Topique 2010/2 n° 111

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Article de revue

Le film de fiction comme instrument de propagande : le cas Tropa de elite

Pages 103 à 128

Notes

  • [1]
    « (…) a commercial film about Vietnam, with popular stars in it, would probably have a more beneficial effect, and be seen by more people than any film the government could make, or any documentary other people could make. The principal defect of a documentary is that we have no film of the Viet Cong and no depiction of their atrocities. Documentaries have to be factual. In a commercial film, however, there’s no restriction on actual film. The film makers can portray the Viet Congs as they really are ». Document 111 du 6 Janvier, 1966, in Film and Propaganda in America : A Documentary History, vol. IV, p. 393. Ce projet deviendra Les Bérets Verts, sorti en 1968.
  • [2]
    Si de nos jours nous voyons de plus en plus les films à la maison, il en reste que nous avons été suffisamment « entraînés » à la consommation des films selon ces règles et que la plupart des spectateurs tente de reproduire autant que possible le « dispositif » chez eux, ce dont la popularisation des systèmes de « home-cinema » atteste.
  • [3]
    Terrain dans lequel il se fait actuellement devancer par les jeux vidéo.
  • [4]
    Chiffre officiel fourni par l’Agence Nationale du Cinéma (ANCINE) au Brésil, http://www.ancine.gov.br/cgi/cgilua.exe/sys/start.htm ?infoid=10205&sid=804
  • [5]
    Acronyme de « Batalhão de Operações Policiais Especiais », bataillon d’opérations spéciales de police. Il s’agit d’une unité bien entraînée et bien équipée de la police de Rio de Janeiro, qui a pour spécialité l’intervention dans les favelas contrôlées par le crime organisé.
  • [6]
    Voir dans la bibliographie les articles de presse dédiés au film.
  • [7]
    À la fin d’une brève discussion où il est question des heures de travail excessives du capitaine, il y a ces lignes de dialogue. Rosane dit : Si je savais que tu ne t’en tirerais pas je ne serais pas tombée enceinte.
  • [8]
    Un exemple : à la fin d’une séance de torture le soldat qui tient la victime demande au capitaine ce qu’il doit en faire. Nascimento répond sans une seconde d’hésitation : « Mets-le sur le compte du Pape ».
  • [9]
    À ce sujet, il est intéressant de noter que en portugais, « propaganda » désigne aussi bien la propagande idéologique que la publicité.
  • [*]
    L’auteur tient à remercier Ségolène Payan et Émilie Garcia Ballester pour leur minutieuse relecture et les corrections qu’elles ont pu apporter à ce texte.

INTRODUCTION

1 Très tôt dans son histoire le cinéma s’est mêlé de politique, il suffit de penser à L’Affaire Dreyfus réalisé par Georges Méliès en 1899 pour s’en rendre compte. C’est pourtant avec la Première Guerre Mondiale, pendant laquelle presque tous les belligérants établirent des départements cinématographiques au sein de leurs armées respectives, qu’il va devenir une « arme » au service de la propagande idéologique. Les Actualités Cinématographiques dessinent le portrait hideux de l’ennemi, justifient le conflit et ennoblissent les principes et valeurs des combattants – et cela de façon presque identique et sur les mêmes assises morales de chaque côté des tranchées.

2 Pendant la Deuxième Guerre Mondiale cette utilisation politique du cinéma deviendra un des plus acharnés champs de bataille entre les Alliés et les puissances de l’Axe. Hollywood est allé au combat avant même que l’armée américaine ne le fasse et l’industrie cinématographique allemande, sous le contrôle de Goebbels, a produit quelques uns des films de propagande les plus célèbres de tous les temps, notamment ceux de Leni Riefenstahl, cinéaste officielle du parti nazi.

3 Pour pouvoir aborder le genre des « films de propagande » il faut pouvoir préciser ce que l’on appelle un film de propagande, question qui en contient une autre : qu’appelle-t-on propagande ? Je souscris à la proposition de Dave Culbert (1990), pour qui il n’est même pas « réaliste » d’attendre que l’on puisse donner une définition précise de « propagande », compte tenu de la variation historique des significations du terme et de la vaste gamme d’activités humaines qu’il peut couvrir.

4 Dans le cadre de cet article je me contenterai donc d’une définition de travail qui prend en compte l’origine historique du terme (propagation de la foi) et son acception courante de manipulation de l’opinion publique en vue d’obtenir son adhésion à un programme politique, idéal social, etc. Ainsi, toute utilisation et manipulation des moyens de communication de masse qui vise à propager un point de vue idéologiqueet à influencer en quelque sorte les personnes à qui s’adresse cette utilisation serait de la propagande.

5 En ce qui concerne le film de propagande, les exemples canoniques sont, en majorité, documentaires. Ils ne sont pourtant que l’aspect le plus évident du phénomène, et personne ne saurait nier que Le Juif Süss (1936), Le Cuirassé Potemkine (1925) ou encore la série des Rambo sont des films qui servent à inculquer certains points de vue idéologiques. Nous savons d’ailleurs dans quelle mesure les documentaires sont à la limite une fiction faite d’images de la « réalité ». Un coup d’œil sur les actualités de la première guerre mondiale et il devient clair combien la fiction et la manipulation sont présentes dans ces films, au vu de ce que nous connaissons de l’histoire du conflit aujourd’hui.

6 Il me semble que la fiction est justement la forme la plus efficace du film de propagande, précisément parce que les récits de fiction s’avèrent moins aisément saisissables par le spectateur comme étant de la propagande. Puisqu’il engendre une « attitude fictionalisante » chez le spectateur, et suscite sa consommation comme du pur divertissement, le film de fiction peut éviter de se heurter directement aux facultés critiques et aux instances répressives de la psyché de ses consommateurs et leur offrir une jouissance fantasmatique « sans reproche et sans honte » (Freud, 1908, p. 46), par laquelle justement on pourrait créer les chemins d’investissement libidinal nécessaires à leur adhésion à un programme idéologique.

7 Pour détailler et mettre à l’épreuve ces hypothèses je me pencherai sur un « cas » récent : le très controversé Tropa de elite (Troupe d’élite, 2007) grand succès récent du cinéma brésilien qui a été souvent accusé d’être un instrument de propagande. À travers cette analyse j’espère pouvoir illustrer les « modes opératoires » typiques du film de fiction comme instrument de propagande et replacer le phénomène dans le contexte du cinéma contemporain.

2. PROPAGANDE ET CULTURE

8 Les études historiques sur la propagande laissent penser l’universalité de sa présence dans les sociétés humaines (si nous appliquons le terme rétroactivement). Renée Dickason dira même que « il y a eu propagande dès lors que les êtres humains ont échangé des idées et qu’ils ont communiqué » (Dickason et Cervantes, 2002, p. 11). Jacques Ellul (1990) constate aussi l’ubiquité de la propagande dans les sociétés contemporaines, et va jusqu’à proposer qu’elle soit un effet et une condition d’existence des sociétés techniciennes prédominantes à notre époque. Si elle est un effet et une condition d’existence des sociétés humaines en leur configuration actuelle, et dans une forme ou autre a agit dans des cultures différentes, il semble justifié de ramener l’idée de propagande aux fondements pulsionnels de la culture.

9 Si l’on suit Freud dans son analyse de la psychologie collective, on peut dire que la propagande serait un des mécanismes à travers lesquels la culture tente de rendre souhaitable aux individus leur adhésion et soumission aux préceptes culturels. Si le « malaise », la résistance à la culture est un effet de la nature même de celle-ci, la propagande serait une des voies par lesquelles la culture tente de contrer cette résistance.

10 C’est parce que la culture impose aux individus et le travail et des renoncements considérables aux satisfactions de ses pulsions qu’elle susciterait une certaine aversion, un sentiment « anti-civilisation » chez un grand nombre d’eux. De façon à réduire un tel mécontentement, certaines stratégies furent développées au sein de la culture pour assurer sa survie. Ces stratégies passent par la pure répression des tendances pulsionnelles nuisibles à l’ensemble social – par le biais des interdits et des agents répressifs qui les font valoir – mais aussi par la construction d’alternatives de satisfaction qui dévient la pulsion de ses buts initiaux et récupèrent son énergie pour la réinvestir dans la culture elle-même. Les mécanismes de ce deuxième versant « (…) doivent réussir à réconcilier les hommes avec elle (la culture) et à les dédommager de leurs sacrifices » et ils « (…) peuvent être décrits comme le fonds animique de la culture » (Freud, 1927, p. 10).

