Topique 2011/4 n° 117

Couverture de TOP_117

Article de revue

Sacrifier la mère

Pages 131 à 142

Notes

  • [1]
    Voir par ex. D. Zagury, 2002, p. 1208.
  • [2]
    Au sens où Freud, reprenant les travaux de W. Robertson Smith, l’entendait : une « cérémonie singulière, désignée sous le nom de repas totémique, [qui] aurait été depuis toujours une partie intégrante du système totémique », S., Freud, (1913), p. 276.
  • [3]
    Voir Véronique Donard, (2009).

1 Il existe, aux origines de notre organisation fantasmatique, différentes possibilités pour la psyché d’un nourrisson de rendre compte du non-sens d’une situation traumatique. Partant de cette situation originaire, cet article abordera la délicate question du matricide sacrificiel sous un angle à la fois théorique et clinique.

BASES THÉORIQUES

Le rôle princeps du trauma

2 Plusieurs approches de l’organisation fantasmatique du nourrisson nous sont ici utiles pour la compréhension du cas que je veux présenter et discuter. D’un point de vue freudien et strictement métapsychologique, notre psyché, à un stade originaire, se constitue et se structure en fonction du conflit pulsionnel vie-mort. Cette structuration induit deux gestions de cette situation primordiale, coexistantes et codépendantes, à savoir le masochisme et le sadisme originaires. La question, si importante pour Freud, de la position passive ou active du moi dans le fantasme se trouve donc d’ores et déjà posée, et nous pouvons postuler que la première organisation fantasmatique découlant de ce conflit est de toute logique « mourir » (passif) ou « tuer » (actif). Reste à discuter du statut de l’objet. En effet, cette première configuration fantasmatique, pour être originaire, ne peut investir l’objet comme l’objet de désir qu’il deviendra progressivement – même s’il est nécessaire à la pulsion de mort d’être liée à l’Éros pour investir un objet – mais simplement comme moyen pour la pulsion d’atteindre son but. Nous sommes là au plus près du fonctionnement pulsionnel tel qu’on le décrit de façon conceptuelle, et particulièrement proches de ce que l’on théorise, aujourd’hui, de la pulsion de cruauté, considérée aujourd’hui, sinon anobjectale, désobjectalisante, s’adressant, comme l’explique S. de Mijolla-Mellor, à l’altérité de l’objet et non à l’objet lui-même (S. de Mijolla-Mellor, 2005).

3 Toujours d’un point de vue freudien, mais cette fois sous un angle clinique, nous savons que la situation de désaide du nourrisson entraîne une angoisse massive de perte et d’abandon, qui ne peut que se renforcer si la figure maternelle vient à se révéler défaillante. Cette situation est alors matrice de fantasmes organisateurs qui vont mettre en scène l’abandon et l’angoisse d’anéantissement. Si nous conjuguons le conflit pulsionnel à la défaillance de l’environnement, nous pouvons accompagner l’évolution du fantasme en faisant intervenir l’objet comme responsable de la situation primitive d’agonie et/ou de mort, ce qui donne au scénario fantasmatique actif/passif des contours plus définis : « tuer » ou « être tué », « mettre à mort » ou « être mis à mort ».

4 Voyons maintenant ce qui se passe lorsque l’objet, et non la situation de désaide en elle-même, est actif dans la mise en place d’une situation traumatique. Comme l’a souligné Ferenczi, l’objet, par le défaut de qualité de ses réponses aux besoins de l’infans, possède une capacité effractante qui peut entraver le développement psychoaffectif de ce dernier. En pointant les situations traumatogènes auxquelles l’enfant est confronté, Ferenczi ajoute à cette prévalence de l’objet le déphasage existant entre le monde des adultes et celui des enfants, dans lequel pourra prédominer la « confusion des langues » – passion et tendresse – entre un monde et l’autre (Ferenczi, 1932) .

