Topique 2010/3 n° 112

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Article de revue

Le transfert en psychanalyse d'enfant

Pages 131 à 141

Notes

  • [1]
    Saint-Exupéry A., 1999, Le Petit Prince, Gallimard, Folio, p. 16.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    Anzieu A., 2003, Le travail du psychothérapeute d’enfant, Dunod, p. 34.
  • [4]
    Op. cit., 1999, p. 18.
  • [5]
    Freud S., 1956, La naissance de la psychanalyse, PUF, p. 277.
  • [6]
    Op. cit., 1999.
  • [7]
    Ibid., p. 19.
  • [8]
    Ibid., p. 25.
  • [9]
    De M’Uzan M, 1994, La bouche de l’inconscient, Gallimard, p. 39.
  • [10]
    Op. cit., 1994, p. 39.
  • [11]
    Ibid., p. 39.
  • [12]
    Guignard F., 1996, Au vif de l’infantile, Réflexions sur la situation analytique, Delachaux et Niestlé, p. 141.
  • [13]
    Op. cit., 1999, p. 40-41.
  • [14]
    Ibid., p. 43.
  • [15]
    Op. cit., 1999, p. 46.
  • [16]
    Rey A., 1998, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, p 3988.
  • [17]
    Op. cit., 1999, p 48.
  • [18]
    Ibid., p. 60.
  • [19]
    Klein M, Heimann P, Isaacs S, Rivière J, 1995, Quelques conclusions théoriques au sujet de la vie émotionnelle des bébés in Développements de la psychanalyse, PUF, p. 192.
  • [20]
    Op. cit., 1999, p. 73.
  • [21]
    Ibid., p. 78.
  • [22]
    Ibid., p. 85.
  • [23]
    Mijolla-Mellor S., 1992, Le plaisir de pensée, p. 34.
  • [24]
    Op. cit., 1999, p. 76.
  • [25]
    Meltzer D., 2003, Donald Meltzer à Paris, Numéro spécial Hors série du GERPEN, p. 3.
  • [26]
    Op. cit., 1999, p 91-92.
  • [27]
    Ibid., p. 94-95.
  • [28]
    Op. cit., 1992, p 38.

1 « – S’il vous plaît… dessine-moi un mouton !

2 – Hein !

3 – Dessine-moi un mouton…

4 J’ai sauté sur mes pieds comme si j’avais été frappé par la foudre. J’ai bien frotté mes yeux. J’ai bien regardé. Et j’ai vu un petit bonhomme tout à fait extraordinaire qui me considérait gravement. (…)

5 Et il me répéta alors, tout doucement, comme une chose très sérieuse :

6 – S’il vous plaît… dessine-moi un mouton.” » [1]

7 Ce passage du petit livre si célèbre, traduit dans le monde entier, récit auquel G. Philippe a prêté sa voix, s’est révélé pour chaque enfant, chaque adulte un support étonnant de projections. Ainsi, quand écrire sur le transfert en psychanalyse d’enfant s’est posé à moi, ce petit texte m’est revenu en mémoire de façon instantanée. La relecture du texte m’a amenée à une autre lecture que celles de mon enfance, et m’a confirmée dans mon intuition.

8 Il est coutume de parler des thérapies d’enfants difficiles, de certaines pathologies lourdes et des embûches dans leur traitement, il est moins courant d’entendre un texte sur ces enfants qui installent le « tempo » de la relation après un bref coup d’œil. La pathologie n’y fait pas un partage, renvoyant la psychose à d’autres façons de fonctionner. Son chaos interne n’empêche pas un enfant d’appuyer ses espoirs sur celui ou celle qui va devenir son analyste dans le premier regard de rencontre.

9 « S’il vous plaît… dessine-moi un mouton. » [2]

10 C’est ainsi que certaines rencontres se produisent, dans l’étonnement partagé. Ce petit texte de Saint-Exupéry m’est apparu soudainement comme une métaphore de cure chez ces enfants qui « prennent en main » le chemin qu’ils ont à parcourir, quelles que soient les difficultés qui les amènent.

11 « Dans la mesure où l’on considère que l’analyse se déroule grâce au transfert du patient sur l’analyste, et que celui-ci utilise, pour repérer ce transfert, le déroulement libre des associations du patient, et son attention à ses propres réactions à ce transfert, l’enfant manifeste, la plupart du temps, une aptitude remarquable à entrer dans ce mode de relation. » [3]

12 Cette aptitude des enfants à entrer dans le transfert se conjugue avec la rapidité et, pour certains d’entre eux, on pourrait parler d’une certaine fulgurance.

