Notes
-
[1]
- Mot latin ecclésiastique « martus ». L’histoire du terme prend origine dans le refus d’abjurer la foi chrétienne, par les témoins de Dieu.
-
[2]
- Prostari (prostester) déclarer hautement ou protester de quelque chose. Protester : Pros en grec signifie « en avant, au-dessus de », en latin « en avant, devant », le templum espace sacré entre ciel et terre à l’entour duquel on fait ses observations.
-
[3]
- Le mot protestant survient plus tard au XVIe siècle, protestantisme au XIXe.
-
[4]
- Je ne travaille ici que le calvinisme français.
-
[5]
- La hiérarchie catholique est désignée en France par le Roi depuis 1516 (concordat) et le Roi sacré par la papauté. Le protestantisme est doublement perturbateur public dans le champ du pouvoir et de l’idéologie de l’argent.
-
[6]
- Henri Guillemin compare l’affaire protestante à l’affaire Dreyfus. Cf. Guillemin H. (1970). L’affaire Jésus. Paris : Seuil.
-
[7]
- Les Vaudois appliquent l’Évangile en langue vulgaire, découvrent la pauvreté apostolique et la passion de la prédication.
-
[8]
- Nos références se situent in La croyance, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1978, n°18 ; Mystique et expériences, Adolescence, 2009, T. 28, n°3. Et les travaux de S. de Mijolla-Melor S. (2004). Le besoin de croire : métapsychologie du fait religieux. Paris : Dunod.
-
[9]
- Gillibert J. (1990). Folie et création. Seyssel : Champ Vallon.
-
[10]
- Cf. le pictogramme de P. Aulagnier [(1975), La violence de l’interprétation. Du pictogramme à l’énoncé. Paris : PUF, 1981].
-
[11]
- Au terme de croyance, je pourrais mettre ici en parallèle celui d’idéal du moi-je et de son objet.
-
[12]
- Mijolla-Mellor S. de (1983). Nouvelle Revue de Psychanalyse ; Mijolla-Mellor S. de (2005). La sublimation. Paris : PUF, Que sais-je ?
S. Mijolla-Mellor travaille le poids de ces idéalisations en retour sur le nom de ruse de la civilisation. Ainsi le protestant a-t-il gardé une image de marque de rigueur secrète par une mutualité protestante ayant pourtant échappé au surmoi catholique. -
[13]
- Ce qu’A. Green nomme les processus tertiaires.
-
[14]
- Dans quelle mesure la qualification de « conviction phallique » est pertinente. L’adjectif ouvre un débat.
-
[15]
- Rosolato G. (1987). Le sacrifice, repères psychanalytiques. Paris : PUF.
-
[16]
- Je parlais de communauté protestante, j’écris ici sur le groupe protestant.
-
[17]
- Green A. (1983). L’idéal : mesure et démesure. Nouvelle Revue de Psychanalyse, 27 : 8-33.
-
[18]
- Freud S. (1915). Métapsychologie. Paris : Gallimard, 1986.
-
[19]
- C’est sans doute ce dernier trait qui la différencie de la passion. Si on la définit comme la saisie envahissante d’un objet narcissique déjà perdu. Dide a néanmoins ouvert en 1913 le chapitre des idéalistes passionnés centrés sur leur demande de purification [Green A. (1983). L’idéal : mesure et démesure. Op. cit., 27 : 8-33 (32)].
-
[20]
- « Système qui vient obturer n’importe comment la défaillance où que celle-ci se situe dans le fonctionnement psychique ; un tel pansement semble ne douter de rien, l’acte qu’il inspire est porté par une conviction absolue. » Pontalis J.-B. (1978). Se fier... sans croire en... Nouvelle Revue de Psychanalyse, 18 : 5-14.
-
[21]
- On pense au jeune chrétien ardent que fut saint Sébastien.
-
[22]
- Tel n’était pas le cas en Allemagne ou à Genève.
-
[23]
- Montalembert C. (1970). Catholicisme et liberté. Paris : Éditions du Cerf.
-
[24]
- Notons que la menace dont le religieux fait l’objet renforce les liens internes de ses participants « nous sommes bien entre nous ».
-
[25]
- Calvin J. (XVIe siècle). Petit traité de la Sainte Cène. Adaptation moderne d’Harald Chatelain et Pierre Marcel. Paris : Les bergers et les images, 1997.
