catégories psychiatriques. Ces derniers souhaitaient qu’elle soit considérée comme une variante normale de la sexualité. Les enjeux de ce débat se situaient donc à l’intersection de la science et de la politique d’une part et du continuum normal-pathologique d’autre part. Comme tentative de résolution, le positionnement de Robert Spitzer fut donc de choisir une conception intermédiaire, visant à satisfaire les différentes parties en jeu, «il ne voulait pas donner le sceau de la normalité, en préférant l’étiqueter « forme de comportement irrégulier »» (Kirk & Kutchins, 1998). L’homosexualité finira par être exclue du DSM et l’impact politique et social ne se fera pas attendre : le Washington Post du 12 décembre 1973 titrera : « Les médecins décrètent que les homosexuels ne sont pas anormaux. » [2] L’étiquette d’« anormal », comme écart à la norme, permet d’établir un consensus et d’ouvrir une sorte de brèche pour placer le symptôme sur un continuum entre le normal et le pathologique.
3 Entre un mot d’ordre scientifique d’une part, et politique d’autre part, il apparaît intéressant d’interroger cette oscillation dans l’inscription du phénomène. Considéré comme normal par certains, et pathologique par d’autres, ce phénomène-symptôme voit son inscription sociétale changer, par une répercussion au sein de la société des débats entre professionnels et sujets. Cette anecdote est riche en enseignements à différents niveaux car elle permet de situer précisément notre propos. Les discussions sur l’homosexualité illustrent quasiment de façon paradigmatique certains enjeux actuels de la psychopathologie face à ces associations de patients. Comme exemples récents, nous pouvons citer les cas de la transsexualité [3] ne faisant plus partie de la liste des maladies mentales en France ou, à l’inverse, les mouvements « pro-ana » (Windels, 2010) qui militent pour la reconnaissance de l’anorexie comme mode de vie non pathologique (ces mouvements sont illégaux en France à l’heure actuelle). En somme, il s’agit d’interroger l’inscription d’un phénomène dans le champ normal ou pathologique, à une époque donnée, et dont l’inscription sociétale peut donc changer, osciller suivant le rapport de forces en présence. Il s’agit de considérer que « la folie n’est pas un fait de nature mais un fait de civilisation. La folie c’est toujours, dans une société donnée, une conduite autre, un langage autre. Par conséquent, il ne peut y avoir d’histoire de la folie sans une histoire des cultures qui la disent telle et qui la persécutent » (Foucault, 1962).
4 Nous tenterons de mettre en lumière les processus en jeu en ce qui concerne la confrontation d’un discours scientiste et potentiellement totalitaire (Del Volgo & Gori, 1999), face au discours subjectif autour d’un même phénomène-symptôme. Le savoir-pouvoir médical est donc à réinterroger : « Cela crée un rapport de forces jusque-là inconnu entre patients et médecins : les premiers ont appris à contester les choix des seconds pour des raisons souvent documentées » (Pignarre, 1999). Il est certain qu’Internet a eu un effet catalyseur sur ces derniers points en facilitant l’échange d’expériences, la recherche d’informations et la réunion d’individus autour d’une même cause, cette thématique ne peut donc pas être plus actuelle.
LE RAPPORT À LA SCIENCE ET L’EFFET DE BOUCLE
5 Le fait de se positionner par rapport à la science, et plus particulièrement au scientisme se justifie parce que la science en elle-même est une prise de position par rapport au monde dont elle rend compte. Ce mouvement est d’autant plus visible lorsque la science décrit les comportements et les individus dans leur intimité, ou comme le décrit Pierre Macherey dans son étude du rapport entre les normes à partir des théorisations de Michel Foucault et Georges Canguilhem : « C’est seulement un certain parti pris idéologique de la science sur elle-même qui ramène la science à n’être que la description d’un univers d’objets, parti pris qui doit lui aussi être jugé. [...] En conséquence, il ne faudra pas s’arrêter à l’inventaire d’un certain nombre de découvertes, mais se poser à chaque instant, à travers la description rigoureuse de l’événement que constitue leur apparition, la question principielle de leur sens, de leur raison d’être. » (Macherey, 2009).