13 « Le Petit Prince » va venir illustrer pour nous cette ténacité de l’enfant à maintenir ce cap qui lui est nécessaire pour aller au « bout de son chemin » en étroit lien avec un adulte qu’il aidera pour que celui-ci puisse rester au plus près de ses besoins psychiques d’enfant. Configuration particulière où l’asymétrie adulte-enfant est renversée à certains moments puis revient à une figure plus classique où l’adulte opère un travail de rêverie interprétative pour l’enfant. Si ce fonctionnement est plus perceptible et visible dans le récit qui nous occupe, en est-il si différent quelquefois dans la clinique, sinon que les signes en sont plus discrets, moins appuyés.

14 Cette asymétrie est représentée aussi par un fonctionnement où le dessin est utilisé dans un certain renversement, puisque c’est l’adulte qui tient le crayon et son tracé a valeur interprétative. Le renversement du mot à l’image servira à la mise en place de la « preuve d’adéquation » de l’enfant envers l’adulte. Le travail de figuration imposé à l’adulte qui consent à dessiner le renvoie comme il renvoie Saint-Exupéry à ses propres désirs d’enfants (de faire une carrière de peintre), ou plus simplement à se trouver renvoyé à ses capacités de représentation plus ou moins limitées (« bon, mais déjà, tu ne sais pas dessiner un canard ! m’a dit un jour, gentiment et avec perplexité, une toute petite fille).

15 Il faut rappeler le début de l’histoire, elle a son importance. L’auteur narre ses désillusions dans ses confrontations d’enfant avec le monde des adultes, sa stupéfaction et son amertume devant l’incompréhension de ceux-ci face à ses dessins. L’irritation qu’il manifestera sur le moment en est issue. Dans l’urgence et le danger de mort que représentait son atterrissage forcé dans le désert à cause d’une panne de son avion, il se comportera comme un adulte inaccessible au fonctionnement enfantin, comme il en a été victime lui-même. Cependant, il retrouvera l’attitude adéquate face à une autre urgence, celle que lui oppose le petit prince : il lui faut un mouton.

16 Nous allons le voir, il sera remis en place, tancé même de comprendre au plus vite ce dont il est question : pas n’importe quel mouton, celui même de son désir. Au moindre faux pas d’incompréhension, il sera guidé car il détient l’autre morceau du symbole, pour que l’ensemble puisse faire sens.

17 « “Tu vois bien… ce n’est pas un mouton, c’est un bélier. Il a des cornes...” Je refis donc encore mon dessin mais il fut refusé comme les précédents : ” Celui-là est trop vieux. Je veux un mouton qui vive longtemps.” Alors, faute de patience, comme j’avais hâte de commencer le démontage de mon moteur, je griffonnais ce dessin-ci et je lançai : ” Ça c’est la caisse. Le mouton que tu veux est dedans.” Mais je fus bien surpris de voir s’illuminer le visage de mon jeune juge : ” C’est tout à fait comme cela que je le voulais !” » [4]

18 « J’ai vraiment cru que j’allais devoir succomber, mais je me suis tiré d’affaire en renonçant à tout travail mental conscient pour continuer seulement à tâtonner aveuglément au milieu des énigmes. Depuis lors, je travaille peut-être avec plus d’habileté qu’auparavant, mais sans savoir très bien ce que je fais. » [5]

19 C’est ainsi que Freud ouvre à l’inconnu dans cette confrontation entre le psychisme du patient et le sien. Si l’analyste est toujours en contact avec les parties infantiles de sa personnalité, il va laisser la part d’inconnu entrer en lui, se laisser saisir par l’étrangeté du monde psychique de son patient.

