Notes
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[1]
FREUD, S., « La psychanalyse en matière judiciaire » (1906 c – juin), in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, NRF, 1971.
-
[2]
CARBONNIER, J., Flexible droit, Librairie générale de Droit et jurisprudence, Paris, 1969, p. 21.
-
[3]
. « Parmi les quelque cinq cent mille jugements rendus chaque année en France, l’immense majorité sont des jugements individuels, bien souvent des jugements d’équité, qui n’appliquent pas une règle de droit antérieure et ne deviendront pas eux-mêmes règles de droit » (ibid.).
-
[4]
Ce que Carbonnier voit bien en le décrivant avec humour comme un poète : « Le panjuriste est, à sa façon, un poète : il a la chance de voir le droit rayonner au contour des choses familières. Là où le profane sent la tempête, il renifle le cas fortuit. Un soc de charrue dans un champ, il crie à l’article R. 26-7e du Code pénal ; et sous les colombes du ciel, il aperçoit des immeubles par destination. Un tel regard est capable de faire jaillir une gerbe de droit hors des faits les plus sèchement factuels. » (ibid, p. 22).
-
[5]
J’ai rapporté le détail de ce cas dans La mort donnée, Essai de psychanalyse sur le meurtre et la guerre, Paris, PUF, 2011.
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[6]
Un congrès qui s’est tenu à Jérusalem en 1975 a défini la victimologie comme « l’étude scientifique des victimes ». G. Gulotta précise : « La victimologie est une discipline qui a pour objet l’étude de la victime d’un délit, de sa personnalité, de ses caractéristiques biologiques, psychologiques, morales et socio-culturelles, de ses relations avec le délinquant et du rôle qu’elle a joué dans la genèse du délit ». (La Vittima, Milan, 1976). Une abondante bibliographie existe à laquelle, les articles d’Henri Ellenberger constituent une introduction utile : « Relations psychologiques entre le criminel et la victime » (in Revue internationale de criminologie, 1954, p.103, p.199).
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[7]
HESNARD, A., Psychologie du crime, Paris, Payot, 1962. Ce livre, peu cité aujourd’hui, outre les approches personnelles de l’auteur donne une intéressante synthèse des travaux en psychanalyse et en phénoménologie sur l’homme.
1 La psychanalyse, voire le psychanalyste, peuvent se voir sollicités au niveau expertal afin de déterminer les limites de la responsabilité en fonction du degré ou de la nature des traits psycho-pathologiques d’un sujet incriminé. Pourtant ce n’est pas par ce biais qu’elle serait le plus utile, mais plutôt à un niveau plus radical, celui où le juriste s’interroge sur les fondements de sa pratique.
2 Le juriste – magistrat, avocat ou autre – se voit nécessairement confronté à un tel questionnement par l’écart irréductible entre sa fonction, qui dit ou applique le droit et le sol philosophique sur lequel celui-ci, fût-il le plus pragmatique, repose, c’est-à-dire l’idée de justice. Ainsi en est-il par exemple pour le juge face à des notions cruciales comme l’« intime conviction » qui pose le problème de la subjectivité de la certitude, ou pour l’avocat, la notion de « défense » et ses limites.
3 Les enquêteurs en matière criminelle du temps de Freud [1] avaient pensé pouvoir tirer quelque enseignement de la méthode des « mots inducteurs » telle qu’elle avait été introduite par le psychologue Wundt et théorisée sous une autre forme par Bleuler et Jung en la liant à la notion de complexe. La différence entre l’usage de la méthode à des fins judiciaires ou psychologiques n’est cependant pas mince selon que l’on considère que la vérité dans le premier cas est connue du sujet interrogé et dissimulée tandis que dans le second elle est inconnue de lui parce qu’inconsciente.
4 Pourtant l’analysant résiste tout autant au dévoilement de cette vérité qu’il rejette et donc dans les deux situations il s’agit bien de traquer les indices d’un contenu qui ne doit pas venir au grand jour.
