Notes
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[1]
Glenn Gould, Bruno Monsaingeon, 2002, Glenn Gould, Journal d’une crise suivi de Correspondance de concert, Paris, Fayard.
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[2]
Ibid., p. 15.
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[3]
Gould G., 1985, Contrepoint à la ligne. Textes réunis, traduits et présentés par Bruno Monsaingeon, Paris, Fayard, 1985. Gould G., 1983, Le derniers des puritains. Textes réunis, traduits et présentés par Bruno Monsaingeon, Paris, Fayard, 1983. Gould G., 1986, Non, je ne suis pas du tout un excentrique. Montage et présentation de Bruno Monsaingeon, Paris, Fayard, 1986.
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[4]
Michel Foucault, 1975, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris, Gallimard, tel, 2005. Cet ouvrage donne à entendre comment après avoir donné congé aux vieilles « anatomies » punitives (les rites éclatants du châtiment corporel), les nouvelles peines plus douces physiquement agissent sur d’autres aires de la souffrance parmi lesquelles la discipline indéfinie, l’interrogatoire sans fin, la captivité, le modèle dressage/gratification/sanction, les écarts de conduite notifiés et recensés, l’enregistrement permanent des faits et gestes, l’infernal système de surveillance….
-
[5]
Op. cit. p. 10.
-
[6]
« Ça va aller ; tu avais raison. Mais le problème est que, dès que je mets mon imagination en mouvement, je ne peux plus l’arrêter. »
-
[7]
George Steiner écrit : « Un interprète, c’est un individu qui déchiffre et communique des significations. C’est un traducteur d’une langue à une autre. C’est, par essence, un exécutant, quelqu’un qui « met en action » les matériaux qu’il a sous les yeux de manière à leur donner une vie intelligible. D’où le troisième des sens majeurs d’« interprétation » : un acteur ou une actrice interprètent Agamemnon ou Ophélie. Un danseur interprète la chorégraphie de Balanchine. Un violoniste une partita de Bach. Dans chacun des cas, l’interprétation est une compréhension en action ; c’est une traduction immédiate. » (1989) Réelles présences, Paris, Gallimard, Folio, 1991, (p. 26).
-
[8]
En 1964, Gould quitte définitivement la scène pour consacrer sa carrière à l’enregistrement en studio. Il y pensait depuis longtemps car le principe même du concert en public lui était insupportable : « Pour moi, le concert public est quelque chose de cruel, de féroce et d’idiot, c’est exactement ce qui pousse des sauvages comme ces gens d’Amérique Latine à aller voir les corridas ! » (...) ; « Je déteste le public, non pas dans ses composantes individuelles, mais en tant que phénomène de masse. Il s’agit d’une force du mal et (…) Je me refuse à obéir à sa loi ».
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[9]
Il prenait en horreur les affaires sentimentales, et même la musique romantique de Frédéric Chopin jugée trop « féminine ».
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[10]
S. Freud, 1923, Totem et tabou, trad. Serge Jankelevitch, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1990, p. 135-136.
-
[11]
Op. cit, p. 42, note de bas de page.
-
[12]
S. Freud, 1926, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, P.U.F., Quadrige, 1993, p. 37.
-
[13]
Ibid. p. 37.
-
[14]
Op. cit., p. 37.
-
[15]
Pierre Fédida, 2001, « L’hypocondrie de l’expérience du corps », in Rosine Debray, Christophe Dejours, Pierre Fédida, 2006, Psychopathologie de l’expérience du corps, Paris, Dunod, collection Psycho sup, p.113.
-
[16]
Dr. M. Bouvet, 1972, Œuvres psychanalytiques I, La relation d’objet, névrose obsessionnelle, dépersonnalisation, Paris, Payot, avant-propos de Michel de M’uzan. Dans cet ouvrage, Maurice Bouvet met également l’accent sur l’« Importance de l’aspect homosexuel du transfert dans le traitement de quatre cas de névrose obsessionnelle masculine ».
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[17]
Wladimir Granoff, 1994, « Considérations sur le jeu du temps dans la névrose obsessionnelle », Esquisses psychanalytiques, La névrose obsessionnelle et sa clinique, Mars 1994, Paris, CFRP, p. 26.
-
[18]
Friedrich Otto, 1989, Glenn Gould : A life and variations, New York, Random House, 1989, p. 317.
-
[19]
Tausk V., 1919, De la genèse de l’appareil à influencer au cours de la schizophrénie. Paris, Payot, sciences de l’homme, 2000. p. 208.
-
[20]
Pierre Fédida, 2001, Ibid., p. 123.
-
[21]
Op.cit. p. 115.
-
[22]
Sigmund FREUD, L’inquiétant, in Œuvres Complètes tome XV, 1916-1920, traduction française sous la direction de Jean Laplanche, Paris, P.U.F., note de bas de page, p.166.
-
[23]
Ostwald, Peter F., Glenn Gould, extase et tragédie d’un génie, Actes Sud, 1997. (Glenn Gould, The Ecstasy and Tragedy of Genius, 1957,) 2003.
-
[24]
Tel un effet de brouillage sur lequel pourrait se révéler la précision des sons touchés et soufflés.
-
[25]
Sigmund Freud et Romain Rolland, Correspondance 1923-1936, Paris, P.U.F., 1993.
-
[26]
Pour G. Steiner : « si une grande partie de la poésie, de la musique et des arts plastiques cherche à « enchanter » – et nous ne devons jamais ôter à ce mot son aura magique –, une grande partie aussi – et il s’agit d’œuvres particulièrement fortes – cherche à rendre par certains aspects l’étrangeté plus étrange. Elle désire nous enseigner l’énigme inviolée de l’altérité des choses et des présences animées. » (Op. cit., p. 171).
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[27]
Vincent Estellon, 2004, « Glenn Gould, clinique et art du contrepoint », in Métapsychologie de la création, ouvrage collectif sous la direction de Céline Masson, Paris, L’esprit du temps, 2004.
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[28]
Cette idée est présente dans l’ouvrage de Jacques Drillon, De la musique, 1998, Paris, Gallimard, L’infini. Dans son deuxième chapitre intitulé « Le père (Johan Sebastian Bach) », il écrit : « Le mot qui revient sous la plume de Pierre Boulez, à son sujet, est « sécurité ». Voilà qui est plus psychologique et moins moral. Plus moderne, en somme… Si nous cherchons à être rassurés, c’est que nous avons peur. (Schubert comme un frère, Mozart comme un enfant, Bach comme un père ? (En note de bas de page, il ajoute : Tout le monde sait que Beethoven fut un oncle).
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[29]
J. Guillaumin (1988) écrit : “Il y a probablement un aspect autoérotique dans l’expérience esthétique. Et la régression pulsionnelle dont on peut faire la juste hypothèse ne ramène pas exactement les pulsions d’objets à l’état de pulsions « narcissiques », ni à fortiori, à un état économique narcissique plus ou moins proche du narcissisme primaire, fût-il « narcissisme de vie » (au sens de Green) ou bienheureux Nirvanah. La « régression » libidinale s’arrête ici en chemin à l’autoérotisme (« à deux » dans ce cas), constitué à l’aide de l’œuvre adéquatement aménagée à cette fin, et au sein duquel les excitations pulsionnelles, entre fusions avec l’objet ou hallucination du désir d’une part et plaisir d’objet d’autre part, demeurent travaillées et travaillent, sans hémorragie dépressive ni gesticulations maniaques, dans une sorte de durée ludique intemporelle. »
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[30]
Kant écrit : « De grands chênes et des ombrages solitaires dans un bois sacré sont sublimes ; des lits de fleurs, de petites haies, des arbres taillés en figure, sont beaux. La nuit est sublime, le jour est beau. (…) Le sublime émeut, le beau charme. » in Emmanuel Kant, 1764, Observations sur le sentiment du beau et du sublime, Paris, Vrin, 1980.