-
[26]
- Les pages en regard des citations font référence à ce Petit traité de la Sainte Cène.
-
[27]
- Tel l’art religieux l’exprime par signes.
-
[28]
- Point important lorsqu’il y avait une formidable incitation à un retour de la sensorialité par exemple le baroque de la contre-réforme.
-
[29]
- Calvin J. (XVIe siècle). Petit traité de la Sainte Cène. Adaptation moderne d’Harald Chatelain et Pierre Marcel. Paris : Les bergers et les images, 1997.
-
[30]
- Lestringant F. (2004). Lumières des martyrs. Essai sur le martyr au siècle des réformes. Paris : Honoré Champion.
1 Le martyr est un témoin qui signe sa conviction de son sang. Martyre [1] et témoignage sont synonymes. « C’est la cause qui fait le martyre et non la peine » est un adage souvent répété de saint Augustin. La souffrance et la mort s’intègrent à la définition au XVe siècle. La victime endure sans défendre une cause et sans qu’elle puisse avoir un choix. Il est intéressant de penser que l’étymologie de « protestant » mène aussi à témoin (testis) témoignage (testimonium) [2]. Ce qualificatif advint lorsque J. Calvin fit à Genève « une déclaration publique et solennelle ».
I
2 Rappel de quelques faits. L’Église romaine est contestée et dès lors menacée aux XVe-XVIe siècle dans l’ensemble de ses fonctions du fait de son statut, de sa gestion institutionnelle et financière et du fait d’une sensibilité nouvelle à l’endroit de la mutation (Renaissance). L’entrée en scène de la réforme [3], son développement extrêmement rapide en Europe ont de multiples causes et effets historiques. Dans le cadre de cette étude j’en retiens une : la traduction de la Bible par laquelle de nouveaux témoignages (martyres) purent et durent se déclarer. Pierre-Robert Olivetain à partir du grec et de l’hébreux produisit le premier testament chrétien en français en 1535 désigné « Bible des protestants » confirmé par J. Calvin (1560) puis par Théodore de Beze (1568). Cette traduction n’est pas la première officielle chez les catholiques ; citons celle de Lefèvre d’Étaples en 1623 approuvée à Louvain (1650) qui n’empêcha pas le retour à la vulgate en latin dès1592.
3 Le rapproché entre langue parlé et texte sacré (central à la culture européenne) provoque de profondes nouvelles interprétations des expériences et des rencontres religieuses, le vivant et le langage se rapprochent. En émerge un sentiment de liberté avec une incitation à l’activité et en corollaire une certaine haine à l’endroit de l’aliénation que constitue un savoir caché par sa formulation en latin (déniant la compétence des fidèles). Formidable injonction paradoxale de l’Église catholique que d’inciter à se soumettre à un texte exprimant la toute-puissance de Dieu dans une langue incompréhensible de la plupart ; exemple quotidien de ce que J. Jankelevitch nomme « la connaissance méconnaissante ». À partir de la traduction de la Bible, le monoïdéisme romain perdait le pouvoir d’un savoir secret dès lors ouvert au pluriel des interprétations. J’insiste pour penser que les textes sacrés devenaient dès lors susceptibles de se rapprocher des mots exprimant les expériences religieuses individuelles et communautaires (ce que le latin ne permettait pas). L’assise des croyances témoignables est inscrite dans le vécu religieux et non plus de convictions imposées. Je reviendrai souvent sur une meilleure distinction dans nos travaux entre religieux (la foi) et religion (l’Église) : clivage ou inter-action. Les « mauvaises doctrines » se répandent avec un convenu possible entre le religieux et la religion, en particulier dans une paysannerie illettrée au sein de laquelle se découvrent des prédicateurs ambulants et dès lors une créativité renouvelée. L’expansion diffuse en France [4] par des missionnaires rencontre dans toutes les classes sociales les répressions royales et romaines les plus sévères [5]. Les martyrs sont nombreux, héros suppliciés par le fer et le feu, magnifiés par une conception élitique protestante du martyre (en particulier aux alentours de 1572). Ces témoignages dans le sang divulguent la parole.