5 Que le trauma survienne à l’aube de l’organisation psychique ou plus tardivement, il peut occasionner, en raison de la fréquence de ses répétitions et de son intensité, grâce à l’identification anxieuse à l’agresseur et à l’introjection de sa culpabilité, un clivage d’autant plus accentué qu’il permettra de ménager le support libidinal qui lie le sujet à son agresseur. La description ferenczienne de ce processus comme un « clivage de la propre personne en une partie endolorie et brutalement destructrice, et en une autre partie omnisciente aussi bien qu’insensible » (Ferenczi, 1933) nous donne, lorsqu’elle est accentuée, un aperçu du fonctionnement psychique que nous retrouvons chez de nombreux meurtriers en série, comme en témoignent, par exemple, les écrits de D. Zagury [1].

6 Un autre facteur traumatique, déjà relevé par Ferenczi mais dont la puissance pathogène a été fortement soulignée par Piera Aulagnier, se situe dans la violence du couple parental qui peut ne pas s’exercer directement sur l’enfant mais dans laquelle celui-ci se trouve plongé, débordé et sidéré par la haine de « ces adultes fous, déchaînés », comme écrivait Ferenczi à ce propos. Les écrits de Piera Aulagnier pointent le paradoxe qui oblige le sujet à se structurer à partir des seules données d’une scène de destruction. Il y a là une perversion du scénario fantasmatique et de la mise en sens qui en découle : la relation à ce couple parental qui évolue dans la haine et, obligeant l’enfant à prendre position pour l’un ou pour l’autre, le plonge dans le désarroi et la détresse la plus radicale, peut alors provoquer chez l’enfant l’autosacrifice de sa subjectivité pour maintenir le lien à l’objet indispensable à sa survie. Sophie de Mijolla-Mellor, en dialogue avec Piera Aulagnier, démontre que le fantasme qui soutient l’acte criminel est celui, originaire, de la scène primitive interprétée comme une scène de meurtre, et que la pathologie trouve sa source dans le télescopage de ce fantasme avec la violence de la réalité environnante. Elle explique également combien la quête du meurtrier est liée à la question de l’origine, quête fondamentale de tout enfant, mais qui, pour le criminel, se focalise dans le corps de ses victimes, comme si leurs entrailles en détenaient la réponse, et dans le passage de celles-ci de la vie à la mort.

Une configuration sacrificielle

7 Nous avons ainsi un aperçu de l’interaction psyché/environnement lorsque les premiers stades du développement psychoaffectif sont scandés par le trauma : comme une constante, nous retrouvons, parmi les principaux mécanismes de défense à l’œuvre, l’identification, l’introjection/projection et le clivage du moi. Nonobstant, ce clivage, pour Winnicott, peut ne pas être forcément pathologique, puisqu’il le repère dans toute situation où l’adaptation à l’environnement est nécessaire. Si l’environnement ne s’avise pas suffisamment bon, le self se retire progressivement du contact avec l’extérieur et érige un rempart relationnel et adaptatif qui vient à la fois protéger le self et le représenter. La pathologie surgit lorsque ce clivage vient à se renforcer jusqu’à établir une véritable scission au sein du moi, le faux-self s’émancipant de son rôle de protection du self ou le durcissant de telle sorte qu’il en vient à agir en lieu et place de celui-ci.

8 Ajoutée à cela, l’impossibilité d’élaboration secondaire des situations traumatiques originaires, survenues au stade de dépendance absolue et provoquant ce que Winnicott nomme « agonies primitives », entravera le processus naissant de symbolisation et entraînera chez l’adulte un état de désespoir existentiel lié à une expérience de « mort psychique » sans issue, sans fin et sans limite.

9 René Roussillon, qui spécifie qu’il s’agit alors plutôt d’un « clivage au moi », montre que ces expériences originaires d’agonie primitive provoquent chez le sujet un « autodésinvestissement et une automutilation de sa psyché » (cité par M. Edrosa, 2005, p. 224). C’est toute la vie fantasmatique qui est ainsi entravée, le trauma envahissant toute la place et sollicitant toute l’économie psychique. Ainsi, le manque de malléabilité de l’objet, qui devrait, pour survivre aux attaques du bébé, accepter « de ne rien représenter par lui-même », en venant ainsi à « sacrifier sa représentation propre pour représenter la représentation elle-même » (ibid. p. 219), le rend inapte à étayer le processus de symbolisation du sujet. C’est donc l’environnement même qui, parce qu’il exige du sujet le sacrifice de son élaboration représentative, devient par-là, lui-même, impitoyable, imposant au sujet le sacrifice de son propre processus de représentation.