6 Le questionnement du sens à travers la description rigoureuse de l’événement guide l’introduction de notre sujet par l’étude de la réécriture du DSM et des débats sur l’homosexualité. Le parti pris idéologique évoqué ici peut être vu comme l’effet « catalogue » que peuvent revêtir certains manuels de psychopathologie comme le DSM. Leur approche s’oriente comme une description d’un univers d’objets nosographiques disposés sur un continuum du normal-pathologique, selon les forces scientifiques et politiques en jeu, et selon l’époque de leurs apparitions. Nous pourrions dire que ces différentes caractéristiques constituent la « niche écologique » de leur conceptualisation. La prise de position par rapport au monde se retrouve dans le fondement même de la psychopathologie, c’est-à-dire dans son étymologie. En effet, psycho désigne l’âme ou l’esprit. Le mot pathos désigne la maladie, la passion, la souffrance et le vice. Enfin, logos désigne le mot, la parole, le discours mais aussi la doctrine.
7 Ainsi, chaque partie peut se faire autant porteuse d’un discours et d’une passion, que d’une doctrine. Il s’agit ici de s’intéresser précisément au mouvement et à l’écart qui conduisent ces positionnements à s’affronter, et potentiellement de proposer des réflexions utiles pour les deux parties, dans une perspective dialectique : « On est alors amené à caractériser le phénomène scientifique comme une attitude, comme une prise de position à l’intérieur d’un débat. Et c’est parce que la science ne détermine pas à elle seule les conditions de ce débat, parce qu’elle ne l’assume pas tout entier, étant condamnée à rester une partie dans le procès, qu’il est possible aussi de l’interroger de l’extérieur. C’est parce que la science est prise de position qu’il est possible, réciproquement, de prendre position par rapport à elle. » (Macherey, 2009).
8 Une forme de prise de position par rapport à la construction nosographique fut théorisée par le philosophe Ian Hacking sous la dénomination d’« effet de boucle » (Hacking, 2002) et définie comme suit : « Pour résumer, en une phrase, l’entreprise audacieuse de Hacking, on peut dire qu’elle vise à introduire un troisième terme qui dialectise – si on nous permet cette incursion hégélienne – l’opposition entre « classification naturelle » et « classification artificielle », cela en attirant l’attention sur la particularité des « classifications humaines ». Contrairement aux classifications naturelles, les classifications humaines partagent toutes cette propriété : la personne classée n’est pas indifférente à la manière dont elle est classée, elle interagit avec la classification. C’est ce que Hacking appelle « l’effet de boucle » des classifications humaines : « Les gens, contrairement aux choses, sont des « cibles mouvantes » pour les classifications. » (Demazeux, 2011).
9 Le processus en jeu peut être analysé à travers différents niveaux. Tout d’abord, il faut renouveler la base même de la réflexion c’est-à-dire le « décor conceptuel » où sont placés ces phénomènes : le continuum entre le normal et le pathologique, largement théorisé par Georges Canguilhem. En effet, la normativité biologique, définie comme l’institution de valeurs dans un milieu propre et dans l’organisme même, pourrait permettre de dresser une première approche. En somme, un état pathologique qui peut être dit sans absurdité, normal dans la mesure où il exprime un rapport à la normativité de la vie c’est-à-dire en fonction des valeurs instituées par le sujet lui même : « Il n’y a point de vie sans normes de vie, et l’état morbide est toujours une certaine façon de vivre. » (Canguilhem, 1966).
LE NORMAL ET LE PATHOLOGIQUE RENOUVELÉS
10 Certaines conceptualisations relativement récentes permettent de donner de nouvelles dimensions à ce sujet, notamment les travaux de Christopher Boorse, philosophe américain, qui a fait une analyse conceptuelle du domaine de la santé et de la maladie (Giroux, 2010). Il a pu dégager et résumer sept idées élémentaires, largement présentes dans la littérature, concernant ce champ de recherche. Il est important de noter qu’aucune de ces sept idées n’est suffisante pour tracer une quelconque frontière entre le normal et le pathologique. Nous souhaitons inscrire notre questionnement non pas dans une bipolarité supposée entre le normal et le pathologique, mais dans une tentative de renouvellement, à partir de ces sept nouvelles coordonnées conceptuelles. Notre méthodologie sera donc de proposer une relecture de ces points pour penser autrement la base de la réflexion sur le normal et le pathologique dans le champ de la psychopathologie.