4 Dès 1536, J. Calvin de Genève par son ouvrage « L’institution de la religion chrétienne » donne un statut aux convictions huguenotes nouvelles. L’organisation institutionnelle est mieux travaillée avec le premier synode (1559). Le système cherche à être démocratique dans la mise en place de ministères, et diverses hiérarchies. Les protestants des classes dirigeantes quittent l’Église romaine et créent un « parti reformé » minoritaire [6] mais puissant en France. La guerre devient celle des religions de 1562-63 jusqu’à l’Édit de Nantes (mai 1598) culminant à Paris et en Province lors de la Saint Barthélémy. Lorsque les partis protestants deviennent majoritaires voire qualificatifs de l’État (comme à Genève ou parmi les princes allemands) la martyrologie est restreinte, ailleurs inversée sous forme de cruautés infligées aux catholiques. La révocation de l’Édit de Nantes (1685) provoquera une reprise des martyres.
II
5 Le martyre religieux advient lorsque l’expérience intersubjective incite à l’interprétation différente d’un texte commun remettant en question le pouvoir hiérarchique de la religion. Je prends l’exemple de Pierre Valdo au XIIe siècle. Au décours d’une émotion intense dans une église de Lyon (à l’écoute d’un ménestrel à propos de saint Alexis) ce commerçant riche, après avoir renoncé aux débats avec un chanoine autoritaire, se fait « prédicateur pauvre et laïque ». Les Vaudois, « nouveaux disciples du Christ » [7], devinrent les martyrs de l’archevêque. Mon raisonnement présente trois étapes : la première de l’ordre de la psychologie individuelle ; la seconde intersubjectale met en question la relation de maîtrise de l’autre ; la troisième reprend le même débat sous l’angle de « l’autre institué », (la martyrologie travaillant alors un témoignage souffrant politique).
6 1 - La première étape peut s’intituler de la naissance d’une conviction. Pour ce faire, rappelons succinctement la problématique de la croyance [8] en scindant le sujet croyant et l’objet de la croyance ;
- d’une part l’expérience de croyance insérée dans l’intime, le vivant, le besoin, le subjectal en création ;
- d’autre part l’objet de la croyance qui, tel l’environnement winnicottien, est interne-externe (intime extime).
8 « Entre la pensée d’une chose qui existe et l’existence de cette chose, il y a un monde qui n’est pas celui de la représentation mais un lien d’existence qui s’appelle croyance » [9]. Entre le subjectif et l’objectif [10] un écart (appelons-le doute) où se situe le travail de la sublimation construisant des croyances renouvelées.
9 Les premières années huguenotes semblent avoir mis en expériences et en scènes d’intenses découvertes subjectales et intersubjectales dans la vie et dans les textes bibliques maintenant abordables grâce aux prédicateurs allant malgré et en raison des dragonnades de villages en villages. Moments de découverte extraordinaires avec un sentiment de désaliénation et de participation à de petites communautés en rapide création. Je parlerai de sublimation ou de co-sublimation inspirée par ces croyances découvertes dans les textes bibliques jusqu’alors méconnus [11] et dès lors créatrices de nouvelles doctrines : ambiance de créativité.
10 L’étape initiale de l’entrée en martyrologie serait celles des croyances religieuses partageables et partagées ayant secrété (sublimation) des idéalisations (croyances) nouvelles personnelles communautaires [12] bientôt sous forme de doctrines. Je valorise ici – ce qui n’est pas classique – l’expérience mystique protestante. La conviction advient par réduction de cet écart selon une congruence profonde entre le vécu et le mot [13]. En ce sens la traduction de la Bible autorisa « des néologismes des traductions » convaincus par le préalable des expériences religieuses. La possibilité de les dire produisit des convictions nouvelles (dirai-je parallèlement des passions ?), découvertes partageables et partagées par les communautés se réunissant pour lire. Ce qui était doute (jeu des associations), se transforme dès lors en emprise, certes sur le sujet lui-même également sur autrui. Le « j’ai raison » refuse la contradiction. L’emprise d’une conviction prévaut sur le doute d’une expérience.
11 Mon raisonnement mène à une double problématique de maîtrise comme processus interne d’emprise et comme pouvoir dans la relation à l’autre. Pour être martyr ou bourreau il faut en effet plus qu’être convaincu il faut vouloir que l’autre le soit de façon similaire. Nous passons du statut de « l’être » (croyant) au statut d’avoir une conviction susceptible de prendre (comprendre) ou d’être prise (comprise) [14]. À la problématique interne s’ajoute voire se substitue une problématique externe. Si l’expérience de croyance était une affaire intime, celle du martyre comprend une mission de conviction (prédication) : et une certitude que l’autre (qui diffère) doit sans réserve être semblable. Du fait de la toute-puissance de la doctrine, l’autre interne et externe naturellement différents par définition doivent être semblables.