10 Nous assisterions alors à l’établissement, en lieu et place de l’aire transitionnelle, d’une « aire sacrificielle », processus démontré par M. Edrosa (2005), car au lieu de la satisfaction hallucinatoire du désir qui subsiste en l’absence de la mère, vient se mettre en place la représentation d’un « “trou noir”, gouffre de l’irreprésentable, bordé de terreur, issu d’un sacrifice, celui de la représentation, exigé par l’objet sur l’autel de l’“amour impitoyable” » (ibid. p. 232).

11 Nous pourrions continuer notre parcours théorique, mais ces éléments sont suffisants pour comprendre combien la question du sacrifice est à l’œuvre dans la psyché du sujet traumatisé et, par là – l’organisation psychique du meurtrier s’étant structurée sur des situations traumatiques extrêmes –, combien elle opère dans l’acte meurtrier lui-même.

12 J’ai postulé, il y a quelques années, qu’il existe, en plus du sadisme et du masochisme originaires pointés par Freud au fondement de toute structuration psychique, une troisième position à adopter par le moi, qui est une position sacrificielle, et que de cette position prend sa source un fantasme également sacrificiel (V. Donard, 2009). Celui-ci est, comme les autres fantasmes originaires, indispensable et structurant, et il est intimement lié à la coloration spirituelle de la fantasmatique du sujet – « sacrifice » venant du latin, sacer facere, qui signifie « rendre sacré », « faire du sacré ». Il importe ici de voir comment ce fantasme sacrificiel peut fonder l’acte meurtrier, lui donnant radicalement sens.

13 Il apparaît, d’après les éléments théoriques que nous venons de rappeler, que, dans la configuration psychique du meurtrier, notamment de celui dont la scène de crime est soigneusement élaborée, ce qui montre une importante activité fantasmatique, que les fantasmes originaires et leur tentative incessamment avortée de donner du sens à une réalité effractante jouent un rôle prépondérant. Ces fantasmes, nous l’avons souligné, peuvent se cristalliser autour d’une mise à mort qui, pour être supportable par le sujet, peut trouver comme issue une représentation sadique-masochique (tuer/être tué) ou encore sacrificielle (il faut sacrifier/être sacrifié « pour »). Dans l’aire sacrificielle issue d’une relation mère-environnement défaillante et qui tient lieu et place de l’aire transitionnelle, il est aisé de comprendre comment la position masochique qui ménage l’objet peut progressivement, au gré d’un développement psychoaffectif insatisfaisant, céder la place au sadisme et à la pulsion de cruauté qui, précisément parce qu’elle vise l’objet en son altérité et non en son identité, permet d’éliminer l’objet primordial sans culpabilité, tristesse ou remords. Mais cet acte reste un meurtre, dénué d’une réalité sacrificielle, c’est-à-dire que fantasmatiquement il n’a pas d’impact sur la dynamique spirituelle de la psyché, il ne « fait pas du sacré ». Quand, alors, est-il possible de parler de sacrifice lorsqu’on qualifie un meurtre ? D’un point de vue sociologique et anthropologique, un sacrifice, même lorsqu’il est réalisé en privé, est toujours ancré dans un socius ; il prend sens collectivement et s’insère dans les coutumes et les rites d’une société concrète, hors de laquelle il n’a aucun sens. Mais du point de vue psychopathologique, il peut en être tout autrement, c’est-à-dire qu’un meurtre peut être vécu comme un sacrifice, l’acte visant alors à mettre en scène une réalité interne envahie par une fantasmatique sacrificielle, la seule qui ait permis à la psyché de survivre face aux effractions environnementales. Nous pouvons alors nous intéresser au cas que je souhaite proposer ici, avec toutefois la difficulté de ne rien pouvoir révéler qui ne soit d’ordre public, ce qui complique beaucoup ma tâche. Je tiens par conséquent à préciser que, même si je vais taire le nom du meurtrier, tous les éléments que je donnerai à connaître sont du domaine public, extraits de matières publiées dans différents quotidiens, ou explicitement révélés lors de son procès.