11 Ce « fonds animique » se concrétise dans les représentations des idéaux, valeurs, interdits et prescriptions de la culture que Freud parvient à nommer « sur-moi-de-la-culture » (Freud, 1929, p. 85) et que l’on pourrait rattacher à la notion d’idéologie. C’est précisément comme élément constitutif de ce fonds animique que nous pouvons penser la propagande. Celle-ci viendrait renforcer de forme plus ou moins évidente ce qu’un ensemble social demande des individus qui en font partie, et établir les idéaux selon lesquels les identités personnelles peuvent s’identifier entre elles dans une communauté et par rapport auxquels les satisfactions substitutives doivent trouver leur marge de manœuvre.

12 Nous pouvons aussi tenter d’intégrer cette notion à la psychologie des foules. Dans ce cadre, je propose de penser que la propagande serait une utilisation des moyens de communication de masse qui vise à faciliter et rendre possibles les investissements libidinaux dans la culture et renforcer les processus d’idéalisation et identification qui soutiennent ces investissements. Ce principe de fonctionnement se réglerait, avec des légères modifications, selon le type de foule dans lequel il agit. Dans les foules organisées autour d’un meneur, la propagande servirait plutôt à l’idéalisation du meneur, à le glorifier et à louer ses actions, justifier ses choix et comportements par le biais de la nature extraordinaire de l’individu en question. Dans les foules plus organisées où le meneur est secondaire, c’est l’« idée » qui tient le lieu central que la propagande viendrait renforcer ; enrichir ; réitérer, de sorte que sa cohérence interne et l’adhésion des membres de la foule soient assurées. Quand dans une foule à caractère plus complexe il arrive qu’il y ait, de surcroît, un meneur, ce qui est souvent le cas pour les « foules artificielles » dont nous parle Freud, la propagande aurait pour fonction de faire se recouper le plus parfaitement possible la personne du meneur et l’idée qui assure la cohésion de la foule.

13 Dans le but de renforcer cette cohésion et de réaffirmer aux individus la valeur de leur adhésion, la propagande aurait aussi une fonction de miroir des foules constituées : à travers ses représentations plastiques elle renvoie aux individus en foule l’image de la force, de la puissance et de l’unité de celle-ci. Cette fonction de miroir laisse deviner la nécessité d’établir et de protéger une identité du groupe à laquelle les sujets devront se conformer pour en faire partie.

14 D’ailleurs, si les foules « réclament des illusions auxquelles elles ne peuvent renoncer » (Freud, 1921, p. 152) et nécessitent une production fantasmatique riche à laquelle accrocher les désirs individuels qui déterminent les investissements libidinaux, la propagande serait un moyen privilégié de constitution de ces illusions collectives par l’agencement de l’imagerie et des récits qui lui est propre. Comme j’essayerai de le montrer plus loin, c’est justement par l’offre d’un cadre fantasmatique dans lequel l’individu peut trouver un quantum de satisfaction pulsionnelle que la propagande séduit.

15 Il faut souligner ici que de ce point de vue la propagande est un moyen de manipulation en quelque sorte beaucoup moins invasif que le veut le sens commun. C’est-à-dire qu’elle ne va pas vraiment « inculquer » des idées aux individus, mais qu’elle va plutôt jouer sur des motions pulsionnelles déjà existantes chez eux, et offrir des possibilités de satisfaction à ces motions malgré, ou avec les interdits qui pèsent sur ces désirs. Dans ce sens, nous pouvons la concevoir comme une des « ruses de la civilisation » dont nous parle Sophie de Mijolla-Mellor (2005 ; comme Mellor-Picaut, 1979) qui parviennent à exploiter l’énergie pulsionnelle des individus au profit des objectifs culturels.

16 L’appréhension de la question que nous offrent ces perspectives psychanalytiques reste assez large. Comme je l’ai affirmé précédemment, il en va du fait que la propagande n’est pas vraiment un concept mais une notion du sens commun qui est très vague et changeante. La définir en termes psychanalytiques revient donc à admettre que la notion recouvre une grande quantité de processus et formations psychiques et qu’elle peut s’adresser à une pléthore de motions pulsionnelles en essayant de les diriger vers un aussi grand nombre de destins. Il en reste qu’il s’agit d’une notion à la charnière entre individu et société et qui consiste, en tant que mécanisme de la culture, à soumettre les désirs des premiers aux desseins de la dernière par des tactiques de séduction et de mise à profit de leur énergie libidinale.

17 Un dernier angle d’approche nous permettrait peut-être de spécifier davantage l’action de la propagande. Le Dictionnaire Historique de la Langue Française nous informe que « propagande » dérive du latin moderne propaganda, forme elliptique de Congregatio de Propaganda Fide, association fondée en 1622 par le pape Grégoire XV et qui avait pour finalité l’organisation et le contrôle des missions de propagation de la foi catholique. Il est à partir de la Révolution française que le terme gagne sa connotation « laïque » et passe à désigner aussi les actions organisées qui visent à « répandre une opinion ou une doctrine politique ». Nous pouvons alors faire l’hypothèse que si la propagande devient prioritairement une action politique, elle reste une affaire de foi. Son but n’est pas celui d’informer, clarifier ou analyser rationnellement une situation politique ou un problème social quelconque, ni même celui de les transformer en récit et les conférer une pertinence affective pour les sujets qu’elle veut atteindre, mais d’éveiller chez ces sujets une croyance sans réserves vouée aux doctrines en question.

18 C’est-à-dire que, avec la propagande, les systèmes politiques offrent au sujet de la culture ce qu’autrefois et aujourd’hui encore les systèmes religieux lui procuraient : une protection de type illusoire contre l’angoisse et le désarroi. Par le déni, ou tout au moins la super-simplification de la réalité et la création d’une vision de monde sans faille la propagande veut s’adresser aux angoisses primordiales du sujet. Elle servirait donc à l’établissement, le perfectionnement et le renforcement de ces visions de monde qui ont pour but de répondre de forme totale aux questionnements métaphysiques que le sujet pourrait se poser sur son existence, apaisant ainsi l’angoisse liée à la finitude et au désaide inhérents à la condition humaine. Pour être efficaces, ces Weltanschauungs doivent susciter une foi sans doute, ce qu’implique inévitablement l’inhibition de la pensée, bornée à tourner en rond dans les limites du système dogmatique (Freud, 1927). La propagande se caractériserait par ce biais comme un des instruments de construction et de divulgation de ces visions de monde qui sont autant de « satisfactions substitutives » (Freud, 1930) présentant des issues (profanes ou non) à ce « besoin de croire » (Mijolla-Mellor, 2004a) originaire de l’être humain.

3. FILM DE FICTION ET PROPAGANDE

19 En 1966, la Guerre du Vietnam n’était qu’à ses débuts. John Wayne, fervent Republican, a voulu faire un film qui glorifierait l’action américaine et la « doctrine de contention » du communisme, justificative de ce conflit. Il écrit à la Maison Blanche pour demander l’autorisation et le soutien du gouvernement à ce projet. Dans une lettre adressée au président Lyndon Johnson par Jack Valenti (son conseiller et président de la Motion Picture Association of America) à ce sujet, on trouve un vrai joyau de pensée propagandiste :

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« (…) un film commercial sur le Vietnam, avec des stars populaires dedans, aurait probablement un effet plus bénéfique et serait vu par plus de monde que n’importe quel film que le gouvernement puisse faire, ou n’importe quel documentaire que quelqu’un d’autre puisse faire. Le principal défaut d’un documentaire c’est qu’on n’a pas de film des Viêt-Cong et aucun portrait de leurs atrocités. Les documentaires doivent être factuels. Dans un film commercial, cependant, il n’y a pas de restriction quant au film. Les cinéastes peuvent peindre les Viêt-Cong tels qu’ils sont vraiment. »  [1]

21 Ce passage explicite un raisonnement qui a déterminé le rôle des fictions cinématographiques comme instrument de propagande au XXe siècle. Il vient aussi nous rappeler combien cette instrumentalisation du cinéma a été le fait d’états démocratiques autant que de dictatures.

22 Cependant, c’est un extrait d’un discours de Joseph Goëbbels qui nous livre la formulation la plus précise du principe d’utilisation des films de fiction à des fins propagandistes : « Pour être efficace, la propagande ne doit pas paraître voulue. Dès l’instant où l’on prend conscience de la véritable nature d’une propagande, elle perd toute efficacité » (cité par Bimbenet, 2008, p. 144).

