Topique 2010/1 n° 110

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Article de revue

Turquie

La Reconstruction du Surmoi de l'Empire à la République

Pages 143 à 155

1 Après les guerres, il existe une phase naturelle et attendue qui consiste en la reconstruction de ce qui est détruit. Cette reconstruction ne concerne que l’infrastructure qui ne fonctionne plus, tels que les bâtiments bombardés et les ponts détruits. Par contre, les grands événements lents, radicaux et plus profonds comme les conflits et les révolutions, engendrent des changements qui nécessitent une étude dans le domaine de la psychologie. La théorie de la psychanalyse nous explique comment le père symbolisé par la figure d’autorité absolue qu’est le Sultan ottoman, cède sa place à un autre type d’autorité et aux efforts de réalisation de cette dernière. Cet article traite de ces efforts de reconstruction dont la traçabilité est possible dans les discours politiques et littéraires de la période « d’occidentalisation ».

2 Dans cette période appelée « modernisation », « contemporisation » ou « occidentalisation » par les historiens, il est question non seulement d’un changement de régime, mais aussi d’une transformation paradigmatique de la structure et de l’application de l’autorité. Pour comprendre ces nouvelles dynamiques culturelles qui émergent juste avant cette « occidentalisation », il est absolument nécessaire de constater le parallélisme des changements simultanés des figures d’autorité politique et du « Père » en Turquie. Alors que le « père » ottoman est à la recherche d’une fidélité et d’une obéissance de la part de sa descendance, l’attente du père moderne et occidental vis à vis de ses enfants est réduite au fait qu’ils accomplissent leurs devoirs de « citoyen ». Envers eux, il est équitable et impartial et leur demande d’agir de même dans leurs relations réciproques. Tandis que le Sultan symbolise le père oriental, le père moderne sera incarné par « le jeune turc » Mustafa Kemal Atatürk qui a créé une république moderne en abolissant les établissements politiques et les services gouvernés par les sultans.

3 Ces deux paradigmes sur le couple Pouvoir/Père, nous présentent un conflit qui parfois prend de l’importance lors du passage de la culture turque du « traditionnel » au « moderne ». Un des domaines où l’on peut observer la présence de l’Occidental et de l’Oriental est la littérature turque. Le roman de style occidental est introduit dans la nouvelle littérature lors de la période « Tanzimat », et l’émergence des « héros » de roman conçus à l’Occidental ne sera possible qu’à la disparition du père traditionnel. Les critiques littéraires qui travaillent sur le roman de la période de Tanzimat notent que la nation et ses écrivains subissent une crise d’absence paternelle durant plusieurs générations.

4 Il est certain que pendant la Guerre de l’Indépendance et la vague des révolutions républicaines, la population affaiblie économiquement et s’accrochant à la vie malgré une famine grave, a subi beaucoup de pertes dans des mouvements ethnodémographiques. Au niveau symbolique, les institutions ottomanes formant les piliers de l’empire depuis des siècles n’existaient plus, les Kap?kulus soutenant le régime du sultan n’existaient plus et finalement le sultan lui-même n’existait plus... Remplacer ces absences par de nouvelles figures était le devoir propre de l’autorité nouvelle. La reconstruction des organismes au sein d’un État-nation sous le leadership de Mustafa Kemal, le héros de guerre qui incarne le père/pouvoir, coïncide avec la reconstruction du Surmoi dont le flux est interrompu et la représentation est devenue inexistante sur le plan psychologique. Il est évident qu’un tel effort nécessite un discours soutenant la production des symboles et des croyances nouveaux, aux dimensions sociales et culturelles, autour desquels on se réunira.

5 Les symboles modernes et traditionnels du père/pouvoir existent en même temps dans le discours politique de la Turquie, notamment dans les écrits de Mustafa Kemal. Sur ce point, l’importance du « Discours d’Atatürk à la Jeunesse Turque » est un bon exemple de ce nouveau langage. Le Ministère d’Éducation l’utilise, accompagné d’un portrait d’Atatürk et de l’hymne national (ce dernier exprime les devoirs de l’armée). Ce texte qui explique les attentes de la part d’une jeunesse kemaliste, est essentiel, car il traite des idées patriotiques, notamment des affaires externes, des politiques internes et des devoirs civiques. L’analyse de ce texte, en tant que discours du nouveau Surmoi, est importante pour comprendre comment la place du père perdu est remplie.