11 1) La normalité statistique est le premier critère mis en évidence. Cette conception est visible dans la constitution du DSM, qui se fonde sur une approche statistique et quantitative. Schématiquement, la représentation du vivant de cette conception suit celle décrite par le mathématicien Carl F. Gauss, par sa célèbre « courbe de Gauss » ou « courbe en cloche » : les écarts sont d’autant plus rares qu’ils sont grands. La moyenne devient la norme et les écarts extrêmes à cette moyenne deviennent le pathologique. L’extrapolation de cette logique peut conduire à considérer l’observation d’états rares comme pathologiques. C’est une logique relativement simple à saisir puisqu’observable dans une simple cours d’école : l’enfant roux, étranger, tout simplement différent de la majorité statistique visible sera possiblement stigmatisé et mis à l’écart. L’état rare conduit à un rejet par peur de l’inconnu, par fantasme de contamination ou par préférence identitaire. Ce premier point forme une première mise en garde contre l’amalgame entre la simple différence à l’autre et le pathologique, et explique la dénonciation de la persécution de certaines minorités.
12 2) L’homéostasie représente la recherche d’un équilibre dynamique de fonctionnement et d’une régulation interne en rapport avec les exigences de l’environnement. Le pathologique serait donc la rupture de cet équilibre. Les exemples biologiques ne manquent pas : la température, la composition du sang se doivent d’être dynamiques pour que l’organisme fonctionne correctement. Ainsi, personne ne qualifiera de pathologique l’augmentation de température suscitée par la rencontre avec l’être aimé. Il existe une norme optimale de fonctionnement, mais c’est précisément parce que les écarts sont permis que l’organisme peut fonctionner correctement. En ce qui concerne notre sujet, nous pourrions donc reformuler la notion d’homéostasie en une sorte d’adaptation dynamique de la relation entre un sujet et son environnement. C’est donc par la potentialité de changement que la structure reste pérenne.
13 3) L’adaptation découle logiquement du point précédent et cette notion est de plus en plus utilisée pour définir la santé chez les cliniciens (Giroux, 2010). Néanmoins, l’absence d’adaptation ne signe pas nécessairement un caractère pathologique. Il n’est pas pathologique de ne pas avoir de talent dans l’exercice d’un art ou d’une activité. L’adaptation est donc préférable mais n’est ni nécessaire, ni suffisante pour déterminer une pathologie. Elle peut par exemple s’illustrer par la sélection naturelle des espèces, souvent interprétée comme le fait que seuls les individus forts survivent face aux plus faibles. En réalité, ce sont les individus les plus adaptés à leur environnement qui pourront transmettre leurs gènes. Ceci conduira Charles Darwin à avancer que la timidité, par exemple, peut être un avantage certain face à un environnement hostile, puisque l’individu se confrontera moins à des situations de danger. Malgré un élément considéré comme une caractéristique invalidante, un avantage et une valeur positive peuvent en émerger.
14 4) La valeur négative est sujette à controverse et sera un des leviers principaux de notre raisonnement. Le caractère péjoratif de l’état de maladie peut amener des bénéfices secondaires recherchés. En effet, nombre d’appelés sous les drapeaux ont feint la maladie pour échapper à leurs obligations. La valeur négative peut donc avoir l’effet inverse et être revendiquée. La revendication peut être une tentative d’échapper à des contraintes de l’environnement ou, plus fondamentalement, une interrogation les normes de ce dernier. Elle peut également émerger dans une perspective de revendication identitaire, c’est-à-dire en proposant de nouvelles normes. Avec un effet d’après-coup, la valeur péjorative d’une inscription dans le pathologique peut provoquer une volonté de dépassement, de débat et de confrontation, ceci dans un mouvement que l’on pourrait qualifier de double négation. La première négation s’exprime par la désignation d’un état de maladie qui implique un aspect péjoratif (et donc négatif) par rapport au reste des individus, ces derniers étant décrits comme sains ou normaux. La seconde négation se situe dans le rejet de la description précédente, et donc dans la revendication du mode de vie comme n’étant pas pathologique. À la façon d’un raisonnement mathématique, les deux négations aboutissent à une valeur positive.
