« Le mort saisit le vif, son hoir le plus proche (est) habile à lui succéder »
1 Depuis plusieurs années, nous avons remarqué des symptômes psychopathologiques similaires et résiduels chez des femmes ayant perdu une grossesse tardivement (après la 20esemaine) et dans des circonstances pourtant très différentes. Nous allons ainsi mettre en contiguïté des pathologies médicales et sociales diverses, en raison de leurs conséquences psychiques persistantes deux années plus tard et dont la gravité est habituellement sous-estimée.
2 Dans 4 cas, il s’agit d’interruptions tardives de grossesse par foeticide intra utérin, c’est-à-dire d’Interruption Médicale de Grossesse (IMG) telle qu’elle est proposée par les équipes obstétricales en cas de foetopathie malformative, infectieuse, génétique ou métabolique incompatible avec la survie de l’enfant ou responsable d’un handicap néonatal grave et inaccessible à tout traitement. Dans 2 cas, il s’agit d’infanticide néonatal criminel, et dans 3 cas, de mort foetale intra utérine soit spontanée à terme (MFIU), soit périnatale immédiate.
LE CONTEXTE MÉDICAL ET MÉDICO-SOCIAL
L’Interruption Médicale de Grossesse (IMG)
3 Les progrès de l’échographie foetale permettent de dépister des pathologies malformatives létales à plus ou moins court terme et sans aucun recours chirurgical. L’IMG est alors proposée dans le souci déclaré d’humaniser ces situations cliniques difficiles et d’éviter aux femmes l’épreuve de la fin de la grossesse, de la naissance et de l’accompagnement de l’agonie d’un enfant malformé. La même proposition est faite en cas de trisomie 21.
4 Cette disposition est rendue possible grâce à la modification de la loi de 1975 sur l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG) qui ne concerne que des grossesses débutantes de 14 semaines au maximum. Certains centres hautement spécialisés en médecine foetale pratiquent ainsi plusieurs IMG par jour. Selon l’Agence de Biomédecine, 6876 IMG auraient été pratiquées en France en 2008. L’importance du soutien psychologique des femmes concernées a été montrée (Soubieux, 2010). Il s’agit de la prise en charge du deuil périnatal par des rituels apaisants et de tenter de contenir les effets psychiques du traumatisme. Cette disposition nouvelle en milieu obstétrical conduit beaucoup de femmes à rencontrer, à cette occasion, un psychothérapeute attaché au centre de médecine foetale. Une moisson de documents cliniques a pu être ainsi recueillie et qui fait réfléchir.
5 Sous le sigle d’IMG, il s’agit en fait d’un foeticide médical qui peut se dérouler de deux façons selon l’âge de la gestation.
6 Avant 20 semaines, la procédure est celle d’une IVG qui s’adresse pourtant à des grossesses bien plus jeunes et à des femmes dont l’enfant n’est habituellement ni figuré ni figurable, même à l’échographie. Selon cette procédure, la femme est invitée, après médication, à subir le travail utérin dont les contractions vont être fatales pour le foetus puis expulser les restes foetaux, seule ou avec l’aide de l’équipe médicale (avec ou sans aspiration). Compte tenu néanmoins de la croissance embryonnaire, le vécu est souvent celui d’étouffer en son sein un foetus déjà grand – bien plus que celui des 14 semaines de la loi initiale. Le souvenir en est habituellement intense et traumatique par identification à l’enfant perdu et la culpabilité majeure, quelle que soit la qualité du contexte institutionnel contenant.
7 Après 22 semaines de gestation, le protocole est tout autre. L’IMG consiste alors en un foeticide réalisé par injection d’une drogue létale dans le cordon ombilical et sous contrôle échographique, généralement sous anesthésie péridurale. La jeune femme, après quelques heures (mais parfois plusieurs jours) de cohabitation avec le foetus mort in utero, devra ensuite l’accoucher activement. On lui proposera de prendre dans ses bras le nouveau-né décédé mais présentable, puis de l’inhumer. Quel que soit le terme de l’intervention médicale, l’IMG est toujours proposée par l’équipe soignante et acceptée après réflexion, et non sans hésitation, par la mère et le couple. La seule alternative est la poursuite de la grossesse, puis la réanimation néonatale et l’accompagnement de l’agonie d’un nouveau-né condamné pour une durée pas toujours déterminable. Ce choix alternatif fait par certains couples de parents fait débat.