LE DÉCOR HISTORIQUE

6 Même si l’aventure d’occidentalisation de l’Empire ottoman et son déclin coïncident, les historiens nous parlent des raisons internes et externes très différentes. Parmi celles-ci, quelques-unes nous semblent plus importantes que d’autres :

7

  • La politique et l’économie européennes en transformation. (Les Ottomans n’ont pas pu éviter ces influences) ;
  • La bureaucratie ottomane influencée par les courants du nationalisme et par les idéaux d’un ordre qui assure les égalités populaires et individuelles sous l’effet des Lumières et de la Révolution Française ;
  • Les devchirmé’s (les recrues chrétiennes converties à l’islam) gagnent du pouvoir et augmentent leur influence sur le sultan ;
  • La crise économique dans laquelle l’Empire ottoman se trouve (Ahmed 1993 ; Berkes 2002 ; Akarl? 2006 ; Karpat 1972 ; Heper 1976 ; Mumcu 1983).

8 Ce qui a démarré le processus d’occidentalisation est le fait que les différences des puissances entre les armées européennes et turques deviennent aberrantes vers la fin du XVIIIe siècle. C’est parce que la crise prenait de l’ampleur que l’armée devenait une menace pour le Sultan et que les fusils légers venaient d’être inventés, que ce dernier a demandé de l’aide auprès des conseillers européens pour créer une nouvelle armée moderne. Par contre, cela voulait dire également que l’ordre militaire basé sur « kulluk » (ordre formé des sujets du Sultan) se déformait et s’affaiblissait. Chez les Ottomans, le pouvoir politique suprême se fondait sur un groupe de sujets d’élite (kul) extraits du milieu populaire et devenus étrangers à celui-ci. Dès le XIVe siècle, les sultans ottomans emmenaient dans la capitale les enfants des terres chrétiennes conquises afin de les éduquer, ceux-ci étant les plus intelligents et les plus doués. Ces sujets étaient appelés « devchirmé » (convertis), adoptaient la religion musulmane et étaient installés dans les écoles impériales selon leurs aptitudes. Parmi eux, les soldats intégraient le Corps des Janissaires (Yeniçeri), les fonctionnaires gravissaient l’échelle des grades de fonctionnaire ou de gouvernant dans les institutions d’état centrales ou les provinces. Du point de vue technique, ces enfants étaient des sujets du Sultan, autrement dit, lui devaient une fidélité et un dévouement absolus. Non seulement ils perdaient leurs liens avec leur passé et leur famille d’origine, mais ils ne pouvaient transmettre à leurs enfants nés musulmans, ni leur fonction, ni leur trésor. Comme ils n’avaient de bénéfices personnels en aucune condition, il leur restait la fidélité envers le sultan. Chez les Ottomans, le pouvoir était dans les mains de la dynastie et de ce petit groupe. (Ahmed, 1993)

9 Ce système d’État dépendant d’un groupe d’hommes déracinés et isolés du peuple était menacé par les idées de liberté populaire et individuelle de l’Europe et l’idéal d’un État-nation fondé sur la citoyenneté et la justice, contrairement aux empires. L’aspect sacré de l’autorité possédée par le sultan, afin de gouverner l’ordre dans l’univers créé par Dieu, s’affaiblissait par la perte de ces sujets inconditionnellement fidèles. (Berkes, 2002)

10 En conséquence, les essais de modernisation des Ottomans, ont pour source un système qui se dégrade et une volonté de regagner le pouvoir s’affaiblissant et ne profitant qu’à la dynastie, mais non une envie de ressembler aux Européens. Malgré ceci, ces essais n’ont pas pu éviter la transformation de toutes les institutions politiques et populaires de l’Empire. (Kad?oglu, 1996). Le Traité de Gülhane (Gülhane-i Hatt? Hümayun) en 1839, l’acceptation du nouveau Code Général par les Jeunes Turcs (Kanun-i Esasi) en 1876 et la création du 2è Mesrutiyet sous l’effet des Jeunes Turcs en 1908 indiquent les étapes de la modernisation ottomane avant la création de la République de Turquie. Cette période a témoigné non seulement d’une limitation des pouvoirs du sultan, mais aussi d’une crise de gouvernement, dues au passage au système parlementaire et à la disparition de l’image de Pouvoir/Père, tout en laissant des traces permanentes sur l’âme collective. Quant au vide laissé par le père traditionnel affaibli, c’était à Mustafa Kemal et à l’idéologie kemaliste de le remplir.

LE PÈRE

11 Le fait que les hommes puissent s’organiser contre les forces destructrices de la nature ou profitent de l’ensemble des richesses de cette dernière, nécessite certaines réglementations populaires. Des règles protégées par l’autorité politique, la justice et les lois mises à part, la vie sociale a ses mécanismes et ses lois, qui, transmis de génération en génération, rendent possible un certain fonctionnement psychologique et ordonnent les instincts.

12 Dans Totem et Tabou, Sigmund Freud décrit les interdits de l’inceste et du meurtre comme les fondements des moralités individuelles et sociales. C’est justement grâce à ces interdictions que passer des satisfactions instinctives et la civilisation devient possible (Freud 1913). Par contre, à côté de la nécessité d’intériorisation des règles rendant la civilisation possible (Surmoi), Freud indique les idéaux qui vont remplacer ces instincts abandonnés, notamment l’art (Freud, 1927).

13 La naissance « précoce » du nouveau né humain sans que celui-ci ne devienne mature du point de vue biologique, le laisse sans puissance et le rend dépendant des adultes. Même si la qualité de la relation entre le bébé ayant besoin des soins de sa mère qui s’en occupe, dépend de la position libidinale (Freud, 1926), le premier objet du bébé est d’abord le sein maternel, ensuite la mère elle-même, et cette relation est vitale. C’est pour cela que ce dernier parvient à abandonner sa mère et que prendre une distance avec elle n’est possible qu’avec un troisième sujet. (Freud, 1923) Pour l’enfant qui n’est pas encore rival du père, l’envie ressentie pour la mère et une sorte d’identification avec elle continuent à coexister. (Freud, 1925) Freud indique que l’investissement dans ce premier objet libidinal et vital est repoussé par la menace de castration et l’interdiction de l’inceste symbolisées par le père. Lorsqu’on entre dans le stade oedipal, le père, vu par son enfant comme un rival et comme celui qui empêche le plaisir instinctif issu du rapprochement vers la mère, devient l’objet d’une auto-identification (Freud, 1924) et, une fois la crise oedipale passée, le porteur d’un idéal qui comporte une interdiction (Freud, 1921) : « Tu dois être comme ton père et tu ne peux pas l’être. » Dans ce sens, le père est un appui qui montre la bonne direction tout en étant un écran sur lequel les idéaux sont projetés, un objet auquel on veut ressembler et qui accueille les repères nécessaires pour que l’enfant atteigne sa maturité d’âme, mais non un frein ou une interdiction représentant le seul tabou d’inceste. Grâce à sa position par rapport à la mère, il invite l’enfant du monde des fantaisies vers la réalité et vers la culture ; il le transforme en un sujet historique.

14 En résumé, la modernisation ottomane présente une période où l’autorité absolue s’ébranle, l’ordre fondé sur la fidélité se dégrade, les nouveaux idéaux idéologiques et sociaux naissent et les légitimités deviennent discutables. Dans un sens, on se trouve face à une période où le père symbolique disparaît. Le modernisme se reflète dans la littérature et les premiers romans de style européen s’écrivent 30-40 ans après le Tanzimat. Ces romans qui racontent les relations « tradition-modernité » et les tensions entre l’Orient et l’Occident ont un thème frappant : leurs héros sont orphelins ! Selon Jale Parla qui a réalisé une étude impressionnante sur ce sujet « les discours littéraires et politiques du début de l’occidentalisation de la culture ottomane reflètent un manque paternel. » Selon elle, pendant la période de Tanzimat, la recherche dont l’objet est le père est prise en main par les écrivains dans le domaine de la littérature. Étant non conflictuels, ces romanciers qui tentent de ressusciter le père, sont eux-mêmes orphelins, tout comme les héros qu’ils créent (Parla, 1999). Orhan Koçak explique le cas de ces héros orphelins de cette nouvelle littérature par le « transfert de modèle ». Il écrit que l’élite ottomane qui se compare à l’Occident tombe dans une impuissance et un état enfantin et que l’idéal remplit le vide naissant une fois qu’on réalise le retard par rapport à l’Occident (Koçak, 1996). Une autre chercheuse qui se distingue par ses analyses culturelles, Nurdan Gürbilek, nous parle dans l’introduction de son article intitulé « l’Âme Turque Originale », de l’existence du « néant » constaté non seulement dans les critiques littéraires, mais aussi dans les comparaisons des critiques sociales et culturelles. Elle écrit qu’une comparaison comme « nous n’avons pas de philosophie, ni roman où tragédie... » rend la critique à peine convaincante et l’objet de cette critique (la culture turque) est défini par une « insuffisance » et « un manque incurable » (Gürbilek, 2001). Tous les trois critiques poursuivent/tracent les effets de l’occidentalisation au sein du roman de Tanzimat ou plus particulièrement autour des idées d’orphelinat, d’enfance et du « manque ». En partant de ces études, il peut paraître probable de commenter la psychologie de l’époque sous différents aspects. Cela dit, le champ de notre article est délimité par le triangle oedipal.

LE SURMOI ET L’IDÉOLOGIE

15 Le Surmoi, qui bloque les pulsions provenant du Ça, formé par l’intériorisation de l’interdiction du père, nous présente, non seulement une moralité et une conscience individuelles, mais aussi sociale. Par l’analogie qu’il crée entre l’évolution personnelle et l’évolution historique, Freud écrit que les populations aussi peuvent développer un Surmoi subissant des changements culturels et qu’on peut observer les apparences du Surmoi en étudiant plutôt le peuple que l’individu (Freud, 1930).

16 Selon une approche individuelle, l’enfant qui commence à l’école rencontre une nouvelle figure d’autorité autre que ses parents qu’est l’instituteur. Freud raconte que le Surmoi évolue du Père vers les enseignants et vers les autres figures idéales, s’éloigne des parents et avec le temps, devient moins personnel. Par contre, même si l’auto-identification à ces figures enrichit le caractère, celui qui est influencé en réalité n’est pas le Surmoi mais le Moi (Freud, 1933).

17 Freud affirme que le Surmoi est constant et avec ceci, l’enfant n’est pas sous l’influence directe des parents, mais de leur Surmoi. D’où l’aspect traditionnel et résistant au temps, des valeurs contenues par le Surmoi. Selon Freud, l’être humain ne peut jamais vivre entièrement dans le temps présent. Il vit dans le passé, la tradition et les idéologies du Surmoi, et n’est influencé par l’aujourd’hui et les nouveaux changements, que sommairement (Freud, 1933). Freud écrit que sur l’être humain il y a beaucoup plus d’influences que les relations économiques tant prononcées par ses contemporains, et que les idéologies humaines sont également sous l’influence du Surmoi.

18 Selon Antony Elliot, les idéologies sont le ciment des sociétés ; l’individu ne peut se positionner en tant que « sujet », que par ces mêmes idéologies, et cette position définit les relations de l’homme par ces outils idéologiques et ses homologues. Par ces processus, l’idéologie en question est recréée sans cesse (Elliot, 1999). Selon Barnaby Barratt, l’idéologie est une forme d’intelligence protégeant les productions et les créations d’une entité socioculturelle. L’idéologie est une notion utilisée afin de comprendre l’autorité aux XVIIe et XVIIIe siècles et de régulariser les aspects économiques et socioculturels des relations humaines (Barratt, 1985). De nos jours, ce terme se trouve plutôt dans l’arsenal des théoriciens marxistes. Ces théoriciens qui tentent de comprendre les relations de pouvoir entre les classes et la production des idéologies, critiquent aussi l’Idéologie en partant du point de vue marxiste : « Les relations sociales dominantes sont systématiquement recréées en positionnant le sujet dans le discours » (Purvis & Hunt, 1993).

19 Parmi les théoriciens qui ont contribué le plus à la théorie de Ça, Louis Althusser, dans son article intitulé « L’Idéologie et les Mécanismes Idéologiques de l’État », établit un partenariat qualitatif entre l’idéologie et l’inconscient de Freud tout en précisant que ces derniers ont un lien organique. Il considère l’idéologie comme un reflet des structures réelles de la société et affirme « qu’elle représente la relation imaginaire établie entre les hommes par les conditions réelles de leur existence. » Selon Althusser, si les expériences et les pratiques sont réelles, les idées et les croyances basées sur ces derniers ne sont que des illusions. Ce qui représente l’idéologie dans ce sens, n’est pas le système des relations réelles qui domine les hommes, mais la relation imaginaire établie avec ces interactions réelles vécues. Il affirme que, mis à part son aspect imaginaire, l’idéologie qui se matérialise grâce aux mécanismes d’État, forme l’homme qu’elle contient comme un sujet, par conséquent, qu’elle est inévitable (Althusser, 1971). Donc, une psychanalyse appliquée au discours idéologique (à son existence matérielle), nous permettra de comprendre les dimensions imaginaires et la réalité sous-jacente. L’objet de notre article est « le Discours d’Atatürk à la Jeunesse Turque » que je considère comme le discours de l’idéologie kemaliste, écrit par Mustafa Kemal et situé dans son œuvre intitulée « Nutuk » (Discours) dont le sujet est la Guerre de l’Indépendance Turque et l’établissement d’un nouveau régime. L’idéologie kemaliste et son discours représentent beaucoup plus que la personnalité de Mustafa Kemal. Cet aspect est renforcé par des thèses récentes affirmant que ce texte n’est peut-être pas écrit par Mustafa Kemal (Le journaliste Oral Çal?slar dans son livre « Liderler Hapishanesi, 12 Eylül Günlükleri » parle d’un « dit » selon lequel Ismet Inönü se déclare l’auteur du Discours à la Jeunesse).

LE NOUVEAU DISCOURS

20 Mustafa Kemal décide de sa date de naissance officielle ; s’attribue le nom « Atatürk » (un père pour lequel la tradition ne se transmet pas, sans passé) ; parcourt le pays pour enseigner le nouvel alphabet latin accompagné d’un tableau noir, donc, c’est un chef enseignant. Tout ceci peut être commenté comme une volonté de remplir les fonctions du père et de l’enseignant qui est la suite de l’autorité paternelle. Ici, je voudrais observer les efforts commis pour rompre avec la tradition et leur place dans l’idéologie kemaliste plutôt que de réaliser une étude sur la psychologie de Mustafa Kemal.

21 Le Kemalisme est le titre du projet d’indépendance qui comprend la modernisation visant le niveau contemporain, l’éloignement du caractère ottoman et l’ensemble des « révolutions » réalisées dans ce pays suite à la Guerre de l’Indépendance.

22 La reproduction d’une idéologie propre au Kemalisme, la formation de ses sujets, commencent à l’école, qu’Althusser cite comme le remplaçant de l’église dans les sociétés modernes. Le Ministère de l’Éducation a défini dans ses diverses réglementations la place et l’usage du « Discours à la Jeunesse » faisant partie de l’idéologie nouvelle. Il le place dans les introductions des manuels scolaires, juste après l’hymne national, dans toutes les classes, dans les établissements scolaires privés ou publics. Les positions de père et d’enseignant de Mustafa Kemal sont renforcées par son image placée dans toutes les classes, visible par les élèves et à partir de laquelle il les regarde. On y accroche trois cadres : au milieu se trouve un portrait (une photo) d’Atatürk, sous lequel se trouvent son nom et les dates « 1881-1938 ». À gauche de celui-ci, on trouve l’hymne national avec une image du drapeau turc et, à sa droite, le Discours à la Jeunesse.

23 La dernière partie de Nutuk (Discours) lu par Atatürk lui-même à l’Assemblée nationale entre les 15 et 20 octobre 1927, s’adresse à la jeunesse turque.

Discours d’Atatürk à la Jeunesse Turque :

24 « Ô Jeunesse Turque !

25 Ton premier devoir est de protéger et de sauvegarder éternellement l’indépendance turque et la République turque.

26 C’est l’unique fondement de l’existence et de l’indépendance. Ce fondement est ton trésor le plus précieux. Même dans l’avenir, il y aura des personnes mal intentionnées internes et externes qui voudront te priver de ce trésor. Si un jour, tu es obligé de défendre l’indépendance et la république, tu ne penseras pas aux conditions et aux circonstances où tu te trouveras pour accomplir ta mission ! Ces conditions et ces circonstances peuvent se manifester à un moment inopportun. Les ennemis qui attenteront à ton indépendance et à ta république peuvent devenir les auteurs d’une victoire sans précédent dans le monde. Tous les arsenaux de la chère patrie peuvent être occupés par force ou par ruse, toutes ses armées défaites et tous les coins du pays effectivement occupés. Le plus douloureux et le plus grave, c’est qu’à l’intérieur même du pays ceux qui détiennent le pouvoir peuvent être dans la mégarde, l’aberration et voire la trahison. Même ces détenteurs de pouvoir peuvent unir leurs intérêts aux aspirations politiques des envahisseurs. La nation peut tomber dans le besoin et la misère.

27 Ô l’Enfant de l’avenir turc !

28 Même dans ces conditions et circonstances, ton devoir est de sauvegarder l’indépendance et la République turque ! La force dont tu auras besoin réside dans le noble sang qui coule dans tes veines ! »

29 Ankara, 20 octobre 1927

30 Mustafa Kemal ATATURK

31 Comme décrit ci-dessus, le fait que les enseignants prennent la place du père qui représente le Surmoi, rend les paroles d’Atatürk et du « chef enseignant » comme le discours d’un nouveau Surmoi. En partant du fait que le Surmoi contient les interdits et les idéaux et du fait qu’il permet la réalisation de la conscience personnelle, il serait pertinent d’effectuer une psychanalyse afin de comprendre les interdits et les idéaux du Discours à la Jeunesse.

32 La puissance jadis représentée par le Sultan est transformée en une figure de père avec la place qu’elle occupe dans le discours idéologique de Mustafa Kemal. Si nous commentons le Discours à la Jeunesse en nous fondant sur le triangle oedipal (l’enfant-la mère-le père), ce que nous trouverons pourra écarter l’idée de cette figure paternelle. Dans le texte, l’indépendance, la république, la patrie (indépendamment du père) correspondent à la mère ; l’ennemi au père leader ; le jeune, la nation et l’enfant font référence à l’enfant. L’unique devoir demandé à l’enfant par le père est la protection de ce qui est en sa possession, le seul appui de son avenir et de son existence qui est à la fois un trésor. Dans ce stade oedipal, ce qui est aussi indispensable à l’enfant est sa mère et son sexe. Compte tenu de la longueur du texte, nous pouvons penser qu’il s’agit de la mère plutôt que de l’organe sexuel. Dans les deux sens, l’enfant doit protéger ce qu’il possède et ainsi garantir son existence. La mère est essentielle et elle est une source, un trésor. Les ennemis internes et externes qui pourraient prendre ce trésor des mains de l’enfant et qui l’obligeraient à se défendre, seraient une menace pour cette relation de possession. Dans le texte, alors que le seul mâle autorisé à avoir une relation avec la mère est le père, ceci est décrit comme un ennemi victorieux et à la fois un hérétique et un traître égoïste (ceci correspond aux sentiments contradictoires de l’enfant envers son père au stade oedipal). Le père-ennemi envahisseur qui envahit le corps de la mère (« … tous les arsenaux de la chère patrie... tous les coins du pays effectivement occupés... »). Il trompe la mère (« ... par force ou par ruse... ») et la laisse sans défense (« ... toutes ses armées défaites... »). L’enfant dépendant de sa mère est impuissant (« … La nation… dans le besoin et la misère »). Le conseil qu’on trouve à la fin du texte consiste au fait que l’enfant protège sa mère à tout prix et qu’il croit qu’il possède déjà cette puissance. Même si les paroles sur le sang noble qui coule dans ses veines désignent la lignée paternelle, le reste du texte exclut le père et sa lignée.

