Topique 2009/4 n° 109

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Article de revue

Friedrich Hölderlin : dissonance et réconciliation

Pages 67 à 76

Notes

  • [1]
    - « Nous autres profanes avons toujours été curieux de savoir – question posée à l’Arioste par le Cardinal – à quelles sources l’écrivain, curieuse créature, puise son matériel, et de quelle manière il nous impressionne tant, éveillant en nous des émotions que nous aurions peut-être, sinon, été incapables de ressentir ».
    L’Arioste fut initialement au service du Cardinal Hippolyte d’Este, à qui il dédicaça l’Orlando Furioso. La question posée au poète était simplement : « Où trouvez-vous toutes ces histoires, Ludovic ? »
    Sigmund Freud, Creative writers and day-dreaming, 1908, Standard Édition, IX, p. 143.
  • [2]
    - « L’artiste est un homme qui au départ se détourne de la réalité car il ne peut accepter le renoncement pulsionnel qu’elle exige de nous, et qui, sous couvert de fantaisie, s’autorise à donner libre cours à ses désirs érotiques et à ses ambitions. »
    Sigmund Freud, Formulations on the two principles of mental functioning, 1911, Standard Édition, XII, p.224.
  • [3]
    - Ils sont mûrs, flambés, étuvés,
    Les fruits et dégustés sur Terre et il est une loi
    Que tout dedans s’infiltre, comme les serpents ;
    […]
    […] Mais traîtres
    Sont les chemins. Car de biais
    Comme chevaux, vont les captifs
    Éléments et antiques
    Lois de la Terre. Et toujours
    Hors des limites part une nostalgie. […]
    Friedrich Hölderlin, Œuvre poétique complète, texte établi par Michael Knaup, traduit de l’allemand par François Garrigue, Éditions de la Différence, 2005.
  • [4]
    - Je sache, à part cela, que tu n’es pas mortel
    […]
    Et nous le reconnaissons ?
    Maintenant que nous connaissons le Père,
    Et pour donner des fêtes,
    Il s’est, le grand, lui, l’esprit
    Du monde penché sur les hommes.
    Id.
  • [5]
    - Quand de la vie peut un homme émerger,
    Et concevoir l’expérience qu’est vivre,
    C’est bien ainsi ; qui échappe au danger,
    Vaut l’homme qui d’orage et de vent se délivre.
    Id.
  • [6]
    - Les lignes de la vie sont différentes
    Comme le sont les chemins et comme les extrémités des montagnes
    Ce que nous sommes ici, un Dieu là-bas peut le parfaire
    Avec harmonie et récompense et repos éternels.
    Id.
« We laymen have always been intensely curious to know – like the Cardinal who put a similar question to Ariosto (*) – from what sources that strange being, the creative writer, draws his material, and how he manages to make such an impression on us with it and to arose in us emotions of which, perhaps, we had not even thought ourselves capable »
(*) [Cardinal Ippolito d’Este was Ariosto’s first patron, to whom he dedicated the Orlando Furioso. The poets only reward was the question : « where did you find so many stories, Lodovico ? »]
Sigmund FREUD, Creative writers and day-dreaming[1]
« An artist is originally a man who turns away from reality because he cannot come to terms with the renunciation of instinctual satisfaction which it at first demands, and who allows his erotic and ambitious wishes full play in the life of phantasy »
Sigmund FREUD, Formulations on the two principlesof mental functioning [2]

1Dans le sillage de Freud, nous entendrons donc ici l’œuvre artistique et, dans ce cas particulier l’œuvre poétique, comme une vérité, ou une réalité, d’un genre nouveau. C’est justement cette formulation freudienne qui permet d’abandonner, dès le début, les tentations patho-biographiques et toute prétention de faire des « traductions » psychanalytiques du texte poétique, comme s’il s’agissait du discours d’un patient en analyse. Tentation doublement compréhensible si l’on admet que notre poète était un « malade mental », un malade excellent, certes, comme l’attestent l’histoire et la littérature, mais indiscutablement malade.