20 Ce qui se nomme « planète » dans « Le Petit Prince » [6] vient ouvrir pour nous une métaphore dont la polysémie englobe le monde de l’enfance et de l’âge adulte ainsi que les différents espaces psychiques, les objets du Petit Prince. Cette image de planète viendra prendre toute sa place avec les voyages effectués par l’enfant itinérant, nous y reviendrons. La dynamique du récit de Saint-Exupéry met le narrateur en place de porte-parole de l’enfance. Ainsi, nous pouvons nous laisser aller à rêver ce récit dans une dynamique transféro-contre-transférentielle, avec ses allers retours identificatoires, ses moments de questionnements, le temps d’installation du contact de deux psychés, l’apprentissage mutuel du langage de l’autre :

21 « Il me fallut longtemps pour comprendre d’où il venait. (...) Ce sont des mots prononcés par hasard qui, peu à peu, m’ont tout révélé » [7]

22 « Chaque jour j’apprenais quelque chose sur la planète, sur le départ, sur le voyage. Ça venait tout doucement, au hasard des réflexions » [8]

23 Ainsi les objets et leurs tourments : la rose, sa beauté et ses épines, l’impossible accès à une relation d’amour, la fuite face à la douleur vont dérouler leur récit, la situation analytique s’installe. Une sensibilité au langage et aux mots ouvrira une compréhension du langage de l’autre puis, insensiblement tissera un langage commun.

24 Nous pouvons regarder de plus près cette dynamique transféro-contre-transférentielle enfant-analyste au filtre d’une l’approche singulière de M de M’Uzan. Il décrit dans la situation analytique, à certains moments, et avec certains patients, la constitution d’une sorte d’organisme nouveau, avec son propre fonctionnement. Cet organisme nouveau serait la constitution de la « chimère psychologique » [9] ; elle se constitue en relation avec la structure de l’analysé et du fonctionnement mental de l’analyste. Elle ne peut se constituer sans la particularité du fonctionnement mental de l’analyste. Ce trait de fonctionnement ressemble au rêve, il s’agit, lorsque que l’analyste peut y accéder, de supporter un « certain flottement de son identité » [10], là où les frontières entre moi et non-moi peuvent devenir incertaines, ce qui n’est pas sans évoquer une expérience de dépersonnalisation. Cette disposition de l’analyste, permet à son patient d’avoir un accès à son espace psychique. Ceci pourra déclencher des processus psychiques originaux, des « pensées paradoxales » [11]. Celles-ci appartiennent au patient, elles vont se forger en l’analyste, sur la frontière de l’inconscient et du pré-conscient. Il peut s’agir d’images, banales ou étranges, visages, paysages qui se transforment, représentations verbales qui vont occuper son champ mental pendant un temps limité par le retour à la conscience. Cette capacité de flottement des limites de son Moi, me paraît particulièrement sensible chez l’analyste d’enfant, elle se révèle un outil de travail avec des enfants autistes ou psychotiques.

25 C’est dans et par ce moment particulier de la chimère que nous allons regarder le monde interne peuplé d’images, paysages étranges, personnages habités par une idée obsédante identitaire ou idée absolue de la finalité de l’existence. Il y a six mondes, le septième monde, chiffre magique, est la Terre, où les deux protagonistes de l’histoire ont atterri, tombés du ciel tous deux, l’épilogue s’y déroulera, mais nous n’y sommes pas encore.

26 « On se souviendra également que l’objet partiel est doté par le sujet de pouvoirs illimités, à la démesure de l’omnipotence infantile. Comme tel, il est tenu pour responsable du meilleur et du pire, du Paradis et de l’Enfer, l’amour le plus absolu, l’idéalisation la plus éthérée, la possessivité la plus frénétique, la manipulation la plus insolente, la jalousie la plus meurtrière, l’intrusivité la plus sournoise, l’envie la plus pernicieuse, le mépris le plus écrasant, la haine la plus féroce, la terreur la plus innommable, tels sont quelques-uns des affects qui lient un sujet à ses objets partiels, internes comme externes. » [12]

27 Le premier monde était habité par un roi.

28 « “Ah ! Voilà un sujet !”, s’écria le roi quand il aperçut le petit prince. Et le petit prince se demanda : ” Comment peut-il me reconnaître puisqu’il ne m’a jamais vu !” Il ne savait pas que, pour les rois, le monde est très simplifié. Tous les hommes sont des sujets. » [13]

29 Le procédé stylistique a ceci de particulier : le narrateur reprend le récit du petit prince dans son propre récit, nous avons le récit dans le récit avec la particularité que sa tonalité est la même. L’auteur met la même distorsion et le même absurde dans la situation totalitaire que va rencontrer le petit prince que dans l’évocation de sa propre enfance. Il en découle un ton singulier qui nous laisse, lecteur, dans un flou des limites entre l’enfant et l’adulte. Procédé narratif qui nous rapproche de ce flottement, cette porosité des limites du Moi de l’analyste.

