Topique 2012/3 n° 120

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Article de revue

L'a-saut de la bête. Réflexions à propos du désir de l'obsessionnel à partir d'une nouvelle de Henry James

Pages 187 à 206

Notes

  • [1]
    « Il importe peu de savoir ce qui amena, au cours de leur conversation, les paroles qui le firent sursauter. Ce fut sans doute quelques mots insignifiants que lui-même avait dû prononcer par inadvertance… »
  • [2]
    « L’idée que s’ils s’étaient vraiment rencontrés autrefois, cela n’avait pu être qu’une rencontre banale et sans importance. »
  • [3]
    « Mais alors, si cette rencontre avait été sans importance, il ne comprenait plus pourquoi ce qu’il ressentait maintenant en sa présence semblait en avoir tant. »
  • [4]
    « Elle était là au prix de davantage de souffrance que les autres. »
  • [5]
    « Il sentait bien que ce visage était une suite et, sur le moment, il lui fit bon accueil mais il ignorait encore de quoi il était la suite. »
  • [6]
    « Cependant, dès qu’il entendit le son de sa voix, le vide fut comblé et il retrouva le maillon qui lui manquait. »
  • [7]
    « À présent il aurait aimé inventer quelque chose pour l’amener à croire avec lui qu’un incident romanesque ou dramatique était à l’origine de leur première rencontre. »
  • [8]
    « C’est alors qu’à ce moment précis… la jeune femme décida de prendre les choses en main afin, pour ainsi dire, de sauver la situation. »
  • [9]
    « Ce qu’elle dit alors lui fit voir clair et lui fournit le maillon qui lui manquait et que, par un bien curieux mystère, il avait eu la légèreté de perdre. »
  • [10]
    « Cela vous est-il enfin arrivé ? »
  • [11]
    « Cette fois, il avait compris mais il demeurait perplexe et embarrassé. »
  • [12]
    « En lui confiant son secret, qu’avait-il fait sinon lui demander une grâce ? Ce qu’il lui avait demandé, c’était tout d’abord et tout simplement de ne pas se moquer de lui… »
  • [13]
    « Vous m’avez dit que depuis votre plus tendre enfance, vous aviez, au plus profond de vous, l’impression d’avoir été choisi pour quelque chose d’exceptionnel et d’étrange… qui serait peut-être prodigieux, terrifiant, et qui devait vous arriver tôt ou tard… que vous en aviez le pressentiment et la conviction intime et que peut-être vous y succomberiez. »
  • [14]
    « … Quelque chose qu’il faut attendre et à quoi il faudra faire bon visage quand elle surgira soudainement dans ma vie. Il se peut que cette chose détruise toute conscience de ce que j’étais et m’anéantisse ou, au contraire, que je reste le même et que je doive affronter toutes les conséquences d’une entière métamorphose de mon univers familier. »
  • [15]
    « John Marcher : (Je l’envisage) comme quelque chose de naturel, immédiatement reconnaissable. Je l’envisage tout simplement comme « la » chose qui doit m’arriver et quand elle arrivera, elle paraîtra naturelle.
    May Bartram : Mais comment voulez-vous qu’elle soit à la fois naturelle et étrange ?
    JM : Elle ne sera pas étrange pour moi
    MB : Mais alors pour qui ?
    JM : Pour vous, par exemple.
    MB : Pour moi, mais alors, je serai présente ?
    JM : Mais vous l’êtes déjà puisque vous êtes au courant.

    MB : Je resterai aux aguets avec vous. »
  • [16]
    « C’est que je n’en sais rien. Et j’aimerais tant savoir. Vous me le direz si vous vous en apercevez. Si vous restez aux aguets avec moi, vous vous en rendrez bien compte. »
  • [17]
    « Quelque chose se tenait embusqué quelque part le long de la longue route sinueuse de son destin comme une bête à l’affût se tapit dans l’ombre de la jungle prête à bondir. Il importait peu de savoir qui, de lui ou de la bête, mourrait mais il était clair qu’elle bondirait immanquablement et il était clair aussi qu’un homme un peu délicat ne devait pas se mettre en position d’être accompagné d’une dame pour aller à la chasse au tigre. »
  • [18]
    « Chacun est sous le coup de sa propre loi. Quant à la forme que prendra le destin, la manière dont il se présentera, c n’est pas de notre ressort. »
  • [19]
    « Vous n’avez encore rien vu. »
  • [20]
    « Et vous, ne vous reste-t-il pas des choses à voir aussi ? »
  • [21]
    « Il commença immédiatement à imaginer une aggravation qui conduirait au plus grand des malheurs et surtout à voir dans le danger qu’elle courait la menace d’une privation pour lui-même. »
  • [22]
    « Un jour après une absence plus longue que d’ordinaire, il fut frappé de la trouver soudain infiniment plus vieille qu’elle ne lui avait jamais semblé. Puis, à la réflexion, il comprit que la surprise n’était que pour lui. Elle accusait son âge parce qu’inévitablement, après toutes ces années, elle était vieille ou presque, ce qui était encore plus vrai pour lui-même car si elle était vieille, il était forcément vieux aussi. »
  • [23]
    « Puisque c’était dans le temps que son destin s’accomplirait. »
  • [24]
    « Rien pour moi n’est arrivé et rien n’arrivera avant ma mort… »
  • [25]
    « Vous savez quelque chose que j’ignore. Vous me l’avez laissé entendre. »
  • [26]
    « Je suis sûr de ce que j’avance parce que je vois à votre mine, je sens dans l’air et dans tout ce qui nous entoure que vous êtes ailleurs. Vous avez eu votre révélation et vous m’abandonnez à mon sort. »
  • [27]
    « Comme elle s’approchait de lui, le charme froid de ses yeux s’était propagé à toute sa personne si bien que, l’espace d’un instant, ce fut comme si elle avait retrouvé sa jeunesse. »
  • [28]
    « Il n’est jamais trop tard. »
  • [29]
    « May Bartram avait posé sa main sur le manteau et s’y appuyait à la fois pour se soutenir et s’encourager pendant qu’elle le faisait attendre, ou plus justement pendant qu’il attendait. Il avait soudain compris devant son attitude si belle et si expressive à ses yeux qu’elle avait encore quelque chose à lui offrir (…) Marcher était fort perplexe et il demeurait bouche bée dans l’attente de la révélation si bien qu’ils restèrent silencieux encore quelques minutes, lui subjugué par l’éclat de son visage et l’imperceptible pression de son contact et elle par la douceur mais aussi par l’impatience de son regard. Mais, pour finir, ce qu’il attendait ne se produisit pas. Au lieu de cela, il advint qu’elle ferma les yeux (…) Ce fut la conclusion de son intention mais Marcher ne prit garde qu’à la conclusion. »
  • [30]
    « Est-ce que vous avez compris maintenant ? »
  • [31]
    « Mais qu’est-il arrivé ? »
  • [32]
    « Il est arrivé ce qui devait arriver. »
  • [33]
    « Que vous ne vous en soyez pas rendu compte est ce qu’il y a de plus étrange au milieu de toute cette étrangeté. C’est tout simplement prodigieux. »
  • [34]
    « Elle était persuadée de ce qu’elle disait et la solennité de cette persuasion faisait à Marcher l’effet d’être approprie à la loi qui avait gouverné tous ses mouvements jusqu’à ce jour. Cette même loi avait choisi la bouche de May Bartram pour se révéler. »
  • [35]
    « Vous avez eu ce que vous attendiez (…) la marque de votre destin… la preuve de la loi qui vous régit. Elle s’est manifestée. Je suis vraiment heureuse d’avoir pu voir ce qui ce n’était pas. »
  • [36]
    MB : « (…) nous sommes de l’autre côté maintenant
    JM : J’ai peur que, pour moi, tous les côtés se vaillent (…) Est-ce que nous aurions pu ne pas passer…
    MB : De l’autre côté. Non. Nous y sommes. »
  • [37]
    « Il était dit que vous deviez subir votre destin. Il n’était pas dit que vous deviez en être conscient. »
  • [38]
    « … avec l’irrespect du hasard et l’insolence d’un événement fortuit. »
  • [39]
    « L’étranger passa mais le regard vif de son chagrin demeura. »
  • [40]
    « Il avait vu en spectateur – il ne l’avait pas connu de l’intérieur – comment l’on pleurait une femme quand on l’avait aimée pur elle-même. »