23 Le cinéma allemand sous le contrôle de Goëbbels en offre effectivement un exemple éclairant. Les premiers films à caractère ouvertement nazi produits après la prise du pouvoir par Hitler ont été boudés par le public. À la suite de ces échecs, c’est un cinéma de fiction commercial, de pur « divertissement », qui constituera le gros des productions allemandes avant la guerre. Kreimeier résume très bien la place de ces films dans les plans du ministère de la propagande :

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« (…) les clichés du film d’aventure ‘apolitique’, du mélodrame et même de la comédie sociale se prêtaient à l’exploitation idéologique : les vertus ‘masculines’, la misogynie, l’idylle familiale et le mépris d’un érotisme débridé correspondaient à l’image fasciste du monde et de l’être humain » (idem, p. 422).

25 C’est ce que démontre aussi Siegfried Kracauer dans son Histoire psychologique du cinéma allemand (1973) : certains traits (préexistants) dans la culture allemande auraient été exploités par les nationaux-socialistes, renforcés et parfois détournés tout en douceur, de façon à enraciner les principes idéologiques de ce groupe dans la société allemande, les faire partager par le plus grand nombre. Le rôle principal dans cette campagne de « guerre psychologique » très réussie aura été joué par le cinéma de fiction.

3.1. Fiction cinématographique : fantasme et identification

26 Freud avance que la source psychique privilégiée de la création littéraire se trouverait dans ces formations fantasmatiques plutôt ordinaires qui sont les rêves diurnes. Le propre du plaisir que procure la fiction littéraire résiderait en ce que, à travers la transformation esthétique d’un matériau fantasmatique, le créateur littéraire arrive à le rendre partageable de façon à ce que le lecteur puisse, via la narration, jouir de ses propres fantasmes sans éveiller les instances du refoulement (Freud, 1908). Une généralisation de ces propositions aux récits audio-visuels semble tout à fait logique.

27 C’est sans doute ce que fait Christian Metz, qui propose que « (…) le film romanesque contribue à nourrir le flux fantasmatique du sujet, à irriguer les figures de son désir, et il n’est pas douteux que le cinéma classique soit entre autres choses une pratique d’assouvissement affectif » (Metz, 1977, p. 134). Plutôt qu’une fonction d’alimentation, je préfèrerais penser cette « relation d’objet » (Idem) que nous établissons avec les films selon l’idée d’une zone d’intersection fantasmatique concrétisée dans l’œuvre et dans laquelle le matériel pulsionnel de « l’auteur » crée un espace psychique où les fantasmes du spectateur pourront trouver écho et s’installer. Metz nous rappelle encore combien les évaluations spontanées qu’on émet sur des films indiquent l’accord plus où moins bien fait entre leurs substrats fantasmatiques et le désir que les spectateurs cherchent à y satisfaire. Un « mauvais film » est la plupart du temps celui qui ne contient pas des matériaux fantasmatiques en résonance avec ceux du spectateur ; mais il peut aussi être celui qui lui a procuré une satisfaction trop vive, si bien qu’elle finit par éveiller les défenses du moi.

28 Au-delà de ce que le cinéma partage avec toute autre forme de récit fictionnel, son dispositif et son appareil de base (Baudry, 1978) le rendent spécialement efficace dans sa démarche de procurer du plaisir. Dans la salle de cinéma nous nous trouvons, idéalement, assujettis à une seule source de stimuli sensoriels. Les lumières sont éteintes, les sons qui ne proviennent pas du film sont très réduits et la parole est découragée, voire réprimée. Nous nous accommodons confortablement dans les sièges et nous laissons piéger par « l’impression de réalité » (Baudry, 1978 ; Metz, 1977, 2003) que cette organisation de la projection alliée aux standards narratifs tend à produire [2]. C’est donc logique que nous disions sans trop hésiter d’un film qui nous a plu que nous y sommes vraiment rentrés. Emmanuel Ethis (2005) mentionne les innombrables entretiens de réception réalisés après des projections qui montrent que la plupart des gens qui vont au cinéma cherchent à y être enveloppés dans l’univers fictionnel, cette condition étant indiqué comme déterminante de la bonne ou mauvaise qualité d’un film. Toute l’organisation des systèmes de la production et de la consommation cinématographique tâche de ne pas déranger cette jouissance d’un monde illusoire, de masquer autant que possible le caractère artificiel et arbitraire de la fiction et d’assurer que le film puisse atteindre un niveau de mimesis maximal. Si tout récit fictionnel – littérature, théâtre, contes, mythes de la tradition orale, etc. – permet de jouir de ses fantasmes, le cinéma, par sa « nature », le fait à un degré de proximité de la satisfaction « réelle » beaucoup plus poussé  [3].

29 Bien entendu, c’est par l’agencement d’un réseau d’identifications que le récit filmique nous y invite. Tout d’abord il y a des identifications possibles aux personnages, notamment au héros. Nous savons, avec Freud, que c’est là que réside une bonne partie du plaisir que nous prenons dans les fictions, dans la possibilité de faire passer par les plus dures épreuves et les plus incroyables aventures « Sa Majesté le moi, héros de tous les rêves diurnes, comme de tous les romans » (Freud, 1985 [1908], p. 42).

30 La théorie cinématographique d’inspiration structuraliste enrichit considérablement la compréhension des identifications au cinéma. Metz (1977) et Baudry (1978) proposent que les identifications aux personnages sont secondaires, et même dépendantes d’une identification primaire au « regard de la caméra ». Il va sans dire que ces théoriciens sont largement inspirés par la théorie lacanienne. L’identification au regard de la caméra serait donc primaire au même sens où, dans le stade du miroir (Lacan, 1949) l’identification à l’image de soi ouvre la voie à toute autre identification postérieure.

31 Il me semble essentiel d’essayer de comprendre justement ce niveau de méta-identification. Si la fiction offre une jouissance narcissique, le point de vue offert par le cinéma narratif est d’habitude la jubilation d’un regard omniprésent et omniscient qui réassure sa Majesté le Moi dans sa toute-puissance. Il ne faut pas pour autant négliger complètement les contenus des œuvres au nom d’une entreprise de détermination de leur structure par ce vide constitutif totalement abstrait. Mon orientation méthodologique sur ce point sera donc de tenter de prendre en considération et les identifications secondaires et le point de vue. Il me semble que c’est précisément la spécificité du récit cinématographique que d’établir les zones de communication fantasmatique entremêlant ces deux registres.

3.2. Point de vue et propagande

32 Le point de vue, spécificité cinématographique oblige, est construit à partir d’une grande variété de matériaux signifiants et de repères narratifs. Je suis Jacques Aumont qui propose que la notion serait un composé entre le registre visuel, le point à partir duquel on regarde et les cadrages qui l’établissent dans sa multiplicité ; le registre narratif, c’est-à-dire le point de vue du narrateur, et le registre « prédicatif », l’« attitude mentale (intellectuelle, morale, politique, etc.) qui traduit le jugement du narrateur sur l’événement » (Aumont, 1983, p. 5).

33 Il faut cependant prendre soin de ne pas confondre le « narrateur » dans le passage que nous venons de citer avec le narrateur figuré dans la diégèse, sur l’image, la bande son ou les deux. Il s’agit ici de l’instance d’énonciation du film, qui peut déléguer la fonction narrative à un ou plusieurs personnages narrateurs, participant ou non dans l’action racontée. La prémisse, auto-évidente, est que « il n’y a pas de récit sans instance racontante » (Gaudreault ; Jost, 1990, p.39). C’est cette instance racontante supposée qui nous permet de déjouer l’impression de réalité et l’effort d’effacement de la dimension de discours des films de fiction.

34 En somme, le film de fiction bâti sur ces principes de cohésion narrative, mimesis et captation imaginaire offre au spectateur un point de vue à partir duquel il peut jouir d’un scénario fantasmatique qui sera plus ou moins adéquat à ces scénarios qu’il aura apportés avec lui dans la salle. Il suffit donc d’emboîter ce sous-texte fantasmatique à une idéologie, à certains modèles idéalisés de valeur, nation, patriotisme, héroïsme, sentiment familial, etc. pour faire, du moins potentiellement, partager au spectateur les points de vue politiques et idéologiques du groupe social dans lequel et pour lequel aura été produit le film.

35 J’insiste ici sur le fait que s’il s’agit bien de scénarios fantasmatiques sous-jacents, c’est en-deçà du fantasme lui-même que réside l’efficacité propagandiste des films. C’est-à-dire que le fantasme est en quelque sorte la porte d’entrée psychique individuelle dans l’œuvre, mais si celle-ci a une possibilité de susciter de la croyance, les fantasmes qui l’étoffent doivent puiser leur valeur à un système « mythologique » plus élargi qui lui s’adresse aux angoisses primitives du sujet.

36 Pour comprendre les agissements des films de fiction comme instruments de propagande, il faut déterminer les configurations des scénarios fantasmatiques qui y sont à l’œuvre et comprendre comment ces scénarios se relient aux contextes socio-politiques qui les produisent. Puisque le « point de vue » est le fil rouge que je propose pour guider une telle entreprise analytique, il devrait être possible de déterminer, à partir de l’étude de l’organisation formelle des films de propagande, un agencement du point de vue qui leur serait propre.