15 5) Le traitement par la médecine constitue le cinquième point et est certainement le plus délicat. Selon Tristam Engelhardt « est pathologique tout état qu’une société juge devoir faire l’objet d’une prise en charge clinique » (Engelhardt, 1975). Boorse décrit cette conception de positivisme médical et précise que cette conception est fréquente en santé mentale. En caricaturant le raisonnement à l’extrême, le même argument peut être utilisé par des régimes totalitaires pour justifier des internements d’opposants politiques, dont l’opposition constitue une maladie mentale. Dans un domaine plus mesuré, il est à noter que les liens entretenus avec les psychiatres auteurs du DSM et les laboratoires pharmaceutiques font régulièrement l’objet de vives critiques. En effet, sur 170 experts ayant contribué au DSM-IV, 56% avaient des liens financiers avec une ou plusieurs firmes pharmaceutiques. En ce qui concerne les experts des groupes de travail consacrés aux « troubles de l’humeur » et aux « troubles psychotiques », 100% avaient des conflits d’intérêts (Cosgrove, Krimsky, Vijayaraghavan & Schneider, 2006).
16 6) La douleur, la souffrance, ou le sentiment de gêne sont censés être des indicateurs de la pathologie. Néanmoins, un certain nombre de maladies sont asymptomatiques. Le point de vue subjectif ne peut être un critère suffisant pour déterminer le pathologique, l’anosognosie, par exemple, constitue un des symptômes qui signent certaines pathologies psychiatriques, comme dans les psychoses. Le déni peut également empêcher une prise de conscience de l’état pathologique et avoir néanmoins une valeur adaptative indéniable. Enfin, la souffrance ou le sentiment de gêne peut survenir du rapport entre le sujet et son environnement. Pour reprendre les termes de la psychothérapie institutionnelle, et plus particulièrement de Jean Oury, le malade mental est soumis à une double aliénation : l’aliénation mentale et l’aliénation sociale. En effet, le sujet est aliéné par sa maladie qui lui confère un rapport particulier à la réalité, et aliéné socialement par son statut de malade qui lui donne une place à part dans la société. Cette thématique rejoint le premier point sur la conception statistique du normal et du pathologique, ainsi que les mouvements d’exclusion et de rejet qui peuvent survenir par la suite.
17 7) L’incapacité constitue le dernier point permettant de penser le normal et le pathologique selon Boorse. Il est cependant nécessaire de distinguer deux modalités relatives à la langue : « Boorse considère que ce concept rencontre des difficultés pour inclure des maladies mineures comme par exemple l’eczéma ou les verrues et pour distinguer les cas d’incapacité (disability) comme la myopie ou l’albinisme des cas d’inaptitude (inability) comme nager, voler, ou voir dans le noir » (Giroux, 2010). Il est donc nécessaire de faire un détour linguistique pour cerner les enjeux de ce point. Selon l’Organisation Mondial de la Santé, disability désigne à la fois les handicaps, les limitations de l’activité et les restrictions à la participation. Elle est décrite comme un phénomène complexe, reflétant une interaction entre une personne et les caractéristiques de la société dans laquelle elle vit. [4] Nous retrouvons dans cette conception l’interaction entre l’individu et une exigence venue de l’extérieur. Inability serait plutôt en rapport avec une fonction, une capacité voire une compétence. L’aspect dynamique est donc primordial puisque le défaut d’une fonction peut effectivement signaler la pathologie, mais uniquement à un instant « t » de la vie du sujet.