30 Ce récit est comme un rêve. Un roi tout seul sur sa planète donne des ordres, pour tout, qui doit justifier par un ordre toute chose pour ne pas déchoir :

31 « Car non seulement c’était un monarque absolu mais c’était un monarque universel. » [14]

32 Dans cette rencontre avec l’omnipotence infantile, nous voyons le roi reprendre, reformuler, changer ses réponses et ses ordres pour ménager son narcissisme en péril, confus comme un enfant pris sur le fait de fabuler, renvoyé à sa petitesse. Nous avons là un enfant tout puissant, sur son trône : sa Majesté le bébé. On peut aussi y voir une sorte d’objet-parent-roi tourné en dérision. F. Guignard a relevé le mépris dans les affects qui sont les attributs de l’objet partiel, il accompagne parfois la dérision : le ton est donné. Ce ton accompagnera les autres visions de mondes lointains, il a sa fonction, nous y reviendrons en reprenant les différentes facettes affectives de ce voyage dans le monde interne du petit prince.

33 Mais reprenons notre avancée au sein des errances de notre voyageur des espaces psychiques. La seconde planète est habitée par un vaniteux :

34 « Car, pour les vaniteux, les autres hommes sont des admirateurs. » [15]

35 Alain Rey nous rappelle que vanité dérive de vain « pour rien, inutilement, faussement, dans le vide » et que la vanité est « désir de se faire louer, amour-propre, frivole » [16], au XVIIe siècle une vanité désigne une image évoquant la vanité des occupations humaines et la précarité de l’existence. Comment mieux décrire cette vision de ce solitaire sur sa petite planète ?

36 « Les grandes personnes sont décidément bien bizarres » [17]

37 Propos récurrent dans le récit, il ponctue le départ de chaque planète, il passe de la bouche du narrateur à celle du petit prince puis repart, formant comme une boucle.

38 Une autre boucle attend le petit prince dans le troisième monde, celle de la honte, honte de soi, honte de boire, mélancolie/mélancolie, honte de soi, honte de boire. La planète du businessman tourne dans le même solipsisme, coloré de l’obsessionnalité qui favorise le calcul dans le vertige de l’impossible, calculer encore et encore et calculer pour calculer.

39 La même impossibilité à donner du sens à son activité humaine tient l’allumeur de réverbère, habitant de la cinquième planète. Il est contraint par un ordre extérieur des choses à l’inverse du businessman dont la contrainte est interne. L’allumeur de réverbère s’épuise dans l’exécution scrupuleuse et agitée d’un ordre des choses antérieur. Le temps a modifié les conditions de sa planète qui tourne de plus en plus vite, ce qui l’oblige à allumer et éteindre dans un déroulement temporel qui bascule le jour et la nuit dans un mouvement alternatif et répétitif. Cette accélération renvoie l’allumage comme l’extinction du réverbère à un non sens, un enfermement dans cette petite planète, plus petite que toutes les autres. Cette planète est sans être humain, sans maison, seuls le réverbère et son allumeur. Et cependant, le petit prince y voit moins de désespoir que face aux autres, la lumière du soleil couchant touche son cœur de nostalgie des couchers de soleil de sa planète qu’il aimait tant à regarder et à multiplier par des mouvements de rotation de sa chaise sur sa petite planète.

40 L’arrivée sur la majestueuse planète du géographe qui écrivait d’énormes livres, va accentuer le mouvement de nostalgie amorcé. Le géographe soutient un certain nombre de propositions absurdes pour le petit prince, où nous pouvons y voir la nécessité de l’immuabilité de la place des choses : les océans ne se vident pas et les montagnes ne changent pas de place :

41 « Nous écrivons des choses éternelles » [18]

42 L’absolu de l’immobilité apparente est opposé à la fugacité et l’éphémère. Le géographe qualifie une fleur d’éphémère ! Soudain le petit prince sent son premier mouvement de regret, il pense soudain à sa rose qui est éphémère, le temps reprend son cours. C’est habité par ce nouveau sentiment qu’il va visiter la planète Terre. C’est là que les contours de la chimère vont s’estomper, les systèmes totalitaires des objets partiels vont revenir dans l’ombre, le processus de transformation reprendre.

43 Les différents affects rencontrés durant ce voyage onirique que la chimère a permise, sont exprimés de façon singulière dans chaque rencontre, chacun d’entre eux n’est pas sans faire penser à certains attributs de l’objet d’amour-rose : narcissisme, vanité, orgueil, toute puissance infantile, le caractère en tout ou rien.