JOURNAL DE CRISE
1 En 2002, Bruno Monsaingeon [1] met en lumière un journal singulier, rassemblant des notes manuscrites difficilement déchiffrables trouvées après la mort du pianiste Glenn Gould. Ces notes éparses, morceaux de textes destinés à l’oubli, interdits à la copie par la Bibliothèque nationale d’Ottawa, connurent un curieux destin : non pas recopiées mais plutôt « redessinées » par une fan peu anglophone de l’artiste durant l’un de ses pèlerinage réguliers au Canada – à la manière d’un « travail qui ressemblait à celui des moines du Moyen âge dessinant les neumes immémoriaux du plain-chant à l’intérieur d’énormes palimpsestes enluminés » [2] – ces notes parfaitement reproduites furent transmises à Bruno Monsaingeon. Il fallait que ces traces calligraphiées se destinent à lui : ami de Glenn Gould, à la fois musicien, interprète, compositeur, cinéaste, parlant remarquablement six langues – père du film – entre autres – sur les Variations Goldberg, auteur de trois livres érudits sur l’œuvre et la vie du pianiste [3]. C’est ainsi que Bruno Monsaingeon s’attela non sans peine à cette pénible et excitante tâche de déchiffrement et de traduction. Monsaingeon obtint plus aisément de la Bibliothèque nationale d’Ottawa l’autorisation de reproduire ces fragments originaux. Étrange travail que la traduction lorsque l’écriture, difficilement lisible, est de plus réalisée dans une optique qui ne semblait viser ni le partage, ni la publication. Fallait-il traduire et publier ces notes ? Monsaigeon tranche après longues hésitations : Oui, elles nous laissent découvrir un Gould fragile, désespéré dans son lien amoureux à la musique, obsédé par la réalisation au dehors du son qu’il avait pensé et chanté au-dedans. On y perçoit aussi parfois des lueurs d’espoir fou lorsque jaillit de la rencontre de ses mains avec le piano le son attendu.
2 Oui, ce journal de crise a quelque chose de triste, d’affolant et de fascinant : On y retrouve – comme pour un sportif de haut niveau – des procédés corporels magiques lui permettant d’atteindre la performance pianistique souhaitée. Cela nous donne une idée de ce qui fait tenir l’édifice de ses inimitables interprétations. On soulignera l’intérêt pour la psychanalyse de s’intéresser tout particulièrement à ces restes, à ces rejetons voués à l’oubli. Ce « journal de crise » offre au clinicien des descriptions méthodiques, systématiques, obsessionnelles d’un corps-machine constamment mesuré, évalué, traqué. Ces notes, extrêmement pesantes, procédurales, impersonnelles, n’auraient pas le moindre intérêt littéraire – elles n’en ont d’ailleurs pas – si elles ne constituaient pas une des seules traces intimes émanant d’un des plus grands personnages que l’histoire du piano ait connu. De Gould, on connaissait son génie d’interprète au piano, ses talents de compositeur, de chef d’Orchestre, de philosophe, d’imitateur… Ses excentricités aussi. Un grand nombre d’hagiographies participaient de ce concert de louanges plus ou moins critiques. Mais restait l’énigmatique envers du miroir. Avec ce journal, le lecteur découvre la prison Gould : monde de mise en surveillance captive, d’une infernale discipline, de privation de libertés, du dressage du corps, bref, ce monde carcéral tel qu’il est mis en relief par Michel Foucault dans Surveiller et Punir [4]. Sauf qu’ici le prisonnier est à la fois le juge commandant la peine, mais aussi le geôlier surveillant la cellule. Sauf qu’ici aussi ce monde en repli autarcique donne naissance à une œuvre génialement singulière, ouverte au contact de chaque auditeur.
3 Comment écouter ces mots notés comme un rêve sans songer qu’ici la dimension onirique – écrasée par l’hyper-réalisme du style – approche plutôt le cauchemar ? Et rien n’est plus difficile de rêver ou de régresser dans l’écoute lorsque les envahissantes rationalisations du Moi ne souhaitent s’adresser qu’au versant conscient, logique et volontaire de celui qui écoute ! Cette disposition à l’écoute flottante me conduit à ne plus croire seulement que l’on annule des concerts uniquement par idéalisme puritain, par amour de l’extase qui relie l’auditeur au pianiste, mais à entendre aussi des raisons moins glorieuses, moins avouables : Terreurs des modalités d’espace et de temps propres au concert ? Hypocondrie du corps/piano ? Horreur du public comme masse ? Honte de s’exhiber dans ce qui lui était le plus intime ? Au travers de ces notes, là où son espace corporel semble se décomposer en sensations fragmentaires, l’écriture lui procure probablement une continuité temporelle, une mémoire historique des détails face à une identité attaquée, menacée de se dissoudre dans le son.
OBSESSIONS CORPORELLES, PSYCHOPATHOLOGIE DES SENSATIONS
4 « My God, a concussion ! » s’écrie Glenn Gould en 1977, durant le tournage d’un film alors qu’il vient de heurter légèrement le pied d’un micro. D’après ce qu’en observe Bruno Monsaingeon, l’engin avait seulement effleuré la base du cou. De cette scène, Monsaingeon retient : « Glenn s’était immédiatement effondré dans l’un des deux immenses fauteuils conçus et fabriqués à notre intention et destinés à maintenir son dos dans la position la plus confortable pendant les inévitables périodes d’attente que comporte tout tournage de film. » Glenn Gould se lança alors dans une effroyable description clinique anticipant sur tous les effets néfastes – zone par zone, organe par organe, et quart d’heure par quart d’heure – lesquels allaient affecter son jeu au piano à la suite de cette commotion. Monsaingeon précise : « Le tout avait démarré par un « d’après mon expérience… » [5] Surpris, mi consterné, mi admiratif, Monsaingeon invite le pianiste à vérifier sur le piano son terrifiant diagnostic. Et là, après l’énoncé d’une fugue de J.-S. Bach (la première de l’Art de la fugue), et quelques avancées dans une Partita, Gould lance : « It’s going to be fine ; you were right. But the problem is that when I set my imagination into motion, I can’t stop it ! » [6]
5 On connaissait l’extrême sensibilité de Gould au toucher, et même certaines de ses manies qui passaient volontiers pour des excentricités vis-à-vis du public : Gould ne voulait rien prendre avec ses mains, il portait souvent des gants ou même des mitaines avec lesquelles il jouait parfois du piano – pas même les journaux et surtout pas la main de l’autre, tant il avait peur de contracter la mort ou l’infection – par des germes – à ce contact. Véritable phobie du toucher ? Tendait-il la main qu’il la retirait souvent au moment où l’autre allait s’en saisir. Il poursuivit même en justice un pauvre malheureux qu’il accusait de lui avoir serré trop fort la main. Même poursuite contre une fabrique de pianos, dont l’employé lui avait donné une chaleureuse bourrade dans le dos. En lisant les lettres écrites par Gould dans les années 60, on peut retrouver systématiquement dans chacune d’entre elles : « l’accident de chez Steinway » générateur d’effets somatiques très néfastes, d’angoisses très éprouvantes. Dans une lettre à Edith Boecker (27-01-1960), Gould évoque cet accident : « Je n’irai pas en Europe cet hiver. Il y a un peu plus d’un mois, j’ai subi une lésion au bras gauche au Steinway Hall de New York, au cours de ce qu’on pourrait qualifier charitablement « d’accident ». Comme celui-ci est dû à la stupidité d’un des principaux employés de chez Steinway et qu’il donnera lieu à des poursuites judiciaires, je ne puis m’empêcher de grimacer chaque fois que j’y fais allusion ». Gould annula à cette époque la plupart de ses concerts et envisagea même d’arrêter sa carrière. Les moyens mis en œuvre pour guérir, à la suite de cette bourrade, sont surprenants. Dans une lettre du 10 mars 1960 à Schuyler Chopin – des disques Columbia – Gould note : « en ce qui concerne mon bras, tout va de mieux en mieux, la cortisone a un effet miraculeux si ce n’est qu’elle ne me cause pas d’affreuses nausées ». Le 31 mai 1960, il écrit à Nicolas Goldschmidt : « le plâtre n’a pas donné l’amélioration escomptée. J’ai pu cependant constater un léger progrès dans l’état de mon bras et j’ai commencé à porter une minerve métallique afin de soutenir mon cou quand je joue du piano. »