INTRODUCTION

1 Dans notre article, nous suivrons le parcours de John Marcher et May Bartram, les deux personnages de la nouvelle de Henry James The Beast in the jungle (James, 1903). La vie et l’œuvre de Henry James ont déjà fait l’objet de plusieurs études psychanalytiques. Citons à titre d’exemple les articles de Laufer (Laufer, 2006) sur Le tour d’écrou, d’Osganian sur Le motif sur le tapis (Osganian, 2001), ainsi que ceux de Rousseau-Dujardin (Rousseau-Dujardin, 2008) et de Fos-Falque (Fos- Falque, 2008) qui se penchent aussi sur l’écrit que nous étudierons ici. Sophie de Mijolla-Mellor a également proposé une étude de cette nouvelle dans son ouvrage Le choix de la sublimation (Mijolla-Mellor, 2009), que nous aurons l’occasion de reprendre plus loin dans notre travail.

2 Dans cette nouvelle, il est question de la relation entre John Marcher et May Bartram, une femme qui sera sa « compagne » à partir d’un moment déterminé de sa vie et ce, jusqu’à sa mort. L’histoire est racontée par un narrateur hétérodiégétique qui nous permet de connaître les sentiments du protagoniste. Marcher donnera une place bien précise à May Bartram dans ce qu’il conçoit comme la clé de sa propre existence : l’attente d’un événement crucial qui le changera pour toujours et dont il ignore le caractère et même ses conséquences. Cet événement est susceptible d’anéantir Marcher voire de l’élever au-dessus des autres mortels. En tout cas, il est persuadé que c’est ce moment unique qui achèvera son destin, ce qu’il appelle le « saut de la bête dans la jungle ». Le narrateur nous introduira au conflit subjectif qui constitue le centre de la vie de Marcher et qui se révélera tragique, de manière inattendue pour le protagoniste lui-même.

3 Nous proposons d’interroger ici certains éléments du « comportement » de Marcher – ce, dans un sens large incluant sa détermination psychique – pour réfléchir aux vicissitudes du sujet positionné sous une modalité névrotique obsessionnelle. Bien entendu, nous n’essayerons pas de faire de Marcher l’« obsessionnel paradigmatique », comme d’ailleurs on ne peut pas affirmer de quelqu’un qu’il est « pervers » ou « psychotique » sans tomber dans une contradiction dans le champ de la psychanalyse qui vise fondamentalement le sujet et non pas « l’être ». Nous nous appuierons sur l’affirmation de Lacan dans son Séminaire sur les formations de l’inconscient : « Ce qui caractérise la névrose, c’est la structure » (Lacan, 1957-58). Par conséquent, la névrose ne sera pas à considérer comme une maladie, ou comme une catégorie psychopathologique. Pour préciser ce que nous entendons par hystérie ou obsession, névrose ou psychose d’un point de vue structurel, il n’est pas question de limiter l’analyse aux comportements pathologiques, idées obsédantes, rituels, symptômes de conversion ou autres. De toute évidence, il est possible de trouver ces manifestations dans divers tableaux cliniques, mais elles ne sont pas des critères suffisants pour les délimiter. En revanche, afin d’explorer la structure nous serons amenés à interroger les éléments qui la caractérisent – fantasme, désir, objet, demande – mais aussi leurs relations et leur évolution dans le temps, leur invariance et leur répétition. La mise en valeur de ces éléments nous permettra d’avancer une justification logique pour fonder notre argumentation autour du positionnement subjectif du personnage principal de la nouvelle.

QUELQUES CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES

4 Avant de commencer l’analyse, arrêtons-nous un instant sur le titre de notre écrit. Pourquoi proposons-nous d’aller explorer le récit littéraire pour parler de structure clinique en psychanalyse ? Deux réflexions nous permettront d’amorcer une réponse à cette question.

5 En premier lieu, n’oublions pas que la littérature a été l’objet de la psychanalyse depuis ses origines. Il suffit de se rappeler des multiples références freudiennes à la question. Pensons à la tragédie de Sophocle, Œdipe Roi, mais aussi à Hamlet et à Macbeth de Shakespeare. D’ailleurs, la valeur de la littérature et de la fiction en général pour la psychanalyse n’a pas une seule face. Elle a donné lieu à des développements forts différents, comme par exemple l’analyse de la position subjective de l’auteur d’une œuvre littéraire, telle qu’elle se manifeste dans ses écrits. C’est le cas de Léonardo da Vinci ou encore de James Joyce. Elle a également donné lieu à l’analyse des personnages comme dans le cas de L’Homme au Sable pour enfin se centrer sur l’analyse de la dynamique intersubjective comme dans La lettre volée de Poe développée par Lacan. Mais la fiction a également été la source de développements métapsychologiques originaux qui ne se réduisent pas à une critique littéraire, ou à une psychobiographie des auteurs, comme le Roman familial du névrosé (Freud, 1909).

6 La deuxième réflexion consiste à penser que la clinique, domaine fondamental de la psychanalyse, ne peut, en aucun cas, être dissociée de la fiction. Dans toute rencontre avec un patient, on assiste à la création fictionnelle d’un narrateur qui s’adresse à l’analyste, et qui gardera toujours une distance par rapport au « personnage » dont il parle, qui serait censé coïncider avec lui-même. S’il y a un noyau de vérité qui se trouve au-delà de la fiction du patient – et on peut en effet l’affirmer –, il lui échappera toujours. Or, ceci n’est dû en aucun cas à des erreurs d’expression, de communication ou à l’ignorance d’un point de son histoire, mais il s’agit d’un point de fugue structurel qui fonde l’humain et qui se joue pour chaque homme et chaque femme à partir de la contingence de son histoire. Comme l’affirme Lacan, « la vérité ne progresse que d’une structure de fiction » (Lacan, 1971).