18 Par ce renouvellement de la conception du continuum normal-pathologique en psychopathologie, nous pouvons d’ores et déjà saisir plusieurs implications en ce qui concerne l’interaction entre un sujet porteur d’un symptôme – un phénomène apparaissant au monde – et la société qui va porter un regard sur ce dernier, notamment dans la dynamique qui s’opère autour de la notion de négativité. Dans un second temps, la problématique concerne le regroupement de « malades » autour d’un même symptôme, érigé comme un étendard, un blason, à valeur identitaire revendiqué. Par ailleurs, les étymologies des mots symptôme et sinthome témoignent des mouvements que nous souhaitons décrire. Le mot symptôme vient du grec sympíptò qui signifie « rencontrer », mais désigne aussi l’accident, la coïncidence. Ce mot est constitué du préfixe sym qui signifie « avec» et de píptò « arriver, survenir ». Le symptôme est donc ce qui « survient ensemble », ce qui « co-incide » (cum-incidere) ce qui « tombe ensemble ». En ce qui concerne le mot sinthome (Lacan,1975), le dictionnaire étymologique de la langue française de Bloch et Von Wartburg (Bloch & Wartburg, 2008) nous indique qu’il s’écrivait ????????? (syntíthèmi), et signifie « mettre ensemble ».
LE SYMPTÔME, DE L’ÊTRE À L’AVOIR
19 Du symptôme au sinthome, nous retrouvons les deux mouvements dont nous souhaitons rendre compte. Dans un premier temps, il s’agit de l’inscription dans le pathologique d’un signe par l’objectivité scientifique, une certaine sentence qui tombe de la même façon que le sens que comporte le symptôme pour le sujet, une part de son identité. Ceci a un retentissement certain et possède une certaine coïncidence puisqu’elle concerne une dimension de jugement sur son mode de vie. Enfin, le second temps concerne la mise en commun, l’unification et la cristallisation autour d’un objet commun par l’associatif.
20 Ce dernier étant reformulé au sein de la parole du sujet, le symptôme devient objet autour duquel se réunir. Ce processus de transformation pourrait être compris comme un passage de l’être à l’avoir. Le sujet n’est plus seulement malade, il se saisit de la dénomination de la maladie et produit un décalage avec elle afin de la présenter sur la scène sociétale avec une valeur identitaire, dans une sorte de reformulation de sa subjectivité. En somme, puisque le sujet s’empare de l’interprétation faite de son symptôme, il constitue une apparition-disparaissante au sein d’un continuum normal-pathologique, se définissant selon la niche écologique et sociétale de son apparition : « L’apparition-disparaissante fait donc sortir de l’ontologie et de la métaphysique mais pas complètement. Il existe un espace entre l’enfermement de la pensée et l’illusion d’une sortie définitive. » (Kohn, 1991). Ce concept d’apparition-disparaissante, cher à Vladimir Jankélévitch, pourrait rejoindre la place qu’occupe le symptôme dans ces différentes dynamiques identitaires : « Quelque chose dont l’invisible présence nous comble, dont l’absence inexplicable nous laisse curieusement inquiets, quelque chose qui n’existe pas et qui est pourtant la chose la plus importante entre toutes les choses importantes, la seule qui vaille la peine d’être dite et la seule justement qu’on ne puisse dire ! » (Jankélévith, 1961).
21 Il est bien entendu évident que certaines pathologies possèdent plus de potentialités à susciter un regroupement associatif et militant. Il serait d’ailleurs intéressant de s’interroger sur les possibilités de certaines structures à se cristalliser et à unifier le discours autour d’un symptôme, alors que d’autres en sont manifestement incapables. Nous imaginons aisément le comique de situation d’une association fictive de procrastinateurs qui remettraient sans arrêt au lendemain leurs réunions d’organisation… De même, les pathologies avec une certaine potentialité d’inhibition ou de rejet de l’autre et de l’extérieur ne permettent pas à ces regroupements de se former. C’est à ce titre qu’il est important de distinguer ce que l’Histoire a permis de rendre observable concernant le militantisme homosexuel lors de l’élaboration du DSM-III, et ce qui est observable actuellement concernant d’autres regroupements associatifs. En effet, même si la dynamique de regroupement apporte des nouvelles dimensions dans la relation professionnel/patient, les possibilités de dialogues et de débats ne vont pas de soi.