37 Nous pouvons penser, avec Pierre Sorlin (1977), que tout film, comme tout objet culturel d’ailleurs, serait imprégné de l’idéologie dominante de son aire culturelle d’origine, et servirait aussi à retravailler et construire cette idéologie. De par leur structure même des films différents permettent des approches différentes de leurs contextes culturels. Ils peuvent tenir leur matrice idéologique en tension, la mettre à distance et encourager la réflexion à son respect, aussi bien qu’ils peuvent la cautionner vivement comme seule vision possible du monde, au moins pendant l’heure et demi que durera la projection.

38 Il me semble ainsi que le facteur déterminant de toute l’organisation formelle des films de propagande soit le caractère univoque du point de vue constitué. Si nous revenons à leur fonction essentielle, celle d’établir une relation de croyance entre le sujet et l’orientation idéologique qu’enrobe le récit, il paraît logique que pour être de la propagande ils doivent inhiber la réflexion sur cette orientation et s’efforcer à l’établir comme une vérité auto-évidente.

4. LE CAS TROPA DE ELITE

39 Tropa de elite (Troupe d’élite), est un véritable phénomène dans le paysage cinématographique brésilien récent du fait de son sujet difficile et de son énorme répercussion. Record de fréquentation de l’année 2007 pour les films nationaux, il a entraîné presque 2,5 millions  [4] de Brésiliens au cinéma et a été copieusement piraté avant même sa sortie en salles. La deuxième réalisation de José Padilha a d’ailleurs fait une belle carrière internationale, remportant l’Ours d’Or de meilleur film au festival de Berlin en 2008.

40 L’accueil du film par la critique a pourtant été assez mitigé, aussi bien dans son pays d’origine qu’à l’étranger. En France cet accueil a été presque unanime et plutôt très négatif. Le film a été souvent accusé d’être une pièce de propagande pour la force policière dont il dresse le portrait, le BOPE  [5], et plus généralement de faire l’apologie de la violence policière comme solution à l’escalade du crime organisée dans les favelas de Rio. L’article de Jacques Mandelbaum, paru dans Le Monde, est paradigmatique de la réaction de la critique française. Voici un passage qui résume le ton de ce texte et de divers autres :

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« (…) Le manifeste esthétique de Tropa de elite, d’ailleurs scénarisé par un ancien capitaine du BOPE, rejoint logiquement son programme idéologique : une apologie de la force pure et de l’impact maximal, un refus viril de la moindre pensée et de la moindre tentative d’analyse sociale, une mise en clip spectaculaire et particulièrement hypocrite de la violence » (Mandelbaum, 02/09/2008).

42 Les diverses déclarations qu’a faites José Padilha sur son intention contrastent énormément avec cette appréhension du film. Padilha l’aurait justement voulu comme une dénonciation du BOPE et de la police brésilienne en général. Compte tenu de son premier long-métrage, le bon documentaire Onibus 174 (2002) – dans lequel cette veine critique envers la police est patente – et aussi du fait qu’un groupe d’officiers du BOPE a tenté un procès pour empêcher la sortie du film, on aurait du mal à l’accuser de mauvaise foi.

43 Pour essayer d’établir le point de vue de l’œuvre et comprendre cet écart entre sa réception et les intentions déclarées du réalisateur, je procèderai à une analyse guidée par les principes exposés ci-dessus. Je considère que Padilha a bel et bien réalisé un film de propagande malgré ses intentions. Cependant, cette appréciation ne résulte pas d’une considération simple de la position idéologique de son protagoniste, ce qu’a fait une partie des critiques. Le cinéaste a souvent dit que les critiques négatives relevaient d’une confusion naïve entre les opinions exprimées par l’auteur et celles exprimées par le personnage. Cette déclaration me paraît aussi naïve que l’amalgame qu’elle veut dénoncer. J’essayerai à mon tour de considérer la structure de l’œuvre elle-même et le point de vue qu’elle offre au spectateur.

4.1 Synopsis

44 Tropa de elite relate l’histoire d’un capitaine du BOPE, Roberto Nascimento. Combattant chevronné et fier dans la guérilla urbaine qui ravage Rio, il est fatigué et psychologiquement surmené. La naissance imminente de son premier enfant et les demandes de sa femme le poussent à chercher un successeur, ce qui lui permettrait de quitter le bataillon pour un poste bureaucratique. À l’issue d’une intervention de son groupe dans une favela, il fait la connaissance de Neto et Matias, deux jeunes policiers honnêtes et idéalistes. Nascimento voit en eux les qualités nécessaires à son remplaçant, mais, malheureusement ni l’un ni l’autre n’a tous les atouts. Matias, étudiant de droit, est le cerveau. Neto, friand d’action et d’aventure, le cœur.

45 Le récit fait un saut en arrière pour suivre les débuts des deux amis dans la précaire police de Rio, leur désappointement et leur refus de se laisser corrompre. Confrontés à un système gangréné qu’ils veulent modifier, les deux amis élaborent un plan qui leur permet de saisir un pot-de-vin qui serait versé à leur commandant par la mafia des jeux de hasard, et de l’utiliser ensuite pour acheter des pièces de rechange qui serviront à réparer les voitures de leur bataillon. Le coup réussit mais les recrues sont aussitôt punies par leurs supérieurs corrompus, qui les désignent pour des tâches ignobles dans la caserne. Cependant, une punition plus grave est réservée au capitaine Fabio, corrompu lui-aussi, mais que les autres officiers croient à tort être à la tête de l’action menée par Neto et Matias. Fabio est amené à la favela Babilônia, probablement pour y être exécuté. Dans l’intention de le sauver, Neto et Matias courent à la favela et déclenchent la fusillade dont ils ne sortiront en vie que grâce à l’intervention de l’équipe du capitaine Nascimento.

46 Parallèlement à ce récit centré sur la police, on nous fait savoir que Matias cache à ses collègues de la faculté de droit son métier de policier. Il commence une relation amoureuse avec Maria, étudiante qui est à la tête d’une ONG implantée dans une favela. Les étudiants qui travaillent dans l’organisation, issus des classes aisées de la ville, entretiennent des rapports de cohabitation plus qu’amicaux avec les dealers qui contrôlent la région. Cette proximité est dangereuse pour Matias qui sera sûrement tué si l’on apprend qu’il est policier.

47 Après la fusillade, intégrer le BOPE se présente comme la seule solution qui permettrait aux deux amis, menacés par leurs collègues et supérieurs, de garder leur intégrité et leurs vies. Ils suivent alors un rigoureux stage de sélection à la fin duquel ils sont acceptés dans la troupe.

48 Malgré l’impulsivité de Neto, le capitaine Nascimento – qui devient de plus en plus fragile psychologiquement et commence à subir des crises d’angoisse – le choisit pour le remplacer à la tête de l’équipe alpha du BOPE. Neto accomplit la mission que le capitaine avait commencée et qui constitue l’arrière fond de tout le film : l’Opération Jean-Paul II. Fait bien réel, l’opération était une campagne d’invasions quotidiennes visant à chasser temporairement les trafiquants de la favela du Turano, où le pape avait décidé de séjourner pendant sa visite à la ville de Rio en 1997.

49 Entre-temps, une photo publiée sur les quotidiens aura appris et à ses collègues de la faculté et aux trafiquants que Matias est policier. Baiano, caïd de la favela, lui prépare une embuscade avec l’aide d’un des étudiants. Le jeune bourgeois, qui fait aussi son petit trafic parmi les étudiants aisés, raconte à Baiano que Matias viendra apporter une paire de lunettes à un des enfants qui participent à des activités de l’ONG, aux portes de la favela. Seulement, Matias a un entretien de stage et ne peut aller livrer les lunettes. Il y envoie alors Neto, qui est tué à sa place. S’en suit une chasse très musclée à Baiano (des habitants de la favela y seront systématiquement torturés et assassinés pour qu’ils livrent la localisation du trafiquant), action qui va faire émerger chez Matias les qualités belliqueuses qui lui manquaient et le rendre apte à succéder au capitaine à la place de son ami d’enfance.

4.2 Structure narrative et construction visuelle

50 Tropa de elite débute par l’épisode central de son récit et fait ensuite un long flashback de six mois qui occupe presque une heure du film. Pendant ce flashback, la structure narrative suit l’inspiration documentaire initiale de son réalisateur. Cette partie du film s’organise en épisodes qui décrivent de façon didactique les différents facteurs impliqués dans la calamiteuse situation de la sécurité publique à Rio : la précarité des équipements, installations et rémunérations de la police militaire, le peu d’intérêt du gouvernement ; la routine de corruption et d’incompétence à tous niveaux, etc.