5 En revanche, comme le fait remarquer Freud à la fin de l’article, le Code d’Instruction criminelle enjoint de ne pas faire usage de la surprise à l’égard du prévenu ce qui implique de ne pas le prendre au dépourvu d’une révélation qu’il aurait faite à son insu et qui n’aurait d’autre garantie que celle d’une technique psychologique possiblement mal appliquée puisque ne prenant pas en compte, par exemple, les obscurs déplacements de la culpabilité d’un fait réel sur un fait imaginaire. Il est intéressant de voir que la pierre d’achoppement du processus d’exportation du psychologique au judiciaire tient davantage à une position éthique ou déontologique qu’à la technique.
6 Réciproquement, toute pratique judiciaire sous sa forme la plus banale charrie avec elle, vérifiée dans les mots du Code, une pensée morale et politique, alors même que le débat philosophique en semble absent. Ce sont les « grands » procès qui régulièrement brisent ces évidences et montrent que si « nul n’est censé ignorer la loi », celle-ci est cependant toujours interprétable, liée à des valeurs qui la dépassent et la problématisent.
7 Dans ce débat infini entre le juste et le bon, le psychanalyste n’a pas directement sa place, tout au plus lui est-il cependant loisible de rappeler qu’il y entre aussi des fondements pulsionnels dans lesquels la dimension de l’inconscient ajoute un élément qui brouille les cartes.
8 On peut en donner quelques exemples.
9 Ainsi, la procédure contractuelle supposée engendrer la justice et surmonter un état dit primitif pour accéder à l’état de droit se voit de même mise en œuvre dans le contrat pervers, lequel, il est vrai, fonctionne le plus souvent de manière à ne pas attirer l’attention des tribunaux.
10 Par ailleurs, celui qui réclame justice, crie son bon droit et attend de l’instance juridique qu’elle « dise le droit » dans une sentence et pourtant une telle demande, fondée en apparence sur le sens imprescriptible de la justice et la revendication si fondamentale d’un « droit au droit » qu’elle se confond avec la définition même de l’humain, est à son tour interprétable.
11 Ce que peut alors faire la psychanalyse c’est d’ouvrir des brèches interprétatives dans la pratique et de permettre ainsi de mieux penser l’action judiciaire. Par exemple, le regard psychanalytique soulève une interrogation là où l’évidence factuelle assignait seulement des places bien définies : celle de la victime et celle du fauteur de violence.
12 Le psychanalyste a d’ailleurs l’habitude de cette situation : ne se voit-il pas dans sa pratique la plus quotidienne adresser la demande de reconnaître et d’exprimer le juste dans les conflits relationnels portés sur son divan comme dans un prétoire ? L’analyse de la demande et du désir inconscient qu’elle abrite n’est certes pas transposable en tant que telle hors de la cure mais la dimension qu’elle ouvre sur cette autre scène peut constituer un élément de réflexion pour ceux qui ont la tâche et l’obligation sociale de dire le droit.
13 Or l’approche psychanalytique est précisément basée sur ce déplacement vers une logique inaccessible de prime abord et qui échappe tant à la motivation consciente de l’actant qu’aux catégories de la justice en termes de responsabilité. Que faire de telles brèches et sur quoi peuvent-elles déboucher ? Que faire d’une idée aussi catégorique et malcommode que celle de Freud affirmant que l’alternative juridique entre responsabilité et irresponsabilité n’est pas adaptée aux névrosés (1926 e) !
14 En d’autres termes, la logique psychanalytique peut-elle rencontrer la logique juridique et éventuellement lui apporter son concours ou bien sont-elles sans langage commun possible ? On voit de fait, dans plus d’un cas, comment par exemple la lecture psychanalytique de la détermination des faits demeure sans pertinence aux yeux de la logique pragmatique du droit. Pourtant le droit n’est pas une entité fixe mais un corps en évolution dans un espace vis-à-vis duquel, tour à tour, il s’impose ou il s’efface.
15 Variable selon le temps et l’espace, il forme un organisme vivant dont les constituants connaissent des phases de jeunesse, de croissance puis de décadence au cours desquelles ils tombent en désuétude, comme les coutumes, sinon comme les modes humaines.