14 Je propose à présent d’aborder cet exemple clinique en trois étapes : un premier tableau, esquisse plus qu’incomplète pour les raisons évoquées, tracera quelques éléments de l’anamnèse du sujet pour que, même de façon confuse, le lecteur puisse approcher certains aspects de son développement psychoaffectif ; le deuxième traitera de la scène de crime proprement dite ; une analyse et discussion suivront, permettant à la théorie de jeter quelque lumière sur un meurtre aussi étrange.

PREMIER TABLEAU

15 Parlons avant tout du père de notre sujet. Natif d’une contrée étrangère, notre homme eut trois grand-mères mariées à un grand-père polygame et vivant sous le même toit, ainsi que la mère de sa mère, ce qui fait en tout quatre grand-mères. Sa propre mère, une femme aigrie par la désertion de son mari du foyer familial, contrainte d’élever seule, ses enfants, était particulièrement portée sur la médecine traditionnelle et la superstition.

16 Cet homme s’est marié, a eu 5 enfants, deux filles et trois garçons. Artiste accompli et reconnu, il s’absentait régulièrement du foyer.

17 Dans cette famille, l’un des enfants, le troisième, eut un statut à part. Souffre-douleur de tous, objet de mépris et de rejet paternel, ce petit n’eut pas une vie facile… Confié un temps à sa grand-mère paternelle, il eut à subir les humiliations constantes de celle qui fut contrainte de l’élever alors qu’elle eût préféré l’ignorer.

18 Dans le clan familial, son père n’avait d’yeux que pour l’aîné, l’initiant à son art et l’érigeant en héritier de ses propres aptitudes. Ce Pater familias avait par ailleurs une importante collection d’armes à feu qui lui valut trois ans de prison ferme pour « détention illégale d’armes de chasse et de guerre » et pratiquait le karaté dans son dojo privé.

19 Le petit grandit ainsi à l’écart de tous, mal dans sa peau, en compagnie de ses idées, de ses logiques chaque fois plus magiques, voire mystiques. Il rêvait d’un dieu qui le défendît, qui le vengeât des souffrances qui lui étaient imposées. Un dieu du mal, paradoxalement capable de l’accueillir, le comprendre et de le protéger. Intelligent, il était curieux de tout, il voulait connaître les civilisations, parler les langues anciennes. Mais, depuis ses 8/9 ans, suite au décès tragique d’une cousine, il était surtout fasciné par la mort, par le pouvoir de donner la mort. Un accident survenu à son frère, qui en réchappa de justesse, vint accroître cette fascination. Pour exister aux yeux de son père, il appris le karaté, devint ceinture noire, fut rapidement capable de manier les armes.

20 Puis vint une guerre civile, avec son cortège d’horreurs. Son père absent lui confia la responsabilité de défendre la famille. Il devint très stressé, tendu, particulièrement violent.

21 Son stress fut tel qu’on l’envoya en France, faire des études qu’il n’a jamais achevées, car sa désorganisation allait grandissant. Grand amateur de musique, mais aussi de films violents ayant pour thème les serial-killers tout comme de séries de science-fiction ou de type La petite maison dans la prairie. L’un de ses films préférés, signé Kenji Misumi, s’intitule L’enfant massacre et met en scène un ex-bourreau du Shogun qui, traqué par ses ennemis, sillonne le Japon en poussant son fils de 2-3 ans dans un landau truffé d’armes. Une scène de ce film nous montre son ennemi, dont la progéniture a échoué dans sa traque, réduit à faire appel à son fils illégitime et répudié, devenu prince d’une armée de l’ombre en maîtrisant la magie. Une autre scène nous montre ce même fils mourant en même temps que sa demi-sœur, fille légitime, par l’épée du père qui les cloue tous deux au lit lors d’un rapport incestueux.

