Notes
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[1]
Cf. Figures de la psychanalyse n° 14, p. 101, revue d’Espace Analytique. L’article de Dessislava Gadeva et Venzislav Vatov.
1 Les débuts de la psychanalyse en Tunisie se situent aux alentours des années 60. Une psychologue psychanalyste italienne, Lydia Torasi, s’installe à Tunis et va exercer jusqu’en 1984-1985. Son activité restera solitaire, en marge de l’activité institutionnelle et thérapeutique de l’hôpital psychiatrique. Il faut dire que, malgré l’humanisation de l’exercice de la psychiatrie à l’hôpital et l’introduction des thérapies institutionnelles par Franz Fanon, notamment en 1956, la psychiatrie demeurait fondamentalement asilaire.
2 Il faudra attendre l’arrivée de jeunes psychiatres formés en France, en particulier Essedik Jeddi, Saïda Douki, Fakhreddine Haffani et Mohamed Ghorbal, dans les années 1978-1980, pour que la psychanalyse trouve son droit de cité à l’hôpital psychiatrique. Tous ces psychiatres témoignent d’un parcours psychanalytique personnel et à des degrés différents de leur engagement pour la psychanalyse.
3 Mais, c’est à M.E. Jeddi et feu M. Ghorbal que revient le mérite d’avoir introduit la psychanalyse dans la formation clinique des psychiatres et des psychologues. En effet, tandis que Mohamed Ghorbal introduit l’enseignement de la psychanalyse à la faculté de psychologie en 1979 et lance un séminaire de formation hebdomadaire pour ses étudiants dans son service, M. Essedik Jeddi met en place également, dans son service, à l’intention des étudiants psychiatres, psychologues et de tout le personnel soignant, des séminaires hebdomadaires de formation théorique et organise des colloques à l’intention du grand public. Il invite des psychanalystes français de renom à partager leurs expériences cliniques en tant que psychanalystes exerçant dans les institutions psychiatriques de soins.
4 La période entre 1982 et 1986 a vu défiler :
- Madame Anne Ancelin Schutzenberger, qui, avec l’introduction du psychodrame morénien et un cycle de formation, fut engagée pendant environ une année avec certains jeunes psychiatres, psychologues et membres du personnel soignant de l’hôpital ;
- Madame Gisela Pankow qui est venue parler à partir de son livre qui venait de paraître « l’homme et sa psychose », de la psychogenèse de la psychose à partir de l’analyse sur trois générations de la forclusion d’un signifiant majeur ;
- Madame Françoise Dolto qui fut invitée en 1985 à animer au théâtre municipal de Tunis une conférence grand public qui devait mettre en exergue la place fondamentale de la parole dans la relation mère-enfant, dès les premiers jours de la vie, parole qui introduit le père dans cette relation duelle. La triangulation ainsi obtenue va permettre au père d’énoncer, par la parole, l’interdit de l’inceste comme loi humaine fondamentale ;
- etc.
6 En marge de l’hôpital psychiatrique, l’arrivée à Tunis de M. Mohamed Halayem, pédopsychiatre et psychanalyste, nommé à l’hôpital d’enfants en 1982, est venue renforcer l’engouement des jeunes psychiatres pour la psychanalyse, dont certains vont s’engager avec lui dans une analyse didactique.
7 Un petit groupe de 4 à 5 analysants motivés se constitue autour de M. Mohamed Halayem et ensemble, ils créeront en 1986-1987, la première association psychanalytique, la Société d’Études et de Recherches en Psychanalyse (SERP). Le bureau se composait d’un président, M. Mohamed Halayem, un vice-président, M. Fakhreddine Haffani, et de membres, M. Salem Hamza, Mme Rajà Labbane, M. Mohamed Fadhel Mrad, et Hager Karray.
8 Son but était de promouvoir la psychanalyse en Tunisie et de mettre en place un cursus pour la formation de futurs psychanalystes. Des séminaires hebdomadaires étaient organisés autour de thèmes choisis par le bureau.
9 Malheureusement, les ambitions de l’association tombèrent en désuétude et les raisons invoquées par les membres font davantage référence au registre transférentiel et de rivalité, ce qui est somme toute commun à toute association psychanalytique. Mais, c’est surtout l’impossibilité pour M. Halayem de concilier son statut de chef de service plein-temps avec une activité psychanalytique et l’arrêt de ses analyses en cours, qui vont porter un coup de barre à la psychanalyse tunisienne à ses débuts.