6 D’un geste de camaraderie virile, on en arrive à de terrifiantes angoisses, à un procès, à une escalade de maux de plus en plus graves. La plupart des concerts programmés sont purement et simplement annulés. Pour Monsaingeon, cette période portait déjà en elle le germe de la décision de Gould d’abandonner définitivement la scène et les concerts. La raison officielle en est un très noble plaidoyer philosophique, moral et esthétique en faveur de l’enregistrement. Selon Gould, l’enregistrement restait la meilleure façon d’entrer en contact (par technologie interposée) non pas avec un public, mais avec des auditeurs singuliers, dans leur cadre de vie ; permettant une communion extatique hors des excentricités mondaines inhérentes aux concerts. L’extase, disait-il, « est un fil délicat qui relie les uns aux autres, musique, interprétation, interprète et auditeur dans le tissu d’une conscience partagée de l’intériorité ». Ses écrits à propos de l’interprétation sont d’ailleurs assez proches de la conception de l’interprète selon George Steiner [7]. Tout cela est très beau… Le phénomène de concert permet effectivement à l’artiste d’éprouver une temporalité spécifique : après s’être abandonné à l’extase, mis à nu dans et par son jeu, l’artiste est rappelé à la réalité ordinaire par l’expression du public, la clameur du dehors. Tout se passe comme si l’artiste devait se « rhabiller », retrouver son insupportable Moi, et cette masse – toute excitée – du public. Il faudra supporter aussi le réel du lieu, les remerciements où le public tente à tout prix de toucher la main de l’artiste et la trivialité des mondanités. Le temps suspendu redevient temps qui passe. À la différence de celle de l’enregistrement permettant une temporalité circulaire, la temporalité sagittale du concert interdit le retour sur l’« erreur ». Gould tenait en horreur le Public vivant [8], masse informe manifestant ces insupportables bruits humains – toux, raclements, soupirs, reniflements, bavardages, applaudissements, cris. Le public réactivait-il chez lui des angoisses hypocondriaques, sa peur des germes, ou l’obsession d’être contaminé par le toucher ? Certains bruits lui étaient intolérables : il raccroche à un de ses interlocuteurs téléphoniques lorsque celui-ci éternue…
LE TABOU DU TOUCHER ET LA PENSÉE MAGIQUE
7 Est-il sérieux d’envisager le tabou du toucher chez un pianiste ? Cette question peut prêter à sourire. La valeur des mains, néanmoins, dans une telle activité professionnelle impose des mesures de prudence. De la même manière que certaines œuvres d’art, certaines mains (vivantes) sont assurées. Cependant, la hantise d’être touché (par l’autre) dans le cas qui nous occupe dépasse la problématique de la valeur des mains chez un pianiste de renommée internationale. Être touché, être séduit, accepter l’influence de l’autre, annoncent la définition de la passivité telle que l’entend Freud. L’obsession du contrôle et de la maîtrise, le mépris pour le féminin [9] assimilé au sentimentalisme chez Glenn Gould laissent apparaître un système défensif extrêmement opérant contre la tentation de toute passivité. Les interdits sont à la mesure des désirs, dit-on. Freud, dans Inhibition, Symptôme et angoisse, s’interrogeait justement sur le déguisement symbolique des symptômes permettant à bien des malades de trouver des satisfactions substitutives. Les interdictions, les devoirs, les rituels obligatoires qui enferment l’obsédé dans sa propre prison auto-délimitée jouent également le sens d’une satisfaction par la maîtrise sur le terrain connu, mais aussi par l’exclusion des autres dans ce jeu « tout seul » où seul le maître Moi dicte le règlement. Dès 1913, dans Totem et Tabou, Freud établissait des liens entre la toute puissance des idées de l’obsédé et l’animisme de l’homme primitif : « Les actes obsessionnels primaires de ces névrosés sont, à proprement parler, de nature purement magique. Si ce ne sont pas des actes de sorcellerie, ce sont toujours des actes de contre-sorcellerie, destinés à détourner les menaces de malheur dans l’attente desquelles le névrosé vit au début de la maladie (…) Mais pour décrire exactement l’histoire de ces actes obsessionnels, il faut relever le fait que, très éloignés de la sphère sexuelle, ils ne sont au début qu’une sorte de sorcellerie destinée à détourner les mauvais désirs, mais qu’ils finissent par n’être plus qu’une très fidèle imitation des actes sexuels, une manifestation pour ainsi dire déguisée, substitutive de ces actes. » [10] Le psychopathologue connaît bien chez le névrosé de contrainte l’effet de la trop sévère répression sexuelle qui va conduire à la régression de l’acte à la pensée, à une intense sexualisation de l’activité de pensée. Par un jeu complexe de mécanismes de défenses – isolation, déplacement, annulation rétroactive – l’action en vient à se trouver complètement « inhibée » et totalement « remplacée par l’idée. » L’isolation apparaît comme la clé de voûte de ce système défensif garantissant la rupture de la connexion de la pensée à l’affect. L’expérience initialement vécue étant dépouillée de sa chaleur émotionnelle, l’affect isolé de sa représentation d’origine peut alors se poser sur des objets anodins d’où le caractère absurde des obsessions ou des compulsions que nous donnent à entendre ou à observer nos patients obsédés.
8 On notera outre l’aspect autocratique de ce surinvestissement de la pensée, la dimension narcissique mortifère sous-jacente. Si « je peux tout tout seul », je n’attends rien de l’autre sinon des ennuis, des tracas. Il importe alors que je sois intouchable, inatteignable par l’autre. Cet impact du regard mais aussi du toucher, sollicités ou écartés, constitue une problématique extrêmement fréquente chez l’obsessionnel. À propos d’évitement du toucher visuel, Bruno Monsaingeon rapporte une scène singulière : « C’est à bord de « Longfellow » (Lincoln Intercontinental noire à vitres teintées baptisée ainsi par Gould) que nous rentrions chaque nuit du studio où se déroulait le tournage des Variations Goldberg, traversant New York, la ville qu’il détestait par-dessus toutes, d’est en ouest, puis du sud au nord. La configuration des rues était telle qu’il n’était guère possible d’éviter la 5ème Avenue et Time Square, symboles mêmes à ses yeux de dépravation. Mais Glenn avait tout prévu : il recouvrait alors son chef d’un curieux ustensile de cuir, déniché Dieu sait où, et maintenu par sa casquette ; des œillères en quelque sorte, telles que celles dont on affuble les chevaux pour les empêcher de voir davantage que le chemin à suivre et de prendre peur. Ainsi son champ de vision était-il restreint latéralement au défilé longitudinal de la rue, sans que le spectacle réprouvé de ce qui pouvait encore se passer sur les trottoirs ne puisse venir offenser son regard. » [11] La phobie du toucher signe pour Freud (en 1926) « l’énoncé de l’interdiction de la satisfaction autoérotique. » [12] Le contact corporel par le toucher est selon lui, le but premier de la libido d’objet, aussi bien agressif que tendre : « l’éros veut le toucher car il aspire à l’union, à la suppression des frontières spatiales entre le moi et l’objet aimé. Mais la destruction aussi, qui avant l’invention de l’arme à distance ne pouvait s’effectuer que dans la proximité, présuppose nécessairement le toucher corporel, porter la main sur autrui. » [13] Plus loin il note : « Comme la névrose de contrainte poursuivait au début le toucher érotique, puis après la régression, le toucher masqué en agression, pour elle rien d’autre n’a été prohibé à un si haut degré, rien n’est aussi propre à devenir le point central d’un système d’interdiction. » [14] Concernant cette hantise obsessionnelle du toucher, Pierre Fédida avance : « Pris dans ce paradoxe de l’autre, l’obsessionnel connaît mieux que quiconque la fonction spéculaire du corps de l’autre dont le pouvoir suggestif est une menace. Comme si la hantise du contact n’était pas simplement de l’ordre d’une inhibition du toucher mais devait évider un espace. » [15] échapper à l’empire du toucher (tant tactile que visuel) implique de se cantonner dans une sensorialité psychique repliée sur elle-même ne permettant pas un mouvement d’ouverture vis-à-vis de l’autre. Gould s’offre à l’autre – via la musique – par technologie interposée, mais ne souhaite en rien être touché par tout retour venant de l’autre. Et cela l’expose à certains effets.