16 Cette prise en considération de la relativité du droit ne débouche cependant pas sur du scepticisme pour peu que l’on s’entende à situer sa place par rapport à l’humain auquel il s’applique.
17 Le juriste Jean Carbonnier [2] rappelle utilement que le droit est plus grand que les sources formelles du droit, c’est-à-dire que c’est la société elle-même qui secrète le droit tandis que la règle de droit ne fait que l’enregistrer, la codifier. [3] D’où vient alors ce droit plus vaste, à quelle logique répond cette « équité » qui serait tellement hétérogène à la logique juridique qu’on ne pourrait ni la déduire des règles de droit existantes ni l’instituer pour des cas à venir ? Comme le psychanalyste, le juriste rencontre ici la dimension du singulier non seulement dans le cas à traiter, mais plus profondément dans la manière de l’appréhender.
18 Comment la psychanalyse entre-t-elle en dialogue avec la « réalité » du droit ?
19 En rappelant la « réalité du droit » qu’il oppose à l’idolâtrie de la jurisprudence, Jean Carbonnier souligne aussi que le droit est plus petit que l’ensemble des relations entre les hommes, perspective que la prise en considération de l’inconscient ne saurait que conforter.
20 Le mouvement allant du droit au non-droit est celui d’un abandon par le droit d’un terrain qu’il occupait ou qu’il aurait été de sa compétence d’occuper (Carbonnier, p 26).
21 Ces abandons peuvent être socialement approuvés comme autant de césures dans une tension continue (le temps de la fête, la licence carnavalesque) mais aussi comme des facteurs d’autolimitation du droit (par exemple, le domicile privé ou le droit d’asile inviolable). Ils ne mettent pas la société en péril mais ils sont consentis au contraire en raison du degré de maturité à laquelle celle-ci est supposée parvenue, comme si le droit s’effaçant, une régulation interne subsistait garantissant que l’excès ponctuel ne se transforme pas en chaos. Réciproquement les périodes de crise voient se restreindre ces libertés, comme si l’intériorisation des interdits surmoïques se trouvait menacée par un retour du pulsionnel.
22 Je n’entrerai pas ici dans le débat qui se dessinerait si l’on voulait prolonger ces réflexions au niveau du « malaise dans la civilisation » mais, revenant à la question du non-droit comme espace de liberté, c’est bien plutôt la capacité individuelle d’en tolérer l’existence qui me semble se poser dans bien des cas.
23 Revendiquer le « droit au droit », c’est demander une assurance-vie sur la protection paternelle que la société serait supposée pérenniser. Comme l’exigence d’amour, l’exigence de droit est illimitée.
24 Celui que Carbonnier nomme le « panjuriste » vit le droit comme « indéfiniment expansible, de même qu’il est absolument homogène : il tend à emplir tout l’univers social sans y laisser aucun vide » (op. cit., p. 22). Que faut-il ainsi, à tout prix, empêcher d’émerger ?
25 Le pulsionnel et l’affect qui l’accompagnent, que les mots du Code enserrent dans de longues et sinueuses formulations [4], voire assènent avec vigueur dans des adages, de préférence en latin, que les initiés connaissent si bien qu’il leur suffit d’en énoncer les premiers mots. Ce pulsionnel, c’est lui que l’on va en revanche retrouver dans le prétoire avec les mouvements de manches de la toge des avocats, les effets oratoires, les fausses colères et tout le théâtre cathartique du procès. Mais encore faut-il pour cela que le juriste ait les moyens de se saisir de cet affect qu’il va traduire dans ses mots, rendre communicable, métabolisable dans la plaidoirie.
26 Ceci est particulièrement nécessaire dans le cas du procès pénal comme je vais le montrer dans un exemple.
27 Reconnaître le juste, rencontre un obstacle majeur en matière de meurtre qui tient au paradoxe de l’empathie spontanée avec l’auteur des actes jointe à son refoulement qui fait de celui-ci une énigme. L’incompréhension est d’une part celle du public, du jury d’Assises, du magistrat voire de l’avocat et d’autre part, celle du criminel lui-même vis-à-vis de son propre acte. Qu’il tente après coup de revendiquer l’entière paternité de meurtres prémédités et souhaités ou qu’il les considère comme lui ayant été imposés par ses pulsions, son hérédité ou les carences de la société à son égard, ne fait pas une grande différence quant à la compréhension que le sujet peut avoir de son agir.