7 Considérons par exemple l’analyse de Freud du personnage de Hoffmann dans sa nouvelle intitulée L’Homme au Sable. Dans son texte L’inquiétante étrangeté, Freud analyse autant l’histoire du personnage (l’enfance, la relation au père, l’éclosion de la folie) que la valeur structurelle du regard dans l’opération de la castration (Freud, 1909). Comme tout texte, qu’il s’agisse d’une fiction littéraire ou pas, il existe une logique qui règle le système fictionnel et qui permet de penser les éléments en jeu à partir d’une certaine organisation.

8 Ainsi, Freud le montre clairement, il n’est pas suffisant d’inventorier des symptômes, des situations ou des sentiments, l’analyse ne peut se fonder que sur des hypothèses à propos du fonctionnement psychique lui-même, hypothèses justifiées par la logique de la position subjective d’un individu.

9 En effet, la possibilité d’avènement du sujet n’est pas automatiquement garantie par la rencontre du vivant humain avec la culture ou le langage. Il faut que certains opérateurs entrent en jeu d’une manière spécifique à partir de l’inscription de la loi qui détermine le fonctionnement ordonné du signifiant et de son inscription par le signifiant phallique. Ainsi, c’est dans le contexte de la dynamique qui régit chaque structure que la question pour le sujet et ses rapports au désir devra se poser.

10 La position de tout sujet dans la structure, et particulièrement de l’obsessionnel, est repérable par un certain rapport avec le désir. Comme tout « type clinique », il s’agit d’un type de relation, une modulation de l’action. De plus, comme pour tout sujet, le désir aura à se construire en relation au désir de l’Autre. Il s’agit d’une relation spécifique à l’Autre qui incarnera le manque propre à la structure et le « parlêtre » devra l’inscrire dans une suite historique et aussi se positionner face à elle.

11 Dans la névrose, la manœuvre consiste à prendre sur soi la faille structurelle de l’Autre. Pour la névrose obsessionnelle, le désir du sujet dans son lien à l’Autre aura la particularité d’être un désir à détruire. Ainsi l’obsessionnel cherchera toujours à annuler le désir de l’Autre. Son désir contient en soi le paradoxe qu’il doit être maintenu à distance. Tout rapprochement « à l’aire de l’obsessionnel se solde (…) par une usure permanente » (Lacan, 1957-58). Comme l’affirmera plus tard Lacan, l’obsessionnel est un homme qui vit dans le signifiant, il préserve paradoxalement l’Autre – condition de son désir – par un effet de destruction, une demande de mort.

12 Ce rapport nécessaire du désir du sujet au désir de l’Autre, est soumis à des mésaventures. C’est ici que le signifiant phallique est appelé à répondre de l’ordre signifiant. Pour l’obsessionnel, il s’agit de soutenir l’Autre (condition nécessaire de son propre désir) à travers certaines formes imaginaires, de telle façon que cet Autre soit toujours en danger de disparaître, de succomber à sa demande de mort.

13 Le diagnostic du personnage ne sera pas envisagé ici, puisque dans la démarche psychanalytique tout diagnostic implique la dimension transférentielle. L’analyse de l’auteur, à partir de l’univers projeté dans son œuvre, ne sera pas non plus considérée dans cet écrit. Nous nous efforcerons de repérer, par l’analyse d’un cas – ici dans le sens d’une occurrence et non pas d’un cas clinique –, certains éléments de réponse à la question que chaque patient nous pose dans notre pratique : comment rendre compte de la position subjective d’un individu à partir de certains événements, situations, choix, rapportés dans le cadre d’une narration ? Ceci suppose, évidemment, que l’on attribue le statut de « cas » à une fiction, ce qui ne contredit aucunement les supposés fondamentaux de la psychanalyse, puisque celle-ci ne se fonde jamais sur un argument ontologique à propos de l’être du patient, mais plutôt sur la logique de la narration – qui est toujours une création – et sur l’efficacité de l’acte.

SURPRISE EN TROIS ACTES

Premier acte

14 La notion de surprise nous servira de fil conducteur pour interroger le tissage de la structure obsessionnelle à partir de la nouvelle de James. En effet, la surprise apparaît dès la première ligne de la nouvelle :

15

« What determined the speech that startled him in the course of their encounter, scarcely matters, being probably but some words spoken by himself quite without intention… » [1]

16 Arrêtons-nous sur certains points fondamentaux nous permettant de cerner le caractère particulier de cette formulation. Il s’agit tout d’abord de la surprise produite par la parole (« the speech that starteled him »). Cette surprise se situe dans le contexte d’une rencontre avec quelqu’un d’autre (« in the course of their encounter »). L’origine de la surprise est le protagoniste lui-même (« spoken by himself »). Enfin, Marcher ne peut pas admettre une intention particulière à ses propres mots (« quite without intention »).

17 Pour résumer, la surprise provient de l’émergence de l’Autre dans le contexte d’une parole adressée à un autre sans qu’il puisse associer une intention particulière aux mots que lui-même prononce. Voici les coordonnées logiques pour la possibilité de surgissement du sujet et, nécessairement de la question de son désir.

18 En quoi cette notion de « surprise » pourrait-elle avoir un intérêt pour la psychanalyse ? La surprise est la marque fondamentale de l’émergence du sujet dans sa relation indissociable au désir tel que la psychanalyse le conçoit. Lacan affirme dans son séminaire : « La dimension de la surprise est consubstantielle à ce qu’il en est du désir, pour autant qu’il est passé au niveau de l’inconscient. » (Lacan, 1957-58). En réalité, c’est une affirmation qui reprend des multiples références à Freud, notamment dans La science des rêves et Le mot d’esprit, entre autres textes.

19 Effectivement, le désir est nécessairement lié au signifiant et ce n’est qu’à partir de ce lien que le sujet pourra advenir toujours dans un « entre-deux ». Par conséquent, le lien entre la surprise et l’émergence du sujet, ne repose pas sur le caractère surprenant d’un événement « en soi » de par sa rareté, sa disproportion ou son contraste vis-à-vis du quotidien. Réduire la surprise à ces caractéristiques est déjà une manœuvre par rapport à la structure. La surprise se situe en relation à l’apparition ou disparition de quelque chose qui aurait dû ou qui n’aurait pas dû être là. Il s’agit, autrement dit, de la valeur symbolique de l’événement. En effet, ce qui permettrait le surgissement du sujet est précisément un acte incluant toujours une dimension symbolique en ce qu’il implique nécessairement le risque de mettre en jeu son propre désir. Cette première phrase préfigure de manière exemplaire la dynamique d’éclipse subjective qui sera à l’œuvre tout au long de la nouvelle.