GOULD, MÉDECIN HYPOCONDRIAQUE DU CORPS-PIANO : AUTOÉ VALUATIONS ET AUTOPRESCRIPTIONS
9 « Pendant la deuxième session de tournage TV (première semaine de juin), un manque de coordination est immédiatement apparent. Le thème initial du Casella est déséquilibré, les notes collent, les passages en gammes manquent d’égalité et sont mal contrôlés. Le Prokofiev souffre de façon similaire, (…) L’expérience est désagréable et apparemment réfractaire à toute solution consistant à exercer une pression ad hoc des doigts (par flexion des pouces) ». Pendant les deux semaines suivantes, les problèmes s’amplifient : « il devient impossible de jouer même un choral de Bach de façon assurée. Les voix individuelles sont déséquilibrées ; la progression d’une note à l’autre incertaine ». Jour après jour, il consigne les solutions envisagées et expérimentées pour rétablir « l’équilibre » des voix, coordonner, flexibiliser et parvenir à « stabiliser » sa musique. Parmi ces auto-observations d’une rare précision, se dégage un certain nombre de symptômes, de singuliers « syndromes », tous traités de manière implacable par l’imposition d’expérimentations systématiques de positions du corps donnant lieu à l’évaluation des sensations pianistiques qui en découlent :
- Un « affaissement vertébral » est ressenti ;
- Le syndrome des « notes qui collent » devient fréquent ;
- Une douleur dans le cou est ressentie durant l’exercice d’une pression ;
- La liberté du cou durant le jeu aboutit à une « perte de contrôle » (Gould tente alors de jouer en interdisant au cou tout mouvement sur l’axe gauche-droite) ;
- Le dos « flotte » (ou « se meut ») affectant l’ensemble du jeu dans la répartition du poids et de l’équilibration ;
- La coordination du mouvement des poignets avec l’ensemble cou-épaule devient « capricieuse ». (Il tente alors de déconnecter le cou par rapport à l’épaule) ;
- Les bras, la répartition du poids (selon l’attitude des épaules en passant par les coudes) ouvrent à des réponses digitales, et selon les figures employées, cela peut aboutir à la sensation d’« écrasement du toucher » ;
- « le chevauchement épaule-buste » est perçu comme s’il constituait un rectangle délimitant la zone de chevauchement ; (…) ce centre de contrôle remplace les élisions cou-épaules et il s’ensuit une totale absence de restriction de mobilité gauche-droite du cou. » (p. 35)
- Les poignets apparaissent dans ce système comme « agents de transmission continue » : si leur rotation est excessive, cela prononce de manière exagérée « l’impression des coudes » ;
- Le P.A.M. (Pont reliant les Articulations de la Main) peut être décontracté ou contracté par une flexion forcée ou exagérée. Ce P.A.M. suivant qu’il devient « coopérant » ou non semble déterminant dans la réalisation de l’équilibre de l’ensemble ;
- L’élévation de la main contribue au résultat d’ensemble, ainsi que le fléchissement des doigts et des pouces ;
- Parfois, le « syndrome de plissement du front » paraît avoir un effet salutaire (fonctionnant comme l’opposé de la position « cou tombant » rendant possible une meilleure maîtrise des trilles ;
- l’hypertension ; la présence de vertiges…
11 Chaque élément partiel est susceptible de fragiliser ou d’effondrer l’édifice tout entier. On retiendra de ce tableau l’organisation fragmentaire de ce corps : corps machine mais aussi corps de besoins, corps appréhendé dans une dimension partielle désubjectivante. Pas une fois il est question de « mon corps » ; il n’est question que de « doigts » qui répondent au « PAM » (« détendu » ou « contracté »), lequel est influencé par la position « des coudes », « des bras », « des épaules », « du cou »…. Monsaingeon respecte d’ailleurs dans sa traduction la progression du style – absolument impersonnel au début, devenant un peu plus incarné à la fin du journal. C’est un corps expérimental mis au service de l’idéal du son, de la perfection du son. Gould repère assez vite l’importance de « l’équilibre » comme « clé du système ». Jamais une liaison n’est opérée entre le psychique et le corporel ; tout se passe comme si Glenn Gould oubliait que son équilibre psychique était à l’œuvre dans l’appréhension des sensations fragmentaires du système corps-piano. A l’affût de l’écart, il compare minutieusement l’effet produit par les modalités expérimentales de coordination de ses membres sur le son obtenu au piano dans un répertoire musical spécifique. Cette façon solitaire, autocratique, de se soigner sans désirer l’aide de personne peut rappeler la problématique obsessionnelle ou paranoïaque où le sujet n’attend rien de l’autre pour guérir. Néanmoins, le cas Gould interroge plus largement la clinique au carrefour de certaines entités psychopathologiques : l’hypocondrie, la paranoïa, la névrose de contrainte, la mélancolie, ces maladies de la confiance où le sujet se consume de ne pouvoir s’ouvrir, se fier à l’autre. S’il faut s’isoler et se protéger des effets produits par l’autre, comment avoir confiance en l’autre ? Et sans la confiance, est-il possible d’aimer ?
NÉVROSE OBSESSIONNELLE, HYPOCONDRIE, PARANOÏA ET MÉLANCOLIE
12 Dès 1895, Freud soulignait déjà ce « Wahn » (délire ou folie) présent dans la névrose de contrainte, présentée comme « symétrique homologue de la paranoïa ». Dans le chapitre trois de Totem et Tabou sur la toute puissance des idées, la magie et la sorcellerie dans la névrose obsessionnelle, il revient sur la proximité de ces entités en soulignant les stratégies défensives différentes de ces deux processus morbides : dans les deux cas, les malades imposent aux objets de la réalité extérieure les lois de la vie psychique ; mais tandis que le mécanisme de projection est utilisé dans la paranoïa pour résoudre les conflits de la vie psychique, c’est l’ambivalence qui présidera dans la névrose de contrainte. Maurice Bouvet [16] a d’ailleurs remarquablement mis en relief cette question de la dépersonnalisation – ainsi que celle de la mise à distance objectale – chez le névrosé obsessionnel. Wladimir Granoff constatait, dans les cures avec les obsédés, l’apparition fréquente de symptômes somatiques secondaires lorsque régresse la symptomatologie primaire. Sont alors observés « pesanteur, bourdonnements, fourmillement, dysfonctionnement intéressant la tête, les membres, les fonctions digestives, entravant au sens vaste du terme la vie de relation, marquant de son empreinte ce que, par une transposition abusive à mon sens dans le domaine de l’analyse, certains appelleraient les relations d’objet à une symptomatologie d’allure plus centrale, plus profondément viscérale, respiratoire, cardiaque, avec ses lipothymies et ses angoisses. » [17] La clinique nous rappelle tous les jours l’importance de cette composante somatique – maternelle par excellence – dans la névrose obsessionnelle. Au sein de ce corps entravé, mesuré, constamment évalué, le psychique tend désespérément à faire exister l’écart. Les descriptions que donne Otto Friedrich [18] vont dans le sens du vécu hypocondriaque : « palpitations, sensation de chaleur dans les bras, douleurs dans la poitrine ressemblant à celles que provoquent les indigestions, pouls actif, épisodes d’état de rêve, pouls élevé diminuant avec l’activité, sensations de froid, frissons à l’arête du nez, phénomène pédi-jambier ; problèmes au bas du ventre ; consommation de liquides entraînant des douleurs ponctuelles, semblables à celles provoquées par un ulcère, dans le dos ; étourdissements en position penchée, pressions sur la vessie, incontinence urinaire dans le sommeil (…) »
13 Si l’on se laissait tenter à la tentation diagnostique, bien des signes présents dans ce journal clinique rappelleraient le tableau sémiologique caractérisant l’hypocondrie. Sauf qu’ici l’attaque persécutrice ne proviendrait non pas du dedans (l’hypocondriaque), ni de l’extérieur (le paranoïaque) mais du défaut de coordination entre les membres et le piano. Pourrait-il s’agir d’une hypocondrie paranoïaque ? On retrouverait un fonctionnement psychique paralogique, élaboré sur la base de perceptions justes. Le « syndrome du plissement du front » évoqué plus haut serait à ce titre représentatif de ce diagnostic. Si le mécanisme de projection permet d’externaliser le danger pulsionnel et de traiter la pulsion (excitation interne) comme une perception (excitation externe), on ne saurait dire ici où se trouve localisé le danger sinon du côté d’un « défaut de coordination », ou d’une « perte de contrôle ». Comme si le corps et le piano ne devaient pas supporter l’écart, assimilé à l’imperfection. Mais ce thème – du corps en ruine – d’un corps disloqué ne maîtrisant plus rien, annonce les couleurs de la mélancolie. Cette hantise obsédante de perdre le contrôle semble signer aussi la présence d’une angoisse de dislocation relevant d’un clivage entre les fonctions psychiques et physiques, lorsque le corps se défait de sa logique d’ensemble. Pour Victor Tausk, la mélancolie est une psychose de persécution sans projection. Sa conception intéresse nos propos : « Lorsque l’on assiste à une stase de libido organique au niveau d’un organe donné, quelle que soit la raison de cette position préférentielle, on peut constater une prise de conscience des relations et des fonctions organiques qui, dans la vie normale, sont condamnés à végéter dans l’inconscient. Il s’agit d’un phénomène analogue à celui qui fait parvenir à la conscience des objets investis libidinalement par le narcissisme psychique et l’amour objectal, lorsque l’investissement libidinal atteint une certaine force. Cette stase libidinale attire l’attention sur cet organe et rend consciente l’altération de cet organe et de ses fonctions, c’est-à-dire qu’elle est la base des sentiments d’altération. [19] » C’est bien ce sentiment d’altération, caractéristique de la maladie mélancolique, que l’on retrouve dans ces inquiétantes auto-observations.