28 Et pourtant, qu’il ait pu en toute connaissance de cause, choisir de commettre les faits qui vont lui ôter la possibilité de jouir de la vie pendant vingt ans ou davantage aurait impliqué qu’il ait eu au moins conscience de la portée de ce qu’il faisait.
29 Ce que la psychanalyse rappelle de prime abord, c’est l’universalité du meurtre, du moins en fantasme, qui subit le même refoulement que la sexualité œdipienne et avec lequel le sujet va entretenir une semblable incompréhension mêlée de fascination.
30 Le cas [5] de la relation ingérable, quoique vieille de dix ans, de deux médecins associés dont l’un avait fini par tuer l’autre du fait de désaccords incessants portant sur les conditions de l’association illustrerait par exemple un débat sur la place d’un non-droit, tel que le Conseil de l’Ordre l’avait de fait dessiné dans son incapacité à intervenir dans le conflit des associés.
31 La situation du médecin qui finira par assassiner son confrère, n’avait pas offert de possibilité de médiation par le Conseil de l’Ordre tant l’excès émotionnel et le caractère incongru de la demande débordait l’offre de réponse. Car au-delà des termes du conflit, le praticien, en adressant ses requêtes à cette instance, la sommait de dire enfin une parole qui aurait restitué à chacun sa place et son droit à l’existence, appel qui avait un sens vis-à-vis d’une situation de sa propre enfance. Ce faisant, l’instance décisionnelle se voyait tenue de répondre à une demande « déplacée », anachronique, ce que l’absurdité apparente des éléments en jeu dans le conflit marquait à l’évidence.
32 La conviction d’« avoir droit », faute de pouvoir être interprétée en des termes qui en auraient reconstitué l’archéologie, ne pouvait donc que se heurter au mur du silence.
33 On peut considérer, ici comme ailleurs, que lorsque le recours à la justice est impossible pour un sujet au point qu’il ne puisse plus envisager que de substituer sa propre justice meilleure et plus éclairée, c’est qu’il sait inconsciemment que le procès n’est qu’un alibi vis-à-vis d’un autre procès antérieur resté en souffrance.
34 Dans ce procès impossible, l’adversaire a pris une dimension démesurée et terrifiante au point même de convaincre le sujet de sa propre culpabilité. Pour éviter de la reconnaître, il peut ne lui rester que l’issue de l’ordalie : celui qui survit dans cette lutte à mort est alors celui qui avait le bon droit pour lui, même si la société doit en juger autrement.
35 Le procès allait beaucoup insister sur l’interaction entre la victime et son meurtrier dont l’avocat avait construit la défense essentiellement en s’étayant sur la personnalité et le caractère de celle-ci. Sans aller jusqu’à soutenir l’idée qu’elle avait tout fait pour pousser à bout l’assassin, lequel n’aurait plus été que l’instrument d’un suicide par personne interposée, ces considérations avaient néanmoins fortement pesé et conduit jusqu’à l’application d’une peine relativement modérée pour le coupable.
36 Il est intéressant à cet égard de constater que, si les juristes sont depuis déjà longtemps conscients du fait que les rôles de bourreau et de victime fonctionnent en miroir dans un jeu d’identification réciproque, ce n’est cependant pas à la psychanalyse qu’ils en doivent l’idée mais à des considérations de type psychologique se donnant pour une étude scientifique spécifique : la victimologie [6]. De ce point de vue, le phénomène criminel et la criminalité peuvent difficilement s’expliquer sans l’analyse de la victime.
37 Le processus de compréhension implique donc un couple, ce qui est le cas dans la plupart des conflits de fait. Aussi les notions d’agresseur et de victime ne leur apparaissent pas toujours absolument opposées, ce qui a pour conséquence de se représenter que l’agresseur n’est pas toujours coupable et la victime pas toujours innocente.