20 Le contexte de la conversation évoquée dans la citation précédente est une rencontre fortuite entre les protagonistes.

21 Ils sont dans un manoir, Weatherend, qui ouvre ses portes pour permettre une visite à laquelle Marcher participe, visite qui les amène à déambuler par les différentes salles et chambres peuplées d’antiquités et de particularités architectoniques à admirer. May Bartram est une sorte de guide tandis que Marcher fait partie des invités. Il a l’impression d’avoir reconnu May Bartram, mais il ne se souvient pas où ou comment. En tout cas, il est convaincu que cette ancienne rencontre a dû être banale :

22

« The idea that any contact between them in the past would have had no importance. »[2]

23 Il se pose pourtant la question de pourquoi elle semble si importante aujourd’hui :

24

« If it had no importance he scarcely knew why his actual impression of her should so seem to have so much. »[3]

25 Plutôt que l’histoire passée qu’il n’arrive pas à retrouver, c’est le poids de la présence de May Bertram qui s’impose :

26

« She was there on harder terms than anyone. »[4]

27 Cependant, ce que cache cette présence, et qui reviendra plusieurs fois dans le récit, lui échappe.

28 Le mécanisme derrière ce « trou dans le savoir », que le narrateur avait rendu explicite quelques paragraphes auparavant, est celui de la coupure des liens entre les représentations :

29

« It affected him as the sequel of something of which he had lost the beginning. He knew it, and for the time quite welcomed it, as a continuation, but didn’t know what it continued. »[5]

30 N’oublions pas que nous pouvons trouver dans l’analyse freudienne cette coupure de lien comme modalité spécifique du refoulement dans l’obsession.

31 En parcourant la nouvelle, plusieurs caractéristiques « typologiques » du personnage pourraient s’ajouter à cette mention du mécanisme en jeu pour étayer un argument à la faveur de son « caractère obsessionnel » : son sentiment d’isolement, le fait d’être désintéressé et altruiste, l’égocentrisme, les comportements de réparation – comme les cadeaux hors de prix qu’il offre à son amie –, mais aussi les observations de sa partenaire qui souligne ses habitudes dans son bureau, sa bibliothèque, la façon de faire attention à son modeste patrimoine, la dissimulation, et aussi l’impression qu’elle a que, même en étant intelligent, il n’arrive pas à sortir de la médiocrité.

32 Nous ne suivrons pas cette voie. La mention de la rupture de liens dans la représentation ne s’inscrit pas dans la recherche de traits symptomatiques mais aurait plutôt une valeur structurelle.

33 Lors de cette première soirée, la rencontre aura lieu sous le sceau du hasard. Sans parole et sans aucun acte de leur part, tel un accord tacite, l’écart entre les deux protagonistes se réduira presqu’inévitablement. Il suffira que May Bartram parle pour que le dialogue s’instaure. C’est sa voix à elle, détachée du message, et non pas le contenu de son discours, qui réveillera instantanément les souvenirs enfouis chez Marcher, comme si tout avait déjà été là. Au-delà des souvenirs, il y aura aussi la loi de Marcher, celle qui règle sa propre position subjective.

34 C’est ainsi le son de sa voix à elle qui réveille les souvenirs, qu’il peut alors récupérer :

35

« As soon as he heard her voice, however, the gap was filled up and the missing link supplied. »[6]

36 Or, il s’avère que ces souvenirs sont totalement inexacts, ce que May Bartram ne manque pas de signaler. Une fois le mystère garant de l’intérêt mutuel disparu, une fois l’histoire retrouvée dans ses détails, l’aboutissement décevant de la conversation ne justifie pas d’aller plus loin.

37 Dans les scènes suscitées, la résonance fantasmatique semble se diluer. Comme dans toute structure névrotique, c’est le texte du fantasme qui soutient le sujet dans son rapport au désir et à l’Autre, et qui articule en même temps l’imaginaire au symbolique.

38 Dans le cas de l’obsessionnel, Lacan propose d’introduire dans la formule générale du fantasme, l’Autre dans son caractère défaillant à la place du sujet (Lacan, 1961-62).

39 Tout au début, le mystère que représente la présence de cette femme est remplacé par l’ignorance de leur passé commun. La connaissance de ce passé comme objet précieux de savoir dans sa valeur phallique vient se substituer à l’objet dans la formule du fantasme. Du côté du sujet, on trouve l’Autre défaillant – qui n’est que Marcher lui-même – et qui accidentellement perd sa complétude par ce trou de mémoire.

40 La simple situation d’être face à une femme ne peut pas éveiller son intérêt puisque la forme imaginaire ne s’accommode pas à la structure fantasmatique.

41 La condition qui aurait permis de faire tenir fantasmatiquement la relation pour lui, après la conversation, est ainsi décrite et imaginée par Marcher : tout aurait changé si elle avait joué l’infirmière auprès de lui, gravement malade, ou s’il l’avait sauvée d’un cambrioleur. Voici le scénario fictionnel et son corrélat imaginaire tel qu’il l’exprime :

42

« He would have liked to invent something, get her to make believe with him that some passage of a romantic or critical kind had originally occurred. »[7]

43 C’est cependant May Bartram qui viendra donner un nouveau sens là où il ne le trouve pas :

44

« She herself decided to take up the case and, as it were, save the situation. »[8]

45 C’est ici que se trouve l’élément de surprise cité plus haut et qui, tout en sortant de sa bouche à elle, provient de Marcher lui-même. Ce qui le surprend, c’est ce qui lui est le plus intime, son propre secret qu’il croyait enfoui depuis toujours dans son for intérieur, et qui porte, dans la tournure particulière de l’énonciation, la marque de l’extime :

46

« What she brought out, at any rate, quite cleared the air and supplied the link – the link it was such a mystery he should frivolously have managed to lose. »[9]

47 Elle demande alors :

48

« Has it ever happened ? »[10]

49 Face à cette question Marcher se trouve d’abord perdu, embarrassé :

50

« Oh, then he saw, but he was lost in wonder and found himself embarrassed. »[11]

51 On trouve ici cette forme atténuée de l’angoisse face à la présentification du fading du sujet, qui est l’embarras et qui donnera suite, dans ce cas, à la surprise (Lacan 1961-62).

52 Dans la névrose, le désir glissera nécessairement vers la demande et, dans notre cas, vers une demande de savoir, qui, chez l’obsessionnel, servira à établir sa place forte dans le monde du signifiant.

53 Entre ces deux personnages, à partir de ce moment, il ne sera question, et il n’a d’ailleurs jamais été question, d’autre chose que d’un savoir.