22 Notre jeune homme tente d’apprendre l’hébreu, le japonais, l’écriture cunéiforme. Il aime l’écriture qui incise, les armes blanches, les sabres. Il se passionne pêle-mêle pour les civilisations, la science-fiction, les serpents, s’invente un alphabet pour être le seul à pouvoir lire ses notes. Il adhère au shintoïsme, qui reflète le caractère sacré de la nature.

23 Il a 28 ans. Dans un immeuble de la banlieue parisienne, appartenant à son père, il fait la connaissance d’une vieille dame, âgée de 74 ans et par conséquent de la génération de sa grand-mère, très superstitieuse, adepte de la religion catholique et des croyances afro-brésiliennes. Cette dame, une femme opulente et portée sur l’alcool, le chérit rapidement comme un fils, souhaite le marier à sa fille et, un jour, lui propose de lui expliquer en quoi consistent les saints de candomblé qui trônent dans son salon. Il se rend plusieurs fois chez elle, la nuit, pour se livrer à Dieu sait quels rites. Une de ces nuits, elle lui montrera véritablement ses seins. Il les mord avec force, tente un rapport sexuel, puis, explique-t-il à son procès, dégoûté, n’aboutit pas.

SECOND TABLEAU

24 En février 2005, le quotidien France Soir relate un fait divers particulièrement macabre, qui eut lieu l’année auparavant. La scène de crime offre à la vue une femme âgée étendue nue sur son lit, le corps recouvert par un tableau de l’Immaculée Conception et la tête par un portrait du pape Paul VI. Elle tient à la main gauche un crucifix et un gros chapelet entoure ses épaules. Dans l’appartement flotte une odeur d’encens et la table de chevet montre un départ de feu. Le corps de la victime est entièrement recouvert d’inscriptions en français, en grec et en latin. Le meurtrier y a également dessiné une croix. Les inscriptions récitent notamment : « Moi, N., je me sacrifie pour Deus et pour nul autre » et « Qui tollis pecata mundi ». Cette dernière correspond à la prière « Agnus Dei », qui s’adresse au Christ, victime sacrificielle par excellence, et qui fait suite, dans le rite de la messe catholique, au sacrifice eucharistique, précédant le rituel de communion.

25 Le meurtrier, reprenant à son compte le passage qui identifie le Christ comme une victime sacrificielle expiatoire, montre clairement que son intention, en perpétrant ce meurtre, était d’accomplir un sacrifice humain.

26 L’odeur d’encens accentue l’aspect rituel de ce crime. Par ailleurs, la chair manquante sur le corps de la victime nous indique qu’il est fort probable qu’elle ait été prélevée à des fins rituelles, car si l’on associe à ce fait le départ de feu sur la table de chevet, l’on peut, en toute vraisemblance, émettre l’hypothèse qu’elle ait été brûlée, et peut-être même consommée par le meurtrier, comme s’il s’agissait d’un repas totémique [2] ou d’un sacrifice-communion, dans lequel la chair de la victime était consommée par les célébrants. Et nous savons que la victime par excellence du sacrifice-communion était, à l’origine, pour la grande majorité des civilisations, un être humain [3], celui-ci ayant été au fil des temps remplacé par un animal ou par les produits des récoltes, souvent cuisinés. Le criminel semble par conséquent s’identifier au rôle de prêtre ou sacrificateur du mystérieux « Deus » vénéré par lui, voire au dieu lui-même.

27 D’autres éléments, non religieux, nous permettent de mieux cerner la problématique du meurtrier : la victime avait une pile électrique et un rouge à lèvres enfoncés dans l’anus, ce qui met en avant un autre caractère, sexuel celui-ci, de ce meurtre.