38 L’anthropologie criminelle telle que la définissait Angelo Hesnard [7] c’est-à-dire la « compréhension » de l’homme criminel et de son acte et non son « explication » en termes de catégories psycho-pathologiques – implique une étude non seulement de la personnalité de son auteur mais aussi de la situation intersubjective partagée avec sa victime et avec les personnages de son histoire personnelle qu’elle est venue incarner.
39 En appelant l’attention des juristes sur ces considérations qui s’étayent aussi bien et indifféremment sur la sociologie, la biologie, la psychologie, voire la psychanalyse, les criminologues peuvent bien sûr apporter des éléments pondérant les conclusions d’un jugement.
40 Mais la dimension psychanalytique, ne peut se situer qu’ailleurs et autrement, faute de dissoudre sa spécificité dans un débat concernant des éléments de réalité. La réalité est en effet du point de vue psychanalytique d’abord la répétition, fût-ce dans la fascination de l’effet de rencontre, d’une réalité passée et disparue.
41 Aussi n’est-ce pas dans l’espace de l’expertise psychiatrique que le psychanalyste peut apporter au juriste des éléments de réflexion mais dans l’interrogation portée en amont par l’avocat comme d’ailleurs, plus profondément sur une réflexion au sujet des principes fondamentaux du droit. En soulignant la portée de leur dimension inconsciente, la psychanalyse peut aussi et a pu attirer l’attention sur les risques, encourus au cours du procès, d’une erreur d’appréciation des faits.
42 Je prendrai l’exemple des paradoxes et fausses pistes de l’aveu et de la confiance relative qu’il est justifié de lui accorder dans la réalité du procès en fonction des motivations inaccessibles au sujet lui-même qui le déterminent.
43 Dans le contexte criminologique, on serait tenté de penser que l’utilité d’obtenir des aveux réside dans le fait qu’ils rendent inutile le travail d’avoir à prouver la culpabilité du prévenu. L’aveu bénéficierait ainsi vis-à-vis de la preuve d’une force particulière qui est celle de l’évidence. Qui en effet mieux que l’auteur d’un délit peut savoir qui l’a commis ? Le coupable apporte alors sur son propre acte un témoignage irréfutable alors que celui qui doit faire la preuve de l’identité de l’auteur du délit se doit de reconstruire un cheminement. Même l’indice matériel (qui se dit « evidence » en anglais) ne peut être utilisé comme tel et il faut l’insérer dans un processus hypothético-déductif où le doute critique conserve sa place. Toutefois, l’aveu ne se substitue pas non plus à la preuve dans la mesure où il peut être mensonger, quelles que soient alors les motivations de celui qui endosse ainsi la faute ou le délit d’un autre. Même si l’aveu semble résoudre l’énigme ou effacer le doute, il ne rend pas pour autant la preuve superflue, il ne supprime pas la nécessité d’avoir, sinon à démontrer la culpabilité, du moins à réunir les éléments qui la rendent vraisemblable.
44 On peut cependant penser que l’aveu du présumé coupable soulage ceux qui ont à enquêter et à juger et ce, à deux niveaux différents. Tout d’abord, dans mesure où l’aveu s’accorde à la démarche d’investigation et la clôt, il délivre les juges, voire les jurés, de la crainte de l’erreur judiciaire qui les mettrait en retour en position de coupables face à un innocent. Le déni de culpabilité par le prévenu, quel que soit le poids des présomptions et la force de « l’intime conviction » du juge, laisse nécessairement le processus du jugement sur un inachèvement.
45 Si la signification morale et sociale du procès consiste à faire reconnaître et à assumer puis expier le délit, la non-reconnaissance des faits qui lui sont imputés soustrairait l’accusé à un tel cheminement.
46 D’autre part, et à un niveau inconscient cette fois, on peut penser que le coupable en reconnaissant sa faute établit une coupure entre lui-même et ceux qui ont à découvrir et à juger celle-ci. La collusion fantasmatique inconsciente qui accompagne le travail de pensée de l’enquêteur, du juge ou des jurés se rompt alors, la faute est renvoyée à son auteur qui la prend sur lui, délivrant ainsi les autres de la proximité troublante avec la représentation fantasmée des actes prohibés.