22 Nous avons évoqué précédemment différents exemples en plus des associations militantes gays, telles que les regroupements pro-ana. La différence fondamentale se situe au niveau de la possibilité du dialogue et donc du débat. En effet, même si dans un premier temps les associations homosexuelles ont pu utiliser des moyens non conventionnels pour se faire entendre, l’aboutissement fut l’organisation de tables rondes et d’un échange démocratique. Il en est tout autre pour les blogs pro-ana qui tentent de promouvoir l’anorexie comme une variante d’un mode de vie normal. En effet, les activités de ces médias restent officieuses et dans le registre de la dénonciation d’une certaine oppression de l’extérieur sur leur choix. La revendication d’une valeur positive de l’état a-normal peut donc suivre des chemins bien différents : la confrontation d’idées de manière démocratique d’une part et d’autre part l’activité clandestine et illégale : « Il en est pareillement des pro-ana : ce sont des objets collectifs. Des objets collectifs condamnés par les adultes, critiqués par les nombreux anti pro-ana intervenant, entre autres, sur les forums pour réveiller les jeunes pro-ana. Un objet collectif n’existe, n’a de poids et de sens que parce qu’il est créateur de rassemblement. Cet objet prend la forme d’une identité, identité à soi, tout en étant identique à nombre de petits autres. » (Windels, 2010). Ces mouvements illustrent l’aspect dogmatique qui peut émerger de la part de certains sujets, de la même façon qu’un discours théorique peut devenir dogmatique chez certains scientifiques.
23 La question de la potentialité interroge les conditions de l’apparition du phénomène : est-ce le sujet qui possède les éléments nécessaires à l’unification et à la revendication ? Si ces éléments sont relatifs à sa subjectivité, sont-ils consécutifs de la structure – décrite comme pathologique – en jeu ? Ou est-ce la société qui fournirait simplement l’environnement nécessaire à l’expression de cette revendication, grâce à certaines de ses composantes fondamentales (liberté d’expression, de culte, d’opinions politiques, d’orientation sexuelle, fonctionnement démocratique, etc.) [5] ?
24 Nous prendrons le parti de l’entre-deux, c’est-à-dire de considérer que l’interaction et l’accord entre le phénomène et son environnement constituent une potentialité d’apparition du processus de regroupement collectif et de la revendication. Il ne s’agit pas pour autant d’une mécanique déterministe permettant de prédire la survenue de ce processus, et ce même si les conditions d’apparitions sont toutes réunies. En d’autres termes, « que cette activité et surtout ses réalisations puissent avoir une vie en dehors de leur auteur, être utiles, voire devenir indispensables à d’autres, fonder une culture, une identité religieuse ou groupale, ne concerne pas le mouvement subjectif qui en a été à l’origine. […] Cependant, elles peuvent – ou non – s’avérer créatrices et la communauté peut s’en saisir, ou ne pas reconnaître la valeur, tout dépendra des circonstances cette fois-ci extérieures d’un accord qui n’est jamais prévisible » (Mijolla, 2009). En somme, si notre lecteur nous le permet, nous utiliserons une métaphore végétale pour exprimer notre idée sous-jacente. Comme chacun sait, la pousse d’une plante ne dépend pas directement du désir du jardinier, aussi verte que soit sa main. Le fait de tirer mécaniquement et artificiellement sur les feuilles causera plus de dommages que de progrès à la jeune pousse. En revanche, le fait de donner un terreau fertile et un environnement suffisamment bon, en matière d’ensoleillement et d’hygrométrie par exemple, permettra à la plante l’expression de sa pleine potentialité. À notre sens, il en est de même pour ces regroupements associatifs, c’est dans la conjugaison des éléments en présence que l’expression est permise, mais sans être prévisible de manière infaillible.