51 Un autre problème « structurel » est exposé par le biais du groupe d’étudiants de « la meilleure faculté de droit de Rio » qui incarnent les élites de la ville. Ils discutent Foucault de façon très superficielle, tiennent une ONG qui n’existe que grâce à des rapports d’amitié voire d’admiration avec le crime organisé, et sont unanimement hostiles à la police, perçue comme une force purement répressive et corrompue. Il faut s’attarder un peu sur ce groupe de personnages. Dans ses déclarations à la presse, José Padilha a dit qu’il voulait, dans ce film, aussi faire la critique de l’hypocrisie de la société brésilienne, qui se plaint de la montée du crime organisé dans le pays mais n’y reconnaît pas sa part de responsabilité. Ces personnages, l’« élite » bourgeoise, sont bêtes, inconséquents, apaisent leur mauvaise conscience sociale par le travail dans une ONG dont on ne sait jamais très bien quelle est la fonction et quels sont les résultats. Cette organisation est d’ailleurs dépendante des caïds de la favela et d’un homme politique local (dans une brève scène on nous laisse entendre qu’un tel organisme servirait comme de la pub pour le député). De plus, la « jeunesse dorée » de Rio supporte économiquement le trafic par sa consommation de cannabis et cocaïne.

52 Toutefois, il faut le dire, ces personnages ne sont que des caricatures. A ce groupe sont réservées les pires prestations et les lignes de dialogue les plus artificielles. Tous les personnages sont unidimensionnels et stéréotypés. À vrai dire, cette critique pourrait s’étendre à presque tous les personnages sauf les policiers. À mon sens, c’est une conséquence de l’origine du récit de Tropa de elite et du pari narratif du film. J’y reviendrai.

53 Quelques séquences nous montrent aussi la vie personnelle de Nascimento, seul personnage nuancé. On voit un mari dévoué, un homme au bord d’une crise de nerfs, qui a du mal à jongler avec la vie de couple et la paternité récente, le quotidien de brutalité et la peur de mourir. Il est aussi violent à l’extrême, un soldat modèle, fier de son travail, et surtout complètement convaincu que le BOPE est la dernière ligne de défense contre la criminalité croissante. Il nous dit : « s’il n’y avait à Rio que la police régulière, les trafiquants se seraient emparé de la ville il y a longtemps ». C’est en fait lui qui nous raconte tout le film. Sa voix en narration over nous livre beaucoup plus d’informations que ce que contiennent les images : il cite des statistiques, explique des détails du fonctionnement de la police, fait des appréciations de la situation à Rio, etc. Le style professoral de cette narration est frappant. On dirait qu’elle a été écrite pour rendre l’histoire plus compréhensible au public non-brésilien. Ce qui n’empêche pas de penser qu’elle sert aussi à conférer au personnage-narrateur encore plus de maîtrise sur le monde. Il est dans une position d’autorité sur la question de la sécurité publique, il sait de quoi il nous parle et en effet il nous apprend beaucoup.

54 Le film est plein de jump-cuts (sautes) aussi brutaux que son fond, les actions sont saccadées, hachées et les épisodes comportent des ellipses, renversements et allers-retours temporels et sauts spatiaux entre eux. C’est cette narration en voix over qui traverse tout le film, du quatrième à l’avant-dernier plan, qui tisse les liens, explicite les chaines causales et clarifie la chronologie. C’est grâce à la narration que ce récit, à première vue fragmentaire et polyphonique, s’unifie. C’est elle le facteur déterminant dans la constitution du point de vue du film.

55 J’adhère à la distinction établie dans la narratologie entre le narrateur intradiégétique (sous-narrateur), le personnage présent dans l’univers diégétique et qui raconte l’histoire, et le méganarrateur (Gaudreault ; Jost, 1990), instance impersonnelle supposée comme énonciateur du récit filmique en tant que discours. Dans le cas auquel nous nous intéressons ici, le sous-narrateur est très évidemment le Capitaine Nascimento. Le pari narratif du film mentionné plus haut est justement de faire correspondre le plus possible les deux instances. À travers les relations entre les images et le long texte de la narration faite par Nascimento, il devient clair que c’est son point de vue – moral, idéologique – qui nous est raconté dans ce film, et qui détermine le récit audio-visuel qui est suppléé et cousu par le récit verbal. Nascimento n’est pas, bien entendu, présent dans toutes les scènes que l’on voit. Cependant, deux phrases du texte de la narration permettent de comprendre que c’est sa vision des choses qui y est montrée. Quand on voit les commencements de Neto et Matias dans la police, le narrateur (qui parle toujours à la première personne) dit qu’ils lui rappellent ses propres expériences comme recrue. Plus tard, quand la vertigineuse dernière partie du film démarre, il déclare que « ce n’est que beaucoup plus tard que Matias m’a dit qu’il ne serait pas allé voir l’avocat [pour l’entretien de stage] si Neto n’y avait pas insisté ». Cette phrase établit clairement que c’est d’après ce que sait, imagine et croit Nascimento que le récit est mis en place, dans un temps postérieur à celui des images. Qu’il ait recueilli les « dépositions » des autres impliqués pour reconstituer un tableau plus ou moins complet de l’affaire semble en faire le double de Rodrigo Pimentel – capitaine démissionné du BOPE, auteur du livre à l’origine du film et co-scénariste de celui-ci.

56 Je soutiens qu’il s’agit là d’un choix conscient du réalisateur – ses déclarations [6] sur la réalisation du film le laissent entendre – que de bâtir le récit à partir de ce point de vue. Choix conséquent auquel Padilha tient avec acharnement et qui explique pourquoi les personnages des policiers et la vie dans l’organisation policière sont si détaillés et nuancés, alors que « la bourgeoisie intellectuelle » et « la favela » sont des parties si schématiques et simplifiées de l’univers diégétique.

57 Du reste, le dénouement du récit donne raison à tout ce qu’énonce Nascimento. Les bourgeois finissent par se faire tuer brutalement par les dealers et font appel à la police dont ils aiment dire du mal. Le BOPE est parfaitement performant dans sa mission de « tuer avec efficacité et dignité ». À la fin du film tous les méchants seront supplantés – et morts – par la précision guerrière de cette troupe d’élite et le successeur de son leader sera prêt à assumer le commandement. À force de perdre son ami grâce à la lâcheté et l’hypocrisie de ses connaissances bourgeoises, Matias comprend qu’il est dans une guerre et qu’il faut choisir son camp : il devient un policier à temps plein. Même les troubles nerveux de Nascimento se dissolvent dès qu’il s’empare de sa rage, rétablit sa dominance chez lui – il dit à sa femme de la boucler sur son travail après la mort de Neto – et se dévoue intégralement à sa guerre et à sa vengeance.

58 La construction visuelle du film me paraît aussi être largement déterminée par ce parti pris narratif. Au style de documentaire télévisé, Tropa de elite donne l’impression d’être entièrement filmé caméra à l’épaule. Dans les séquences de combat, la majorité des plans est faite à partir du camp des policiers et la caméra suit leurs déplacements. Les prises sont très tremblantes, saccadés par la multiplication de points de vue et de coupes. Cette surenchère de plans, qui fonctionne parfaitement dans les scènes de combat urbain, semble un peu superflue dans des scènes où l’action en soi est plutôt banale. Toutefois, elle réussit à garder tout au long du film le rythme accéléré de montage, ce qui procure un niveau soutenu de tension au récit. Dans les scènes de combat cette vitesse intensifie l’action représentée. La camera cours, saute, pivote très vite, tremble avec le bruit des coups de feu, tombe… Nous sommes en plein dans une fusillade. Tropa de elite progresse tout en vitesse et le spectateur avec. Le film nous enveloppe et nous amène au cœur de la « guerre contre le crime », sans abdiquer d’une once de la charge affective qu’un tel voyage puisse comporter.

59 Il y a peu de « plans subjectifs », c’est-à-dire de plans que l’on puisse associer au regard d’un personnage. Mais quand cela arrive, c’est plutôt cadré à travers le collimateur de l’arme d’un des policiers qu’on voit les scènes. Dans les voitures de police nous sommes toujours collés à eux – la caméra est toujours dans le côté gauche du siège arrière. Pendant les réunions des troupes du BOPE nous sommes au tour de la table avec eux, nous prenons place dans leur cercle, épaule à épaule. La caméra fait partie de la troupe.