47 Mais, pour le prévenu lui-même, quel avantage peut-il y avoir à avouer ?
48 Une fois agi, l’acte est en quelque sorte extérieur à l’actant, il peut en parler à distance, parfois même froidement, comme si le fait d’être passé lui permettait de se cliver comme celui qui a fait et celui qui en parle. En fait, l’acte renvoie par ricochets à une série de faits psychiques dont l’analyse permet en partie de reconstituer la séquence.
49 J’en donnerai un exemple pour conclure sur la nécessité et les difficultés de faire se rencontrer la psychanalyse et le monde juridique. Un jeune homme de 25 ans est hospitalisé à la suite d’une tentative de suicide. Au cours du séjour dans le service de psychiatrie où il est adressé, il avoue sans beaucoup de difficulté au psychiatre ce qui l’a conduit à ce geste. Il a été accusé par des fillettes d’une institution où il travaille comme animateur bénévole d’avoir eu sur elles des attouchements sexuels, toutefois sans violences. Face à l’administration de l’institution, il n’avoue rien mais, en rentrant chez lui, il commet la tentative de suicide sur laquelle il ne fera après-coup aucun commentaire ou presque.
50 Lorsque je le rencontre dans le cadre d’une consultation de psychothérapie à l’hôpital, il réitère volontiers son récit et ajoute quelques éléments propres, selon lui, à expliquer son agir pédophile. Il est l’aîné d’une fratrie dans une famille maghrébine où les enfants sont très sévèrement tenus. Lui-même vit comme un adolescent totalement soumis à son père, auquel il remet son salaire et dont il craint la violence. Il n’a jamais pu s’affirmer comme homme face à lui, il n’a d’ailleurs pas de relations sexuelles régulières et son activité d’animateur auprès de pré-adolescentes lui permet d’éprouver aujourd’hui avec elles, ce qui lui avait été interdit par son père quand il avait leur âge. Plus précisément, la fillette qu’il a particulièrement investie lui rappelle une enfant de même âge, que son père lui interdisait de fréquenter lorsqu’il avait lui-même une douzaine d’années.
51 Le récit se tient et il est offert sous une forme canonique à l’écoute du psychanalyste auquel il n’est rien demandé, si ce n’est d’écouter, voire d’acquiescer. Aux consultations suivantes, le récit se complétera d’autres détails, d’éléments biographiques, de souvenirs tous parfaitement concordants. La procédure suivant son cours, le patient est entendu par la police à la sortie de son hospitalisation de quelques semaines en psychiatrie.
52 Je le revois peu après son audition et là il m’explique alors quels ont été son soulagement et son plaisir de pouvoir « tout avouer » à ce représentant de la Loi. Alors que son père avait pour sa part mis en doute le récit des aveux en expliquant que son fils avait été séduit par des fillettes provocatrices, le policier, lui, l’a compris et lui a pleinement fait éprouver la valeur cathartique de l’aveu. La situation se présentait donc en apparence plutôt bien à ceci près qu’il pensait en avoir ainsi fini. Il fut très difficile à l’équipe soignante de lui faire entendre que les choses ne s’arrêtaient pas là et qu’il devait prendre un avocat pour assurer sa défense.
53 Après le jugement, qui se solda par une peine minime, le patient revint en consultation cette fois-ci comme une victime. Il m’expliqua avec un certain ressentiment, combien le procès, contrairement à l’entrevue avec le policier, lui avait été pénible. Certes, il y avait la présence de ses petites victimes et il avait eu honte. Mais surtout, il avait vécu le réquisitoire comme une inquisition violente et douloureuse. Alors qu’il avait déjà tout avoué plusieurs fois, on lui demandait publiquement de reconnaître les faits dans leurs détails. Était-ce bien de lui dont on parlait ? Il avait l’impression que, traduits par le Juge, ses propres actes lui revenaient sous une forme étrangère et qu’ils lui étaient imposés. Il pensait pourtant s’en être débarrassé en avouant, il avait même commencé à élaborer un début d’explication sur leur cause et voilà qu’ils lui étaient retournés comme un boomerang. Ce ne fut que par la suite qu’il put commencer à s’approcher de la relation d’emprise et de haine qu’il avait eue avec ces fillettes. Ceci allait bien au-delà du contenu des aveux mais il avait fallu le procès et la perte de maîtrise qu’il comportait pour que ce contenu inconscient affleure dans un douloureux malaise lors de l’audience. À l’inverse des cas de mensonges d’enfants impossibles à verbaliser, l’aveu avait été ici facile parce qu’il pouvait être clivé dans des faits dont le contenu inconscient restait dissimulé par une explication pseudo-psychanalytique, dont pourtant les éléments de réalité n’étaient pas à mettre en doute.