HYPOCONDRIE DU CORPS-PIANO OU DEUIL HYPOCONDRIAQUE ?
14 Bruno Monsaingeon parle de milliers de pages couvertes de nombres. Évaluation de la tension sanguine (mesures effectuées à l’aide d’une machine, allant parfois jusqu’à une fréquence d’une prise tous les quarts d’heure), impitoyable chronométrie du sommeil où l’exacte durée des périodes de sommeil est répertoriée de jour en jour, de nuit en nuit, et ce durant des mois, des années. Tout cela mélangé à des projets, des numéros de téléphones, détails des préoccupations de la journée. Les médicaments étaient savamment expérimentés, associés, notés, pour savoir quel effet maximal ils pouvaient produire afin d’exciter ou d’anesthésier son corps, de soulager tensions, inquiétudes. Gould apparaît non seulement médecin mais aussi pharmacien de lui-même. Mère folle de lui-même ?
15 Pour Fédida : « L’identification de l’hypocondriaque à l’organe malade fait de lui la mère de sa douleur (…) Car seul le corps mauvais est la bonne mère de l’organe en souffrance. Le corps menacé dans sa santé et dans sa vie porte en lui le sens de l’incastrable. » [20] A propos de la plainte hypocondriaque, il écrit : « Cette plainte qui psalmodie le marasme d’un cauchemar vécu continûment à l’état de veille et qui ne parvient pas à exprimer un affect dans une lamentation intime, traduit en quelque sorte, la subjectivité d’une désubjectivation de l’expérience du corps. [21] ». Gould abusait des médicaments : pour trouver enfin le sommeil, ou bien ensuite pour se réveiller… Il dormait de ce fait très peu. Que fuyait-il du sommeil ? Fédida s’approche-t-il du vécu gouldien lorsqu’il note : « Notre propre mort est irreprésentable par nous-même – impénétrable. Sans doute est-ce seulement le rêve qui peut toucher au mort. L’hypocondriaque le sait. Il dort avec des somnifères. Il ne peut pas dormir “naturellement”. » Car si le cadavre est épargné dans la nuit du rêve, il envahit le corps vivant dans l’ombre du jour. Le malade est alors aux prises avec l’angoisse diurne pour un corps qui part en morceaux, vieillit, se disloque, se cadavérise. Hyper vigilant, insomniaque du jour et de la nuit, médecin de lui-même connaissant tous les signes et symptômes, l’hypocondriaque, comme l’obsessionnel, sait – plus que tout autre – mesurer l’écart entre ce qu’il exige psychiquement du Réel et ce qui lui fait retour de façon implacable. L’hypocondriaque surveille ses organes à la manière d’une mère folle de son enfant.
16 Glenn Gould perd sa mère en 1975, alors qu’il est âgé de 43 ans. Son père lui survivra. On sait d’elle qu’elle était très chrétienne, organiste de sa paroisse, qu’elle fut son premier professeur de piano. Selon la légende, Glenn aurait hérité d’elle cette façon de ne pas pouvoir s’empêcher de chanter la musique jouée au piano, mais aussi la crainte d’attraper froid. Selon Peter Ostwald, sa mère le dissuadait de se mêler aux foules. Elle insista pour qu’il évite d’aller à l’Exposition nationale canadienne et d’autres endroits très fréquentés. Glenn, avec son imagination débordante, avait amplifié à l’absurdité les mises en garde de sa mère. Très anxieuse à propos de la santé de son unique fils unique, mère assez âgée (elle le met au monde à l’âge de 43 ans), je l’imagine très protectrice et plutôt stricte. Notons que Glenn perd sa mère à l’âge où elle-même l’a mis au monde. Glenn vécut chez ses parents jusqu’à l’âge de 27 ans. Était-ce par incapacité de la quitter, elle, et ses soins rapprochés ? Ce journal publié tourne autour des années 1977, 1978… Il serait alors tentant d’interpréter cette symptomatologie comme un travail de deuil hypocondriaque.
17 En voulant s’étendre dans et par le piano, le corps ne serait-il pas lui-même pénétré par la machinerie de l’instrument ? Aux prises avec cette expérimentation sensorielle compulsive, Glenn Gould semble se dédoubler pour devenir à la fois témoin inquiet et acteur redoutable dans cette dislocation corps/esprit. Mais l’hypocondrie ici n’est pas classique puisqu’elle se relie à l’instrument comme si le piano était devenu une extension des membres du haut du corps. Michel Schneider, dans Gould, piano solo résume justement cette intuition lorsqu’il écrit à propos de lui : « il a mal au piano ».
OÙ FINIT SON CORPS ? OÙ COMMENCE LE PIANO ? L’INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ DE L’INSTRUMENT
18 L’instrument aurait-il une âme ? La question peut prêter à sourire, et pourtant que reste-t-il du violon de Menuhin ou du piano de Gould ? Partenaires d’une vie, compagnons fidèles, objets d’une extrême fragilité nécessitant attention et soin particulier, ces objets fétichisés dans des musées, transmis ou vendus à prix d’or, retiennent le souffle, imposent le respect, et sont soupçonnés – dans la survivance d’une pensée animiste – d’un grand pouvoir. Ces objets seraient potentiellement dépositaires d’une mémoire, d’un lien d’alliance souverain, capable de lier l’humain aux puissances ancestrales. Devenus les symboles de Gould, la chaise et le piano Steinway CD318 sont actuellement dans les collections d’un musée d’Ottawa. L’inquiétante étrangeté – ou l’inquiétant selon la traduction de Laplanche – désigne selon Freud un trouble de la conscience, une confusion spatiale, temporelle et animique provoquant une incertitude quant au caractère animé ou inanimé d’un objet, une hésitation perceptive et émotionnelle, une désorientation, une inquiétude relative au double. Selon Jentsch, ce sentiment est permis lorsque l’objet inanimé pousse trop loin sa ressemblance avec le vivant. Dans ce phénomène, l’animisme, la pensée magique, tiennent une grande place. Relisant les contes d’Hoffmann et l’analyse qu’en donne Freud, je ne peux m’empêcher d’associer Glenn Gould à Nathanaël. Le premier se coupe du monde par folle passion pour la musique (via son piano), le second pour sa poupée. Comme l’automate – objet inanimé doué de mouvements et d’expressions – le piano, sous l’effet des doigts est capable de chanter. Pour Nathanaël, Olympia devient vite une sorte de complexe détaché de lui venant à sa rencontre en tant que personne. Freud note : « la domination exercée sur lui par ce complexe trouve son expression dans l’amour envers Olympia d’une contrainte insensée ». Il ajoute plus loin : « Nous avons le droit d’appeler cet amour un amour narcissique et comprenons que celui qui y a succombé se rend étranger à l’objet d’amour réel. [22] » Chez Gould, l’amour réel, c’est la musique – sans pour être pour autant un amour narcissique. Car si son autocratisme rappelle la toute puissance narcissique, les enregistrements de Gould – adressés à l’auditeur singulier – témoignent d’un désir de transmission, de partage et de communion autour d’une musique où dans laquelle il donne tout son être. Gould aurait-il participé à réduire au plus près les limites de l’artiste et de son instrument ? Il a le piano dans la peau. Son toucher engendre des voix musicales, voix qui parlent, conversent, s’interrogent, se répondent pour faire émerger dans le recueillement de l’écoute des images, des paysages insoupçonnés, une tranquillité aussi – liée à la continuité rythmique de cette musique touchée, soufflée, chantée, habitée du dedans. Étrangeté de ne pouvoir entendre le piano de Gould sans la voix chantonnée de Glenn. Le piano chez Gould c’est d’abord l’instrument de sa mère (pianiste et organiste) découvert avec elle, près d’elle. Florence Gould est bonne musicienne, exigeante, et a cette habitude de chantonner les airs qu’elle joue. En rencontrant la musique, le jeune Glenn partage avec sa mère des moments intenses d’excitations où le père est exclu. Son père participe néanmoins à sa carrière pianistique en lui fabriquant une chaise aux pieds coupés, ajustable aux diverses inclinaisons du sol. Cette chaise fétiche, Glenn Gould déclarait la préférer à J.S. Bach lui-même. Le psychiatre américain Peter Ostwald [23] insiste sur le rôle essentiel de ce rapport enfant/mère/piano dans la constitution de la personnalité du pianiste : « Dès que Glenn fut en âge de s’asseoir, sa mère l’amena au piano. Installé près du clavier, il l’écoutait jouer de la musique. Elle chantait tout en jouant, rehaussant les mélodies de sa voix pure et forte. Glenn était comme une prolongation de son corps, un point de contact charnel entre une mère chaude enveloppante et les angles durs du piano. Mère, enfant et piano ne faisaient plus qu’un. ». La musique, lien d’alliance souverain entre la mère et son fils, et le piano, territoire d’une jouissance commune. Dans cette rencontre, importe le jeu des mains : celles de la mère mais aussi celles de l’enfant. Il est possible pour Gould, que son piano ait revêtu une fonction d’objet autoérotique, à la frontière entre objet fétiche et objet transitionnel.