LA DIALECTIQUE DU SYMPTÔME
25 Lors du congrès de 1972 de l’APA, un psychiatre se faisant appeler « Dr Anonymous » et s’exprimant visage masqué se déclare homosexuel comme 200 autres psychiatres dont il se positionne en tant que porte parole. Face à ce bloc pro-normalité, Irwing Bieber et Charles Socarides, psychanalystes et psychiatres, restent sur leurs positions en mettant en avant le fait que ce classement s’argumente car il est «prouvée scientifiquement». Ainsi, ils associent l’homosexualité à une maladie dans la sphère des névroses. Leurs théories aboutiront aux thérapies de conversion (ou thérapies d’aversion) et aux camps de réorientations, qui consistent en une prise en charge basée sur un conditionnement opérant, c’est-à-dire autour de renforcements positifs et négatifs liés aux désirs homosexuels (renforcement négatif par électrochocs ou substances émétiques). Ironie de l’Histoire, Richard Socarides, fils de Charles Socarides, présidera l’association de défense des droits des gays et lesbiennes Equality Matters. Son parcours l’amènera ensuite à devenir conseiller du président Clinton à la maison blanche de 1993 à 1999, ainsi qu’assistant spécial du président et conseiller principal en matière de relations publiques et des droits des homosexuels (Minard, 2009).
26 En février 1973, suite à des débats organisés entre porte-parole d’associations gays et des psychiatres du comité de nomenclature et de statistiques, le New York Times publiera une citation de Henri Brill déclarant que certains changements sont opportuns.
27 Cette déclaration n’étant pas étonnante puisqu’en 1971 déjà, Henri Brill évoquait qu’au sein du comité, certains des membres étaient sensibles à l’argument que « le comportement homosexuel n’est pas nécessairement le signe d’un trouble psychiatrique, le manuel doit refléter cette conviction ». Cette date marque néanmoins un tournant majeur puisque les débats d’experts, cantonnés au domaine privé, passaient dans le domaine public par la médiatisation du New York Times.
28 Dans le déroulement de ces différents événements, nous pouvons interpréter leur progression comme principalement dialectique, ce qui peut être riche en enseignements dans l’étude de dynamiques militantes futures. La dialectique peut s’aborder de la façon suivante : « Dans le domaine de l’esprit, la dialectique est l’histoire des contradictions de la pensée qu’elle surmonte en passant de l’affirmation à la négation et de cette négation à la négation de cette négation. C’est le mot allemand aufheben qui désigne ce mouvement d’aliénation (négation) et de conservation de la chose supprimée (négation de la négation). La négation est alors partielle. » (Mikangu Kakangu, 2007). La différence fondamentale se situe très précisément entre ce que serait une affirmation de la normalité et une négation de pathologie. De l’inscription dans le pathologique par l’objectivité à une inscription dans le normal (ou l’a-normal) par la subjectivité, le fait de surmonter les contradictions de la pensée trouverait une voie de résolution par la négation de la négativité du symptôme.
29 Le témoignage de ce mouvement se résume au titre du Washington Post du 12 Décembre 1973 : « Les médecins décrètent que les homosexuels ne sont pas anormaux. » La totalité des ingrédients du processus décrit se situe dans cette simple phrase. Tout d’abord, une dimension d’aliénation est perceptible par le discours scientifique qui a le pouvoir de décréter. Ensuite, l’aufhebung de la chose est également visible, cette dernière est niée dans sa modalité normale et pathologique, mais néanmoins conservée dans une sorte de point de fuite conceptuel que constitue l’a-normalité. Ce dernier permet un artifice par rapport à une simple affirmation du caractère normal ou pathologique du phénomène. En effet, l’entre-deux exprime une affirmation détournée, un lecteur lambda de ce journal comprendra que les homosexuels ne sont pas classés comme « pathologiques », même si la phrase ne l’affirme pas concrètement.
30 Nous avions évoqué au début de notre propos le retentissement au niveau social et politique de ce remaniement. Ce changement des normes individuelles et environnementales aboutit à la création de nouveaux codes de fonctionnement et de perception au sein de la société. Pour reprendre le caractère paradigmatique de l’homosexualité, c’est en 1981 que cette sexualité ne sera plus concernée par le code pénal français. Il y a donc une coïncidence manifeste entre la vie psychique d’un individu et le retentissement au sein de la société et de la civilisation, comme le stipule Freud : « La similitude existant entre le processus civilisateur et l’évolution de la libido chez l’individu devrait nous frapper immédiatement. D’autres pulsions instinctives seront portées à modifier, en les déplaçant, les conditions nécessaires à leur satisfaction et à leur assigner d’autres voies, ce qui dans la plupart des cas correspond à un mécanisme bien connu de nous : la sublimation (du but des pulsions) mais qui, en d’autres cas, se sépare de lui. » (Freud, 1930). Il est néanmoins important de préciser ici que le processus sublimatoire ne peut être qu’individuel car sublimant une pulsion, mais peut aboutir à un regroupement autour de buts collectifs ou idéaux communs pour plusieurs individus.