54 La rencontre dans le passé, le fait qu’il ait laissé « échapper » son secret, est re-signifé à ce moment du récit en termes de demande. Pas d’attirance, pas d’excitation, pas de passion :

55

« To tell her what he had told her… what had it been but to ask something to her ? »
« What he had asked of her had been simply at first not to laugh at him. »[12]

56 Le secret qui donne sens à sa vie lui viendra de ses lèvres à elle :

57

« You said you had had from your earliest time, as the deepest thing within you, the sense of being kept for something rare and strange, possibly prodigious and terrible, that was sooner or later to happen to you, that your had in your bones the foreboding and the conviction of and that would perhaps overwhelm you. »[13]

58 Il précisera cette idée :

59

« (It’s something) to have to meet, to face, to see suddenly break out in my life ; possibly destroying all further consciousness, possibly annihilating me ; possibly on the other hand only altering everything, striking at the root of all my world and leaving me to the consequences, however they shape themselves. »[14]

60 May Bartram lui demandera si cet événement étrange, prodigieux, terrible ne serait pas le fait de tomber amoureux. Il répondra que ça lui est déjà arrivé mais sans avoir un effet dévastateur. Elle lui laissera alors entendre que ce n’était donc pas de l’amour.

61 Mais, qu’est-ce que finalement cette « Chose » – comme il appelle son événement ?

62 À ce propos, un dialogue s’instaurera :

63

« John Marcher : I only think of it as natural, as of course above all, unmistakable. I think of it simply as The Thing. The thing will of itself appear as natural
May Bartram : How could it appear strange ?
JM : It won’t for me
MB : To whom then ?
JM : Well… say to you
MB : Oh, then I’m to be present ?
JM : Why, you are present, since you know.

MB : I’ll watch with you. »[15]

64 Ensuite, elle lui demandera plus d’une fois s’il a peur, mais il ne pourra pas répondre. On ne peut pas aller le chercher au plan du ressenti, mais encore une fois dans la dimension du savoir. Il ne sait pas, et ce sera à elle de lui dire ce qu’il ressent :

65

« Then I don’t know. And I should like to know, said John Marcher. You will tell me yourself whether you think so. If you’ll watch with me, you’ll see. »[16]

66 Elle s’engagera à regarder avec lui. Ainsi, à la fin de cette première rencontre – rencontre ratée sur le plan du désir –, le pacte entre eux est scellé.

67 Le pacte se situe au niveau du regard et du savoir. Regarder dans la même direction pour savoir, tout en ne sachant pas. May Bartram est capturée comme « autre » dans le mécanisme de la demande sans autre but que d’être son témoin à lui.

68 Le désir de l’Autre, anéanti depuis le début, est ainsi ramené au plan de la demande.

69 La surprise, par ce même mécanisme, sera rabaissée à l’inattendu – qui n’est finalement qu’une autre face de l’attendu. Lacan soulèvera cette condition moëbienne de l’attente en disant que « l’inattendu (est) ce qui se révèle comme étant déjà attendu mais seulement quand il arrive » (Lacan, 1964-65). C’est-à-dire qu’il ne s’agit plus de surprise mais de ce que Marcher, en tant que metteur en scène, a introduit dans le scénario de sa vie, tout en affirmant que cela viendra de l’extérieur. C’est pour cette raison que nous pouvons affirmer qu’il a déjà raté son événement, dans la mesure où ce qui lui est arrivé de l’extérieur, par l’opacité de la présence de cette femme, se trouve réduit ou dégradé à un savoir qui lui appartient.

70 À partir de ce moment, ils seront amenés à se revoir de plus en plus régulièrement, et finalement, dans un certain sens, à partager leurs vies. Marcher ira jusqu’à affirmer que la véritable forme de cette relation aurait dû être celle du mariage. Mais la base même sur laquelle est fondé ce partage l’interdit. Tout en demandant à May Bartram d’être avec lui, il fait en sorte d’annuler la possibilité d’un engagement afin de la préserver du danger ultime. Pour un « gentleman » comme lui, il n’est pas concevable d’exposer une femme au péril du surgissement de la bête. Il ne prendra bien évidemment jamais le risque de lui poser la question, ne serait-ce que parce qu’il risque en même temps de voir pointer quelque chose du désir chez sa partenaire ; telle une sorte de suspension face au choix de l’action chez John Marcher : « Ils vivent sur la limite et leur union se soude autour de la prudence à ne surtout pas passer le pas. » (Mijolla-Mellor, 2009).

71 Voyons comment il caractérise ce paradoxe :

72

« Something or other lay in wait for him, amid the twists and turns of the months and the years, like a crouching Beast in the Jungle. (…) The definite point was the inevitable spring of the creature ; and the definite lesson from that was that a man of feeling didn’t cause himself to be accompanied by a lady on a tiger hunt. »[17]

Intermezzo

73 Lors d’un anniversaire de May Bartram, un dialogue s’instaure entre les personnages que nous considérerons comme l’antécédent de la deuxième scène dont nous parlerons par la suite, et ce pour deux raisons.

74 Premièrement, Marcher énoncera à ce moment la valeur de la loi dans le cours de sa vie et le rapport à sa partenaire :

75

« One is in the hands of one’s law… there one is. As to the form the law will take, the way it operate ; that’s its own affair. »[18]

76 Ainsi, selon Marcher la position que l’on a dans la vie est déterminée par la soumission à sa propre loi. Mais le rapport particulier à cette loi est un rapport d’ignorance. Le possessif dans la phrase (« one’s law ») ne fait pas référence au fait que la loi nous appartient parce que nous l’avons énoncée, parce que nous l’avons façonnée, mais il s’agit plutôt de sa propre loi dans la mesure où elle le détermine dans sa particularité, comme être unique. C’est une loi qui ne correspond à personne d’autre. On ne peut pas savoir comment elle agit, la forme qu’elle prendra. Voici une manœuvre typiquement névrotique : faire de la particularisation de la loi, qui est un effet de la rencontre contingente entre le signifiant et l’histoire du sujet, sa propre loi sans toutefois la reconnaître. Marcher situera cette ignorance structurelle de son côté. Il s’agit de sa propre loi voire littéralement de son destin. Or, la façon et le moment d’accomplissement de ce destin resteront inconnus. Voici le leurre : le moment de la particularisation du sujet est localisé dans l’avenir, tout en ignorant que ceci a déjà eu lieu.