44 Cette partie du récit, dans sa construction comme dans son phrasé va trouver son terme. Le récit chaotique d’un univers fragmenté en mondes absurdes ou totalitaires, l’utilisation fréquente de dialogues, la distance ironique et légèrement méprisante, expression des affects propre aux objets partiels, servait le récit de la chimère du couple analytique. Le ton va changer, l’écriture va devenir plus liée, plus narrative, plus lumineuse. Des processus secondarisés vont se mettre en place.

45 C’est sur la Terre, septième planète choisie que le petit prince va trouver le bout de son chemin. La Terre n’est pas une petite planète quelconque, à l’inverse des autres où tout est en exemplaire unique, le petit prince va se trouver face à la diversité du monde. La Terre, en effet, compte tant et tant de rois, de géographes, de businessmen, d’ivrognes, de vaniteux, sans compter le nombre d’allumeurs de réverbères avant l’arrivée de l’électricité qu’elle est peuplée de milliards de personnes. Mais malgré toute cette population, quand le petit prince arriva, il ne vit personne, juste un petit anneau couleur de lune dans le sable, un serpent du désert à la piqûre mortelle qui s’enroula doucement autour de sa cheville. À la question du serpent sur sa présence, il répondit qu’il était là parce qu’il avait des difficultés avec une fleur : première mise en mot de sa problématique depuis son départ Le petit prince montra sa planète au serpent, juste au dessus d’eux… Un an bientôt qu’il est parti ! Devant sa petitesse et sa fragilité, le serpent lui promit de l’aider le jour où il se sentirait trop seul sur Terre et qu’il voudra retourner sur sa planète, le petit prince comprit, en silence, la proposition du serpent.

46 Il se mit en route, traversa le désert et toutes sortes de montagnes pour arriver à un jardin fleuri, fleuri de roses comme la sienne, mais à tant d’exemplaires, elle, sa rose qui lui avait raconté qu’elle était unique dans l’univers ! Il se dit qu’elle serait bien vexée et pensa à tous les chantages qu’elle lui ferait pour lui faire payer cet affront. Il se mit à pleurer, lui qui se croyait riche d’une fleur unique, il se sentait un si petit prince à cet instant, prince d’une petite planète, avec de si petits volcans.

47 « La synthèse entre les sentiments amoureux et les pulsions destructrices à l’égard d’un seul et unique objet – le sein – donne naissance à l’angoisse dépressive, à la culpabilité, et au besoin de réparer l’objet aimé endommagé, le sein « bon ». (…) Il semble que parallèlement à la croissance, les expériences de synthèse et par conséquent d’angoisse dépressive, deviennent plus fréquentes et durent moins longtemps ; tout cela fait partie du développement de l’intégration. » [19]

48 Il venait de faire l’expérience de la solitude dans le désert, à présent c’était la désillusion. C’est à ce moment qu’il rencontra le renard. Première métaphore de la rencontre analytique, le renard lui parla de l’objet interchangeable et l’objet unique, le mensonge, il lui mit entre les mains des mots essentiels : apprivoiser, créer des liens, être unique pour quelqu’un, avoir besoin de l’autre.

49 « Mais tu as des cheveux couleur d’or. Alors ce sera merveilleux quand tu m’auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera me souvenir de toi. Et j’aimerai le bruit du vent dans le blé » [20]

50 Et le petit prince se répéta à lui-même, avant de reprendre son chemin pour ne pas oublier : « l’essentiel est invisible pour les yeux, (...) c’est le temps perdu pour ma rose qui est important, (…) je suis responsable de ma rose » [21]

51 Le petit prince continua sa route, il croisa l’aiguilleur, le marchand avant de rencontrer l’aviateur, notre narrateur-analyste d’enfant. C’est ainsi que se noua cette aventure où le couple analytique chemina dans le désert de lumière où la soif du cœur est étanchée par l’eau d’un puits. Et c’est le petit prince qui conduisit son compagnon au puits d’eau fraîche, et c’est son compagnon-analyste qui le porta dans la nuit pleine d’étoiles.