12 2 - Notre raisonnement qui suit le risque engendré par le « convaincre » doit maintenant penser en termes intersubjectaux de groupe.
13 L’exaltation communautaire s’effectue autour d’un « moi idéal groupa ». Un travail de co-sublimation est-il encore possible dans une ambiance d’emprise sur « penser » ? Le martyr n’est pas affaire d’idéal du moi mais de moi idéal (avec la rigidité de sa mono-appartenance !). La sécurité du narcissisme groupal blessé ou menacé est en jeu avec une position dépressive et surtout un fonctionnement paranoïaque. « J’ai raison, l’autre est différent et donc persécuteur ». Un groupe se défend de la folie en détruisant les ennemis qu’il contient ou l’entoure [15] (hors du groupe lui-même animé ou supposé animé de convictions différentes). Qui dit groupe [16] dit, en outre, meneur chargé, d’organiser la mission ; je parlais de l’autorité des prédicateurs, j’évoque maintenant le pouvoir grandissant de « militaires convaincus ».
14 Si le martyre s’organise en scènes signifiantes sur la base d’un moi idéal démesuré [17], sa particularité réside dans le fait qu’il travaille moins ce moi plaisir purifié que ce qui le menace ou risque de le menacer en son omnipotence. Il ne s’agit pas de promouvoir le bien mais d’expurger le mal (sans culpabilité) sachant que cet idéal démesuré tient le moi entre orgueil et humiliation. La phrase clef selon A. Green est « l’extérieur, l’objet, le haï serait tout au début identique » de Freud [18] : tel idéal investit exclusivement ce qui pourrait le menacer. Il fait la chasse aux objets qui ne les investit pas (ou pas suffisamment). L’auteur parle d’idéalisation de la haine concernant : 1) ceux qui n’ont pas leur conviction ; 2) ceux qui sont supposés ne pas l’avoir (fonctionnement paranoïaque). L’exemple qu’il prend est celui du fanatisme religieux, en particulier celui que toucha la réforme ; il exerce son influence par destruction. Cette tyrannie de la conviction est moins une nécessité narcissique expansive (coloniser, évangéliser, assujettir) qu’une destructivité des objets non narcissisants [19]. Dans ce raisonnement le martyre est exclusivement narcissique. Nous savons que la démarche peut s’enrichir de libido du ça en s’associant à la cruauté anobjectilisante ou au sadisme sado-masochisme.
15 3 - Jusqu’alors nous n’avons pas précisé ce qui distingue le martyr du bourreau. Reprenons les problématiques de la conviction non plus à l’échelle des autres à convaincre mais des « autres en tant qu’institués » (socio-politiques) représentants officiels des hiérarchies catholiques et princières : la parole en construction dans une communauté « se faisant » est placée devant une institution ; la croyance devant ce que J.-B. Pontalis nomma un appareil de croyance [20] s’y substituant, déniant ou disqualifiant le sujet qui croit, dès lors argument de maîtrise. Le contenu métonymique de la conviction n’en est plus un ; les contenants sont des métaphores dressées comme des armes dans des joutes. Le sang remplace le doute. Parlons de la tyrannie des idéologies disqualifiant les idéalisations dans les communautés : d’une part, la légitimité socio-politique, leurs pouvoirs, leurs retombées inhibitrices et aliénantes, leurs présences immobiles, leurs « connaissances méconnaissances », leurs imitations imposées, leurs appartenances et filiations, les dogmes que tiennent les hiérarchies, d’autre part les créations religieuses encore en cours, subjectivales, intersubjectivales, interidentificatoires, participatrices, à la recherche de légitimité éthique. Le surgissement mortel des dragons dans un village réuni par la lecture de la Bible est une image qui a hanté mon enfance protestante. Les réformés de Luther et J. Calvin montèrent de façon incroyablement rapide une religion protestante. Ainsi l’opposition que j’évoquai à l’instant entre religion instituée et religieux en création se transforma en quelques années en guerre de religion.