28 Il s’agit donc d’une scène de crime à deux niveaux :

29 Le premier est formé par ce qui est donné immédiatement à voir : un cadavre nu au centre d’une scène à thématique religieuse, portant, sur la totalité de sa peau, devenue un véritable parchemin, de mystérieuses inscriptions en grec, latin et français, qui déterminent et explicitent le caractère sacrificiel de ce meurtre ;

30 Le second révèle ce qui est caché, enfoncé dans le secret et l’abjection, mais non moins présent, c’est-à-dire le viol et le mépris extrême, la haine du féminin, du maternel. Celui-ci est ici souillé, foulé aux pieds du meurtrier, mais de façon occulte, comme s’il s’agissait d’un secret, comme si l’évidence de cet aspect de sa problématique venait à dévoiler, de façon insupportable, sa propre nudité et sa propre violabilité. Un autre élément, déterminant, est également, rappelons-le, présent par son absence : sur le cadavre, de la chair a été prélevée et n’apparaît nulle part.

31 Cette vieille dame fut tuée à l’aube de la date de l’anniversaire de la mère de notre sujet. Celui-ci fut jugé et condamné pour ce crime.

DISCUSSION

32 Ce cas clinique est très riche, et bien entendu nous n’en ferons pas le tour en quelques phrases. Il ne peut réellement se comprendre qu’à la vue de l’anamnèse du sujet, dont je n’ai communiqué que très peu d’éléments. Mais, concernant la question du sacrifice maternel, nous pouvons déjà dégager un certain nombre d’éléments.

33 Lorsque j’ai travaillé sur cette scène de crime, il m’a semblé que le meurtrier était en proie à un vécu si archaïque qu’il avait tenté de rejoindre, dans son acte, les pratiques sacrificielles des peuples primitifs. Sacrilège, son acte avait une visée sacrée et tentait de rejoindre la question de l’origine.

34 Freud termine Totem et tabou par son célèbre : « Au commencement était l’acte. » (S. Freud 1913, p. 318). Dans la concrétude de ce cas, cet acte – ce meurtre – semble être également inaugural, car il paraît fonder et donner un sens unique à la réalité intrapsychique du meurtrier, et en inaugurer une nouvelle étape de son organisation. Je pense qu’il a contribué à sa survie psychique, si ce n’est à sa structuration même. Si, comme l’affirme Freud, « le primitif est dépourvu d’inhibitions, la pensée se transpose aussitôt en acte ; chez lui c’est plutôt l’acte qui pour ainsi dire remplace la pensée » (ibid.), nous pouvons considérer la possibilité que cet homicide ait aidé le meurtrier à avancer dans sa propre quête et élaboration de la réalité, liée à sa construction identitaire, fortement imprégnée de la fantasmatique sacrificielle. Tentons, de façon centripète, de dégager certains axes.

Les inscriptions

35 Dans la foule de détails de cette scène de crime, portons notre attention sur le corps de la victime qui a été utilisé comme un parchemin, véritable support de l’expression écrite – et même graphique, avec des dessins – du meurtrier. Or, Karine Rouquet-Brutin (2005) nous rappelle que la racine indo-européenne sker, qui signifie « couper, gratter, inciser », entre dans l’étymologie du verbe « écrire », ce qui établit un lien significatif entre le geste de l’incision et celui de l’écriture. Par ailleurs, Sophie de Mijolla-Mellor, nous montre le lien entre cruauté et la pulsion de recherche, en expliquant que la composante cruelle est ce qui reste « d’un mouvement irrépressible qui pousse à dilacérer pour pénétrer dans ce qui est à l’intérieur de l’énigmatique enveloppe corporelle », bien qu’en soi elle ne soit pas sublimable. C’est ce mouvement dont elle est la trace qui, lui, pourra être sublimé notamment « dans le besoin de savoir, d’ouvrir le mystère qui est à l’intérieur de la vie » (S. de Mijolla-Mellor, 2005, p. 54). Je souhaite rappeler ici simplement le profil de notre sujet, chercheur insatiable, fasciné par non seulement par tout ce qui est mystérieux, mais par ce qui tranche et coupe, des armes blanches aux écritures qui demandent à être gravées, incisées, pour prendre sens, comme par ce qui donne la mort.