2Malgré la validité générale de cette prémisse, nous ne pouvons toutefois pas ne pas reconnaître à la plus célèbre patho-biographie psychanalytique, celle de Jean Laplanche (1992), la place importante qu’elle occupe dans la bibliographie psychanalytique du poète. Comme on le sait, Laplanche étudie en particulier la période comprise entre 1794 et 1800, où il est possible de déceler les prodromes de la schizophrénie, mais aussi, assure le psychanalyste français, d’entrevoir la naissance de la grande œuvre poétique. Dans l’étude de Laplanche, il faut, à mon avis, sauver quelques intuitions fondamentales que je tiens à souligner et qui s’accordent avec ma propre lecture de l’œuvre et de la vie de Hölderlin.

3La première concerne la recherche douloureuse et torturée de l’être occulte (Geborgensein), recherche qui occupera l’existence du poète dans les années à venir. Hölderlin écrit, à la fin du fragment de l’Hyperion : « Le grand mystère dont j’espère la vie ou la mort doit surgir ». Et en 1795, alors que son ami Magenau dit de lui qu’il est « un mort vivant », Hölderlin écrira à Schiller : « Gel et regard figé dans l’hiver qui m’entoure. Mon ciel est de fer et moi je suis de pierre » (in Hölderlin….). En 1805 la tragédie a pris des formes bien définies. L’expertise psychiatrique du docteur Mueller, qui avait diagnostiqué en 1799 une hypocondrie, souligne que le poète fait « des discours incompréhensibles, parfois en latin, parfois en grec et latin » (idem…). Par la suite, au cours du long séjour qu’il fit dans la « tour », ces mêmes discours deviendront, à de maintes occasions, des fragments remplis de néologismes, formulés dans des « langues » méconnaissables, donnant lieu à l’interprétation freudienne bien connue du langage schizophrénique, à savoir ce que Freud appelait « représentations de parole » (Wortvorsstellungen) qui sont traitées comme si elles étaient des représentations de choses (Dingvorstellungen). Il y aurait beaucoup à dire sur ces tentatives de « restauration » d’un monde intérieur brisé réduit en miettes, ainsi que sur l’usage des langues comme système de défense – procédures caractéristiques des patients psychotiques multilingues –, mais je me limite ici à les mentionner.

4La seconde intuition concerne la nostalgie de l’unité (voir le départ de Iéna) et le refus simultané de la fusion. Il suffit de rappeler quelques éléments de la poésie Mnemosine, à commencer par le titre qui renvoie évidemment à la mémoire et apparaît comme une garantie pour le poète :

5

Reif sind, in Feuer getaucht, gekochet
Die Frücht und auf der Erde geprüfet und ein Gesez ist
Daß alles hineingeth, Sclangen gleich
[...]
[...] Aber bös sind
Die Pfade. Nemlich unrecht,
Wie Rosse, gehen die gefangenen
Element’ und alten
Geseze der Erd. Und immer
Ins Ungebundene gehet eineSehsucht. […]  [3]

6Les éléments qui, associés, assurent la structure de l’univers, risquent, en se dissociant – de là dérive le concept de dissonance – de provoquer une catastrophe : « Et toujours / Va dans l’absolu un désir ». Les traducteurs et les critiques concordent pour rendre l’allemand Ungebundene, qui signifie « non lié », « inconditionné », par « absolu ». L’absolu, dans la poésie « L’Unique », est haï de Dieu car il implique le manque de règles, et donc, à nouveau, le risque de dissolution et de catastrophe.

7Ce thème se rattache à la thèse centrale de l’étude de Laplanche, à savoir la signification du père dans la dynamique du monde intérieur de Hölderlin. Le psychanalyste se réfère au père symbolique du poète comme à ces « restes tombés d’un désastre obscur », un désastre antique et répété au cours des vicissitudes biographiques bien connues du poète. Toute la question sur l’absence, sur l’éloignement des dieux et sur l’attente de leur retour en témoigne. En 1801 Hölderlin écrit à son ami Boehlendorff : « En ce moment je suis plein d’adieux. Ma décision de quitter maintenant, encore, ma patrie, peut-être pour toujours, m’a fait verser des larmes amères » (Hölderlin….). Nous ne connaissons que de manière lacunaire ce qui se passa au cours de son voyage en France, mais nous savons en revanche, toujours grâce à une lettre au même ami, le sens qu’il avait donné à ce voyage : la possibilité d’une expérience de la Grèce, d’une rencontre avec le midi de la France où retrouver, ce sont ses mots, « la vraie nature des Grecs ».