16 Comme on le comprend, l’affaire devient de l’ordre de la loi du plus fort, voilà ce qui différencierait en martyrologie le bourreau et le martyr. Le martyr est dans une société donnée le plus faible (ajouterai-je peut-être le moins institutionnalisé) celui dont l’appartenance groupale est la plus fragile [21]. Le huguenot en France [22] est minoritaire disais-je. Qui plus est la doctrine reformée comporte un individualisme inacceptable par la hiérarchie royale et romaine. Max Weber a montré qu’un aspect révolutionnaire de « toute nouvelle hérésie » résidait dans la valorisation de l’individualisme, au sens politique, ses pensées et ses parcours, je dirais sa force démocratique. Il y a dans les propos de J. Calvin une anticipation de textes de 1789 (près de trois siècles plus tard).
17 Charles de Montalembert [23] distingue à juste titre deux modèles de martyre devant les pouvoirs écrasants de la hiérarchie, « deux souffrances de l’âme et du corps » :
- Le martyre soumis à la hiérarchie, révolte passive, protestation couchée. Turenne (protestant converti au catholicisme) critiquera la rupture effectuée par J. Calvin souhaitant une réforme par l’intérieur plutôt qu’une scission statutaire. Par ce témoignage à long terme, l’espoir demeurerait d’une évolution de la politique de l’Église [24] (tel était le projet de la contre-réforme). L’auteur préconisa au XIXe siècle cette démarche qui cassa sa carrière politique et sa vie personnelle.
19 Le martyre érigé dressé. Telle fut la philosophie pugnace de J. Calvin.
III
20 Le « Petit traité de la Sainte Cène » [25] écrit en français par J. Calvin (1538- 1540) à Strasbourg énonce son but : clarifier et rassurer concernant le sacrement catholique de l’eucharistie se réalisant à chaque office sous forme de communion. Il y discute de la présence réelle et symbolique du corps du Christ dans le pain et le vin. Les incitations des évangélistes sont-elles claires ? « Mangez et buvez », « Ma chair est une vraie nourriture et mon sang vraie boisson. Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui » (J. Calvin), « Ceci est mon corps », « Faites cela en mémoire de moi » : est-ce une injonction d’histoire ou bien chose anhistorique, réalité matérielle sublimée de la parole ? La transubstantation est selon J. Calvin le fait que le pain et le vin matériel « leur apparence » devient du fait de la « participation appelée spirituelle » le signe du Christ incarné, « signe visible de l’invisible » ; « de telle sorte que la vérité est conjointe » ; « substance » (p. 14) [26] qui représente mieux, nous présente le corps du Christ et nous rend ainsi présent « sans substance spirituelle ». J. Calvin insiste pour que le signe « soit expliqué intelligemment ». Il reproche à Luther et à l’Église catholique qu’ils aient « faillis en n’ayant point la patience de s’entre-écouter ». Signe et image comme l’écriture chinoise, besoin de sensorialité (voire, toucher, goûter) si important dans l’expérience religieuse avec un Dieu absent. Expérience imaginaire que l’on pourrait qualifier de mystique.
21 En cette affirmation, l’auteur en son temps est sur un terrain commun avec l’Église catholique [27]. La différence qu’il introduit se situe dans son refus de la présence réelle. « Le réel du corps du Christ sous l’apparence du pain » écrivait saint Thomas d’Aquin. « Le pain pénétrant dans le corps devient le corps lui-même » écrivait Grégoire de Mysse au IVe siècle. Le psychanalyste associe sur la problématique de l’Autre en moi (« Je est un Autre »). Nous savons que l’accrochage du réel nécessite le quitus assuré et mystérieux d’un Autre, d’un grand Autre, pas une interprétation sacrée. Cette conceptualisation n’est bien sûr pas chez J. Calvin mais elle nous aide à comprendre ses attaques institutionnelles contre la fonction de la papauté comme trop classique fonction paternelle confondant pouvoir et autorité. Selon J. Calvin la « présence locale du corps du Christ » est une « perverse opinion » qui a engendré beaucoup de superstition, surtout l’adoration du Saint Sacrement « la pure idolâtrie », « fantaisie dont sont sorties bien des folies qui ne diffèrent en rien du fantôme ». « Enclore, par une imagination, Jésus-Christ sous le pain et le vin, ou l’y conjoindre de telle sorte que notre entendement s’y amuse sans regarder au ciel, c’est une rêverie diabolique » (p. 67). Cette attaque du réel a pu être entendue connue comme une disqualification du corps, au bénéfice de l’abstraction, en clivant l’imaginaire et le réel [28]. Le point de vue de J. Calvin comprendrait-il une provocation au martyre : détruire son corps disqualifié ou détruire le corps de l’autre pour vivre ? J. Calvin ne s’embarrasse pas de théologie, dans son petit livre destiné à un public le plus vaste possible. Le concept de réel par rapport à l’imaginaire du signe est accusé d’être le thème d’un débat secret de théologiens enfermés dans leurs abbayes loin du peuple, loin de tout souci prédicateur.