La chair et les entrailles

36 Il est cependant étonnant que les entrailles, en elles-mêmes, soient restées pudiquement cachées par l’enveloppe de la peau et n’aient pas été extraites et offertes à la vue, aucune éventration n’ayant été pratiquée. Certes, certains organes vitaux comme le rein et le foie ont été lardés de coups de couteaux, mais toujours à travers la peau, l’enveloppe corporelle conservant son intégrité et la mise en scène globale restant, somme toute, assez propre, sans épanchement excessif de sang.

37 Mais la chair était bien incisée, découpée en plusieurs endroits, au point que plusieurs experts concordèrent à affirmer qu’elle avait été vraisemblablement mangée. Cependant, il ne s’agissait pas d’objets partiels (ni des seins, qui avaient été mordus alors qu’elle était encore vivante, ni du fessier). Ce qui avait été entaillé n’était autre que ce que les aztèques considéraient comme le morceau de choix, réservé aux rois et aux hôtes d’honneurs : la cuisse.

38 Le corps, au niveau de la peau et de la chair, a donc servi de support à la fantasmatique sacrificielle du sujet, appliquée rituellement, méthodiquement. Où, alors, trouver l’élément maternel visé par cet acte ?

39 Dans notre parcours centripète, nous nous trouvons face à ce qui se trouve au centre même de la scène de crime, et qui peut par conséquent sembler l’élément central de ce meurtre : non la sodomisation post-mortem en elle-même, mais le fait qu’elle attire l’attention sur l’intérieur de la victime, sur ce lieu cloaqual où se trouvent ses entrailles et où se joue le mystère de l’enfantement. Ce dernier aspect est confirmé par la présence de la photographie de la fille de la victime, posée sur ses fesses. Ces différents éléments nous montrent le caractère extrêmement archaïque de la problématique du meurtrier. C’est sans aucun doute l’imago maternelle qui a été sauvagement attaquée dans ce meurtre, voire, de façon globale, la viscosité féminine et la maternité en tant qu’élément menaçant et mystérieux, abject et fascinant.

40 Par ailleurs, le tableau qui recouvrait le corps de la victime était celui de l’Immaculée Conception. Quelle conception s’agissait-il donc de réparer, de purifier ? Sans conteste, c’est une nouvelle naissance qui s’est jouée dans ce meurtre : il s’agissait de naître à nouveau d’une mère-victime purifiée, divinisée, en sacrifiant la mère-souillure et en ressurgissant, lavé de la honte, de ce même sacrifice. « Deus, et nul autre », récitait l’inscription. À quel autre dieu se vouait donc la victime, trahissant ainsi le dieu qui se voulait unique et dont notre sujet s’est érigé en prêtre ? Par ailleurs, le passage à l’acte, à mon sens prémédité mais qui ne fut pas rendu tel par la justice, fut expliqué par d’autres experts comme une conséquence du vécu incestueux de leur rapport sexuel soi-disant avorté. Il n’a pas pu être prouvé, en effet, qu’il y eut pénétration. Quoi qu’il en soit, la fantasmatique incestueuse était certes présente, les images de la mère et de la grand-mère étant condensées dans cette vieille femme qui disait chérir le sujet comme un fils et qui n’hésita pas à lui offrir ses seins.

POUR CONCLURE

41 Qui se situait véritablement, pour le meurtrier, du côté du mal ? Lui ou sa victime ? Lui ou son environnement infantile défaillant et traumatogène ? Se faire l’allié du mal, pour l’enfant terrorisé, peut ne pas consister en autre chose que de passer du côté de celui dont la victoire est certaine, celui qui est supérieur à tout ce qui est mauvais, parce qu’il en est le dieu. Le processus de clivage est ici manifeste, pointant le trauma, libérant la cruauté et mettant à l’œuvre cet acte meurtrier non pas insensé mais, au contraire, totalement imprégné, traversé de sens. Un sens sacrificiel. Dans l’identification à l’agresseur, le sujet qui occupait jusqu’alors la place de la victime est devenu progressivement le bourreau. Et la divinité qui reçoit l’offrande trône au sein de cette logique, imposant sa loi et sa soif de justice, offrant sa protection à l’enfant sacrifié que le criminel restera à jamais.