8Le voyage marque une césure. Hölderlin revient au pays natal parce que, écrit-il, « après tant d’émotions et de tempêtes de l’âme j’avais besoin de me fixer un peu ». Le « retour natal », est au Vaterlaendische, au pays du Père, ou encore au pays du Père qui est aux cieux, qui est la terre qui embrasse tout. Il suffit de se reporter à la poésie Friedensfeir, « Fête de paix », dont la première rédaction remonte probablement à 1801, au début des pourparlers de paix entre Napoléon et l’Autriche, écrite à son retour de France dans son pays natal de Nurtringen. Je reviendrai sur cette poésie dans la mesure où elle fait référence à la réconciliation, le deuxième concept mentionné dans le titre de cet article.

9La troisième intuition, à mon avis la plus importante, dérive de la fonction que Laplanche attribue à la poésie dans l’économie spirituelle de Hölderlin. La poésie et le mythe hölderlinien ont une fonction équilibrante, dit Laplanche, car ils essaient désespérément de restaurer cette sorte de troisième pôle (fonction paternelle), chargé d’une certaine façon d’énergie négative. Je souligne restaurer, car ce concept, avec celui de réconciliation, sera au centre de mes réflexions ultérieures.

10Cette fonction est très précaire, poursuit Laplanche, mais laisse la voie ouverte, pendant un certain temps, à « ce qui, chez la plupart des psychotiques se ferma comme un moyen d’être ». Ainsi, selon le psychanalyste français, Hölderlin est poète dans la mesure où il pose la schizophrénie comme une question relative à son être, et en même temps interroge la schizophrénie parce qu’il est poète.

11Reconnaître le rôle de la folie dans la création poétique de Hölderlin ne doit cependant pas se transformer en une mythologie de la folie, entendue comme « l’invasion perpétrée par une puissance divine », pour reprendre l’image de Bettina von Arnim, dont s’éloigne peu la représentation qu’en fit Charlotte von Kalh dans une lettre du 18 janvier 1805 à Jean Paul dans laquelle elle décrit un « fou furieux, dont l’esprit a atteint une hauteur que seul peut avoir un voyant, un homme inspiré par Dieu » (Hölderlin…).

12La voie suivie par Walter Benjamin dans son essai de 1914 sur deux poésies de Hölderlin, Dichtermuth, « Courage du poète » (dans les deux versions), et Bloedigkeit, « Timidité », avec son attitude critique envers les notions d’expérience mystique et de poète inspiré, me semble mieux convenir à notre propos.

13Benjamin souligne que la critique doit développer avant tout, la tâche poétique (die dischterische Aufgabe) « comme » et « dans » le poème : la critique doit s’occuper de la « tâche » et du « présupposé » du poème, dans la sphère que Benjamin identifie comme das Gedichtete, la « poématique ». Le concept de poématique est lié à un célèbre essai postérieur de Benjamin : Sur le langage en général et sur le langage de l’homme (1916). Il s’agit donc de faire émerger la dignité et l’essence du langage. Benjamin définit Hölderlin comme « le poète du poète » en raison du soin qu’il apporte au langage ; aussi est-il possible, en renversant la perspective, de comprendre comment le langage a une fonction de restauration et de réconciliation dans l’« obscur désastre » de Hölderlin. Ou, inversement, comment le langage prend soin de Hölderlin.

14Je voudrais maintenant introduire, pour ensuite revenir à Hölderlin, trois concepts psychanalytiques qui ont un rapport avec ce que je viens d’ébaucher. Il s’agit des concepts de restauration, de réconciliation et de réparation. Ces concepts possèdent une indéniable affinité thématique et sémantique. Dans une étude précédente, construite sur des aspects de l’œuvre artistique et théorique de Kandinsky pouvant être soumis à la pensée psychanalytique (Canestri 1988), j’avais formulé une question de méthode. Elle consistait à déclarer d’entrée que chaque exercice d’« intersection » avec une discipline autre que la psychanalyse devait servir à fournir à cette dernière des informations sur la structure et le fonctionnement de l’appareil psychique ou des suggestions en mesure d’être élaborées par notre discipline ; ce type d’exercice se situe aux antipodes d’opérations « interprétatives » qui puiseraient leur source dans la théorie psychanalytique. C’est cette approche qui oriente les réflexions que je présente.