22 L’affaire est politique. Pour J. Calvin le pain et le vin « deviennent » des signes du fait de la participation des fidèles, de leur mutualité, de leur présence. La tiercéité de cette métamorphose est le fait de la communauté (non pas « je est un autre » mais « nous sommes cet autre ») ; la communion est un signe de l’intersubjectalité croyante et confiante en souvenir du Christ. La conviction de la « présence réelle » est un symptôme institutionnel de l’Église catholique. Il faut la faire disparaître. Le pain dans le catholicisme est sanctifié par le verbe, « consacré » par le prêtre, icône vivante, représentant du Christ « dont il incarne la parole » qui « réalise » par ses paroles la métamorphose eucharistique. L’eucharistie du prêtre est un exemple de la hiérarchie plaçant celui-ci au-dessus des fidèles : elle précède sans explication celle des fidèles. Elle comprend l’usage exclusif réservé du vin. Pourquoi la communion sous « une seule espèce pour le peuple » et « deux pour le clergé » ? Issue de la hiérarchie, elle est l’effet de la « conservation » descendant du pape aux évêques (représentants des apôtres) aux prêtres et donnant en outre place aux saints lorsque Dieu est unique : hiérarchie dont les fidèles sont exclus. Les appartenances cléricales empêchent la participation transcendentale des fidèles. La disqualification de ces derniers est l’effet du privilège du clergé. La communion devient la métaphore du « pouvoir papiste » [29]. La pratique du latin fait partie du maintien du savoir dans sa dimension « sectaire », s’échangeant dans la clôture, sans transparence, incompréhensible pour le peuple, empêchant la foi des fidèles. J. Calvin note que si l’Église est menacée, elle renforce son pouvoir par des décisions secrètes (par exemple le pouvoir de transubstantation reconnu aux prêtres au Concile de Latran en 1215). La présence réelle serait une idéologie et non un dogme. Le petit traité est un exemple de souci démocratique : refusant le réel de l’eucharistie, il refusait l’Église catholique de son temps.
23 La guerre des paroles ouvrit le chapitre de la martyrologie. Dans une exposition à Marseille intitulée Foi et violence, la Bible d’Olivetain était présente sous verre au milieu des instruments militaires et des représentations d’anges tenant une épée. Dans quelle mesure le martyre créa-t-il la vérité de la réforme protestante ; divulguant sa parole, développant une culture du martyre [30] dans les années 1530-1550, magnifiant les héros suppliciés et les chairs atrocement mutilées selon les modèles prestigieux élitiques des premiers chrétiens et du Christ lui-même, insérant la réforme comme un retour glorieux de l’histoire par sa tradition doloriste même, constituant « la réalisation inopinée d’une expérience immémoriale, les promesses du ciel descendant sur la terre » ?
Mots-clés éditeurs : Expérience religieuse, Institutions religieuses, Protestant, Martyre
Mise en ligne 12/04/2011
https://doi.org/10.3917/top.113.0017Notes
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[1]
- Mot latin ecclésiastique « martus ». L’histoire du terme prend origine dans le refus d’abjurer la foi chrétienne, par les témoins de Dieu.
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[2]
- Prostari (prostester) déclarer hautement ou protester de quelque chose. Protester : Pros en grec signifie « en avant, au-dessus de », en latin « en avant, devant », le templum espace sacré entre ciel et terre à l’entour duquel on fait ses observations.
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[3]
- Le mot protestant survient plus tard au XVIe siècle, protestantisme au XIXe.
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[4]
- Je ne travaille ici que le calvinisme français.