60 Une scène, dans la séquence de l’entraînement de Neto et Matias, mérite une attention spéciale puisqu’elle est la seule où la caméra est évidemment montée sur une grue. Les deux policiers s’entraînent, progressant à travers des simulacres des « rues » des favelas, bâties avec des containers au-dessus desquels Nascimento leur donne consignes et orientations. La caméra, dans le mouvement d’appareil le plus fluide du film, progresse avec eux, monte au niveau où se trouve le capitaine, redescend et suit Neto de près à la vitesse d’attaque. Tout ça sans accrochage ou saute, un seul plan-séquence stable, sûr et tranquille. La caméra se déplace en tandem avec les policiers et selon les principes de l’« art » de l’invasion des favelas que Nascimento énonce dans la narration over.

61 Ces considérations permettent de fixer trois points. 1) La structure narrative du film s’organise autour du point de vue de son narrateur, le capitaine Nascimento. C’est à travers sa perspective que l’on nous donne à voir ce récit et que l’on peut comprendre le contexte politique et social qui est l’arrière-plan de l’histoire. 2) Le film, épouse une esthétique de film d’action à grand public, très typique d’un cinéma « postmoderne » (Jullier, 1997) où prime l’immersion du spectateur dans le monde diégétique et son implication affective dans le récit agencé par le jeu d’identifications et le rythme poussé du montage. 3) Finalement, Tropa de elite est un film a caractère univoque. Malgré les différents facteurs « sociaux » du phénomène du crime à Rio abordés par le film, l’appréhension de tous ces facteurs est une seule, déterminée par la narration. Ce film cherche une cohésion totale dans laquelle le récit visuel est orienté et expliqué par le récit verbal, les deux étant orientés par un même point de vue idéologique et moral. S’ajoute à cet effort de concordance, un autre, la correspondance entre identification primaire et secondaire. Nascimento est et le « héros » et le narrateur, ainsi il n’y a pas de disjonction entre l’identification primaire au point de vue offert par le méganarrateur et l’identification secondaire au protagoniste.

4.3 Le texte latent et son rapport avec la réalité brésilienne

62 Tropa de elite transforme le BOPE en une espèce de 300 de Sparte qui mèneront l’ultime combat contre les forces du chaos et de la destruction qui menacent la nation. La violence y est laide, non édulcorée, c’est vrai. Elle est pourtant très jouissive, et si JE m’éclabousse de sang (dans la séquence finale du film c’est ce qui arrive effectivement à la caméra) ce n’est que pour assurer ma domination. C’est le sang des ennemis que j’ai sur moi, et l’on sait que « le corps d’un ennemi mort sent toujours bon » (Dumas, 1973, p. 215). Remarquons que même les scènes les plus potentiellement répulsives dans le film, les tortures, finissent par s’avérer justifiées puisque la torture mène toujours à l’obtention d’une information qui servira à attraper le caïd. Et à la fin, qui n’est en aucun cas heureuse, le héros a anéanti tous les méchants.

63 Cette figuration de fantasmes sadiques et de cruauté n’a rien de nouveau dans le domaine de la fiction cinématographique. La formule qui lui donne Tropa de elite fait écho à des dizaines d’autres films qui se rapportent essentiellement au genre souvent appelé néo-noir. C’est un scénario répété de manière exhaustive qui a ses variations plus ou moins réussies et qui est à l’œuvre dans les Inspecteur Harry, Un justicier dans la ville et congénères. Films qui mettent en scène des policiers (parfois des citoyens ordinaires) ultra-violents qui affrontent la criminalité urbaine montante à armes égales. Le héros y peut transgresser la loi du droit, souvent insuffisante ou corrompue, au nom d’une justice intrinsèque de ses objectifs qui ne se soutient que par la croyance dans cette même justice. C’est la base fantasmatique des films de justiciers, les vigilantes dans la tradition américaine. Ce qui est particulier chez Nascimento c’est qu’il n’hésite pas à frapper les civils aussi. Parmi ses victimes se trouvent évidemment des criminels, mais également des « innocents » ayant un lien (qui peut n’être que le fait d’en avoir accepté un cadeau ou en être l’amant) avec les trafiquants.

64 Les « ennemis » n’ont pas d’altérité, pas de consistance réelle dans le récit. Il s’agit là d’objets, plus ou moins permutables et la reprise machinale des routines de violence rappelle la répétition ritualisée des scénarios pervers. Vu les troubles psychologiques de Nascimento, on aurait pu s’attendre à ce que le capitaine soit angoissé, contrarié, ou tout au moins résigné lors des séances de torture ou quand il lui faut, par force des circonstances, tuer quelqu’un. Il n’en est rien, il s’en donne à cœur joie. Il va jusqu’à plaisanter avec le sort de ses victimes, ce qui souligne l’érotisation de la violence du personnage.

65 À quoi tient donc la souffrance du capitaine Nascimento ? La résolution de son trouble psychique est effectivement un point curieux du film. On l’a vu peu à peu développer un stade de tension presque insoutenable, en proie à des crises d’angoisse. Ce qui ne le rend pourtant pas moins performant dans son activité professionnelle, et s’il donne des signes évidents de stress lors des réunions de préparation de l’opération Jean-Paul II, cette tension s’accorde parfaitement avec sa perception de l’inutilité de la mission. Après le meurtre de Neto, le capitaine rentre chez lui, parle à sa femme sur un ton menaçant et brutal, son ton du BOPE. Il lui interdit à jamais de lui parler de son travail, et lui crie : « c’est moi qui donne des ordres dans ce bordel ! ». Ensuite il file vers la salle de bains et jette dans le siphon les cachets qu’il avait commencé à prendre pour endurer l’anxiété et le stress. Il tient sa propre main devant les yeux, il ne tremble plus. On pourrait se dire du coup : « Voilà ! C’était cette garce son problème ! ».

66 Même si la narration et le récit de façon plus large affirment explicitement la peur de mourir et même un début d’identification à ces victimes comme raison des crises d’angoisse, son dénouement indique une autre explication. En effet, Nascimento était lui aussi partagé, comme Matias, et lui aussi a dû se débarrasser de son engagement romantique et accepter intégralement sa nature guerrière. C’est-à-dire qu’il abandonne définitivement le simulacre de sexualité génitale qu’il s’était forgé pour se livrer entièrement à la satisfaction sadique. Le récit pose la question du destin de la pulsion sous la forme d’un choix nécessaire et qu’il ne peut plus repousser.

67 Le choix obligatoire d’un destin pulsionnel unique que figure le récit filmique peut se lire aussi par une autre voie au sens du besoin de vouer toute son énergie libidinale au combat, à l’engagement dans la foule artificielle qui constitue cette troupe d’élite. Elle reprend par là la conception freudienne de l’incompatibilité entre satisfaction génitale pleine et sublimation, le sujet étant obligé à renoncer à une certaine quantité de la première pour pouvoir accéder à la dernière. Toutefois, si le récit nous permet cette approche, il n’y a pas d’indices suffisants pour la favoriser. Les liens collectifs qui soudent la troupe sont peu explorés, le groupe des officiers affiche une camaraderie virile sans beaucoup de couleur et d’intensité et les soldats y sont des simples figurants, des hommes de main du capitaine. Les commandants, encore que représentés avec déférence et respect sont loin de l’idéalisation nécessaire à la figure du meneur. Et s’il est vrai que Nascimento semble parfaitement convaincu que la guerre qu’il mène est nécessaire, il ne se fait pas d’illusions quant à la possibilité de la gagner.

68 Ces deux possibilités de lecture ne sont pas antinomiques, et toutes les deux permettent aussi de comprendre la place accordée aux femmes dans le film. C’est logique donc que la représentation de la femme y soit travaillée autour d’une constellation référencée à la féminité castratrice et menaçante. Il va de soi que ce ne soit pas un film « pour filles » ni un film de femmes. Elles y sont peu nombreuses et leur temps à l’écran réduit, et pourtant la menace qu’elles représentent pour la pleine jouissance de la virilité guerrière plane sur le récit.