15Les concepts de restauration, de réconciliation et de réparation constituent effectivement un ensemble si on les considère du point de vue de leur indéniable affinité thématique ou sémantique. Toutefois, si deux d’entre eux, la réconciliation et la réparation, ont bien un statut théorique défini dans le domaine de la métapsychologie, l’autre, la restauration, ne possède pas de dignité propre mais est employé comme synonyme. Le concept de réconciliation appartient au vocabulaire théorique freudien, celui de réparation a été introduit dans le lexique théorique par Mélanie Klein et est même utilisé hors de son domaine de référence d’origine.

16La réconciliation (die Versohnung) est, comme on l’a dit, un terme freudien, mais tombé rapidement en désuétude. Quand le concept de réconciliation fait-il son apparition dans l’édifice théorique freudien ? Dans un passage du texteRemarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa, de 1911, Freud décrit le moment où la maladie de Schreber marque un tournant ou un changement, lorsque les délires de persécution disparaissent pour laisser la place à un processus qui mènera à « quelque chose qui se rapproche de la guérison », semblable au « temps de la réconciliation ». La réconciliation implique l’acceptation de la part de Schreber de sa transformation au féminin, le compromis avec ses fantaisies homosexuelles. Le principal intérêt de ce passage ne réside pas tant, à mon avis, dans l’apparition du concept en question que dans le lien que Freud établit entre réconciliation et guérison, entre le processus de la maladie, le processus de la guérison (et implicitement le processus du traitement) et le concept de réconciliation.

17S’il est correct d’attribuer à ce texte une priorité dans l’exposition de la signification psychopathologique du terme, il ne faut pas pour autant négliger la mention d’un autre écrit contemporain : Les deux principes du cours des événements psychiques. Dans ce texte Freud indique dans la complexité et l’affinement progressif des processus de la pensée (Denk-prozess) l’instrumenten mesure d’ouvrir de nouveaux espaces, de renouveler les sources de plaisir, d’assurer un destin au désir. Freud y décrit l’art comme ce qui permet une réconciliation entre les deux principes, le principe de plaisir et le principe de réalité. Le talent artistique opérera une modification adéquate de la réalité en modelant et en transformant le monde des fantaisies en vérité d’une classe nouvelle. La réussite de cette solution dépend de la continuité du voyage de retour à la réalité et de la possibilité d’effectuer la réconciliation des deux principes.

18Si l’on compare les deux textes cités, par ailleurs contemporains, on peut entrevoir une distinction éventuelle entre la réconciliation entendue comme mécanisme d’acceptation d’un matériel refoulé ou clivé (les fantaisies homosexuelles de Schreber) et la réconciliation conçue comme principe régulateur du fonctionnement global de l’appareil psychique (à l’œuvre dans la médiation artistique entre fantaisie et création d’une nouvelle réalité).

19Dans les années de la métapsychologie, la réconciliation continue de revêtir principalement le caractère d’un mécanisme de traitement du matériel refoulé qui s’exprime dans les symptômes, tandis que la seule nouveauté importante provient de la considération de la maladie comme une partie indissociable de la personnalité du sujet dont celui-ci pourrait dans le futur tirer des avantages.

20Le panorama se complique et s’enrichit notablement lorsqu’on prend en considération la période d’élaboration de ce qu’on appelle la deuxième topique, point de départ de diverses distinctions et de nombreuses ramifications des théories psychanalytiques post-freudiennes. Prenons par exemple le texte particulièrement dense sur Névrose et psychose de 1923. Freud y aborde l’enchevêtrement de rapports qui se crée à partir de la reconnaissance de l’existence du Surmoi, qui reçoit des influences du Ça et du monde extérieur, mais constitue en même temps un modèle idéal vers lequel tendent les efforts du Moi. Ces efforts concernent la possibilité de réconciliation entre les différents rapports de dépendance que le Moi entretient.