19 Les instruments de musique présentent cette particularité d’une disponibilité à l’animation que ne donnent pas tous les objets inanimés. Le piano, même élevé au rang de meilleur compagnon d’une vie, ne peut être un « interlocuteur ». Glenn Gould se serait-il désespéré de ne pas pouvoir parler avec son piano ? Le piano n’est pas un autre, il peut même devenir tombeau s’il coupe du monde et des relations humaines. Malgré l’effort surhumain – et inégalé – de Glenn Gould pour faire chanter son piano, les notes ne peuvent remplacer les mots adressés à quelqu’un qui écoute. Jouer de la musique en se privant de la présence en personne de celui qui écoute soulève certains effets. Le corps qui voulait se diluer dans la musique rappelle à l’ordre son propriétaire. Parfois, il semble que le piano soit comme un prolongement de son corps lui permettant de parler un autre langage plus près du rythme, des sons, vibrations ; un langage universel. Par le piano, la mère et l’enfant communient. On peut imaginer une fixation libidinale intense de la mère sur son fils, lequel réalise le rêve de toute sa vie : devenir pianiste, musicien professionnel, mondialement connu. Que fait le père ? – Fourreur. Ce qui expliquera sans doute l’attachement de Gould à aimer et à protéger les animaux. Il adorait son chien à qui il écrit ses premiers poèmes. On sait d’ailleurs qu’il lègue tout son héritage à une société de protection des animaux. A la différence de L’homme au sable qui enlève les yeux aux vilains enfants, le père de Glenn enlève les peaux. On sait qu’il refusa d’être le garçon d’honneur et d’assister à la cérémonie pour le remariage de son père. Comme s’il fallait absolument se protéger de ce père, Gould a besoin de s’entourer d’enveloppes.
LES ENVELOPPES DE GOULD
20 Tim Page raconte ainsi l’une de ses dernières rencontres avec Gould : « Bien que ce fut une douce nuit de fin août, il portait deux pulls, une chemise en laine, une écharpe, des gants, une veste et un chapeau. Il avait du mal à s’adapter à l’atmosphère ambiante, toujours en décalage, il faisait toujours trop froid ». Nous remarquerons chez Gould, l’importance des enveloppes corporelles mais aussi sonores. Il raconte par exemple avoir découvert les qualités du bruit de l’aspirateur pendant qu’il jouait du piano. Durant son enfance, alors que la femme de ménage passait l’aspirateur, il fut d’abord agacé (pensant qu’elle le faisait exprès), puis il découvrit que ce bruit était bon pour sa concentration. Il narre également son besoin très fréquent d’allumer plusieurs sources sonores – radio FM, radio longues ondes, poste de télévision, etc. – cela, simultanément à son jeu au piano. Il utilisera lui-même parfois le bruit de l’aspirateur pour étayer ce climat sonore. Contrepoint à son jeu si précis, si rigoureux, que représentent ces différentes sources sonores produisant dans leur entrelacement, une sorte de non bruit, de bruit de fond [24] ? Edith Lecourt (1987) évoque le paramètre d’absence de limites (du sonore) dans l’espace : le son nous atteint de toutes parts, nous entoure, nous traverse, et en dehors de nos productions sonores volontaires, des sons vont jusqu’à s’échapper subrepticement de notre corps. Le son reste insaisissable, l’expérience sonore est simultanéité omniprésente. Les enveloppes musicales selon E. Lecourt étayent l’idée de « bain sonore » développée par Dider Anzieu (1976), lequel se caractérise par :
- Un rapport de surface à volume ;
- La qualité du soin (l’expérience de l’apesanteur, d’être porté, la fonction de l’environnement) ;
- Elle exclut la prise en compte de l’agression sonore, de trauma, d’effraction.
22 Ce « bain sonore » renvoie aussi aux idées d’anesthésie, d’apesanteur – elles-mêmes évoquant certaines caractéristiques du holding selon Winniccott. Gould déclarait : « J’aime être encerclé de toute part par la musique, comme par une sorte de tapisserie électronique et sonore. Cela vous fournit une protection, un abri, cela vous met à part ».
23 Parler d’enveloppe sonore, c’est bien arriver à l’intérieur du vécu sonore, à un niveau de mentalisation qui assure, sans recours nécessaire aux autres sens, surface, continuité et contenance. Ces idées évoquent la dimension du « bercement ». À ce propos, il est bon de rappeler l’importance des variations Goldberg de J.S. Bach dans la carrière de Gould. Ces variations incarnent – c’est-à-dire mettent en chair – son premier enregistrement ainsi que son ultime. Il est né et mort avec ces variations. Outre que l’enregistrement de cette pièce est la plus illustre de sa carrière, il faut rappeler que Bach avait composé cette œuvre pour répondre à la demande du Comte Hermann de Kayserling, en 1742, qui souffrait d’insomnie : Goldberg, élève de Bach, était chargé de l’exécution de cette pièce pour l’endormir jouant dans une pièce voisine. Gould jouant cette œuvre saisit par cette impression d’auto-bercement générée par lui-même. Parfois ses bras et mains se lâchent dans des mouvements de rotation répétitifs (évoquant même une gestuelle autistique pleine de grâce). Le geste aérien parle sa transe, son extase dans cette langue particulière qui s’entend autrement lorsque l’esprit est exercé à l’art du contrepoint, à l’art de la fugue.