69 C’est le cas notamment avec Rosane, la femme du capitaine, qui ne figure dans ce film que comme mère – pas de signe d’attirance sexuelle entre les deux personnages – et surtout comme la source de l’exigence de quitter le BOPE. Une bribe de dialogue [7] laisse entendre que sa grossesse était une décision conditionnée et déterminée par ce désengagement. Nous pouvons l’entendre au sens d’une injonction à ce que Nascimento quitte sa jouissance perverse pour accéder à une sexualité génitale. Une demande d’exclusivité de son désir, à laquelle répondre impliquerait une « assomption de la castration » et qui se révèle impossible pour le capitaine. Il en va de même pour Matias, dont la relation avec Maria finit par provoquer la mort de son ami d’enfance. Et pourtant, ce qui se tisse entre Nascimento et ses recrues est précisément une relation de filiation, la transmission d’un poste et d’un savoir, qui se télescope avec la structure « pédagogique » de la totalité du film, et qui revêt ainsi la signification d’une issue perverse à la crise crée par la paternité réelle (diégétique, bien entendu). « (…) la seule forme de paternité qu’il [le perverse] pourrait assumer serait celle d’un transfert de savoir, mais d’un savoir sur ce qui en est de la jouissance. » (Aulagnier-Spairani, 1967, p. 34)

70 S’il est vrai que la violence dans le récit de Tropa de elite est empreinte de l’érotisation sadique manifeste au niveau de son contenu et aussi bien de sa structure narrative, il n’en reste pas moins qu’il y a là aussi une grande partie de simple cruauté. Celle-ci est plus primitive que le sadisme et relève de l’ignorance (le déni, en l’occurrence et dans ses manifestations ordinaires) de l’altérité de la victime, aperçue par son bourreau comme un pur objet. (Mijolla-Mellor, 2004b) Encore une fois c’est une caractéristique formelle qui nous indique la piste : c’est précisément l’indifférence de la caractérisation filmique des victimes. À la fin du film, quand les séquences violentes commencent à se succéder les unes aux autres, le spectateur peut facilement se confondre et ne plus savoir qui l’on torture ni pourquoi. Pour la plupart d’entre elles, les victimes n’ont pas été nommées dans le film, on ne sait pas quel est leur rôle ou position dans le monde du crime, très souvent nous ne voyons même pas leurs visages, obscurcis par le tournage à lumière basse et déformés par le sac plastique avec lequel les hommes du BOPE les étouffent.

71 Nous retrouvons par là aussi la question du gain de plaisir narcissique qu’offre le film. Par l’identification au capitaine, le spectateur peut jouir de ses fantasmes de domination et destruction alimentés par la pulsion d’emprise et ses composantes érotisées sadiques. Si la structure visuelle et narrative du film, qui en constitue le point de vue, est en soi une mise en récit et en images d’un Moi tout puissant, réminiscence de « sa majesté le bébé », sa valeur est doublée par l’action du héros.

72 Réitérons, à ce sujet, ce qui a déjà été dit plus haut : la construction visuelle et narrative du film est axée autour du capitaine en tant que protagoniste et narrateur. C’est-à-dire qu’il s’agit ici d’une structure filmique potentiellement angoissante, avec son instabilité temporelle et son abondance de prises saccadées. Nascimento est donc le garant aussi d’une expérience cinématographique cadrée, compréhensible et « abordable », puisque sans sa voix, sans la narration qui se surimpose au film, le vécu du spectateur de celui-ci serait probablement vertigineux. Le vertige comme vécu primitif étant lié à l’angoisse de séparation et au désaide (Mijolla-Mellor, 1994) on risquerait d’y retrouver l’angoisse éprouvée devant le risque de mort dans la réalité violente potentialisée et rendue insupportable. Le capitaine nous offre des certitudes rassurantes, tout son parcours dans le récit et l’exposé oral qui l’accompagne étant un effort d’éloignement du doute et d’établissement de « principes sûrs » applicables à la maîtrise des irruptions de pulsion destructive.

73 Le thème de la justesse des motifs de notre « héros » et de son incorruptibilité se révèle à ce point à la fois comme une justification de la violence du personnage et comme une permission culturelle supplémentaire accordée au spectateur qui y prendrait éventuellement du plaisir sadique. Nascimento est un héros de la préservation de la culture et un gardien de l’ordre établi, et il ne s’attaque qu’à ceux qui la menacent. C’est précisément cette sélection de ses victimes, faite en accord avec les intérêts de la culture, qui assure la légitimité de son action et qui déculpabilise le plaisir que l’on peut prendre à sa représentation dans la fiction. Freud nous dit que :

74

« La vie en commun des hommes n’est rendue possible que si se trouve réunie une majorité qui est plus forte que chaque individu et qui garde sa cohésion face à chaque individu. La puissance de cette communauté s’oppose maintenant en tant que « droit » à la puissance de l’individu qui est condamné en tant que « violence brute ». » (Freud, 1930, p. 38)

75 Il nous met aussi en garde contre le fait que l’on ne peut pas attendre des opprimés, qui sont obligés à des renoncements à la satisfaction de leurs désirs beaucoup plus lourds que les autres hommes, que leur « conscience morale » soit aussi développée que celle des classes dominantes. Ces classes cherchent, naturellement à réduire le montant des privations auxquelles elles sont soumises, et si cela n’est pas viable au sein de la culture, la tendance est au développement d’une farouche hostilité envers l’ensemble de la culture.

76 C’est bien le cas du crime organisé, du moins en son incarnation brésilienne, née de la misère et de l’abandon par l’État qui frappent une large tranche de la population. Nascimento est donc un héros du statu quo, et la violence de ses actions n’est que la réponse nécessaire à la barbarie de ses adversaires. Dans les limites fantasmatiques de la fiction, la violence du BOPE se mue en « droit », pulsion de destruction mise au service de la culture, punition légitime pour ceux qui en sont les ennemis.

77 Ainsi, le fonds d’angoisse d’où Tropa de elite puise son efficacité est bien celui d’une angoisse réelle. Angoisse de mort rapportée à la mort violente qui est très envisageable dans une situation où la culture – création humaine qui, nous dit Freud, est censé précisément nous protéger de la menace qui constitue notre désir de meurtre – n’assure pas la sécurité de ses membres. À un tel contexte de violence sociale exacerbée, le film oppose un fantasme de fond sadique dans lequel le héros/bourreau vient comme garant de la protection que la culture offre à ceux qui l’acceptent. Il demande d’ailleurs leur accord – puisqu’ils y prennent du plaisir et y trouvent du soulagement à leurs peines, leur accord en effet est donné d’emblée – à l’usage de la violence par l’état contre ses propres citoyens rétrogradés à la condition de « barbares » et pourtant devenus étrangers à l’intérieur même de la nation. Il me semble particulièrement probant que le capitaine soit nommé Nascimento (naissance en portugais), c’est là une occurrence assez bizarre de la naissance d’un héros, et qui est pourtant absolument enraciné dans le contexte politico-social brésilien contemporain.

78 Politiquement, la structure fantasmatique du film peut servir à cautionner la solution militaire pour le problème de la sécurité publique à Rio. Cette idée, de plus en plus avouable dans la sphère publique brésilienne est un des piliers du plan de sécurité mis en place par l’actuel gouverneur de l’état du Rio de Janeiro, Sérgio Cabral Filho, lors de son investiture en 2006. Ce plan s’appuyait sur une véritable reprise par la force des favelas dominées par le crime organisé, à travers des invasions systématiques de ces régions par les forces de police – le BOPE en a été le fer de lance. Cette initiative a été louée par une bonne partie des médias dans les premières semaines d’implantation, à la suite desquelles les dénonciations de bavures pleuvaient.

79 Lors de la sortie du film en salles au Brésil, la presse nationale n’a pas manqué de rapporter les réactions jubilatoires du public devant des scènes en principe écœurantes de violence policière. À en croire les journaux et quelques témoignages que j’ai recueillis personnellement, il y avait des cris de satisfaction, des mots d’approbation comme « voilà ce qu’il fallait faire avec tous ces voyous ! », et des rires débridés provoqués par l’humour cruel du personnage [8]. On voit ici le retentissement qu’un tel film a pu provoquer.

80 La population en général, surtout à Rio mais dans les autres grandes villes du Brésil aussi, se sent encerclée par une violence urbaine qui ne cesse de monter depuis des décennies. Des manifestations abondent, clamant « la paix », « la justice », déclenchées le plus souvent après un événement particulièrement sanglant. Dans un tel contexte social un film comme Tropa de elite apporte une solution imaginaire à un problème contre lequel le pays entier se sent impuissant. Il produit un Rambo carioca qui n’a besoin que de plus de ressources et de bonnes recrues pour nettoyer la ville de sa racaille. Évidemment, ce « héros », d’après les qualités morales du personnage, serait plus facilement rangé du côté des méchants. Mais puisqu’il est inséré dans une structure fictionnelle qui est balisée par une tradition filmique manichéiste, et qu’il y occupe le poste du héros, il est expérimenté en tant que tel. La réception du film vient étayer cette proposition.