31 Nous avons vu que la négation de la négation par rapport à la pathologie permettait de créer une brèche, représentant l’affirmation d’une modalité d’être, une certaine modalité du Moi, qui ne se situe ni dans le normal, ni dans le pathologique mais dans l’a-normal. Pour reprendre un raisonnement dialectique : « Ce qui est sublimé est alors médié et constitue un moment déterminé intégré au processus dialectique dans sa totalité. » (Mukungu Kakangu, 2007). La dialectique présuppose deux modalités du « médié », à la fois un médiatisant et un médiatisé qui regroupent la notion de co-incidence du symptôme. La notion se fait médiatrice, synthèse qui émerge à partir d’une thèse de modalité d’être-au-monde et de son antithèse.
32 À ce titre, l’aspect médié est discernable à différents niveaux du récit. Tout d’abord, le retour que les différents médias ont pu faire au grand public a été capital, en permettant la diffusion du contenu du débat de la sphère professionnelle vers la sphère publique. Par ailleurs, la trajectoire professionnelle de Richard Socarides a pu aboutir à une dimension médiatisante et médiatisée dans son combat pour l’égalité des droits, combat débuté dès son adolescence et qui le mènera jusqu’aux responsabilités évoquées précédemment.
33 En conclusion, une nouvelle modalité de rencontre s’impose à notre esprit, rendue nécessaire par la modification de la raison d’être de ces sujets. Sur la base du dialogue qui s’est effectué sur le sujet de l’homosexualité, et grâce aux mouvements d’opposition et de conciliation mis en évidence, il semblerait primordial d’interroger et de mettre en dialogue la raison d’être des patients lorsqu’ils se regroupent dans ces associations militantes. En effet, notre postulat est que le positionnement clinique « habituel » sera nécessairement biaisé si nous abordons ces sujets avec le seul prisme théorique de la psychopathologie concernée. Ce regard nivellera nécessairement la dynamique qui s’est opérée dans la reconstruction identitaire. En somme, un sujet au sein d’un groupe militant, qui s’identifie par une réflexion sur sa pathologie, ne devrait pas être abordé uniquement en rapport avec ladite pathologie. L’effet de boucle évoqué précédemment et le travail de reconstruction identitaire que cela implique pour ces sujets témoignent d’une dynamique toute particulière. Il serait possible d’identifier cette dynamique en la considérant comme dialectique et comme un appel au dialogue sur la condition des patients et de ceux qui les accueillent.
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Mots-clés éditeurs : Associations de patients, Diagnostic and Statistical Manual (DSM), Dialectique, Homosexualité, Normal et Pathologique
Mise en ligne 19/08/2013
https://doi.org/10.3917/top.123.0109Notes
-
[1]
La date de publication serait le mois de Mai 2013 compte tenu de l’avancée des débats à l’heure actuelle.
-
[2]
« Doctors Rule Homosexuals Not Abnormal ».
-
[3]
Décret n° 2010-125 du 8 février 2010 portant modification de l’annexe figurant à l’article D. 322-1 du code de la sécurité sociale relative aux critères médicaux utilisés pour la définition de l’affection de longue durée « affections psychiatriques de longue durée ».
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[4]
« Disabilities is an umbrella term, covering impairments, activity limitations, and participation restrictions. […] Thus disability is a complex phenomenon, reflecting an interaction between features of a person’s body and features of the society in which he or she lives. » Citation extraite du site de l’Organisation Mondiale de la Santé (World Health Organization), accessible sur http://www.who.int/topics/disabilities/en/
-
[5]
Selon l’article 2 de la déclaration universelle des droits de l’homme : « Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. »