77 Deuxièmement, la tournure d’une remarque de May Bartram lors de cette rencontre instillera la première suspicion d’une différence :

78

« You’ve everything still to see. »[19]

79 À ce qu’il répond :

80

« Then, why haven’t you ? »[20]

81 La réponse de Marcher évoque d’emblée une dissymétrie dans la position des deux protagonistes face à leur quête. Il a la certitude, à partir de la façon dont elle a parlé, qu’elle sait quelque chose qu’il ignore et qu’elle ne lui dit pas. Mais Marcher hésitera toujours à insister sur la question, de peur de la brusquer. Il s’ajoute à cette impression le fait que quelque chose dans l’aspect de May Bertram commence à le préoccuper. Il éprouve la sensation qu’il pourrait la perdre suite à une catastrophe, qui ne serait pas La Catastrophe, c’est-à-dire sa catastrophe à lui. Ceci sera confirmé par son amie quand elle lui annoncera une grave maladie du sang. Face à cette annonce, il imagine des scénarios tragiques, mais pense surtout à sa propre situation :

82

« He immediately began to imagine aggravations and disasters, and above all to think of her peril as the direct menace for himself of personal privation. »[21]

83 Cette nouvelle condition soulage Marcher d’une certaine façon, puisqu’il peut penser à la déception de son amie. Ce soulagement vient du rafraichissement de sa générosité et lui donne la seule surprise positive de sa carrière, indépendamment de la menace qui se cache derrière. La question se retourne encore une fois : qu’est-ce qui se passerait si elle mourrait avant de savoir, avant d’avoir vu ?

84 D’autres surprises ne tarderont pas à apparaître et le narrateur situera la première d’entre elles lors d’une autre visite où Marcher est troublé par l’aspect physique de son amie :

85

« He had been struck one day with her suddenly looking much older to him… he recognized that the suddenness was all on his side… he had just been suddenly struck. She looked older because inevitably, after so many years, she was old, or almost ; which was of course true in still greater measure of her companion. »[22]

86 Ce constat vient briser un supposé qui soutient tacitement toute possibilité de construction dans l’obsession : le fait que la dimension temporelle – solidaire de l’inscription de tout individu comme mortel – est abolie. C’est la condition logique pour pouvoir toujours retarder l’acte. Rappelons que l’acte qui mettrait en jeu le désir doit être logiquement repoussé par l’obsessionnel, puisqu’il a transformé précédemment ce désir en demande de mort.

87 Ainsi, si la première condition pour faire avec son désir consiste à vider toute trace de sa propre subjectivité, la deuxième condition est la procrastination – non pas comme symptôme – mais comme nécessité logique pour faire tenir sa stratégie.

88 À partir de cette apparition soudaine de l’irréversibilité du temps, l’un des supports de cette stratégie commence à se fendre avec la claudication de sa partenaire. Il affirme avoir toujours été convaincu que ce qui devait lui arriver avait le temps de se produire :

89

« It was in Time that he had to meet his fate, so it was in Time that his fate was to have acted. »[23]

90 Comme l’explique Lacan dans Le temps logique (Lacan, 1945), le temps n’a d’inscription possible qu’à partir d’un acte situé symboliquement. De surcroît, ce temps ne pourra pas être autre chose qu’un temps en avance ou un temps en retard. L’acte ne peut venir que du sujet, il est toujours à situer après-coup, ce n’est pas le destin qui agira, comme l’obsessionnel voudrait le croire. Ce rapport au temps sera souligné quelques lignes plus tard dans la nouvelle quand Marcher affirmera :

91

« Nothing to me is past, nothing will pass until I pass myself. »[24]

92 Et c’est effectivement à cet endroit qu’il trouve la clé de sa démission subjective : il n’y a pas de passé pour lui, il n’y a pas d’avenir non plus, le temps ne peut s’ordonner qu’à partir de sa propre mort.

Deuxième acte

93 Venons-en à la deuxième scène que nous avons mentionnée plus haut. Il s’agit d’une nouvelle rencontre où il est question pour Marcher de savoir ce que sa partenaire sait, où il essaye encore d’effacer toute différence entre eux deux, tout possible point d’inconnu.

94 Il insistera pour qu’elle lui livre son savoir :

95

« You know something that I don’t. You’ve showed me that before. »[25]
(…)
« What makes me sure is that I see in your face and feel here, in this air and amid these appearances, that you’re out of it. You’ve done. You’ve had your experience. You leave me to my fate. »[26]

96 Mais elle lui laisse savoir que rien n’est irréversible et qu’ils pourraient encore éviter le pire. Dans toutes les descriptions de ce passage, il est question de sa présence à elle qui s’anime d’une nouvelle jeunesse :

97

« The cold charm in her eyes had spread, as she hovered before him, to all the rest of her person, so that it was, for a minute, almost like a recovery of her youth. »[27]

98 À la fin de la rencontre elle insistera encore :

99

« It’s never to late. »[28]

100 Elle se rapproche de lui et elle attend, ou le fait attendre, ou l’attend… à côté de la cheminée où une vieille horloge française « parfaite » se tient à côté de sa main, image saisissante qui semble représenter Marcher, dans sa perfection mécanique, son « intouchabilité » malgré sa proximité.

101

« She only kept him waiting, however ; that is, he only waited. It had become suddenly, from her movement and attitude, beautiful and vivid to him that she had something more to give him. (…) they continued for some minutes silent, her face shining at him, her contact imponderably pressing, and his stare all kind, but all expectant. The end, nonetheless, was that what he had expected failed to sound. Something else took place instead, which seemed to consist at first in the mere closing of her eyes. (…) It was the end of what she had been intending, but it left him thinking only of that. »[29]

102 La rencontre se fermera sur une question de May Bartram :

103

« Don’t you know… now. »[30]

104 Il lui demande alors :

105

« What then has happened ? »[31]

106 Et sa réponse ne laissera aucune ambiguïté :

107

« What was to. »[32]

108 Il essayera de lui rendre visite par la suite, mais elle est trop malade pour le recevoir.

Troisième acte

109 Il réussira cependant à la voir une dernière fois. C’est lors de cette rencontre qu’elle lui confirmera que « La Chose » a déjà eu lieu, sans aucun doute et même à une date précise. Il manifestera alors son étonnement de ne pas s’en être aperçu et de ne pas en avoir été touché. C’est précisément ce point d’ignorance qui fera dire à May Bartram :

110

« Ah, you’re not being aware of it… it’s the strangeness in the strangeness. It’s the wonder of the wonder. »[33]

111 Et c’est ici que la loi que nous avons signalée précédemment réapparaît. C’est sa voix à elle qui lui fera entendre sa propre loi, celle qui le détermine :

112

« It was the true voice of the law ; so on her lips would the law itself have sounded. »[34]

113 Comme au début de la nouvelle, deux effets de méprise se produisent à ce moment. D’une part, l’inversion du lieu d’énonciation, qui est dû au rabaissement de la relation entre le Sujet et l’Autre à l’axe imaginaire qui détruit toute asymétrie et réduit la relation à un jeu de miroirs. Au début de la nouvelle, son secret à lui lui vient d’elle. Ici c’est sa propre loi à lui qui vient d’elle. D’autre part, on assiste au rejet de la dimension du réel par la réduction de tout ce qui, du pulsionnel, s’articule à l’objet, comme au-delà de la demande ; un au-delà de la dimension signifiante et discursive de la pulsion, qui est ici, comme dans la première scène, représentée par la voix.