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[5]
- La hiérarchie catholique est désignée en France par le Roi depuis 1516 (concordat) et le Roi sacré par la papauté. Le protestantisme est doublement perturbateur public dans le champ du pouvoir et de l’idéologie de l’argent.
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[6]
- Henri Guillemin compare l’affaire protestante à l’affaire Dreyfus. Cf. Guillemin H. (1970). L’affaire Jésus. Paris : Seuil.
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[7]
- Les Vaudois appliquent l’Évangile en langue vulgaire, découvrent la pauvreté apostolique et la passion de la prédication.
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[8]
- Nos références se situent in La croyance, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1978, n°18 ; Mystique et expériences, Adolescence, 2009, T. 28, n°3. Et les travaux de S. de Mijolla-Melor S. (2004). Le besoin de croire : métapsychologie du fait religieux. Paris : Dunod.
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[9]
- Gillibert J. (1990). Folie et création. Seyssel : Champ Vallon.
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[10]
- Cf. le pictogramme de P. Aulagnier [(1975), La violence de l’interprétation. Du pictogramme à l’énoncé. Paris : PUF, 1981].
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[11]
- Au terme de croyance, je pourrais mettre ici en parallèle celui d’idéal du moi-je et de son objet.
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[12]
- Mijolla-Mellor S. de (1983). Nouvelle Revue de Psychanalyse ; Mijolla-Mellor S. de (2005). La sublimation. Paris : PUF, Que sais-je ?
S. Mijolla-Mellor travaille le poids de ces idéalisations en retour sur le nom de ruse de la civilisation. Ainsi le protestant a-t-il gardé une image de marque de rigueur secrète par une mutualité protestante ayant pourtant échappé au surmoi catholique. -
[13]
- Ce qu’A. Green nomme les processus tertiaires.
-
[14]
- Dans quelle mesure la qualification de « conviction phallique » est pertinente. L’adjectif ouvre un débat.
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[15]
- Rosolato G. (1987). Le sacrifice, repères psychanalytiques. Paris : PUF.
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[16]
- Je parlais de communauté protestante, j’écris ici sur le groupe protestant.
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[17]
- Green A. (1983). L’idéal : mesure et démesure. Nouvelle Revue de Psychanalyse, 27 : 8-33.
-
[18]
- Freud S. (1915). Métapsychologie. Paris : Gallimard, 1986.
-
[19]
- C’est sans doute ce dernier trait qui la différencie de la passion. Si on la définit comme la saisie envahissante d’un objet narcissique déjà perdu. Dide a néanmoins ouvert en 1913 le chapitre des idéalistes passionnés centrés sur leur demande de purification [Green A. (1983). L’idéal : mesure et démesure. Op. cit., 27 : 8-33 (32)].
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[20]
- « Système qui vient obturer n’importe comment la défaillance où que celle-ci se situe dans le fonctionnement psychique ; un tel pansement semble ne douter de rien, l’acte qu’il inspire est porté par une conviction absolue. » Pontalis J.-B. (1978). Se fier... sans croire en... Nouvelle Revue de Psychanalyse, 18 : 5-14.
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[21]
- On pense au jeune chrétien ardent que fut saint Sébastien.
-
[22]
- Tel n’était pas le cas en Allemagne ou à Genève.
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[23]
- Montalembert C. (1970). Catholicisme et liberté. Paris : Éditions du Cerf.
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[24]
- Notons que la menace dont le religieux fait l’objet renforce les liens internes de ses participants « nous sommes bien entre nous ».
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[25]
- Calvin J. (XVIe siècle). Petit traité de la Sainte Cène. Adaptation moderne d’Harald Chatelain et Pierre Marcel. Paris : Les bergers et les images, 1997.
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[26]
- Les pages en regard des citations font référence à ce Petit traité de la Sainte Cène.
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[27]
- Tel l’art religieux l’exprime par signes.
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[28]
- Point important lorsqu’il y avait une formidable incitation à un retour de la sensorialité par exemple le baroque de la contre-réforme.
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[29]
- Calvin J. (XVIe siècle). Petit traité de la Sainte Cène. Adaptation moderne d’Harald Chatelain et Pierre Marcel. Paris : Les bergers et les images, 1997.
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[30]
- Lestringant F. (2004). Lumières des martyrs. Essai sur le martyr au siècle des réformes. Paris : Honoré Champion.