24 Gould ramène les sons à un degré si épuré qu’il laisse la possibilité à l’auditeur (plutôt que d’orienter l’interprétation dans un sens ou un autre) de rêver les notes, et de faire jaillir les images esthétiques du sonore ainsi révélé. Curiosité de ce chant legato par-dessus ce jeu découpé ; paradoxe de ses exigences en ce qui concerne la propreté, la pureté du jeu, et ce chant – râlé – laissé tel quel dans ses enregistrements qu’il contrôlait rigoureusement (de la prise de son jusqu’à la pochette du disque). Lui qui ne supportait pas la pédale forte – dite « de résonance », ne peut s’empêcher de chantonner, de mettre en œuvre ce vibratoire liant du râle pardessus sa musique ciselée au micron près. Freud adressait cette question à Romain Rolland : Le musicien fait-il remonter la voix de la mère – déjà entendue par le fœtus – la source idéalisée de sa vie psychique et de la musique ? [25]
LES NOTES NE SONT PAS DES MOTS
25 Parfois, à la manière d’un enfant autiste qui voudrait réanimer [26] un objet inerte, tout se passe comme si Gould, gémissant, tentait de rendre son piano (objet inanimé) vivant, avec la chaleur de son souffle, de ses râles, des gestes de l’avant bras, des mains, et de ses doigts. Voulait-il parvenir à faire gémir son piano ? À invoquer une réponse minimale chez son instrument dont il tentait désespérément de le faire devenir interlocuteur ? À provoquer un écho ? Pour Jean-Michel Vivès l’écho constitue « la forme minimale de la réponse de l’Autre ». Mais comment parler de langage sonore sans parole sinon d’un langage auto-référencé sans aucune « pulsion invocante » (J.-M. Vivès) ? Lorsque le « se faire son » devient plus investi que le « se faire entendre », ne se rapproche-t-on pas du cri fou ou d’une dissolution mortifère du moi dans le son « pur » ? Gould aimait orchestrer les voix qui l’entouraient : à la radio, lors d’émissions spécialement conçues pour fuguer des conversations, mais également à la campagne lorsqu’il lui arrivait d’entrer dans un restaurant pour routiers et d’agiter ses bras sur la base des différentes voix perçues. Dans ce rapport aux sons, il semble plus intéressé par les contenants que par les contenus. Sa compréhension du monde passe par une relation fusionnelle aux vibrations, aux éléments sonores. Les mots ne sont plus écoutés en tant que mots signifiés, mais ne deviennent compréhensibles – au sens d’un entendement engageant l’ouïe – qu’en fonction de leur modulation, de leur continuité harmonique, de leur matière sonore. Gould se dilue sans ne jamais se perdre dans le monde permanent des vibrations, d’où sa difficulté d’isoler des structures personnelles dans ses compositions. Dans Gould, Clinique et art du contrepoint [27] j’écrivais que Gould créait essentiellement à partir de structures musicales déjà établies par d’autres. Au piano, Bach le discipline, le réorganise par sa continuité harmonique. Bach, par cet aspect de construction, d’architecture parfaite, de musique circulaire, serait un compositeur qui mettrait l’interprète dans une situation de sécurité [28], à l’abri de l’incertain, de l’indéterminé, du réel. Peut-être par ce que la musique de Bach est celle la plus proche d’un langage mathématique ? Il y a la dimension de suture dans la musique de Bach ; et la suture, ce repli, est plus confortant qu’une ouverture de formes. Mais malgré la plus prodigieuse architecture et les signatures musicales répertoriées au travers du système de notation musical universel (A, B, C, D, E, F, G.), la musique ne parle pas dans le sens où elle ne permet pas de partage signifiant – hors de l’effet émotionnel du son. Son piano lui ouvre le monde mais reste – sans le toucher de ses doigts, l’orchestration de tout son corps, sans son murmure chanté – mort, froid, inanimé. Le son pur s’il préside la communication sans les mots, s’il n’investit que le circuit de la boucle autoérotique, conduit à la folie ou à la mort.
GOULD, MAGICIEN DU CORPS PIANO
26 Contraste éprouvant entre ces infernales expérimentations et la vision grâce aux enregistrements d’un Gould en extase, engendrant et orchestrant chaque note de tout son être… En l’observant penché sur son piano, les yeux fermés, la bouche entrouverte happant le vide, les sourcils expressifs, émerge le constat d’un lien d’amour entre lui et la musique via le piano. Certains disent : « il semble faire l’amour » avec la musique. Avec son piano ? La musique – de muse, moussa, parole chantée, rythmée – est-elle l’unique partenaire pour Gould ? Comment s’accoupler avec une muse ?
27 Ce qui est manifeste, c’est ce lien souverain entre lui et la musique interprétée et recréée. Le chant apparaît alors comme un râle d’amour, d’extase, témoignant d’une union au-delà du code et des étiquettes. Gould voulait donner à sa musique le degré le plus fort de neutralité, d’objectivité, de puritanisme ; pourtant, par son jeu staccatissimo recouvert de son chant murmuré, gémi, râlé, il se reconnaît entre mille. En dépouillant la musique de son caractère artificiel, il donne à apparaître la structure, l’organisation de la pensée musicale. Mettant à nu son jeu, il enveloppe le piano de sa voix. Cet accompagnement du souffle, de la voix et des gestes peut être appréhendé aussi dans sa dimension contenante d’enveloppe :
- enveloppe protégeant la nudité qu’il donnait à son jeu ;
- enveloppe faisant partie intégrante de ses enveloppes psychiques ;
- enveloppes dont il aimait s’entourer pour être créateur.
29 Dans une optique lacanienne, on pourrait penser ce râle, comme ce qui déborde l’affect touché, représenté, vectorisé par son jeu. L’émotion générée par la musique, ne peut se transcoder intégralement dans et par son jeu. Du côté de l’autre jouissance, le râle serait une manière de rendre compte, d’extérioriser cet ineffable qui ne peut être totalement mis en code. Ce murmure est un peu « celui qui vient en trop », rappelant ainsi la formule de Roland Barthes (1980) sur le sens obtus : « C’est celui qui vient en trop, comme un supplément que mon intellection ne parvient pas bien à absorber, à la fois têtu et fuyant, lisse et échappé… »
30 Je ne désire pas donner à l’issue de ce travail l’impression d’un Gould obsessionnel, autiste, phobique, pathétique. Quand il allait au zoo, il chantait du Mahler pour les ours et les éléphants. Outre ses manies, maniérismes, rituels, phobies, et autres défenses, Glenn Gould sort de la loi normale, de la lignée grossissante des interprètes commerçants. La musique le met en transe et il a la générosité de ne pas s’économiser en concerts mondains : il travaille selon ses désirs les plus intimes, ne cède pas sur son désir et, en ce sens, il n’avait certainement nul besoin d’une analyse. Il s’accomplit – ou se sacrifie – dans la production de son œuvre laquelle peut apparaître comme une issue, un dégagement, une trace monumentale dans l’histoire du piano et de ses interprètes, mais aussi un jeu [29] : Gould ouvre des sons, déconstruisant ainsi nos fixations aux interprétations traditionnelles, pour accéder à une course de notes, une circulation, toutes deux fondatrices d’effets de rythme, de présence, de sidération, de lien. Le chant de ses enregistrements publics est retenu, rien par rapport à ceux qu’il pouvait produire lorsqu’il jouait chez lui tout seul. J’ai entendu un enregistrement effectué par lui-même alors qu’il joue une série de pièces (l’opus 29 de Beethoven, des pièces de Bach… ainsi qu’un thème obsédant de sa production), dans ce cadre, il hurle, il « beugle », chante tout haut une voix, la voix interne dit Bruno Monsaingeon. Cette voix donne-t-elle à entendre la voix qu’il aurait ajoutée s’il avait composé lui-même la musique ? Ne pouvant la jouer, il la chante dans une transe joyeuse ou grave, tout en faisant danser ses bras, mains, haut du corps apportant à sa musique un extraordinaire lyrisme, et signant ainsi sa musique de tout son être.
31 Dans l’écoute des enregistrements de Gould, ce chantonnement apporte une atmosphère singulière, un climat de sérénité, et, pour certains de la peine. Ce chant singulier – faux ou pas faux ? – là n’est pas la question – va représenter cette inquiétante étrangeté des interprétations de l’artiste, il nous introduit dans une sorte d’humanitude musicale donnant à son jeu une véritable dimension, sublime, [30] pathique et sacrée. Que rappellent ces sons ? Ce murmure est-il une des raisons pour lesquelles les interprétations gouldiennes touchent plus que d’autres ? Glenn Gould produit en nous une sorte d’incertitude, ne nous laissant pas deviner les paysages sonores insoupçonnés qu’il va donner à découvrir. Avec lui, les œuvres connues revivent autrement : chaque voix a sa personnalité, son indépendance. Son chantonnement peut rappeler le balbuciendo de Saint Jean de la croix– balbuciendo nous faisant basculer dans une vérité atmosphérique : « dans une espèce d’aura évasive et floue, dans une certaine nostalgie de désespoir devant l’impossible sur le mode de la tendresse et de la poésie. » (Jankelevitch, 1978). Ces sons qui débordent par-dessus la musique peuvent nous évoquer la dimension du « reste ». Ce reste est si peu de chose par rapport au chant de l’instrument ; et pourtant, il fait respirer son piano.
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- KANT E., 1764, Observations sur le sentiment du beau et du sublime, Paris, Vrin, 1980.
- MONSAINGEON B., 2002, Glenn Gould, Journal d’une crise, Paris, Fayard, 2002.
- OSTWALD, P.F., 1997, Glenn Gould, extase et tragédie d’un génie, Actes Sud, 2003.
- PAYSAN G., 1984, Glenn Gould, un homme du futur -Paris, Fayard, 1984.
- SCHNEIDER M., 1987, « Glenn Gould, piano solo » Nouvelle revue de psychanalyse n°36, Etre dans la solitude -Paris, Gallimard.