L’infanticide néonatal ou néonaticide criminel est une situation clinique radicalement différente
8 On désigne ainsi l’acte homicide commis sur un nouveau-né (parvenu à terme ou proche de celui-ci). Cet acte est assez banal car l’histoire humaine est riche en élimination ou exposition de nouveau-nés indésirables. La fréquence du néonaticide en France, est évaluée officiellement à 50 à 80 cas par an selon les dossiers de la justice. Une étude INSERM récente (Turz & Cook, 2010)), examinant les dossiers de morts néonatales inexpliquées (y compris la mort subite du nouveau-né) conclurait à la sous-évaluation de ce phénomène dont la fréquence réelle dépasserait en fait les 200 cas annuels. Cette sous-évaluation s’expliquerait autant par le manque de curiosité médicale devant la mort d’enfant à terme que par le refus de criminaliser... L’infanticide néonatal paraît dans le droit criminel en France dès 1556, sous Henri II. Aujourd’hui encore, il conduit en cour d’Assises (Dubec, 2009). Pourtant les jurés populaires se montrent souvent, sinon toujours, d’une grande clémence. Pendant la période brève de l’État français (1940-44 gouvernement de Ph. Pétain) et pour s’opposer au laxisme des jurés populaires, l’infanticide fut correctionnalisé et de lourdes peines prononcées. Depuis 1994, l’infanticide a disparu en tant que tel du code pénal et a rejoint la notion de « meurtre sur mineur de moins de 15 ans ». La tendance moderne serait d’introduire le terme de « néonaticide » (Resnik, 2009a et b) avec un article approprié du code pénal. En milieu carcéral, les femmes auteurs d’infanticide sont souvent maltraitées par les autres détenues. La tendance actuelle, tant dans les médias que dans les jurys, est d’associer (d’ailleurs arbitrairement) l’infanticide néonatal aux grossesses déniées (Bydlowski, 2009, 2010). Cette option semble aussi aller dans le sens d’en atténuer l’horreur, y compris dans les plaidoiries d’Assises.
9 À notre époque de valorisation de la petite enfance, alimentée par les documents dont nous disposons sur l’aube de la vie psychique dès le stade foetal , l’idée même d’infanticide néonatal suscite l’horreur et le rejet. Il correspond pourtant à des réalités cliniques auxquelles nous sommes non rarement confrontés et amenés à les penser. Nous avons ainsi accompagné, à distance de l’événement, deux jeunes femmes convaincues d’infanticide néonatal. La consultation de la littérature scientifique sur ce sujet nous a conforté dans le constat d’une situation souvent stéréotypée : le néonaticide survient au décours d’une grossesse involontaire et de terme indéterminé, car non suivie médicalement ; une grossesse qui a été reconnue tardivement et non partagée avec quiconque, voire complètement cachée, méconnue (ou soumise à un réel effort pour l’être) et activement refusée (par exemple en se soumettant à des épreuves physiques exténuantes). L’accouchement survient de façon inattendue et dans de mauvaises conditions, au domicile ou en plein air, et prématurément d’un bébé de petit poids et non reconnu pour tel (le sexe de l’enfant est régulièrement non noté !). Ainsi, dans la panique de cet événement insensé, Anne plonge le foetus non reconnu (« une chose innommable ») dans un seau. Aurore l’expulse dans les toilettes sans y regarder et c’est au cours de l’instruction judiciaire qui suivra et du procès d’Assises qu’elles seront amenées à penser leur acte. Le moment même du geste fatal est régulièrement soumis à un « blanc » de la conscience, un vide d’affect impossible à remémorer.
La Mort Fœtale In Utero (MFIU) ou périnatale
10 La mort foetale spontanée périnatale paraît à des années lumières des cas précédents et de leur contexte de misère psychologique et/ou sociale. Elle est d’occurrence rare, mais représente environ 5 cas pour 1000 grossesses. Elle survient de façon inopinée autour de la 30e semaine de gestation et au décours d’un accouchement prématuré que les soins médicaux d’urgence n’ont pas réussi à freiner. Accouchement prématuré favorisé souvent, mais pas toujours, par l’absence de repos ou par la négligence des soins qu’indique le suivi moderne des gestations (conduites à risque, voyages, travail debout épuisant). L’autre cause souvent invoquée est la constitution brutale d’un hématome rétroplacentaire fatal pour la grossesse et dont on soupçonne l’origine psychosomatique (Bydlowski, 2008b). Dans l’immédiat, la perte foetale suscite des affects de douleur et de colère dont la projection est intense sur l’équipe soignante, la mère infortunée faisant l’économie d’un retour sur elle-même. Les sentiments de révolte entraînent un refus de tout travail psychique et correspondent à la première phase du deuil.