114 Elle ira encore plus loin en affirmant :

115

« You’ve had it. (…) what was to have marked you out. The proof of your own law. It has acted. I’m too glad (…) to have been able to see what it’s not. »[35]

116 C’est alors que May Bartram en arrive à un constat qui pourrait s’avérer topologique :

117

MB : « This, you see, is the other side
JM : I think that all sides are the same to me (…) we mightn’t, as it were, have got across…?
MB : to where we are .. no. We’re here. »[36]

118 Son constat est définitif et elle livre la clé de la loi qui a réglé la vie de Marcher :

119

« You were to suffer your fate. That was not necessarily to know it. »[37]

120 Elle le dit, haut et fort : tout ce qu’il croit être à lui, le plus intime, ses souvenirs, sa loi, lui vient de l’extérieur. Ce qui est fondamental, c’est qu’ils se trouvent maintenant à un point de leur histoire où la frontière a été franchie sans toutefois avoir traversé un bord. Ils sont pourtant de l’autre côté.

121 Or, elle lui fait comprendre que cet effet n’est qu’un effet de structure, de la structure signifiante. Par conséquent, il sera toujours du côté du manque à être. Le fonctionnement mécanique du signifiant ne lui donnera jamais une consistance subjective. La traversée de l’autre côté ne peut avoir un effet vivifiant que si elle est le résultat d’une coupure conséquente d’un acte.

122 Ce sera leur dernier rendez-vous. Ensuite, May Bartram décédera. Nous pouvons penser avec le narrateur que sa mort n’est que le résultat de l’usure de son désir, conséquence de la position de Marcher.

RIDEAU

123 Dès lors, Marcher continuera sa vie, une vie vidée de sens, mis à part les moments où il se recueille devant la tombe de son amie.

124 C’est enfin à cet endroit que la vérité éclatera pour lui, et encore une fois par accident :

125

« With the disrespect of chance, the insolence of an accident. »[38]

126 La vérité lui vient du regard d’un étranger au cimetière :

127

« The stranger passed, but the raw glare of his grief remained… »[39]

128 Aucune passion ne l’a jamais touché, il a tout simplement survécu, voilà sa vérité :

129

« He had seen outside of his life, not learned I within, the way a woman was mourned when she had been loved for herself. »[40]

130 Il a été l’homme de son temps, « L’Homme à qui absolument rien n’est arrivé ». Mais cette formulation correspond à la théorie qu’il peut se forger de sa propre vie. Or l’inclusion du sens de son attente dans une narration ne peut se faire que sous la condition que May Bartram soit déjà morte, comme l’exprime Sophie de Mijolla-Mellor : « Parce qu’elle est enfermée dans une tombe, elle devient aimable et il peut sans crainte se dire qu’il a rencontré la bête. Il peut même se payer le luxe des regrets, et croire que le sort qui lui était destiné n’était que celui d’un homme à qui il ne devait jamais rien arriver, qu’il aurait pu échapper à son destin en aimant May qui l’avait aimé avec passion… » (Mijolla-Mellor, 2009). Selon nous, il n’a jamais été question pour John Marcher d’échapper à son destin, ne serait-ce parce que c’est la condition pour pouvoir se désengager d’emblée de tout acte de sa part. Il peut maintenant sans crainte situer la rencontre qu’il a tellement attendu et, dans le même mouvement, nommer son destin. Or, la seule conséquence consiste à transformer le futur antérieur, qui déplace l’événement et ses effets dans l’avenir et qui traverse ses rencontres avec May Bartram (« Lorsque Ça sera arrivé »), en conditionnel passé, pour marquer la possibilité ratée comme Sophie de Mijolla-Mellor le signale (« il aurait pu échapper »). Il ne fait ainsi que réinscrire l’impossibilité d’un présent qui l’engage comme sujet désirant.

131 Quelle a été sa vie sinon le labyrinthe temporel qu’il a forgé par la procrastination de l’acte qui aurait mis en jeu son propre désir ? Il est allé jusqu’au bout. La couleur était déjà annoncée dans les premières lignes de la nouvelle par la spatialisation de ce labyrinthe dans les déambulations à Weatherend où il s’agissait de regarder les « monuments » figés et morts du passé. Un accident l’avait amené ce soir-là face à son propre passé à travers une présence renouvelée, mais il ne fera de cet événement qu’une anecdote banale.

132 C’est pourtant son amie qui lui offrira la clé pour faire de ce passé mort, le lieu où il aurait pu advenir comme vivant, et elle renouvellera son offre à maintes reprises dans leur cheminement, non pas par sa fidélité à leur quête commune, mais par sa présence réelle. En cela, la position de May Bartram diverge de celle de l’analyste – pourquoi d’ailleurs l’aurait-elle assumée ?

133 Elle s’est proposé à Marcher pendant ces longues années comme objet d’amour. Ce sacrifice d’elle-même révèle sa position subjective. Proie de son propre stratagème face à son désir, elle ne pourra qu’être l’objet de la demande mortifère de Marcher.

134 En revanche, une position analytique aurait mis en jeu le désir de l’analyste comme fonction, permettant de marquer à l’horizon la place de l’objet comme cause du désir. L’opération aurait visé la possibilité de la surprise et de la réponse par l’acte, qui aurait, peut-être, donné à Marcher la possibilité de faire le saut.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

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Mots-clés éditeurs : Névrose obsessionnelle, Structure, Désir, Surprise, Henry James