54 On peut se demander si le contenu de l’aveu n’en cache pas toujours un autre, même si les faits énoncés sont réels. Ainsi l’aveu se formule comme une auto-construction, il ne « livre » pas son auteur, mais il lui permet de croire et de faire croire qu’il possède un pouvoir que les autres ne posséderont jamais. L’exigence de véracité contenue au cœur même de l’aveu se révèle subvertie en un fantasme identitaire de construction infinie. Seul le trouble imprévu, comme la souffrance ressentie lors du procès dans le précédent exemple, ou toute autre occurrence qui fait trébucher le récit mythique, va permettre qu’au-delà d’une véracité alléguée, à laquelle le sujet bien souvent croit lui-même, puisse se dévoiler une vérité partielle et beaucoup plus difficilement supportable.
55 Mais c’est aussi là où logique juridique et logique psychanalytique risquent, au moins au moment du procès, de ne pouvoir trouver un langage commun. C’est la raison pour laquelle les échanges entre ces deux disciplines doivent se situer à un autre niveau que pragmatique, comme un approfondissement et une réflexion en commun sur la question anthropologique dans la situation judiciaire.
Mots-clés éditeurs : Victime, Procès, Anthropologie juridique, Droit
Mise en ligne 07/03/2012
https://doi.org/10.3917/top.117.0187Notes
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FREUD, S., « La psychanalyse en matière judiciaire » (1906 c – juin), in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, NRF, 1971.
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CARBONNIER, J., Flexible droit, Librairie générale de Droit et jurisprudence, Paris, 1969, p. 21.
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. « Parmi les quelque cinq cent mille jugements rendus chaque année en France, l’immense majorité sont des jugements individuels, bien souvent des jugements d’équité, qui n’appliquent pas une règle de droit antérieure et ne deviendront pas eux-mêmes règles de droit » (ibid.).
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Ce que Carbonnier voit bien en le décrivant avec humour comme un poète : « Le panjuriste est, à sa façon, un poète : il a la chance de voir le droit rayonner au contour des choses familières. Là où le profane sent la tempête, il renifle le cas fortuit. Un soc de charrue dans un champ, il crie à l’article R. 26-7e du Code pénal ; et sous les colombes du ciel, il aperçoit des immeubles par destination. Un tel regard est capable de faire jaillir une gerbe de droit hors des faits les plus sèchement factuels. » (ibid, p. 22).
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J’ai rapporté le détail de ce cas dans La mort donnée, Essai de psychanalyse sur le meurtre et la guerre, Paris, PUF, 2011.
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Un congrès qui s’est tenu à Jérusalem en 1975 a défini la victimologie comme « l’étude scientifique des victimes ». G. Gulotta précise : « La victimologie est une discipline qui a pour objet l’étude de la victime d’un délit, de sa personnalité, de ses caractéristiques biologiques, psychologiques, morales et socio-culturelles, de ses relations avec le délinquant et du rôle qu’elle a joué dans la genèse du délit ». (La Vittima, Milan, 1976). Une abondante bibliographie existe à laquelle, les articles d’Henri Ellenberger constituent une introduction utile : « Relations psychologiques entre le criminel et la victime » (in Revue internationale de criminologie, 1954, p.103, p.199).
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HESNARD, A., Psychologie du crime, Paris, Payot, 1962. Ce livre, peu cité aujourd’hui, outre les approches personnelles de l’auteur donne une intéressante synthèse des travaux en psychanalyse et en phénoménologie sur l’homme.