52 « Et je compris ce qu’il avait cherché ! Je soulevais le seau jusqu’à ses lèvres. Il but, les yeux fermés. C’était doux comme une fête. Cette eau était bien autre chose qu’un aliment. Elle était née de la marche sous les étoiles, du chant de la poulie, de l’effort de mes bras. Elle était bonne pour le cœur, comme un cadeau. » [22]

53 L’amour de transfert de l’enfant reçoit à se nourrir dans la métaphore de ce puits recherché en plein désert, puits impossible dans un désert et pourtant au bout de la nuit puisqu’il est le fruit du souvenir de l’analyste qui va trouver l’adéquation impossible au besoin de ce petit prince. Rasséréné, rassasié par ce bain d’amour, il n’en oublie pas son chemin, et sûr de ce qu’il a à faire, demande un autre dessin : une muselière pour son mouton, car demain, c’est l’anniversaire du jour de sa chute sur la Terre… En avance encore, sur son analyste qui le suit pas à pas cependant, il n’ose parler de son départ, du terme de ce chemin qu’ils ont fait ensemble. À présent capable d’éprouver la tristesse de la séparation corollaire de la relation d’amour, il prépare et, son départ de son analyse et, son retour vers sa rose objet d’amour :

54 « La pensée naît avec la distance à l’objet, avec la prise en considération de l’essence de la chose qui permet d’en appréhender des positions différentes, à des moments variés. Mais pour atteindre cette possibilité, il faut rompre le contact avec l’objet, le penser comme absent ou passé tout en lui conservant son identité. La prise en considération du négatif et de l’absence sont nécessaires pour pouvoir décoller de l’immédiateté et concevoir la variabilité des modes d’un même objet. » [23]

55 À présent qu’il a pu faire toutes ses expériences : une rose et un renard-aviateur-analyste ont une place unique, parce qu’ils ont été apprivoisés-ont apprivoisé. Un être est unique au monde quand on l’aime et que l’on est aimé.

56 « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux » [24]

57 Cet enfant a su mener sa trajectoire vers un « grandir », un développement de ses capacités d’amour et de penser ses pensées. Comme un certain nombre d’enfants que nous pouvons côtoyer dans la clinique, il est arrivé avec sa souffrance dans ce désert blond, empli de lumière du soleil réfléchie sur le sable comme de nuit étoilée, ponctuant le rythme des jours, il s’est saisi de tout ce qu’il pouvait rencontrer, s’est saisi de son analyste pour le conduire là où il en avait besoin. La métaphore de son arrivée sur Terre-planète analytique est comparable à ce que D. Meltzer évoque à propos de la naissance :

58 « C’est l’évasion vers une vie dans un monde d’expériences où l’essentiel est constitué par des émotions réveillées dans le sujet par la beauté du monde. » [25]

59 Mais le chemin du couple analytique n’est pas fini, il reste le travail de séparation, difficile et nécessaire pour tous deux. C’est encore le petit prince-patient qui va préparer soigneusement son départ. Il va rejoindre le serpent pendant qu’il renvoie l’aviateur-analyste réparer son avion, autrement dit, à sa vie d’adulte, avec les objets d’intérêt qui lui appartiennent, et puis, lui aussi doit repartir ! Il lui donne donc rendez-vous le lendemain près du puits. C’est en s’approchant du lieu convenu que le dialogue du serpent et du petit prince lui parviendra. Les grandes personnes ont du mal quelque fois à saisir les projets des enfants, comme l’a souvent souligné Saint-Exupéry. C’est la vision du serpent jaune et la pâleur du petit prince qui ont eu raison de ce qu’elle ne souhaitait pas comprendre, cette grande personne ! Les adultes sont vraiment très occupés à leurs affaires, ils pensent à réparer leur avion mais ne pensent pas suffisamment que les enfants doivent aussi vaquer à leurs occupations et grandir. Ainsi c’est l’enfant qui a posé le terme de leur trajet commun. Cependant, même si on est un petit prince déterminé, la peur fait aussi partie du voyage. Lorsqu’on a peur, il est quelquefois plus facile de rassurer un autre.

60 « Tu regarderas, la nuit, les étoiles. C’est trop petit chez moi pour que je te montre où se trouve la mienne. C’est mieux comme ça. Mon étoile, ça sera pour toi une des étoiles. Alors, toutes les étoiles, tu aimeras les regarder... Elles seront toutes tes amies. (…) Toi, tu auras des étoiles comme personne n’en a... » [26]

61 La relation transférentielle de l’enfant lui a permis créer des liens suffisamment solides pour que la séparation ne soit pas que tristesse et chagrin mais ouvre la pensée vers l’évocation, le souvenir, la remémoration, la présence malgré l’absence, c’est ainsi qu’il le traduit à son aviateur-analyste. Il le prévient même de ne pas se fier aux apparences : cela ressemble à la mort, la séparation, mais ce n’est pas la mort, il ne faut pas avoir peur.