10 Le départ à la retraite de Mohamed Ghorbal en 1990 et la démission de M. Essedik Jeddi de l’hôpital psychiatrique en 1993 ont définitivement évincé la psychanalyse du champ de la psychiatrie hospitalière, renforçant l’amorce, déjà engagée depuis 1979, d’une orientation de plus en plus scientifique et biologique de la maladie mentale et des thérapies cognitivo-comportementales dans la formation des étudiants, comme alternative de soins à la chimiothérapie.
11 L’influence américaine, sous l’effet de la mondialisation, d’une approche scientifique de la psychiatrie qui répond aux exigences de l’économie de marché avec la mise en place du DSM comme moyen classificatoire d’objectivation et d’uniformisation des maladies mentales et la mise sur le marché de molécules psychotropes dont l’efficacité et l’innocuité sont soumises à l’inflation médiatique d’incitation à la consommation, a perverti la relation thérapeutique psychiatre-patient au profit d’une relation qui lie désormais le psychiatre aux laboratoires pharmaceutiques dans une collaboration réciproque où le patient est l’enjeu d’une prescription mercantile au nom d’un savoir qui lui veut du bien.
12 Dans ce contexte où le savoir psychiatrique s’installe et se généralise et les démissions des tenants de la psychanalyse s’amoncellent, la psychanalyse tunisienne entre dans une longue période d’hibernation, de 1990 à 2001, soit pendant plus de dix ans.
13 Dès octobre 2001, M. le professeur Riadh Ben Rejeb, chef du département de psychologie clinique à la faculté de Tunis et responsable de l’« Unité de Recherche en Psychopathologie Clinique » met en place, avec la contribution effective de M. Patrick Delaroche, psychanalyste et psychodramatiste français, membre fondateur d’ Espace Analytique aux côtés de Maud Mannoni, ancien directeur du CMMP et hôpital de jour de Ville d’Avray, une formation théorique d’initiation à la psychanalyse pour les étudiants, psychologues et psychiatres, travaillant dans les secteurs publics et privés. Des rencontres mensuelles sous forme de conférences grand public assurées par M. Patrick Delaroche étaient organisées à la faculté et à l’espace culturel de la fondation Beit-El-Hikma, traitant de thèmes aussi divers que le concept de « narcissisme », celui de « la répétition », la question de « la formation des analystes », « de la psychothérapie à la psychanalyse », etc.
14 En marge de ces conférences, M. Delaroche assurait à la faculté des Sciences humaines et sociales de Tunis, une formation théorique continue pour un public averti de psychologues et de psychiatres désireux d’approfondir leurs connaissances de la psychanalyse à travers une lecture guidée des textes fondateurs de la psychanalyse de Freud et de Lacan. Plus encore, ce groupe a bénéficié d’une formation au psychodrame psychanalytique individuel à partir de présentations de cas cliniques ou de visionnage d’enregistrements vidéo que M. Delaroche mettait à la disposition des étudiants pour permettre une observation et une analyse du jeu de psychodramatistes confirmés. Entre deux sessions de travail avec M. Delaroche, un groupe de lecture s’était constitué pour travailler les concepts fondamentaux de la psychanalyse et des exposés rendaient compte du travail accompli et étaient suivis de discussions. Par ailleurs, des échanges entre les membres du groupe informaient de séminaires, colloques et congrès de même que d’ouvrages importants pour approfondir certaines notions plus ou moins bien acquises. Dans tous les cas, les rencontres des membres permettaient des échanges fructueux et de l’avis même de M. Riadh Ben Rejeb, il régnait au sein de l’URPC « une intense activité clinique théorique et pratique en cette période d’octobre 2001 à février 2004 qu’aucune autre faculté n’a eu la chance de connaître avant ».
15 (« Psychanalyser en milieu maghrébin », Jeudis de l’IMA, 19 juin 2006).
16 Mais la véritable formation fut celle d’un certain nombre de psychiatres et de psychologues qui s’engagèrent avec M. Delaroche dans une cure psychanalytique personnelle.
17 Si l’impulsion qui a permis la réintroduction de la psychanalyse en Tunisie fut universitaire, l’avenir de la psychanalyse ne pouvait pas se concevoir dans un lien exclusif de M. Delaroche à l’université. La nécessité de créer une association psychanalytique indépendante de toute autre institution qui puisse assurer une formation théorique et pratique reconnaissable pour ceux qui s’y engagent a été discutée lors de rencontres fondatrices entre M. Patrick Delaroche, M. Mohamed Béchir Halayem et Mme Hager Karray, auxquels se sont joints, quelque temps plus tard, M. Mohamed Fadhel Mrad et M. Karim Tabbane.