21Il convient donc de penser la réconciliation comme un principe spécifiquement lié au fonctionnement de l’ensemble de l’appareil psychique, comme un des principes qui règlent les « solutions » que l’appareil permet au sujet, et non pas comme un simple mécanisme. En outre la réconciliation est un principe neutre qui ne fonctionne pas nécessairement à l’enseigne du progrès et de la croissance. Si son rapport avec la guérison et le traitement est évident, il l’est tout autant avec les traits que prend la maladie.

22Après Freud, mais en partant d’un de ses ouvrages, Inhibition, symptôme et angoisse (1926), Mélanie Klein ouvre un riche panorama théorico-clinique dans lequel elle introduit le concept de réparation. La psychanalyste d’origine autrichienne se sert de l’homologation que Freud propose entre la réconciliation et la restauration (Herstellung), en utilisant initialement le terme Wierderherstellungpour désigner la réparation et en le remplaçant dans ses écrits de la maturité par le terme Wiedergutmachung. Mélanie Klein, comme du reste l’ensemble desauteurs post-freudiens, abandonne le concept de réconciliation à l’avantage de celui de réparation, provenant de la synonymie freudienne entre réconciliation et restauration. Dans la littérature postérieure, la réconciliation disparaîtra et la réparation sera fréquemment nommée restauration.

23Une question se pose : ces concepts sont-ils effectivement interchangeables ? Rien ne permet, à mon avis, d’homologuer le concept freudien de réconciliation avec celui de réparation de M. Klein. Toutefois, il est possible et utile, à travers les différences, d’identifier un noyau de convergence qui se projette au-delà de la proximité sémantique de surface.

24Du point de vue kleinien, l’art est toujours une restauration, une répétition, une tentative de remettre en état ce qui avait été endommagé à l’origine, un retour en arrière piloté par le sentiment de culpabilité et le remords. La réparation est donc, selon cette acception, restauration ; plus encore : tout l’art est restauration et sert à contrôler le désespoir et à seconder le désir infantile de réalisation.

25C’est ce passage à travers le réel qui produit l’œuvre, qui sera restauration et recréation : le préfixe Wieder (à nouveau) est en effet toujours présent dans les vocables liés à la réparation : Wiederherstellung est fabriquer, confectionner à nouveau, Wiedergutmachung faire du bien une autre fois. Dans ce dernier terme, l’inclusion de gut rend mieux le sens du concept élaboré par M. Klein et explique pourquoi dans ses travaux de la maturité elle choisit de l’employer à la place de Wiederherstellung pour parler de la réparation. En effet,Wiedergutmachung évoque l’existence préalable d’un tort et donc la réparation de quelque chose d’injuste ou d’erroné (unrecht, ungerecht), un dédommagement. Le vocable en question convient parfaitement à la conception théorique de M. Klein puisque dans celle-ci la réparation plonge ses racines à la fois dans le paradoxe de la réalisation du désir infantile et dans l’existence déterminante d’un dommage imaginaire.

26Est-ce que le modèle que nous venons d’ébaucher trouve quelque vérification dans la « poématique » de Hölderlin ? Il nous semble que sa production, après la crise, tende, douloureusement, à maintenir une « médiation » ardue. « Tout – affirme le poète en 1801 dans un moment de grand enthousiasme fictif après la paix de Lunéville –, ira bien dans le monde (…) tout annonce des jours extraordinaires, les jours de la belle humanité » (in Hölderlin…). C’est le contraire qui est vrai, tant dans la réalité que dans sa vie intérieure.

27Revenons à la Friedensfeier, « Fête de paix ». Les critiques soulignent comment, dans le climat général des espoirs quant à une possibilité de mettre fin à la guerre contre Napoléon et de produire dans le même temps un changement politique dans la direction des idéaux promus par la Révolution française, la poésie représente une invitation adressée aux Dieux afin qu’ils participent à la réconciliation. Nous sommes certains des sentiments de Hölderlin concernantcette possibilité. La référence à la réalité et aux circonstances historiques précises n’empêchent pas le poète de projeter cette référence à l’intérieur d’un décor mythique. Mais le « dehors » est aussi le « dedans » et cela laisse supposer que la réconciliation entre les hommes et les Dieux se réfère à la vie intérieure de Hölderlin. Dans « Fête de paix » il écrit :