11 La MFIU suscite la compassion des équipes soignantes. Depuis quelques décennies, des rituels de deuil sont mis en place : l’enfant est embelli par les soins post mortem, il est porté dans les bras maternels, pris en photo, imaginé endormi (sorte de contiguïté avec rêves de la grossesse). Son souvenir est idéalisé, au point qu’auprès de lui tout autre enfant ne sera qu’un ersatz. Il s’agit, par les rites, de lutter contre cette représentation terrifiante : la mise à mort du foetus par le corps maternel et la réduction de l’enfant désiré à une partie morte souvent traitée comme un déchet. Malgré ces rituels humanisants : reconnaissance de l’enfant à l’État Civil, inhumation, visites au cimetière (y compris dans les cas d’infanticide !), l’enfant mort-né reste souvent captif de l’idéal narcissique maternel. L’objectif implicite de la ritualisation serait d’éviter, pour l’enfant de la grossesse suivante, que l’idéal maternel ne soit figé par la mort et que ne lui échoie le statut d’enfant de remplacement. Or l’enfant suivant est souvent méconnu pendant une partie de sa gestation, non représenté, difficilement reconnu, objet d’une véritable hallucination négative. Dans notre expérience, cependant, les rituels sont pratiquement inefficaces sur la psychopathologie postnatale ultérieure. Ils font disparaître le statut social de « déchet » mais ne changent rien à la perte narcissique. Les soignants eux-mêmes ne sont plus si sûrs de leur pertinence tant la rencontre avec le petit cadavre fait surgir de représentations de scènes morbides et peuvent être d’une prégnance angoissante (Schott et al., 2007 ; Turton et al., 2009).
SYMPTOMATOLOGIE PSYCHOPATHOLOGIQUE
12 Toutes ces femmes rencontrées deux années plus tard, quelle que soit la cause du décès foetal (médical, spontané ou criminel), offrent une symptomatologie psychopathologique faite de dépression résiduelle malgré un accompagnement psychologique pour certaines. Plusieurs faits cliniques sont récurrents. D’abord la difficulté de ce deuil infini qui ne se ferme pas selon un processus naturel et malgré la survenue ultérieure de gestations d’enfants vivants. - Parmi les signes dépressifs, l’insomnie et la perte du désir sexuel signent la défaite de la pulsion vitale qui oblige à tenir bon à la vie. L’insomnie marque l’impossibilité d’effectuer le retrait des investissements de la vie éveillée qui permettrait le sommeil. La libido sexuelle a disparu, l’anorgasmie signe qu’une partie de soi est morte et les ruptures conjugales secondaires ne sont pas rares. - D’autres symptômes sont d’ordre hallucinatoire, comme le retour de la perception des mouvements actifs du foetus disparu. Il se constitue ainsi un « foetus fantôme » (par analogie avec la pathologie du « membre fantôme » des amputés). Il existe d’autres hallucinations positives sans objet comme celle d’être réveillée en entendant le bébé pleurer. - Les symptômes d’ordre hypocondriaque sont constants. Les signes somatisés concernent toujours la sphère abdominale : « boule » paroxystique intermittente avec sensation d’angoisse, ou, au contraire, impression de vide abyssal localisé au bas-ventre. On pense aux intuitions de P. Fedida (1995) concernant l’hypocondrie et l’identification de la personne propre à son organe corporel « qui pourrait se laisser théoriser comme la grossesse d’un enfant mort ». - Enfin, il y a fixation traumatique aux étapes clés du protocole médical de l’IMG, du moment infanticide ou du rituel de deuil en cas de MFIU, et récurrence de rêves traumatiques. Tous ces symptômes sont d’une particulière acuité aux dates commémoratives de la maternité perdue, dates anniversaires que les patientes viennent à attendre avec angoisse, à redouter malgré l’usure du temps (Bydlowski, 2008a). Au total, le tableau clinique est celui d’une mélancolie qu’aucune ébauche d’un processus de deuil naturel ne vient entamer.
HAINE MATERNELLE. VŒUX DE MORT ET FANTASME DE L’ENFANT MORT
13 Winnicott (1947) propose une longue liste des motifs qui conduiraient une mère à éprouver de la haine pour son nouveau-né et donc à développer des vœux de mort inconscients à l’égard de celui-ci. Entre autres motifs, l’enfant est un danger permanent pour son propre corps, pour sa santé et, en outre, il diffère complètement du bébé des rêveries et des jeux de l’enfance. Toute grossesse, même la plus heureuse, est l’occasion de l’émergence de moments de haine exprimés sous forme de vœux hostiles à l’égard de l’enfant porté. Ce peut être le simple refus des conseils médicaux de repos ou la mise en acte d’une sollicitude anxieuse (« je l’aime tant que je ne pense qu’à ce qui peut lui arriver de pire », faisait dire Boris Vian à une jeune mère).
14 Ces vœux funestes habituellement préconscients peuvent venir à la conscience sous l’effet de la transparence psychique liée à la grossesse (Bydlowski, 2008c). Les sentiments négatifs sont parfois mentalisés en phobies d’impulsion dont l’intensité peut devenir persécutrice. Haine maternelle et vœux de mort se condensent habituellement en un moment exquis, voisin de la mise au monde, où s’impose pour presque chaque femme un fantasme d’enfant mort (Drossart, 2009). « Va-t-il bien ? Respire-t-il ? Va-t-il survivre à notre épreuve ? ». À ce même moment riche en fantasme, l’évocation des morts d’autrefois, des pertes anciennes ou plus récentes viennent aussi faire irruption.
15 La bonne santé psychique maternelle consisterait précisément en la capacité de maintenir ces productions fantasmatiques dans le préconscient, de façon à ne pas nuire à l’enfant dans la réalité, afin surtout de se situer du côté de la vie. Winnicott (1956) qui affirmait donc la nocivité potentielle des mères et les menaces qui planent sur toute naissance a justement développé le concept de sollicitude maternelle, ce « concern » dont le déploiement vient « tamponner » les effets négatifs de la violence maternelle inconsciente.
FIXATION TRAUMATIQUE ET CAUCHEMARS
16 Un dénominateur commun dans le récit après coup de tous nos cas est l’intensité de la fixation, soit au moment du décès foetal, soit à celui de la rencontre avec l’enfant décédé, et la réapparition de cette fixation dans les rêves nocturnes. Bernadette après l’IMG, rêve du moment où on lui a proposé de saisir le petit corps, présentable mais déjà rigide. Elle y a renoncé et cette impuissance passée la persécute et revient en cauchemar. Anne, convaincue d’infanticide, revient sur ce moment non mémorisable du geste homicide que l’instruction judiciaire a tenté de reconstruire avec elle. Ce moment est irracontable : il s’y substitue un blanc de la conscience, un trou dans le souvenir, une absence à soi-même, une suspension, et cela malgré l’acharnement de l’enquête judiciaire et de l’instruction à la recherche d’une intentionnalité, et malgré la mise en scène de la cour d’Assises où le scénario est répété par l’avocat général. L’effort de la justice est, sans succès, de donner réalité à l’instant du meurtre, de lui fournir une rationalité, de sortir du « blanc » du passage à l’acte. Aurore, infanticide, rêve répétitivement de l’instant où cet autre corps s’est détaché du sien sans pourtant la quitter, partie morte d’elle-même qui pèse sur son ventre. Elle a d’ailleurs développé une obésité monstrueuse. L’enfant perdu est toujours là : malgré l’inhumation et les manifestations de culpabilité. Béatrice a subi une IMG pour foetus polymalformé. Le moment inoubliable est celui de l’injection intra-utérine. Elle a senti le corps de l’enfant se raidir en elle. Ce moment d’horreur indicible revient dans les cauchemars et revient aussi pendant les deux grossesses suivantes, L’hallucination négative de l’enfant perdu prend le pas sur la perception de l’enfant suivant pourtant bien réel, mais à peine ressenti. Quant à Carola, après MFIU, on lui a remis le petit défunt ; elle lui a vu le visage de son père, immédiatement associé à un raz-de-marée de souvenirs incestuels et délicieux. Elle n’a pas pu le caresser, la ressemblance du bébé à son propre père la renvoyant à des rêveries qu’elle rumine jour et nuit. Désignant son ventre, elle déclare que celui qu’elle portait est toujours présent et que l’enfant inhumé est un autre ! Le moment traumatique signe la rupture de la continuité entre l’enfant du dedans investi narcissiquement et celui de la relation d’objet (Bydlowski & Golse, 2001), continuité qui se fait naturellement dans l’accouchement normal. Ce moment traumatique immobilise ainsi l’enfant narcissique du dedans et le met sous séquestre.
MÉLANCOLIE PLUTÔT QUE DEUIL NATUREL
17 Comment comprendre la persistance de la mélancolie ?
18 « Il est toujours là, je le sens », « il est mon chagrin intime » (toujours localisé au bas ventre). Certaines diront « une chose laide et pourrie qui me pèse », « un oignon que je dois éplucher avec vous », et l’associeront librement aux remémorations de fantasmes incestueux. Si la mise en liens de ces fantasmes avec l’événement funeste, leur passage au conscient, et leur partage avec un thérapeute ont un effet de soulagement, la perte narcissique demeure néanmoins, avec son cortège d’insomnie, d’autoreproches, de disparition du désir sexuel, comme autant de signes d’une mort intime. Souvent la conception d’un autre enfant ne survient pas. Si, au contraire, une nouvelle grossesse se présente, le travail de deuil peut être escamoté et l’enfant « séquestré » se maintenir envers et contre le nouvel objet qui, pourtant présent, n’est pas perçu. Le comble de la perte serait alors de ne plus pouvoir être vivant pour l’autre. Claude a ainsi méconnu la nouvelle grossesse suivant une MFIU jusqu’au sixième mois. L’enfant de remplacement est assigné à un double rôle : entaché du précédent et agent réparateur du narcissisme maternel blessé.
19 La confrontation à la mort foetale fait donc surgir la représentation d’une partie de soi, séquestrée, abîmée ou morte, où se condensent, outre la représentation de l’enfant perdu, les fantasmes incestueux et toutes les blessures narcissiques passées. Le deuil normal exige le déroulement d’un temps nécessaire pour que les commandements de l’épreuve de réalité (la disparition de l’objet d’amour) s’exécutent. Le moi peut alors se libérer de sa fixation à l’objet perdu et la libido se déplacer vers de nouveaux investissements (par exemple vers un désir d’enfant renouvelé). Au contraire, dans la mort foetale, le deuil évolue vers la mélancolie : le sujet s’identifiant à l’objet abandonné. Le mort saisit le vif, illustrant exactement le propos de S. Freud (1917) : « L’ombre de l’objet tombe sur le moi considéré comme objet abandonné. » C’est donc une partie vive de la mère qui s’éteint lorsque se détache l’enfant mort. C’est à cette femme partiellement morte que nous avons affaire et le travail est ardu. En particulier, la mise à jour du lien entre le bébé mort et la thématique incestueuse sous-jacente est difficile.
DES ÉVOLUTIONS FAVORABLES
20 Il y a heureusement des cas d’évolutions favorables : la mise au travail psychothérapique peut permettre le développement graduel d’une formation réactionnelle créatrice qui va s’exprimer dans la réalisation d’une vocation adaptée ; par exemple, vocation médicale ou paramédicale autour de la naissance des enfants, ou dans la création de ligne de vêtements de bébé, de meubles pour chambre d’enfant, etc. Nous pensons qu’il s’agit de formation réactionnelle plutôt que de sublimation car le désir refoulé (le vœu de mort inconscient qui a présidé à la perte fatale) est toujours présent et affleure dans l’activité créatrice : qu’il s ‘agisse de création littéraire ou scientifique autour de ce sujet, de la vocation de devenir juge d’enfants, de défense de l’enfance, les exemples sont nombreux (Squires, 1998, 2009).
21 Un deuil dans la réalité peut aussi avoir une fonction réparatrice. Claude, cinq années après la MFIU, perd son propre père. Elle dispose de quelques semaines pour accompagner quotidiennement son agonie et l’inhumer. À sa surprise, passé le temps des funérailles, la vie lui revient sous forme d’une nouvelle grossesse. Dans La petite chambre, un film de Stéphanie Chuat et Véronique Reymond, une jeune infirmière, mélancolique après la perte de son bébé, accompagne, en soins à domicile, les derniers mois de vie d’un vieillard esseulé. Dans sa sollicitude, elle accepte même qu’il vienne dormir dans la chambre vide du bébé. Et la vie recommence ensuite à se manifester sous forme d’une nouvelle gestation.
22 Dans un contexte voisin, on comprend alors que beaucoup de femmes, plutôt que de se soumettre à l’IMG, préfèrent conduire à terme ces maternités porteuses de foetopathies létales et demandent pour leur nouveau-né très malade un protocole de soins palliatifs (Alvarez et al., 2008). Les soins corporels bien réels prodigués à un corps d’enfant condamné mais encore vivant permettent la mise en œuvre de la sollicitude maternelle dont le déploiement est peut-être l’arme suprême contre les vœux funestes ; ce « concern » qui tamponne les pensées négatives issues de la violence maternelle et qui permet au sujet de rebasculer du côté de la vie.
Bibliographie
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