Mise en ligne 08/11/2012

https://doi.org/10.3917/top.120.0187

Notes

  • [1]
    « Il importe peu de savoir ce qui amena, au cours de leur conversation, les paroles qui le firent sursauter. Ce fut sans doute quelques mots insignifiants que lui-même avait dû prononcer par inadvertance… »
  • [2]
    « L’idée que s’ils s’étaient vraiment rencontrés autrefois, cela n’avait pu être qu’une rencontre banale et sans importance. »
  • [3]
    « Mais alors, si cette rencontre avait été sans importance, il ne comprenait plus pourquoi ce qu’il ressentait maintenant en sa présence semblait en avoir tant. »
  • [4]
    « Elle était là au prix de davantage de souffrance que les autres. »
  • [5]
    « Il sentait bien que ce visage était une suite et, sur le moment, il lui fit bon accueil mais il ignorait encore de quoi il était la suite. »
  • [6]
    « Cependant, dès qu’il entendit le son de sa voix, le vide fut comblé et il retrouva le maillon qui lui manquait. »
  • [7]
    « À présent il aurait aimé inventer quelque chose pour l’amener à croire avec lui qu’un incident romanesque ou dramatique était à l’origine de leur première rencontre. »
  • [8]
    « C’est alors qu’à ce moment précis… la jeune femme décida de prendre les choses en main afin, pour ainsi dire, de sauver la situation. »
  • [9]
    « Ce qu’elle dit alors lui fit voir clair et lui fournit le maillon qui lui manquait et que, par un bien curieux mystère, il avait eu la légèreté de perdre. »
  • [10]
    « Cela vous est-il enfin arrivé ? »
  • [11]
    « Cette fois, il avait compris mais il demeurait perplexe et embarrassé. »
  • [12]
    « En lui confiant son secret, qu’avait-il fait sinon lui demander une grâce ? Ce qu’il lui avait demandé, c’était tout d’abord et tout simplement de ne pas se moquer de lui… »
  • [13]
    « Vous m’avez dit que depuis votre plus tendre enfance, vous aviez, au plus profond de vous, l’impression d’avoir été choisi pour quelque chose d’exceptionnel et d’étrange… qui serait peut-être prodigieux, terrifiant, et qui devait vous arriver tôt ou tard… que vous en aviez le pressentiment et la conviction intime et que peut-être vous y succomberiez. »
  • [14]
    « … Quelque chose qu’il faut attendre et à quoi il faudra faire bon visage quand elle surgira soudainement dans ma vie. Il se peut que cette chose détruise toute conscience de ce que j’étais et m’anéantisse ou, au contraire, que je reste le même et que je doive affronter toutes les conséquences d’une entière métamorphose de mon univers familier. »
  • [15]
    « John Marcher : (Je l’envisage) comme quelque chose de naturel, immédiatement reconnaissable. Je l’envisage tout simplement comme « la » chose qui doit m’arriver et quand elle arrivera, elle paraîtra naturelle.
    May Bartram : Mais comment voulez-vous qu’elle soit à la fois naturelle et étrange ?
    JM : Elle ne sera pas étrange pour moi
    MB : Mais alors pour qui ?
    JM : Pour vous, par exemple.
    MB : Pour moi, mais alors, je serai présente ?
    JM : Mais vous l’êtes déjà puisque vous êtes au courant.

    MB : Je resterai aux aguets avec vous. »
  • [16]
    « C’est que je n’en sais rien. Et j’aimerais tant savoir. Vous me le direz si vous vous en apercevez. Si vous restez aux aguets avec moi, vous vous en rendrez bien compte. »
  • [17]
    « Quelque chose se tenait embusqué quelque part le long de la longue route sinueuse de son destin comme une bête à l’affût se tapit dans l’ombre de la jungle prête à bondir. Il importait peu de savoir qui, de lui ou de la bête, mourrait mais il était clair qu’elle bondirait immanquablement et il était clair aussi qu’un homme un peu délicat ne devait pas se mettre en position d’être accompagné d’une dame pour aller à la chasse au tigre. »
  • [18]
    « Chacun est sous le coup de sa propre loi. Quant à la forme que prendra le destin, la manière dont il se présentera, c n’est pas de notre ressort. »
  • [19]
    « Vous n’avez encore rien vu. »
  • [20]
    « Et vous, ne vous reste-t-il pas des choses à voir aussi ? »
  • [21]
    « Il commença immédiatement à imaginer une aggravation qui conduirait au plus grand des malheurs et surtout à voir dans le danger qu’elle courait la menace d’une privation pour lui-même. »
  • [22]
    « Un jour après une absence plus longue que d’ordinaire, il fut frappé de la trouver soudain infiniment plus vieille qu’elle ne lui avait jamais semblé. Puis, à la réflexion, il comprit que la surprise n’était que pour lui. Elle accusait son âge parce qu’inévitablement, après toutes ces années, elle était vieille ou presque, ce qui était encore plus vrai pour lui-même car si elle était vieille, il était forcément vieux aussi. »
  • [23]
    « Puisque c’était dans le temps que son destin s’accomplirait. »
  • [24]
    « Rien pour moi n’est arrivé et rien n’arrivera avant ma mort… »
  • [25]
    « Vous savez quelque chose que j’ignore. Vous me l’avez laissé entendre. »
  • [26]
    « Je suis sûr de ce que j’avance parce que je vois à votre mine, je sens dans l’air et dans tout ce qui nous entoure que vous êtes ailleurs. Vous avez eu votre révélation et vous m’abandonnez à mon sort. »
  • [27]
    « Comme elle s’approchait de lui, le charme froid de ses yeux s’était propagé à toute sa personne si bien que, l’espace d’un instant, ce fut comme si elle avait retrouvé sa jeunesse. »
  • [28]
    « Il n’est jamais trop tard. »
  • [29]
    « May Bartram avait posé sa main sur le manteau et s’y appuyait à la fois pour se soutenir et s’encourager pendant qu’elle le faisait attendre, ou plus justement pendant qu’il attendait. Il avait soudain compris devant son attitude si belle et si expressive à ses yeux qu’elle avait encore quelque chose à lui offrir (…) Marcher était fort perplexe et il demeurait bouche bée dans l’attente de la révélation si bien qu’ils restèrent silencieux encore quelques minutes, lui subjugué par l’éclat de son visage et l’imperceptible pression de son contact et elle par la douceur mais aussi par l’impatience de son regard. Mais, pour finir, ce qu’il attendait ne se produisit pas. Au lieu de cela, il advint qu’elle ferma les yeux (…) Ce fut la conclusion de son intention mais Marcher ne prit garde qu’à la conclusion. »
  • [30]
    « Est-ce que vous avez compris maintenant ? »
  • [31]
    « Mais qu’est-il arrivé ? »
  • [32]
    « Il est arrivé ce qui devait arriver. »
  • [33]
    « Que vous ne vous en soyez pas rendu compte est ce qu’il y a de plus étrange au milieu de toute cette étrangeté. C’est tout simplement prodigieux. »
  • [34]
    « Elle était persuadée de ce qu’elle disait et la solennité de cette persuasion faisait à Marcher l’effet d’être approprie à la loi qui avait gouverné tous ses mouvements jusqu’à ce jour. Cette même loi avait choisi la bouche de May Bartram pour se révéler. »
  • [35]
    « Vous avez eu ce que vous attendiez (…) la marque de votre destin… la preuve de la loi qui vous régit. Elle s’est manifestée. Je suis vraiment heureuse d’avoir pu voir ce qui ce n’était pas. »
  • [36]
    MB : « (…) nous sommes de l’autre côté maintenant
    JM : J’ai peur que, pour moi, tous les côtés se vaillent (…) Est-ce que nous aurions pu ne pas passer…
    MB : De l’autre côté. Non. Nous y sommes. »
  • [37]
    « Il était dit que vous deviez subir votre destin. Il n’était pas dit que vous deviez en être conscient. »
  • [38]
    « … avec l’irrespect du hasard et l’insolence d’un événement fortuit. »
  • [39]
    « L’étranger passa mais le regard vif de son chagrin demeura. »
  • [40]
    « Il avait vu en spectateur – il ne l’avait pas connu de l’intérieur – comment l’on pleurait une femme quand on l’avait aimée pur elle-même. »
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