18 L’Espace Analytique Franco-Tunisien est né de ces rencontres. Si la dénomination Espace Analytique Franco-Tunisien a fait référence à « Espace » France à ses débuts, l’association a vite fait d’affirmer son indépendance, parce que d’une part tous ses membres français ne sont pas membres d’Espace français et d’autre part parce qu’en se définissant comme franco-tunisien, elle établissait un partenariat et un échange franco-tunisien pour installer ensemble une psychanalyse tunisienne qui tient compte des conditions particulières de formation et d’enseignement de ses membres.
19 Le bureau s’est d’abord constitué comme suit :
Président : M. Mohamed Béchir Halayem
Vice-président : M. Jacques Sédat
Secrétaire général : M. Patrick Delaroche
Secrétaire générale adjointe : Hager Karray
Trésorier : M. Mohamed Fadhel Mrad
Trésorière adjointe : Mme Maria-Clara Lucchesi-Palli
Membres : M. José Attal, Mme Jacquemine Latham Koenig, M. Didier Lauru, Mme Régine Mougin, M. Karim Tabbane.
Membres d’honneur : M. Michel Basquin, M. Claude Dumezil, Mme Ginette Raimbault et M. Mustapha Safouan.
21 Le bureau actuel, modifié depuis l’assemblée générale élective d’avril 2007, se compose ainsi :
Président : M. Patrick Delaroche
Vice-président : M. Jacques Sédat
Secrétaire générale : Mme Hager Karray
Secrétaire générale adjointe : Mme Régine Mougin
Trésorière : Mme Rym Ghachem
Trésorier adjoint : M. Didier Lauru
Membres : M. José Attal, Mme Jacquemine Latham-Koenig,
Mme Rim Ridha et M. Houssem Louiz, tous deux intérimaires (en rem
placement de Messieurs Tabbane et Mrad).
23 Depuis sa création, EAFT a organisé deux congrès : « Psychanalyse et dévoilement » en mai 2005 et « Structure, structures » en avril 2007, et le troisième a eu lieu les 30, 31 octobre et 1er novembre 2009, sur le thème « Le malaise dans la culture », ainsi que 3 colloques : « La Confiance » en octobre 2004, « La rencontre » en mai 2006 et « La reconnaissance » en 2008. Une journée sur le PPI a été également organisée en octobre 2008.
24 Par ailleurs, les activités d’enseignement des membres en formation se font régulièrement, mensuellement (le deuxième week-end de chaque mois), sous la direction de M. Patrick Delaroche et concerne la lecture des textes de Freud et de Lacan. Un séminaire sur le PPI est régulièrement assuré avec présentation de patients.
25 Des séminaires grand public sont également organisés et assurés par les membres français et tunisiens du bureau, José Attal, Patrick Delaroche, Rym Ghachem, Mohamed Halayem, Hager Karray, Jacquemine Latham-Koenig, Houssem Louiz, Régine Mougin, Didier Lauru etc. sur des thèmes aussi divers que l’identification, le stade du miroir, l’adolescence, le PPI, la sexualité infantile, la dépression, etc.
RÉFLEXION SUR L’HISTOIRE RÉCENTE
26 Ayant participé dès 1995 à l’introduction de la psychanalyse en Bulgarie [1], Patrick Delaroche en avait conclu la nécessité d’une offre de prise en charge analytique pour les sujets désirant se former à l’analyse dans un pays éloigné. La Tunisie, on l’a vu, avait reçu la visite de nombreux psychanalystes, français notamment, mais ces « sessions » n’apportent que « des menus aux affamés » pour paraphraser Freud. De plus, les rares psychanalystes tunisiens ou psychiatres analysés n’étaient pas ou plus organisés. Il a donc fallu créer une institution, ce qui n’est pas sans contradictions puisque pour être tant soit peu analytique, celle-ci devait être dirigée par des analystes formés et reconnus.