62 « Mais ce sera comme une vieille écorce abandonnée. Ce n’est pas triste les vieilles écorces... » [26]

63 Vaillamment, l’enfant devenu grand part rejoindre le lieu de son rendez-vous accompagné par son compagnon de route analytique, il part rejoindre son monde.

64 « Il n’y eut rien qu’un éclair jaune près de sa cheville. Il demeura un instant immobile. Il ne cria pas. Il tomba doucement comme tombe un arbre. Ça ne fit même pas de bruit, à cause du sable » [27]

65 Lorsqu’on a grandi, on se dépouille d’une partie du « soi-même enfant », qu’on laisse derrière soi. Le serpent représente une porte qu’on franchit, un impossible retour en arrière. C’est ainsi que la porte se ferme derrière un enfant qui a parcouru son chemin, dont seul le souvenir restera, chacun des protagonistes retourne à son monde, on ne se reverra plus.

66 La toile de fond de ce récit, la page blanche, métaphore du silence de l’analyste permet l’inscription du blond, jaune, doré de la présence du petit prince sous forme d’une lumière qui baigne les mots, métaphore encore d’une relation transféro-contre-transférentielle très singulière.

67 « On a souvent retenu, parce qu’il y insistait lui-même, les professions de foi freudienne à l’encontre des synthèses totalisatrices, péché philosophique par excellence oubliant que la synthèse n’est pas un appareil artificiel destiné à mettre fin aux questions mais le troisième temps nécessaire à l’avancée dialectique de la pensée, temps qui sitôt énoncé, redevient à son tour point de départ du processus. » [28]

68 Ce conte a servi de prétexte à regarder certains aspects du transfert chez l’enfant dans un contexte particulier où celui-ci participe de façon active à son traitement dans une collaboration étroite avec son analyste. Il laisse ouvert le champ à d’autres modalités du transfert comme il laisse le champ à d’autres éclairages du Petit Prince de Saint-Exupéry.


Mots-clés éditeurs : Objet d'amour, Transfert, Chimère

Date de mise en ligne : 12/01/2011.

https://doi.org/10.3917/top.112.0131

Notes

  • [1]
    Saint-Exupéry A., 1999, Le Petit Prince, Gallimard, Folio, p. 16.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    Anzieu A., 2003, Le travail du psychothérapeute d’enfant, Dunod, p. 34.
  • [4]
    Op. cit., 1999, p. 18.
  • [5]
    Freud S., 1956, La naissance de la psychanalyse, PUF, p. 277.
  • [6]
    Op. cit., 1999.
  • [7]
    Ibid., p. 19.
  • [8]
    Ibid., p. 25.
  • [9]
    De M’Uzan M, 1994, La bouche de l’inconscient, Gallimard, p. 39.
  • [10]
    Op. cit., 1994, p. 39.
  • [11]
    Ibid., p. 39.
  • [12]
    Guignard F., 1996, Au vif de l’infantile, Réflexions sur la situation analytique, Delachaux et Niestlé, p. 141.
  • [13]
    Op. cit., 1999, p. 40-41.
  • [14]
    Ibid., p. 43.
  • [15]
    Op. cit., 1999, p. 46.
  • [16]
    Rey A., 1998, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, p 3988.
  • [17]
    Op. cit., 1999, p 48.
  • [18]
    Ibid., p. 60.
  • [19]
    Klein M, Heimann P, Isaacs S, Rivière J, 1995, Quelques conclusions théoriques au sujet de la vie émotionnelle des bébés in Développements de la psychanalyse, PUF, p. 192.
  • [20]
    Op. cit., 1999, p. 73.
  • [21]
    Ibid., p. 78.
  • [22]
    Ibid., p. 85.
  • [23]
    Mijolla-Mellor S., 1992, Le plaisir de pensée, p. 34.
  • [24]
    Op. cit., 1999, p. 76.
  • [25]
    Meltzer D., 2003, Donald Meltzer à Paris, Numéro spécial Hors série du GERPEN, p. 3.
  • [26]
    Op. cit., 1999, p 91-92.
  • [27]
    Ibid., p. 94-95.
  • [28]
    Op. cit., 1992, p 38.
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