33 Dans le Discours à la Jeunesse utilisé comme la parole du père, on n’indique aucune interdiction. Ce qui est idéalisé, c’est de protéger la possession, donc il s’agit plutôt du discours de l’enfant. Il ne traite pas la loi du père, mais les envies de l’enfant. Il nous parle de l’espoir inconscient de l’enfant selon lequel l’enfant accomplissant son devoir au moment d’un empêchement paternel, sera sauvé d’une castration probable et maintiendra sa mère. Donc, ce texte installé dans les écoles comme la parole du père, est très loin de remplir la fonction ciblée.

34 Comme Freud le déclare, les transformations populaires ont pour effet de transformer les représentations du Surmoi et les qualités de ces représentations, alors que celui-ci résiste au temps qui passe. Ce transfert de tradition se réalise entre les figures ayant différentes spécificités. Par contre, le Surmoi ne perd jamais sa fonction universelle et contient les interdictions et les idéaux paternels dans ses différentes apparences.

35 L’idéologie kemaliste tombe dans une situation contradictoire, car le message enfoui entre les lignes de son discours déclare le père comme un traître et malfaisant, alors qu’il sacralise les Jeunes Turcs remplaçant le Sultan, tout en se présentant comme la suite du père. Dans ce sens, il se définit traître et non fiable. Le père dit : « Ne me faites surtout pas confiance ! ». Le fait que les Jeunes Turcs ne se voient pas comme le père perdu et la suite du Sultan, est le signe de la rupture de leur identification avec la modernisation ou la perte du père. Il me semble que la confusion créée par cette contradiction au sein du nouveau discours se forme plutôt dans la psychologie des sujets indiqués par le Discours à la Jeunesse.

36 Un manque de confiance envers le père empêchera l’installation d’un sentiment de justice au niveau social et le développement d’une conscience mature au niveau individuel à côté d’un renforcement de l’espoir de satisfaction des envies enfantines, car ce manque de confiance empêchera également l’intériorisation de tout ce que ce père représente.

ÉPILOGUE

37 La Russie est un pays ayant vécu un processus de modernisation similaire à l’Empire ottoman. Ce rêve du personnage principal, maintenu en équilibre entre la tradition et la modernité par Dostoïevski, nous explique ce qui peut arriver à la psychologie quand le Surmoi est transformé. Dans Le Crime et le Châtiment, Raskolnikov, l’orphelin qui court après sa propre moralité, dans son lit de malade fait un rêve. Il est témoin d’une épidémie qui anéantira l’humanité tout entière et causée par un virus se propageant de l’Asie vers l’Europe.

38 « Tous devaient y succomber, excepté certains élus, fort peu nombreux. Des trichines d’une espèce nouvelle avaient fait leur apparition ; c’étaient des vers microscopiques qui s’insinuaient dans l’organisme de l’homme, mais ces êtres étaient des esprits pourvus d’intelligence et de volonté. Les gens qui les avaient ingérés devenaient immédiatement possédés et déments. Mais jamais personne ne s’était considéré comme aussi intelligent et aussi infaillible que les gens qui étaient contaminés. Jamais ils n’avaient considéré comme plus infaillibles leurs jugements, leurs déductions scientifiques, leurs convictions et leurs croyances morales. Des villages, des villes, des peuples entiers étaient infectés et succombaient à la folie. Tous étaient dans l’inquiétude et ne se comprenaient plus entre eux ; chacun pensait que lui seul était porteur de la vérité et chacun se tourmentait à la vue de l’erreur des autres, se frappait la poitrine, versait des larmes et se tordait les bras. On ne savait plus comment juger ; on ne pouvait plus s’entendre sur le point de savoir où était le mal et où était le bien. On ne savait plus qui accuser ni qui justifier. Les gens s’entretuaient, en proie à une haine mutuelle inexplicable... »

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