42 Outre l’indéniable investissement érotique de l’abjection, ce meurtre semble nous dire que, à un niveau originaire, il faut de toute nécessité tuer le mauvais objet primordial pour pouvoir lui survivre, pour avoir le droit d’exister, le dévorer pour ne pas disparaître, le sacrifier pour ne pas être sacrifié par lui. Le résultat étant, chez le meurtrier, une prise directe sur la réalité, comme sur une pâte malléable par le biais de laquelle il tenterait de modeler sa propre identité, processus que Sophie de Mijolla-Mellor nomme « autocréation de l’identité criminelle » (S. de Mijolla-Mellor, 2005, p. 48).

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

  • DONARD, V., Du meurtre au sacrifice. Psychanalyse et dynamique spirituelle, Paris, Cerf, 2009.
  • EDROSA, M., « Aux confins de l’originaire, sur l’autel des sacrifices : genèse de l’“inhumanité psychique” », in Balier Claude (dir.), La violence en abyme. Essai de psychocriminologie, Paris, PUF, coll. « Le fil rouge », 2005, p. 199-250.
  • FERENCZI, S., (1931), « Analyse d’enfants avec des adultes », in Œuvres complètes, IV (1927- 1933), Paris, Payot, 1982, p. 98-112.
  • — (1932), « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », in Œuvres complètes, IV (1927-1933), Paris, Payot, 1982, p. 125-135.
  • — (1923), « Le rêve du nourrisson savant », in Œuvres complètes, III (19191926), Paris, Payot, 1993, p. 203.
  • FREUD, S., (1933), « Angoisse et vie pulsionnelle », in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Folio, 1989, p. 111-149.
  • — (1920), « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 47-128.
  • — (1913), Totem et tabou, Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 2001.
  • MIJOLLA-MELLOR, S., de, « Femmes, fauves et grands criminels », in MIJOLLA-MELLOR, S., de (dir.), La cruauté au féminin, Paris, PUF, 2005, p. 23-54.
  • — La mort donnée - Essai de psychanalyse sur le meurtre et la guerre, Paris, « Quadrige », PUF, 2011.
  • — Le besoin de savoir. Théories et mythes magico-sexuels dans l’enfance, Paris, Dunod, 2002.
  • ROUQUET-BRUTIN, K., « Archives de la cruauté chez Patricia Cornwell », in Mijolla-Mellor, S., de, (dir.), La cruauté au féminin, Paris, PUF, 2005, p. 93-118.
  • ZAGURY, Daniel., « Entre psychose et perversion narcissique. Une clinique de l’horreur : les tueurs en série ».
  • — « Les serial killers sont-ils des tueurs sadiques ? », Revue française de psychanalyse, n°4, 2002.
  • WINNICOTT, D., W., La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 2000.
  • — « L’agressivité et ses rapports avec le développement affectif », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1992.
  • — « L’utilisation de l’objet et le mode de relation à l’objet au travers des identifications », in Jeu et réalité, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 2000.

Mots-clés éditeurs : Matricide, Fantasme sacrificiel, Clivage, Trauma, Sacrifice

Date de mise en ligne : 07/03/2012.

https://doi.org/10.3917/top.117.0131

Notes

  • [1]
    Voir par ex. D. Zagury, 2002, p. 1208.
  • [2]
    Au sens où Freud, reprenant les travaux de W. Robertson Smith, l’entendait : une « cérémonie singulière, désignée sous le nom de repas totémique, [qui] aurait été depuis toujours une partie intégrante du système totémique », S., Freud, (1913), p. 276.
  • [3]
    Voir Véronique Donard, (2009).
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions