Notes
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[1]
- C. Fabre-Vassas, La Bête singulière, les juifs, les chrétiens et le cochon, Gallimard, 1994, p. 296.
-
[2]
- Voir mon texte sur cette question G. Zimra, Penser l’Hétérogène, figures juives de l’altérité Paris, L’Harmattan 2007.
-
[3]
- Jn, 6, 53-57.
-
[4]
- Voir l’ouvrage de Marie-France Rouart, Le Crime rituel, Paris, Berg international, 1997.
-
[5]
- D. Kertzer, Le Vatican contre les juifs, Paris, Robert Laffont, p. 150.
-
[6]
- Ibid p 20.
-
[7]
- N. Wachtel, La Logique des bûchers, Seuil 2009 p. 20.
-
[8]
- Cité par Y.H Yerushalmi, Sefardica, ED Chandeigne, 1998, p. 275.
-
[9]
- Ibid p 275-276.
-
[10]
- La logique des bûchers, p 26 .
-
[11]
- H.Y. Yersushalmi, De la cour d’Espagne au ghetto italien, p. 114 on y lit que « les juifs ont une queue et comme les femmes ils sont sujets à des menstruations. » Quinones souligne que dans cette « populace perfide, dans cette nation rebelle, incrédule, féroce et impudique, parjure, obstinément orgueilleuse, entêtée, dégradée… chaque mois un grand nombre d’entre eux présentent un afflux de sang dans leurs parties postérieures en signe perpétuel d’ignominie et d’opprobre ».
-
[12]
- Ibid., « combien il est possible, écrit-il, de haïr une humble nation et combien sont incertaines les preuves arrachées sous la torture ».
-
[13]
- Ibid. p. 97.
-
[14]
- Ibid., p 109 « Nation obstinée, écrit-il, qu’Hadrien exila / Et qui pour notre ruine venue en Espagne, /Accable et outrage tant aujourd’hui /L’Empire chrétien… Tu ne comprends ni interprètes/ La divine Écriture, /… O ingrat ! O fou ! O aveugle ! Que même le sang ne t’émeut pas ! »
-
[15]
- D. Kertzer, Le Vatican contre les juifs, p. 144.
-
[16]
- David Kertzer, Pie IX et l’enfant juif, Perrin, 1997, p. 159.
-
[17]
- Quelle communauté d’Allemagne demande Goebbels « était déjà soupçonnée depuis des siècles d’abriter des fanatiques qui utilisaient le sang des enfants chrétiens à des fins rituelles. » Le 1er mai 1934 Der Stürmer consacre un numéro spécial au meurtre rituel avec une illustration sur une demi-page de deux juifs hideux qui recueillent dans un récipient le sang jaillissant de deux enfants chrétiens qu’ils viennent de sacrifier. Recevant Mgr Berning, évêque d’Osnabrück, en 1936, Hitler lui faisait remarquer que la discrimination à l’égard des juifs ne faisait que reprendre ce que la tradition chrétienne avait initié. S. Friedlander, L’Allemagne nazie et les juifs, Paris, Seuil, 1997, p.112.
-
[18]
- M. Hillel, Le Massacre des survivants en Pologne, 1945-1947, Paris, Plon, p 256-281. Voir aussi Marie France Rouart, Le Crime rituel, Paris, Berg international, 1997.
-
[19]
- Cité par J.L Schlegel, La Loi de Dieu contre la liberté des hommes, Paris, Seuil 2003, p.102.
-
[20]
- Ibid., p. 167.
-
[21]
- S. Friedländer, L’Allemagne nazie et les juifs, p. 92.
-
[22]
- G. Steiner Dans le château de Barbe bleue trad. de l’anglais par Lucienne Lotringer, Folio essai, 1973, p 56.
-
[23]
- T. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la raison, trad. Éliane Kaufholz Paris, Tel Gallimard, p. 180.
INCORPORER L’AUTRE
1 Le martyr est celui qui témoigne de sa vie. Le mot martyr lui-même porte cette valeur de conversion parce qu’il est celui qui témoigne dans sa chair d’une vérité plus grande qui le transcende. Le martyr n’est pas dans le judaïsme hormis à l’époque des Maccabées une pratique ou un usage courant. Par contre dans l’Espagne médiévale, il faut considérer que le long martyrologue des marranes, des cristianos nuevos, fut exemplairement le témoignage d’une souffrance, d’une persécution, qui fit du corps des juifs, le corps vivant de la Passion du Christ. À quelles exigences répondait une telle situation ?
2 Lorsque Philon d’Alexandrie s’était rendu à Rome pour demander à l’Empereur de ne pas exiger des juifs qu’ils érigent des statues de César à l’intérieur des synagogues, l’Empereur lui demanda la raison pour laquelle les juifs ne mangeaient pas de porc. Cette question, les chrétiens en forgèrent la légende en faisant, du porc mais aussi du sang, nourriture interdite aux juifs, un mythe anthropophagique qui a donné naissance au meurtre rituel d’enfants chrétiens.
3 Le christianisme, très tôt, recommanda la consommation du porc, qu’exècre la charnelle synagogue pour bien se distinguer de la religion ancienne dans la perspective de ce que Jan Assmann nomme une inversion normative. Contrairement à ce qui est l’usage dans d’autres cultures, on désigne les juifs par ce qu’ils ne mangent pas : ni porc ni sang. Devenir chrétien, c’est faire passer tout le cochon dans son camp. Le cochon devient la chair par excellence de l’altérité. On assurait que les juifs se sont privés de cette viande, pour ne pas se dévorer eux-mêmes mais ne cessent d’en rechercher la chair la plus proche dans le sang des enfants chrétiens. Le meurtre rituel est ainsi stigmatisé doublement par l’ingestion du sang et du porc, tous deux interdits alimentaires majeurs, et par l’ingestion d’un enfant chrétien. Ce qui est dévoilé ici en pleine lumière est un fantasme d’incorporation dont les chrétiens eux-mêmes avaient fait les frais lorsque les romains les accusaient de cannibalisme dans les rites d’incorporation du corps et du sang christique.
4 Le passage du judaïsme au christianisme a très tôt été marqué par cette viande qui sépare, qui partage, qui identifie les appartenances. Le cochon est passage de l’Ancien au Nouveau. Son incorporation est une naissance à une religion différente. L’altérité s’incorpore par le porc pour les chrétiens et par l’anthropophagie des enfants chrétiens pour les juifs ; manger du porc signifie être marqué par la différence d’une viande qui sépare. En incorporant ce que les juifs ne mangent pas, les chrétiens procèdent d’une nouvelle naissance. La fabrication du boudin, écrit Claudine Favre-Vassas, rassemblait les femmes dans la cuisine autour de grands chaudrons, elles devaient demeurer entre elles, silencieuses, « retenir leur souffle, serrer les lèvres et les fesses ». La seule parole autorisée était celle de la prière des boudins : « Soyez durs comme un piquet/ solides, comme une vulve/ tenez ensemble et n’éclatez pas. » Le premier axe métaphorique est celui des boudins identifiés au sexe masculin ; en opposition, le sexe des femmes est clairement désigné. La cuisson des boudins est une mise au monde [1], signale Claudine Fabre-Vassas. Les femmes sont, du fait de leurs menstrues et de leur nature, juives, elles doivent, à chaque tuée de cochon, convertir en elles cette part de judaïté, qui, par le biais du savoir culinaire et l’incorporation du sang et de la chair, les fera renaître chrétiennes. Il y a là une opération de transformation, de métamorphose qui fait passer l’interdit des juifs à manger du porc à l’incorporation chrétienne du sang qui les fait mourir comme juifs pour les faire naître chrétiens. Le sang inverse sa polarité négative dans le christianisme pour signifier renaissance, là où, selon la même mythologie il désigne les juifs dans une errance éternelle, à entendre comme l’éternité de l’erreur. Se séparer du judaïsme c’est traiter avec la partie la plus juive de l’animal : une vertèbre du cochon, nommée la juive, en opposition au gros saucisson connu sous le nom de « jésus », assure le passage de l’os à la chair, de la « juive » au « Jésus ». La vieillerie juive était contenue dans cette vertèbre qu’on prenait soin d’enfouir sous la cendre du carême, le saucisson, le jambon se situait du côté de la chair, de la nouvelle loi. Le cochon réalise la transformation qui permet de passer de l’os à la chair, de la mort à la vie, de l’ancien au nouveau. En transférant sur le cochon tout le mal qui devait s’abattre sur le chrétien, on invalide le juif et son double porcin, lui signifiant du même coup son impuissance à changer l’ordre du monde, à détruire la chrétienté.
5 La proximité du juif et du porc est attestée par l’iconographie du XIIIe siècle. Au fronton des chapiteaux allemands, les juifs sont représentés avec de grandes oreilles, allaités par d’énormes truies ; des variantes les montrent s’abreuvant au sexe des truies. On prétend qu’un juif buvant du lait de truie ne tarde pas à grogner. Cette identification est opératoire encore à Rome, jusqu’en 1312, lorsqu’on faisait dévaler le mont Testaccio à un vieux juif, enfermé dans un tonneau hérissé de pointes. Son corps brisé, saignant de mille plaies, ouvrait le temps du Carême. Au XVe siècle, le paiement d’un tribut de dix florins par chaque synagogue, remplaça cette cruelle mise à mort. Mais en lieu et place du vieux juif enfermé dans son tonneau hérissé de piques, on offrit au peuple le spectacle de cochons, installés dans des carrosses richement ornés, « en signe de mépris pour les juifs qui ne pouvaient y toucher ». Les carrosses qui gravissaient les flancs du Testaccio étaient précipités ensuite, en bas où ils se fracassaient à la grande joie des spectateurs. Le porc, métonymie du juif, est l’animal de l’altérité. Le boudin juif appelé au Portugal botifarro de marrano ne comporte ni porc, ni sang ; il prend l’apparence d’un vrai boudin grâce aux piments rouges qui le colorent, permettant ainsi aux juifs d’attester qu’ils étaient limpiezza de sangre en donnant la « preuve » qu’ils consommaient du porc. La proximité du juif et du porc a fourni les thèmes antisémites les plus couramment usités. [2]
LE MEURTRE RITUEL
6 L’accusation de crimes rituels décrite pour la première fois en 1144 à Norwich en Angleterre persista jusqu’au XXe siècle. Cette accusation se développa partout en Europe, en Allemagne à Würzburg, en France à Blois en 1171, où un enfant a été trouvé, vidé de son sang en vue de la préparation par les juifs de la fête de Pâques. Cette accusation sera régulièrement réitérée sur le même mode. Il s’agit de montrer que les juifs n’ont pas opéré le passage symbolique de la transsubstantiation du corps et du sang du Christ en pain et en vin. D’où il ressort que les juifs, faute de ne pouvoir reconnaître dans l’hostie la transsubstantiation, doivent la réaliser dans la matsa – sorte de pain azyme que les juifs emportèrent avec eux lors de la sortie d’Égypte. Mélangée au sang, elle déploie un imaginaire à double foyer. Elle réactive la mort de l’innocent dans la figure du Christ et souligne d’autre part la caducité de la sortie d’Égypte, puisque celle-ci loin de libérer conduit au contraire à une errance éternelle. De la matsa à l’hostie il y a le ratage d’un passage, faute de ne pouvoir renaître en Christ, les juifs errent pour l’éternité. Le sang versé par le Christ est celui versé pour la rédemption du genre humain, il est le sang qui régénère, qui assure la résurrection. Le sang de cette rédemption, refusé par les juifs, rejaillit, non régénéré, non rédimé, dans le meurtre de l’innocent. C’est la raison pour laquelle on dit des juifs que leur sang « est infect » puisqu’ils ont refusé d’être régénérés par le sang du Christ. Ils tiennent leur éternité au fait qu’ils boivent le sang des enfants chrétiens. Mais ce sang ne régénère pas, il rend éternel à la condition de perpétuer le meurtre rituel. Il n’est d’aucun enseignement, d’aucun savoir, il maintient les juifs dans l’errance, c’est-à-dire dans l’erreur. L’errance et l’immortalité sont le prix de leur châtiment. Ainsi est réalisé le fantasme anthropophagique du corps de l’innocent dans la matsa qui devient le symbole de la vie sans mort, l’éternité. En buvant le sang d’un chrétien, les juifs devenaient éternels comme le Christ, non par conversion mais par incorporation réelle du corps réel d’un enfant chrétien, dans l’incorporation de la matsa qui échoue à faire hostie. Ce ratage à faire hostie, conduit à une production délirante du dogme de la transsubstantiation en prenant à la lettre la parole du Christ : « Quiconque mange ma chair et boit mon sang a la Vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment un breuvage. Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. » [3] Le boire et le manger sont pris au sens littéral dans l’extinction même du sens du dogme. Le boire et le manger deviennent le réel cannibalique, anthropophagique, délirant. Il fallait à la fois établir une identité entre le sang chrétien et la persistance juive et réactualiser l’innocence de l’agneau dans la mort du Christ. Seule une profanation, un maléfice, un sortilège permet d’expliquer la survie des juifs. Leur transmission, stupéfiante, édifiante, asexuée sera à l’origine d’une nouvelle métamorphose dans le mythe du vampire. L’éternité, dans cette optique, est le châtiment suprême de ceux qui ne meurent pas et qui continuent de se transmettre de générations en générations comme des vampires, uniquement par le sang. Nous avons là dans le thème du vampire une figure majeure de l’antisémitisme.
7 La croyance dans les crimes rituels fut répudiée en 1247 par une bulle du pape Grégoire IX et reprise par Innocent IV. L’Empereur allemand Frédéric II réunit un cénacle d’érudits pour statuer sur la réalité de cette accusation. Celle-ci fut récusée car il était avéré que l’Ancien Testament interdisait aux juifs de consommer une viande qui ne soit pas vidée de son sang. La légende n’en continua pas moins à être diffusée. C’est ainsi qu’en 1472, en Italie dans la ville de Trente, le petit Simonet, âgé de deux ans, disparaît. On retrouve l’enfant sacrifié, les bras en croix et percé de toutes parts par des alènes et des poinçons ; on recueille le sang, l’enfant est circoncis avant d’être éviscéré, remplacement du couteau rituel par un couteau de cuisine. L’allusion cannibalique est claire. À Trente, longtemps furent gardés dans des reliquaires, le couteau sacrificateur, le verre dans lequel le sang fut bu, le bassin qui reçut le sang, la petite robe du saint, deux boîtes contenant son sang. L’histoire devient exemplaire, elle désigne l’ignominie des juifs, preuve supplémentaire, s’il en faut, de leur perfidia. Ils furent chassés de la ville de Trente et persécutés. Toute une iconographie apporte son concours à cette édification, elle n’est pas simplement le fait de quelque imagination d’artiste mais s’appuie sur des éléments juridiques des procès pour mieux en confirmer les traits. [4] Une gravure montre, rassemblés autour d’une truie, des juifs qui conversent, l’un d’entre eux buvant le lait de la truie, l’autre mangeant ses excréments. Entre les deux parties de la gravure gît le petit Simonet, opposant ainsi l’immonde festin et la bestialité orgiaque à la victime innocente. La légende du petit Simonet se prolongea jusqu’en 1881 où le journal jésuite, Civilita Cattolica rapporte l’accusation que les juifs de Trente ont recours au sang chrétien pour fabriquer leur matsa. L’Église jusqu’en 1965 lui vouera un culte au petit Simonet. Il en est de même du jeune Lorenzino de Marostica, né en 1480 dans un village au nord-est de l’Italie, dont le père de tempérament violent avait de menacé de tuer sa femme et son enfant qu’il accusait d’être adultérin. L’enfant à peine âgé de dix jours s’était miraculeusement écrié : « Père, arrête, ma mère est innocente et je suis ton fils. » [5] Le meurtre que le père ne commet pas sera perpétré par les juifs. Cinq ans plus tard, selon les archives de l’Église, une bande de juifs s’empara du jeune Lorenzino, lui déchira ses vêtements et le crucifia à un arbre pour le vider de son sang. Après son enterrement, des miracles se produisirent, et les juifs furent expulsés de la ville. En 1870, Pie IX décréta un culte officiel au jeune martyr, et en 1960 les écoles catholiques de la région enseignaient encore la vie du petit martyr torturé par les juifs. Les récits hagiographiques redoublent l’effet de cette victoire en insistant sur l’exemplum, véritable matrice du mythe qui s’impose comme récit véridique au détriment de l’histoire même du saint. Il faut établir la puissance du verbe incarné en faisant que les accusations, les délations, les exorcismes traduisent la vérité du logos et le triomphe de l’Église sur les puissances du mal. Il faut dans le même temps montrer l’erreur et l’extirper, mais au préalable il faut induire l’hérésie, l’hétérogène, pour l’extirper, le détruire enfin. Le mal, c’est l’hétérogène.
8 Le sang d’un chrétien était réputé consolider la blessure du prépuce lors de la circoncision. Ici transparaissent clairement les deux formes d’alliance, les deux filiations, celle de la loi et la circoncision, celle de la rédemption par le sang du Christ versé pour le genre humain. Mais ce sang versé n’a de valeur de conversion que par la foi, or celle-ci s’éteint quand elle passe sur la scène imaginaire. De la même façon qu’on accusait les juifs, comme les femmes, de transmettre la lèpre sans être eux-mêmes affectés par cette maladie, le bain de sang était réputé guérir la lèpre. On imputait l’aveuglement des juifs au fait que les nouveau-nés naissaient avec la main souillée de sang et attachée au front au point de nécessiter une opération chirurgicale qui permettait de dégager la vue, mais seul le sang chrétien redonne la vue, d’où l’iconographie médiévale de la synagogue aveugle. Dans son Bref discours contre la perfidie hérétique du judaïsme publié en 1622 à Lisbonne, Vicente da Costa Mattos reprend le thème de cette souillure héréditaire. Les juifs qui, « à la mort du Christ ont pris sur eux et sur leur fils le sang sacré qu’il a versé sur la Croix pour le salut de tous, il est avéré qu’ils souffrent de flux de sang, de purgations et de menstrues… On dit que les fils de juifs de cette caste à leur naissance ont la main droite pleine de sang et collé à la tête. » [6] Le Dictionnaire des Inquisiteurs est publié en 1494. À l’article « Apostasie » on peut lire : « Les juifs se transmettent de père en fils avec le sang, la perfidie de la vieille loi [7] », opérant de ce fait un glissement théologique du sang du Christ versé pour la rédemption du genre humain au sang infect, non régénéré, dont les juifs sont infestés. Pour extirper des juifs la victime innocente, on offrait leur corps en holocauste sur le théâtre théologique de la Passion du Christ. Sous les traits des juifs qui crucifient l’innocence, on offrait aux foules médusées et stupéfaites, la victime éternelle sous les traits du bourreau. La vérité des bûchers est là : sous le mystère chrétien, elle dévoile la vérité de Sade.
LES CRISTIANOS NUEVOS
9 Ceux qui n’acceptaient pas de se convertir étaient dits aveugles, sourds, quant à ceux qui l’acceptaient, ils devenaient cristianos nuevos. Le statut de la pureté du sang, « Estatutos de limpieza de sangre » devait, pour endiguer le flux des conversions, séparer les nouveaux convertis des chrétiens dits de souche, reconnaissant de ce fait que l’eau du baptême est insuffisante au regard du sang, ce qui était un coup porté à la doctrine contre lequel s’élevèrent de nombreux ecclésiastiques jusqu’au pape lui-même. Comment pouvait-on être assuré que les convertis ne reviendraient pas à leurs anciennes pratiques ? Comment peut-on penser que l’Autre puisse se dissoudre ainsi dans la conversion ? Plus encore sa conversion n’est-elle pas le signe de sa duplicité ? N’importait-il pas, maintenant qu’ils étaient convertis, de les distinguer des chrétiens de souche ? Dans son Centinela contra judios fray Francisco de Torrejoncillo en 1673 assimile juifs et nouveaux chrétiens dans un calcul raffiné qui n’est pas sans évoquer certaines heures noires de notre histoire. Il écrit : « Pour être ennemi des chrétiens du Christ et de sa divine Loi, il n’est pas nécessaire d’être juif de père et de mère. Un seul parent suffit. Il n’est pas important que le père ne le soit pas ; il suffit que la mère le soit. Et même si elle ne l’est pas entièrement, il suffit qu’elle soit à moitié ; et même si elle est encore moins, un quart suffit, voire un huitième. Et la Sainte Inquisition a découvert de nos jours que jusqu’à distance de vingt et un degrés [de consanguinité] il s’est trouvé des gens qui judaïsaient. » [8] De même que Don Lope de Vera fut brûlé vif pour avoir judaïsé ; cet homme de sang noble avait une nourrice de sang infect [9]. Entre 1481, année des premiers autodafés à Séville, et 1560, il fut instruit, écrit Nathan Wachtel dans La Logique des bûchers, un minimum de 50 000 procès pour judaïsme dans l’ensemble de la péninsule dont 20 000 furent brûlés. [10] C’est l’infamie du sang juif transmis par les nouveaux chrétiens qui se voit exhibée. Les plus faibles avouaient n’importe quoi, les plus résistants ne parlaient pas. C’est la délation qui fournissait depuis toujours les victimes. Certains terrorisés se présentaient d’eux-mêmes dans l’espoir de bénéficier de l’indulgence du Tribunal. La délation était un élément de la terreur que l’inquisition faisait régner ; il fallait tout autant instruire les dossiers, apprendre à connaître et reconnaître les ruses qui permettaient d’y échapper. À travers des ouvertures secrètes, les prisonniers étaient observés des journées entières par deux équipes de deux gardiens qui se relayaient de 6h du matin à 7-8h du soir et qui rendaient compte des moindres faits et gestes, en particulier des éventuels pratiques du jeûne judaïque. Les surveillants des cellules de vigia faisaient preuve d’une méticulosité et d’une rigueur semblables à celles des inquisiteurs. On retrouve ici le principe de surveillance que Foucault a décrit sous le nom de Panopticon. Certains, pensaient qu’ils étaient à l’abri des regards, prier et jeûner, preuve irréfutable qu’ils étaient hérétiques. Minutie des dossiers, qualité des observations, compétence des juges, collecte des dénonciations et confessions tout cela participait d’une abominable machine de guerre qui violait les intimités et les consciences. Dans les cérémonies d’autodafé tout était fait pour frapper et susciter l’émotion ; trompettes, tambours accompagnaient les processions tandis que sonnaient les cloches des églises. Dans les rues défilaient les condamnés, revêtus de leurs mitres et tuniques d’infamie. La longue litanie des sentences égrenait les noms des relaxodos, « relâchés », confiés au bras séculier pour être brûlés, puis venait ensuite la repentance, l’abjuration solennelle des réconciliés. Plus que de sauver les âmes l’inquisition fut le règne de la terreur et les bûchers le prélude et le précurseur des politiques totalitaires.
10 L’accusation portée sur les cristianos nuevos qui n’étaient pas de Limpiéza de sangre allait connaître une nouvelle fortune dans une Espagne obsédée par la pureté du sang et fascinée par les cortèges du Vendredi saint des flagellants, des disciplinantes de sangre. Le sang devient le signe du partage entre le Nouveau et l’Ancien qui dialectise la question de l’origine dans un renversement qui fait de l’ancien un nouveau et du nouveau un ancien. Les chrétiens, dits de tiempo immemorial, par un étrange retournement, symbolisaient l’origine face aux juifs, nouveaux chrétiens menacés encore par la dégénérescence. Ce retournement de l’origine marque l’Autre d’une nouvelle dimension : dégénéré parce qu’ancien, nouveau parce qu’encore dégénéré. L’origine pouvait se décliner comme un renversement où le nouveau venu est marqué par un temps que l’on peut remonter, c’est-à-dire par la constitution d’un arbre généalogique qui institue l’appartenance juive. Les chrétiens étaient ceux qui échappaient à la filiation par la chair, ils étaient dits de tiempo immémorial.
11 Les juifs étaient réputés, marque de leur châtiment, présenter des saignements menstruels. Don Juan de Quinones, grand érudit avait établi une compilation sur le thème du sang. [11] L’accusation allait se développer tout au long des XVIe et XVIIe siècles. Les juifs ne sont pas uniquement punis par la perte de leur royaume, leur exil, mais comme les femmes, ils sont châtrés. Cette analogie des juifs et des femmes sera la source la plus féconde de l’antisémitisme moderne qui fera des femmes la nouvelle figure de l’Autre. La présence de sang devint très vite pour l’Inquisition la preuve même qu’il s’agissait de convertis qui n’avaient pas cessé d’être juifs car le baptême aurait dû suffire à faire disparaître le flux menstruel : sa persistance était signe d’apostasie. Pour guérir des flux menstruels, on expliquait que les juifs avaient recours au meurtre rituel d’enfants chrétiens dont ils buvaient le sang, ignorant, précise-t-on, que seul le vin de messe, sang du Christ, pouvait les sauver. Le sang était à la fois la marque de l’ignominie et le signe de la régénérescence. Pouvait-on être assuré que les conversos étaient véritablement chrétiens ? Le doute n’impose-t-il pas les nécessaires vérifications ? Devenus chrétiens, les juifs sont devenus du même coup, potentiellement hérétiques. Il fallait s’en assurer et pour cela, on devait instruire les modalités qui allaient démasquer, débusquer, les hérésies, les apostasies, les profanations et montrer que les juifs restaient fondamentalement des inconvertis, des blasphémateurs, des apostats. L’hérésie, le blasphème, l’apostasie, tout en déployant la puissance du malin permettaient à l’Église d’en triompher, produire les preuves de la profanation pour mieux assurer sa gloire. C’est dans les épreuves du malin que l’Église pouvait ressourcer la foi des croyants, les édifier, les instruire, les stupéfier en donnant aux foules incrédules, la démonstration des merveilles de la foi. La profanation des hosties atteste du crime perpétré par les juifs mais révèle aussi le mystère du corps du Christ, lui assure une réalité, une visibilité qui exclut toute possibilité d’interprétation allégorique ou métaphorique de l’incarnation. L’hostie plongée dans de l’eau bouillante pleure et gémit et devient un « bel enfant ». De même que l’hostie frappée par le couteau saigne. Isaac Cardoso relate le long martyrologe des marranes [12]. Nombre de juifs furent brûlés pour avoir été fermes et constants dans leur foi, à Cordoue, à Coimbra, à Lisbonne, morts pour avoir glorifié le nom de Dieu et la Loi. On brûle les juifs qui ont fait saigner l’hostie, on expose l’hostie miraculeuse et le couteau.
12 En 1490, à Tolède, on relate la même histoire avec le niño de la Guardia. L’autodafé du 4 Juillet 1632 à Madrid fait suite à l’affaire des « judaïsants » accusés d’avoir rituellement frappé une effigie du Sauveur. Ce scandale prit le nom d’« El Cristo de la paciencia ». Miraculeusement, l’effigie s’était mise à saigner et à pleurer et les conspirateurs confessèrent leurs crimes et dénoncèrent des proches. Certains furent emprisonnés à perpétuité, d’autres livrés au brasero. Jour après jour on envoya de nouveaux chrétiens accusés de « judaïser » on les accusa de contribuer à la ruine du christianisme. « C’est en chantant et en dansant que toute la communauté marchait au bûcher ». Les témoignages précisent que « bien qu’à proximité du feu, la dureté de leurs cœurs était telle que certains d’entre eux refusèrent de se confesser ». [13] On érigea sur les lieux de leurs maisons détruites le Covento de la Paciencia des frères capucins. De toutes parts on s’indigna du traitement fait à l’effigie, partout on relatait l’affaire, et Lope de Vega composa un poème intitulé Sentiments face aux offenses faites à notre bon Christ par la nation hébraïque. [14]
LA FIN D’UN MYTHE ?
13 Le nom juif a été l’Autre du christianisme, il en a illustré les mystères, ressourcé la foi, permis le passage de l’Ancien au Nouveau comme de la chair à l’esprit. L’Autre pouvait-il rester captif d’une théologie de l’histoire qui donnait tout son sens au monde médiéval ? Au XIXe siècle l’affaire Mortara avait ému jusqu’en Amérique. Elle marque une radicalisation des positions de l’Église à un moment où la sécularisation est la règle en Europe. L’histoire, est celle d’un jeune enfant, Edgardo Mortara, baptisé secrètement par sa nourrice et enlevé à sa famille par la police pontificale au prétexte qu’un enfant devenu chrétien ne pouvait retourner sans être apostat, dans sa famille juive. Pie IX expliquait qu’on ne pouvait par conséquent refuser à cet enfant « le bénéfice du sang de Notre Seigneur versé pour sa Rédemption… » et que celui-ci suppliait « qu’on lui permît de rester chrétien. » [15] Le sacrement du baptême, faisait remarquer le Saint Siège, avait fait rentrer le jeune Edgardo dans l’Église et celle-ci a acquis sur lui « un droit supérieur à tout droit humain ». Le père de l’enfant est destitué au profit du Pape, père de l’humanité. Telle est la ligne de fracture irréversible qui désormais traverse la modernité. L’homme relève-t-il de la puissance de l’État ou de celle de l’Église ? Du père ou du Pape ? Un fils chrétien pouvait-il être rendu à un père Juif ? Un père pouvait-il faire de son fils un apostat ? La violence de ce rapt déversa sur l’Église une avalanche de critiques indignées de toutes parts. Le thème du complot contre la civilisation devient l’indice de l’altération du discours théologique, sa fragilité, sa précarité, sa limite, dans un univers mouvant, qui ne cessait de se transformer, de bouleverser les catégories mentales de la pensée. Louis Veuillot, éditorialiste de L’Univers journal catholique influent, se lance dans une défense du Pape en déplorant « l’effet odieux des libertés » accordées aux juifs non sans réactualiser les monstrueuses accusations de meurtres rituels. « Les derniers de la race déicide seront pardonnés, les rejetons de ces bandes misérables mourront dans la lumière et l’amour du Christ… il faut à leur Pâque devenue sacrilège, le sang d’un enfant chrétien, d’un prêtre, afin qu’après avoir sacrifié l’Agneau, ils le dévorent dans ceux qui sont devenus sa chair. Qu’avons-nous à faire sinon à suivre l’exemple de la grande Victime, et leur rendre le bien pour le mal ? » L’influent journal jésuite Civilità cattolica fondé par Pie IX fut la revue la plus ouvertement antisémite, et la plus influente dans le monde catholique. Elle demandait d’exclure les juifs de France, d’Allemagne et d’Italie. Toute la presse catholique d’Europe a repris le thème du crime rituel juif qui constitue un antisémitisme catholique.
14 En janvier 1859, Il Cattolico publie un article à couper le souffle sous le titre « Meurtre épouvantable d’un enfant », dans lequel on faisait le lien entre le mouvement de protestation qui touchait l’Église et l’abominable meurtre rituel commis par un Juif à Folkchany, ville de l’actuelle Roumanie. Le Pape, disait-on, élève un enfant juif, là où les juifs tuent un enfant chrétien de la plus horrible manière. « On compta plus de cent vingt blessures sur le corps du petit martyr, et l’on vit qu’on avait enfoncé des épines dans son crâne et des baguettes sous ses ongles ». [16] Tous les journaux catholiques, dont L’Univers en France, se firent l’écho de la terrible nouvelle. La population de Folkchany réagit à cette information en lançant un pogrom où « quinze à vingt juifs furent tués ». Nul ne souffla mot ensuite lorsque fut appréhendé le tortionnaire du jeune enfant qui n’était autre que son oncle. Chaque annonce de crime rituel organise les mêmes déchaînements pulsionnels, réactive les croyances païennes des sacrifices humains, mettent en scène la Passion du Christ dans le corps des juifs, en faisant d’eux, témoins vivants de sa crucifixion, le prolongement de sa Passion.
15 En 1867, l’accusation de meurtre rituel s’inscrit pleinement dans une conception raciale dont L’Osservatore romano et Civilità cattolica se font l’écho. Le père Desportes avait adressé au Pape deux ouvrages au nom évocateur : Le mystère du sang en 1889 et l’année suivante Tué par les Juifs ; ce dernier, préfacé par Edouard Drumont. On retrouve ces mêmes accusations en 1929 sous la plume de… Goebbels dans le quotidien Der Angriff à propos de la mort inexpliquée d’un jeune garçon. [17] En 1946 à Kielce, petite ville de Pologne, Henryk âgé de neuf ans disparaît du domicile familial. Trois jours après, l’enfant réapparaît et raconte qu’il avait été enfermé dans la maison des juifs et qu’une douzaine d’autres enfants y étaient encore retenus. L’enfant désigne une maison. Un juif est arrêté, sommé de dire qu’il a kidnappé l’enfant : « Allez, juif, parle, dis-leur que tu as kidnappé les enfants polonais pour leur voler leur sang. Dis-leur ! » La rumeur enfle, se propage, des fouilles sont organisées. [18] D’enfants morts, il n’y en a point, kidnappés non plus, mais déjà on exige vengeance du sang qui n’a pas été versé : il le sera dans un pogrom. La matrice du mythe subit ici une transformation sans pour autant changer la valeur du mythe. En effet, l’enfant est vivant et non mort, il n’est ni crucifié, ni vidé de son sang mais on agit comme s’il était mort, crucifié et vidé de son sang. Ce qui importe c’est de préserver vivante la vérité du mythe à travers l’hallucination du sang. La structure du récit exige, impose, prescrit la nécessité de la victime innocente. La preuve n’est pas nécessaire pour étayer l’accusation, le dire est performatif, il a valeur de réalisation hallucinatoire.
16 L’anti-judaïsme de l’Église fut la machine de guerre de l’antisémitisme. Civilità cattolica met en garde la population contre le danger libéral qui, en émancipant les juifs, a lâché « les meutes de loups » dans les bergeries. Giuseppe Oreglia parle « de la race juive étrangère » le judaïsme devient race et religion. Il faut agir avec les juifs comme avec la peste et si on ne peut les combattre, il faut au moins la circonscrire ; les juifs deviennent une race criminelle qui vient d’accéder à l’égalité civique. Les intégristes catholiques gardent en mémoire le choc que fut la Révolution française. Leurs adversaires sont les catholiques libéraux qui cherchent les conciliations de l’Église avec le monde moderne. En 1864, Pie IX (1846-1878) publie un Syllabus de 90 propositions condamnées par l’Église où figurent, parmi les ennemis de l’Église « la synagogue de Satan ». Pie IX gardait rancune aux juifs qui n’avaient montré pour lui aucune gratitude malgré la suppression des rites humiliants qu’ils subissaient lors du carnaval. « Leur obstination de mécréants les a conduits à devenir des chiens… ces chiens-là commencent à pulluler dans Rome, à aboyer et à agresser les gens un peu partout ». Il publie les propositions « pour condamner les erreurs de notre temps », la plus célèbre condamnation est celle qui affirme : « Le Pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne. » Quiconque pense cela est « anathème ». En 1869-1870, il proclame l’infaillibilité du pape. Cette proclamation représente un défi dogmatique qui assure à l’Église la prépondérance sur toute autre forme de pensée politique et plus particulièrement sur la démocratie. Trente ans avant, Grégoire XVI (1831-1846) pourfendait ceux qui prétendaient obtenir le salut par leur conduite ou par les mœurs droites et humbles. La liberté de conscience est fustigée, liberté « funeste » et « exécrable », la liberté de la presse insultée. Pour Léon XIII (1878-1903), l’Église catholique doit être considérée comme « la seule religion véritable établie par Dieu, qui ne peut, sans la suprême injustice, être mise sur le même pied que les autres » et Pie X d’ajouter qu’elle « possède la vérité absolue et immuable ». [19] Pie XI, face au nazisme déclarait : « S’il y a un régime totalitaire, totalitaire de fait et de droit, c’est le régime de l’Église, parce que l’homme est la créature du bon Dieu, il est le prix de la Rédemption divine, il est le serviteur de Dieu destiné à vivre pour Dieu ici-bas et avec Dieu au ciel… Alors l’Église a le droit de réclamer la totalité de son pouvoir sur les individus : tout homme tout entier appartient à l’Église, parce que tout entier il appartient à Dieu. » [20] Deux conceptions du monde se trouvent ici confrontées, heurtées : la puissance de l’État qui réduit l’homme à la race, la faiblesse de l’homme qui fait la puissance de l’Église. Pendant tout le XIXe siècle l’antijudaïsme théologique s’était mué en antisémitisme chrétien. [21] Les pères Rondina et Ballerini demandent en 1890 de révoquer l’égalité citoyenne des juifs, ces éternels étrangers, ennemis de tous les peuples qui les accueillent.
17 L’émancipation des juifs relevait d’un défi pour l’Église parce qu’elle signifiait la fin d’un monde, la naissance d’un autre. Le nom juif incarnait une hétérogénéité qui faisait de lui la figure de l’Autre. En sortant de sa condition de minoritaire, il sortait aussi d’une place dans laquelle l’avait confiné une souffrance qui offrait un site aux malheurs du monde. Si les juifs ne se convertissaient pas, demeurait l’espoir de les voir se convertir un jour ; s’ils se convertissaient, subsistait l’inquiétude de voir le malheur du monde continuer son inexorable course. Un christianisme sans juif est-il pensable ? Dans un monde où la modernité devient l’exclusive référence, que signifie alors un christianisme privé de ses représentations fondatrices ? Qu’est-ce qui dans la théologie est habité par l’inquiétude du monde ? Les juifs n’ont de pertinence théologique pour l’Église, que s’ils sont des juifs d’Église, s’ils demeurent dans une fonction hétérogène, s’ils sont laïques que devient l’Église ? Le nom juif relève d’une nécessité structurale pour le christianisme. Que ce soit dans l’Espagne médiévale ou dans l’Europe des Lumières, les juifs ne pouvaient ni ne devaient jamais disparaître. On les retrouvait sous les conversos, on les inventait avec l’antisémitisme. Sortis du ghetto, ils disparaissaient, tout au moins dans la représentation qu’on avait d’eux. D’êtres déchus, les voilà devenus maintenant les maîtres du monde ! De misérables, les voilà puissants, de pauvres, les voilà arrogants, de prisonniers du ghetto, les voilà libres. Eux qu’on distinguait de loin, les voilà indistincts ; eux qui représentaient le juif antique, les voilà irreprésentables, eux qui étaient étrangers, les voilà citoyens, eux qui vivaient dans les ghettos, les voilà partout. L’extermination fut l’invention féroce et inédite que le nazisme expérimenta. Elle signe la fin de l’homme, elle signe la mort de Dieu. « Nous haïssons plus que tout, déclare George Steiner, ceux qui font miroiter à nos yeux un but, un idéal, une promesse enchantée que nous ne pouvons atteindre même en tendant nos muscles à les rompre, qui glisse, encore et toujours de nos doigts crispés et conserve pourtant, c’est là le point crucial, tout son attrait, que nous ne saurions écarter, car nous en connaissons la valeur suprême. Dans les juifs se perpétuaient les reniements de la perfection spirituelle et morale. En s’en prenant aux juifs le christianisme et la civilisation européenne s’en prenaient à l’incarnation souvent instable et irréfléchie de leurs espérances les plus hautes [22] » ; supprimez le témoin et vous aurez supprimé la dette.
18 Les pogromes ont représenté des meurtres de civilisation, les crimes d’une théologie obsédée par le sang. Adorno et Horkheimer faisaient remarquer que les pogromes étaient « de véritables meurtres rituels, et constituaient « un rituel de civilisation » [23] ». Le sang versé dans un pogrome tient lieu de preuve du sang qui n’a pas été versé, Nul ne voulait envisager, aborder ou instruire la moindre enquête, la moindre critique, au regard de ce qui était trop commodément accepté de tout temps. Saul Friedländer faisait remarquer que le christianisme « en matière de dogme, de rituel et de pratiques, avait marqué les juifs d’un stigmate, qu’apparemment ni le temps, ni l’histoire, n’avaient pu effacer ».
19 La vérité du mal réside dans celle qui fait de l’amour du prochain, la haine du semblable. Il fallait expurger du corps social un corps propre, un corps dégagé de toute hétérogénéité juive, un corps circonscrit qui n’existe qu’en projetant fantasmatiquement sur l’Autre les figures du mal, diable ou vampire.
Mots-clés éditeurs : Pureté du sang, Loi, Christianisme, Matsa, Ancien, Sang, Os, Transsubstantiation, Christ, Martyr, Chair, Innocence, Nouveau, Meurtre rituel, Judaïsme, Ostie, Cochon
Date de mise en ligne : 12/04/2011.
https://doi.org/10.3917/top.113.0043Notes
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[1]
- C. Fabre-Vassas, La Bête singulière, les juifs, les chrétiens et le cochon, Gallimard, 1994, p. 296.
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[2]
- Voir mon texte sur cette question G. Zimra, Penser l’Hétérogène, figures juives de l’altérité Paris, L’Harmattan 2007.
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[3]
- Jn, 6, 53-57.
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[4]
- Voir l’ouvrage de Marie-France Rouart, Le Crime rituel, Paris, Berg international, 1997.
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[5]
- D. Kertzer, Le Vatican contre les juifs, Paris, Robert Laffont, p. 150.
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[6]
- Ibid p 20.
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[7]
- N. Wachtel, La Logique des bûchers, Seuil 2009 p. 20.
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[8]
- Cité par Y.H Yerushalmi, Sefardica, ED Chandeigne, 1998, p. 275.
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[9]
- Ibid p 275-276.
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[10]
- La logique des bûchers, p 26 .
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[11]
- H.Y. Yersushalmi, De la cour d’Espagne au ghetto italien, p. 114 on y lit que « les juifs ont une queue et comme les femmes ils sont sujets à des menstruations. » Quinones souligne que dans cette « populace perfide, dans cette nation rebelle, incrédule, féroce et impudique, parjure, obstinément orgueilleuse, entêtée, dégradée… chaque mois un grand nombre d’entre eux présentent un afflux de sang dans leurs parties postérieures en signe perpétuel d’ignominie et d’opprobre ».
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[12]
- Ibid., « combien il est possible, écrit-il, de haïr une humble nation et combien sont incertaines les preuves arrachées sous la torture ».
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[13]
- Ibid. p. 97.
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[14]
- Ibid., p 109 « Nation obstinée, écrit-il, qu’Hadrien exila / Et qui pour notre ruine venue en Espagne, /Accable et outrage tant aujourd’hui /L’Empire chrétien… Tu ne comprends ni interprètes/ La divine Écriture, /… O ingrat ! O fou ! O aveugle ! Que même le sang ne t’émeut pas ! »
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[15]
- D. Kertzer, Le Vatican contre les juifs, p. 144.
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[16]
- David Kertzer, Pie IX et l’enfant juif, Perrin, 1997, p. 159.
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[17]
- Quelle communauté d’Allemagne demande Goebbels « était déjà soupçonnée depuis des siècles d’abriter des fanatiques qui utilisaient le sang des enfants chrétiens à des fins rituelles. » Le 1er mai 1934 Der Stürmer consacre un numéro spécial au meurtre rituel avec une illustration sur une demi-page de deux juifs hideux qui recueillent dans un récipient le sang jaillissant de deux enfants chrétiens qu’ils viennent de sacrifier. Recevant Mgr Berning, évêque d’Osnabrück, en 1936, Hitler lui faisait remarquer que la discrimination à l’égard des juifs ne faisait que reprendre ce que la tradition chrétienne avait initié. S. Friedlander, L’Allemagne nazie et les juifs, Paris, Seuil, 1997, p.112.
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[18]
- M. Hillel, Le Massacre des survivants en Pologne, 1945-1947, Paris, Plon, p 256-281. Voir aussi Marie France Rouart, Le Crime rituel, Paris, Berg international, 1997.
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[19]
- Cité par J.L Schlegel, La Loi de Dieu contre la liberté des hommes, Paris, Seuil 2003, p.102.
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[20]
- Ibid., p. 167.
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[21]
- S. Friedländer, L’Allemagne nazie et les juifs, p. 92.
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[22]
- G. Steiner Dans le château de Barbe bleue trad. de l’anglais par Lucienne Lotringer, Folio essai, 1973, p 56.
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[23]
- T. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la raison, trad. Éliane Kaufholz Paris, Tel Gallimard, p. 180.