27 C’est d’ailleurs sur ce plan institutionnel que les premières frictions ont pu apparaître. Il n’est pas inutile pour l’histoire de revenir sur deux faits :
- C’est au moment de la création d’EAFT que Riadh Ben Rejeb a rompu tout contact, n’étant pas d’emblée admis parmi les dirigeants pour les raisons déjà indiquées. Il avait entre-temps tenté de créer une association purement tunisienne qui n’inscrivit pas la psychanalyse dans son titre et qui n’a pas été agréée.
- EAFT a été une association franco-tunisienne sur l’insistance de M. Halayem, alors que P. Delaroche la souhaitait tunisienne. Cela répond aux inquiétudes de psychanalystes français redoutant un quelconque néo-colonialisme. Cela répond aussi à ceux qui pensaient qu’EAFT était né pour réparer l’échec d’une reconnaissance officielle.
29 Le rôle de la France dans le milieu tunisois francophone est en effet bien particulier. Loin d’être mal vécu, en effet, il fait plutôt office de garantie comme le ferait un label ou une marque. C’est que le petit milieu dont nous parlons est un véritable microcosme où tout se sait. À tel point que les collègues ne se font pas confiance entre eux, persuadés que le secret médical ou personnel est intenable dans ce monde. Ce problème ajoute une difficulté majeure à la progression de la psychanalyse dans ce pays. Il est de fait qu’on fera du coup confiance au Français qui est censé respecter une éthique.
30 Nous avons pris soin de ne pas mettre en avant dans ce témoignage nos propres positions subjectives. Mais il y aurait beaucoup à dire, sur le plan de ce qui précède, sur les mœurs tunisiennes du « taktii oua taryich », rite qui consiste à se réunir pour « dépecer et déplumer » quelqu’un. Le nombre des attaques personnelles est tel qu’il finit par ne plus compter. Citons seulement « la psychanalyse ne marche plus en Occident, c’est pour cela qu’on l’importe » pour montrer l’état d’esprit. Il faut dire, à l’inverse, l’appui considérable donné par des Tunisiens conscients de la solidarité nécessaire pour défendre une cause qui ne peut qu’être commune. La religion, en tout cas, n’est pas plus un obstacle à l’analyse que l’était le catholicisme quand elle a pris son essor en France. Ainsi le « Coran n’est pas un livre de médecine et le prophète a encouragé ses compagnons malades à consulter » (Dr. L. Boughanmi). Quant au qualificatif de « science juive », inventé par les nazis rappelons-le, nous n’en avons eu à aucun moment le début d’un soupçon. Les jeunes analystes en formation sont plutôt concurrencés par les marabouts et les voyantes, sans parler bien entendu des TCC.
31 Quant à la langue… on a tout dit et n’importe quoi. Nous préférons dire avec J.R. Freymann que si la langue change, le discours, lui, ne change pas. Il arrive souvent qu’un vocable arabe « intraduisible » arrive à la bouche d’un analysant : c’est une occasion exceptionnelle d’associer. La fameuse spécificité culturelle est tout aussi sujette à caution : la refuser serait stupide, mais s’y fondre risquerait de faire se dissoudre le ferment analytique et sa remise en cause de toute culture. P. Delaroche en prend un exemple banal. Lors de son « premier ramadan », il se laissa convaincre d’adopter un horaire ramadanesque et programmer des réunions au bord de la nuit. Celles-ci n’ont jamais pu se faire réellement, chacun préférant rester au chaud à la maison. Il a donc gardé les horaires normaux à la satisfaction de tous.
32 Il est trop tôt pour faire le bilan de ces huit années passées à rester une semaine par mois à Tunis. Trop tôt pour reconnaître le résultat des formations débutées. À côté d’une grande majorité poursuivant la leur, quelques-uns, sans doute améliorés par l’analyse, ont rompu prématurément pour s’autoriser « d’eux-mêmes ». Ces ruptures arguaient du manque de tiers dans l’institution, P. Delaroche étant obligé par les faits de porter plusieurs casquettes. Il faut reconnaître cependant que certains Français ont pu ponctuellement jouer ce rôle mais de façon trop sporadique.
33 Pour terminer, nous nous devons de mentionner le rôle crucial du psychodrame individuel diagnostique et thérapeutique dans la formation clinique du jeune analyste et pour l’initiation à la psychanalyse. On pourra en lire des témoignages dans Jouer pour de vrai, Arcanes ERES (à paraître).
Notes
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[1]
Cf. Figures de la psychanalyse n° 14, p. 101, revue d’Espace Analytique. L’article de Dessislava Gadeva et Venzislav Vatov.