- SCHNEIDER M., 1988, Glenn Gould, piano solo -Paris, Gallimard, 1994.
- STEINER G., 1989, Réelles présences, Paris, Gallimard, Folio, 1991.
- TAUSK V., 1919, De la genèse de l’appareil à influencer au cours de la schizophrénie. Paris, Payot, sciences de l’homme, 2000.
Mots-clés éditeurs : Deuil hypocondriaque, Rapport à l'instrument, Glenn Gould, Enveloppes sonores, Journal de crise
Date de mise en ligne : 29/06/2010
https://doi.org/10.3917/top.109.0223Notes
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[1]
Glenn Gould, Bruno Monsaingeon, 2002, Glenn Gould, Journal d’une crise suivi de Correspondance de concert, Paris, Fayard.
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[2]
Ibid., p. 15.
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[3]
Gould G., 1985, Contrepoint à la ligne. Textes réunis, traduits et présentés par Bruno Monsaingeon, Paris, Fayard, 1985. Gould G., 1983, Le derniers des puritains. Textes réunis, traduits et présentés par Bruno Monsaingeon, Paris, Fayard, 1983. Gould G., 1986, Non, je ne suis pas du tout un excentrique. Montage et présentation de Bruno Monsaingeon, Paris, Fayard, 1986.
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[4]
Michel Foucault, 1975, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris, Gallimard, tel, 2005. Cet ouvrage donne à entendre comment après avoir donné congé aux vieilles « anatomies » punitives (les rites éclatants du châtiment corporel), les nouvelles peines plus douces physiquement agissent sur d’autres aires de la souffrance parmi lesquelles la discipline indéfinie, l’interrogatoire sans fin, la captivité, le modèle dressage/gratification/sanction, les écarts de conduite notifiés et recensés, l’enregistrement permanent des faits et gestes, l’infernal système de surveillance….
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[5]
Op. cit. p. 10.
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[6]
« Ça va aller ; tu avais raison. Mais le problème est que, dès que je mets mon imagination en mouvement, je ne peux plus l’arrêter. »
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[7]
George Steiner écrit : « Un interprète, c’est un individu qui déchiffre et communique des significations. C’est un traducteur d’une langue à une autre. C’est, par essence, un exécutant, quelqu’un qui « met en action » les matériaux qu’il a sous les yeux de manière à leur donner une vie intelligible. D’où le troisième des sens majeurs d’« interprétation » : un acteur ou une actrice interprètent Agamemnon ou Ophélie. Un danseur interprète la chorégraphie de Balanchine. Un violoniste une partita de Bach. Dans chacun des cas, l’interprétation est une compréhension en action ; c’est une traduction immédiate. » (1989) Réelles présences, Paris, Gallimard, Folio, 1991, (p. 26).
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[8]
En 1964, Gould quitte définitivement la scène pour consacrer sa carrière à l’enregistrement en studio. Il y pensait depuis longtemps car le principe même du concert en public lui était insupportable : « Pour moi, le concert public est quelque chose de cruel, de féroce et d’idiot, c’est exactement ce qui pousse des sauvages comme ces gens d’Amérique Latine à aller voir les corridas ! » (...) ; « Je déteste le public, non pas dans ses composantes individuelles, mais en tant que phénomène de masse. Il s’agit d’une force du mal et (…) Je me refuse à obéir à sa loi ».
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[9]
Il prenait en horreur les affaires sentimentales, et même la musique romantique de Frédéric Chopin jugée trop « féminine ».
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[10]
S. Freud, 1923, Totem et tabou, trad. Serge Jankelevitch, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1990, p. 135-136.
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[11]
Op. cit, p. 42, note de bas de page.
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[12]
S. Freud, 1926, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, P.U.F., Quadrige, 1993, p. 37.
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[13]
Ibid. p. 37.
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[14]
Op. cit., p. 37.
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[15]
Pierre Fédida, 2001, « L’hypocondrie de l’expérience du corps », in Rosine Debray, Christophe Dejours, Pierre Fédida, 2006, Psychopathologie de l’expérience du corps, Paris, Dunod, collection Psycho sup, p.113.
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[16]
Dr. M. Bouvet, 1972, Œuvres psychanalytiques I, La relation d’objet, névrose obsessionnelle, dépersonnalisation, Paris, Payot, avant-propos de Michel de M’uzan. Dans cet ouvrage, Maurice Bouvet met également l’accent sur l’« Importance de l’aspect homosexuel du transfert dans le traitement de quatre cas de névrose obsessionnelle masculine ».
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[17]
Wladimir Granoff, 1994, « Considérations sur le jeu du temps dans la névrose obsessionnelle », Esquisses psychanalytiques, La névrose obsessionnelle et sa clinique, Mars 1994, Paris, CFRP, p. 26.
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[18]
Friedrich Otto, 1989, Glenn Gould : A life and variations, New York, Random House, 1989, p. 317.
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[19]
Tausk V., 1919, De la genèse de l’appareil à influencer au cours de la schizophrénie. Paris, Payot, sciences de l’homme, 2000. p. 208.
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[20]
Pierre Fédida, 2001, Ibid., p. 123.
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[21]
Op.cit. p. 115.
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[22]
Sigmund FREUD, L’inquiétant, in Œuvres Complètes tome XV, 1916-1920, traduction française sous la direction de Jean Laplanche, Paris, P.U.F., note de bas de page, p.166.
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[23]
Ostwald, Peter F., Glenn Gould, extase et tragédie d’un génie, Actes Sud, 1997. (Glenn Gould, The Ecstasy and Tragedy of Genius, 1957,) 2003.
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[24]
Tel un effet de brouillage sur lequel pourrait se révéler la précision des sons touchés et soufflés.
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[25]
Sigmund Freud et Romain Rolland, Correspondance 1923-1936, Paris, P.U.F., 1993.
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[26]
Pour G. Steiner : « si une grande partie de la poésie, de la musique et des arts plastiques cherche à « enchanter » – et nous ne devons jamais ôter à ce mot son aura magique –, une grande partie aussi – et il s’agit d’œuvres particulièrement fortes – cherche à rendre par certains aspects l’étrangeté plus étrange. Elle désire nous enseigner l’énigme inviolée de l’altérité des choses et des présences animées. » (Op. cit., p. 171).
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[27]
Vincent Estellon, 2004, « Glenn Gould, clinique et art du contrepoint », in Métapsychologie de la création, ouvrage collectif sous la direction de Céline Masson, Paris, L’esprit du temps, 2004.
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[28]
Cette idée est présente dans l’ouvrage de Jacques Drillon, De la musique, 1998, Paris, Gallimard, L’infini. Dans son deuxième chapitre intitulé « Le père (Johan Sebastian Bach) », il écrit : « Le mot qui revient sous la plume de Pierre Boulez, à son sujet, est « sécurité ». Voilà qui est plus psychologique et moins moral. Plus moderne, en somme… Si nous cherchons à être rassurés, c’est que nous avons peur. (Schubert comme un frère, Mozart comme un enfant, Bach comme un père ? (En note de bas de page, il ajoute : Tout le monde sait que Beethoven fut un oncle).
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[29]
J. Guillaumin (1988) écrit : “Il y a probablement un aspect autoérotique dans l’expérience esthétique. Et la régression pulsionnelle dont on peut faire la juste hypothèse ne ramène pas exactement les pulsions d’objets à l’état de pulsions « narcissiques », ni à fortiori, à un état économique narcissique plus ou moins proche du narcissisme primaire, fût-il « narcissisme de vie » (au sens de Green) ou bienheureux Nirvanah. La « régression » libidinale s’arrête ici en chemin à l’autoérotisme (« à deux » dans ce cas), constitué à l’aide de l’œuvre adéquatement aménagée à cette fin, et au sein duquel les excitations pulsionnelles, entre fusions avec l’objet ou hallucination du désir d’une part et plaisir d’objet d’autre part, demeurent travaillées et travaillent, sans hémorragie dépressive ni gesticulations maniaques, dans une sorte de durée ludique intemporelle. »
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[30]
Kant écrit : « De grands chênes et des ombrages solitaires dans un bois sacré sont sublimes ; des lits de fleurs, de petites haies, des arbres taillés en figure, sont beaux. La nuit est sublime, le jour est beau. (…) Le sublime émeut, le beau charme. » in Emmanuel Kant, 1764, Observations sur le sentiment du beau et du sublime, Paris, Vrin, 1980.