81 À ce sujet, l’hebdomadaire Veja a commandé une enquête d’opinion assez éclairante. Cette enquête, menée par le très respecté Institut Vox Populi, révèle que 72% des personnes consultées (parmi lesquelles 94% avaient apprécié le film) jugent que les criminels dans le film ont eu le traitement qu’ils méritaient, et que pour 53% de ces personnes, le capitaine Nascimento est un héros. Dans ce même article l’auteur déplore que le Brésil soit « un pays aux idées déplacées à cause de l’affection idéologique gauchiste qui inverse les rôles et transforme les criminels en gentils et les gentils en criminels » (Carneiro, 17/10/2007, ma traduction). On ne peut trouver plus éloquent exemple du contexte idéologique qui a donné naissance à Tropa de elite.

5. CONCLUSION

82 Ce que j’ai voulu démontrer c’est que l’utilisation du film de fiction pour faire de la propagande est davantage une affaire de forme que de fond. C’est une question du point de vue offert par l’œuvre à ses spectateurs, de l’agencement des voies d’entrée dans la structure fantasmatique qui sous-tend l’œuvre et des possibilités de plaisir qu’elle procure. Le trait déterminant est l’univocité, la constitution d’un système narratif qui ne permet qu’une seule voie d’implication et de compréhension pour le récit et qui se rapporte à une structure mythologique plus large à laquelle il incite l’adhésion comme condition de jouissance du récit.

83 Tropa de elite a sans doute le mérite d’avoir effectivement suscité énormément de réactions et débats au Brésil, surtout sur l’inefficacité et inadéquation de l’apparat policier à la réalité sociale actuelle. Et si l’on peut démontrer que le point de vue constitué dans l’œuvre s’accorde avec celui de son personnage principal, il faut reconnaître que le film de José Padilha n’édulcore pas les actions des policiers représentés et affiche clairement leur brutalité.

84 Le fait est qu’aussi bien le film que les réactions qu’il a suscitées nous permettent de mettre en question la notion même de propagande et la fonction du cinéma dans une telle entreprise à notre époque. L’« affaire » Tropa de elite nous offre l’occasion de repenser la notion de propagande pour pouvoir l’envisager dans le contexte contemporain de médiatisation et esthétisation de la politique. La communication politique et la publicité étant devenues des forces majeures dans nos sociétés, la propagande tend à s’y mélanger et devient une notion difficile à appliquer dans son acception courante au XXe siècle [9]. Dans des sociétés capitalistes de type démocratique du XXIe siècle, il faudrait concevoir la propagande comme étant le fait de groupes d’intérêt économico-politiques aussi bien que des États.

85 Et pourtant, le film de Padilha n’est pas, de toute évidence, l’œuvre de quelque groupe politique. Bien que les intérêts économiques jouent toujours un rôle important dans une réalisation cinématographique, nous n’avons aucune raison de penser que de tels intérêts aient forcé le cinéaste dans une certaine voie d’orientation idéologique. Je suis prêt à accepter que Padilha ait réalisé le film qu’il a voulu, et accorderai plus volontiers le caractère potentiellement propagandiste de Tropa de elite à une absence de réflexion formelle de ceux qui l’ont conçu. Dans une déclaration à la presse citée dans Le Figaro Magazine (paru le 29/08/2008) Padilha affirme :

86

« L’idée selon laquelle les problèmes sociaux ne peuvent pas être évoqués de manière cinématographiquement convaincante ne m’a jamais séduit. La Cité de Dieu a été le premier film à rompre avec ce paradigme et il a très bien marché. Nos deux films ont provoqué beaucoup plus de débats et de thèses universitaires que les films socialement critiques et visuellement conformistes. Le spectacle cinématographique n’est pas ennemi de la pensée ».

87 On a un peu de mal à comprendre ce que « visuellement conformiste », ou « cinématographiquement convaincante » veut dire, du fait que, comme cela a été démontré plus haut, Tropa de elite se borne à une série de standards dominants dans le genre du film d’action policier contemporain. En tous cas, ce qui est évident est la scission nette entre forme, fond et signification qui soutient les idées de Padilha sur le cinéma. C’est là encore une des caractéristiques que ce film partage avec une bonne partie de la production cinématographique contemporaine qui tout en posant des questions politiques très graves au niveau du contenu, continue à reproduire des formes du cinéma dominant et en conséquence réitère ses effets idéologiques.

88 Le film de fiction comme instrument de propagande mise sur la capacité de fascination paralysante pour la pensée que l’image peut comprendre. Ce que Sophie de Mijolla-Mellor nous dit des images télévisées des attentats terroristes me semble transposable au film sur lequel nous nous penchons. Tropa de elite serait en quelque sorte paradigmatique de la démarche cinématographique de transformation imaginaire des événements réels profondément traumatiques. Cette incorporation dans l’imaginaire répondrait à un « besoin de voir » qui transforme l’événement en évidence et par là même empêche la raison de le saisir. Quand le cinéma transforme le traumatique en spectacle, il tend à assurer que « (…) le fantasme retrouve sa place et que le vide traumatique se comble d’images. » (Mijolla-Mellor, 2003, p. 26) Il nous plonge ainsi dans des processus de pensée archaïques, oniroïdes où mythologiques.

89 Nous pouvons alors affirmer l’exact opposé de ce qu’a dit le réalisateur brésilien : si, le spectacle cinématographique (et non le cinéma) est ennemi de la pensée. Et si le film a sans doute été un déclencheur de pensée privilégié, cela relève plutôt de son ton provocateur et de l’urgence de réfléchir la réalité traumatique qui est sa matière première. L’œuvre, de par sa construction formelle, se veut comme évidence pure, indiscutable. En fait, tout ce qui a été dit en sa défense insistait sur ce point, s’efforçait à nier tous les choix esthétiques, idéologiques et subjectifs qui le conditionnent et à le proposer comme une pure transposition de la réalité. Ce à quoi aucun film ne peut prétendre.

90 À force de ne pas mettre en question les canons esthétiques du genre de film auquel il souscrit, José Padilha a fini par cautionner les présupposés manichéistes et bellicistes sur lesquels il repose. Il a ainsi fait un film qui va dans le contre-sens de ses intentions de critique et de réflexion sur la crise sécuritaire à Rio de Janeiro, vers la transformation imaginaire de cette crise en guerre du Bien contre le Mal et vers l’ascension d’un assassin uniformisé au rang de héros national.

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Mots-clés éditeurs : Psychologie des foules, Tropa de elite, Point de vue, Violence, Propagande, Film de fiction, Fantasme

Date de mise en ligne : 24/10/2010

https://doi.org/10.3917/top.111.0103

Notes

  • [1]
    « (…) a commercial film about Vietnam, with popular stars in it, would probably have a more beneficial effect, and be seen by more people than any film the government could make, or any documentary other people could make. The principal defect of a documentary is that we have no film of the Viet Cong and no depiction of their atrocities. Documentaries have to be factual. In a commercial film, however, there’s no restriction on actual film. The film makers can portray the Viet Congs as they really are ». Document 111 du 6 Janvier, 1966, in Film and Propaganda in America : A Documentary History, vol. IV, p. 393. Ce projet deviendra Les Bérets Verts, sorti en 1968.
  • [2]
    Si de nos jours nous voyons de plus en plus les films à la maison, il en reste que nous avons été suffisamment « entraînés » à la consommation des films selon ces règles et que la plupart des spectateurs tente de reproduire autant que possible le « dispositif » chez eux, ce dont la popularisation des systèmes de « home-cinema » atteste.
  • [3]
    Terrain dans lequel il se fait actuellement devancer par les jeux vidéo.
  • [4]
    Chiffre officiel fourni par l’Agence Nationale du Cinéma (ANCINE) au Brésil, http://www.ancine.gov.br/cgi/cgilua.exe/sys/start.htm ?infoid=10205&sid=804
  • [5]
    Acronyme de « Batalhão de Operações Policiais Especiais », bataillon d’opérations spéciales de police. Il s’agit d’une unité bien entraînée et bien équipée de la police de Rio de Janeiro, qui a pour spécialité l’intervention dans les favelas contrôlées par le crime organisé.
  • [6]
    Voir dans la bibliographie les articles de presse dédiés au film.
  • [7]
    À la fin d’une brève discussion où il est question des heures de travail excessives du capitaine, il y a ces lignes de dialogue. Rosane dit : Si je savais que tu ne t’en tirerais pas je ne serais pas tombée enceinte.
  • [8]
    Un exemple : à la fin d’une séance de torture le soldat qui tient la victime demande au capitaine ce qu’il doit en faire. Nascimento répond sans une seconde d’hésitation : « Mets-le sur le compte du Pape ».
  • [9]
    À ce sujet, il est intéressant de noter que en portugais, « propaganda » désigne aussi bien la propagande idéologique que la publicité.
  • [*]
    L’auteur tient à remercier Ségolène Payan et Émilie Garcia Ballester pour leur minutieuse relecture et les corrections qu’elles ont pu apporter à ce texte.

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