28

Nur Eines weiß ich. Sterbliches bist du nicht.
[...]
Und nun erkennen wir ihn,
Nun, da wir kennen den Vater
Und Feiertage zu halten
Der hohe, derGeist
Der Welt sich zu Menschen genheist hat [4]

29La réconciliation universelle (le prince, le Très Haut qui prend la valeur d’une catégorie mythologique, religieuse et philosophique) est toujours mise en question, est toujours en danger et toujours recherchée. On peut voir le texte plus explicite qui est à l’origine de la forme définitive de « Fête de paix ». Il s’agit d’un texte sans titre qui commence ainsi : « Conciliateur (Versohnender), toi qui n’es jamais cru… ». Le conciliateur, comme le précise Luigi Reitani, « est une divinité indéterminée, qui semble englober la figure du Christ, et a la même fonction que celle du “prince de la fête” dans la version définitive ».

30Il faut chercher ce qui arrive après l’hospitalisation du poète dans la clinique de Ferdinand Autenrieth et son placement chez le menuisier Ernst Zimmer dans les « Poésies de la Tour », présentant pour certains un faible intérêt poétique, pour d’autres, au contraire, une recherche poussée de confier au rythme et à la rime une valeur sémantique. Nous n’avons malheureusement pas la possibilité d’en parler en détails, mais nous pouvons mentionner comment, dans la composition intitulée Die Zufriedenheit, « Le contentement », on retrouve encore les mêmes thèmes, sous une forme différente :

31

Wenn aus dem Leben kann ein Mensch sich finden,
Und das begreifen, wie das Leben sich empfindet,
So ist es gut ; wer aus Gefahr sich windet,
Ist wie ein Mensch, der kommt aus Stürm’ und Winden. [5]

32Et dans une strophe (Die Linien des Lebens sind verschieden) dédiée à Zimmer qui dit au poète que lui doit travailler pour gagner sa vie et qu’il n’a pas la chance de vivre dans la tranquillité de la philosophie, Hölderlin répond qu’il est un pauvre homme et écrit :

33

Die Linien des Lebens sind verschieden
Wie Wege sind, und wie der Berge Gränzen,
Was hier wir sind, kann dort ein Gott ergäanzen
Mit Harmonien und ewigem Lohn und Frieden. [6]

34Laissons donc Hölderlin avec le seul vers de la poésie Heimath, « Pays natal », que contient le « Cahier de Homburg » : « Und niemand weiß ». Et personne ne sait.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

  • Benjamin W., Deux poèmes de Hölderlin (1971), in Mythe et Violence, Paris, Denoël.
  • Canestri J., La risonanza e lo scarto. Un’analisi delle relazioni tra gli elementi della pittura (Kandinsky) e la parola (1988), « Il piccolo Hans », 60.
  • Freud S., L’interprétation des rêves (1900), tr.fr. O.C. IV, Paris, PUF, 2004.
  • Freud S., Le poète et l’activité de fantaisie (1907), tr. fr. O.C. VIII Paris, PUF, 2007.
  • Freud S., Observations sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (dementia paranoides) (Cas clinique du président Schreber) (1910), X, 1993.
  • Freud S., Formulations sur deux principes du cours des événements psychiques (1911), idem
  • Freud S., Névrose et psychose (1923), tr. fr. O.C. XVII, PUF, 1992.
  • Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse (1925), tr. fr. O.C. XVII, PUF, 1992.
  • Freud S., Fétichisme (1927), tr.fr. O.C. XVIII, PUF, 1995.
  • Freud S., Leçons élémentaires de psychanalyse (1938), tr.fr. O.C. XIX, PUF. 1995.
  • Freud S., La scission du Moi dans le processus de défense (1938).
  • Freud S., Lettres à W. Fliess (1887-1904), tr. fr. PUF, 2006.
  • Guttman S. – Jones R.L. – Parrish S.M. (1980), Concordance to the psychological works of S. Freud, Boston, G.K. Hall and Co.
  • Heidegger M, « … L’homme habite en poète… » (1954), in Essais et conférences, Paris, Gallimard.
  • Klein M., The Writings, under the direction of R. Money-Kyrle (1975), Hogarth Press.
  • Laplanche J., Hölderlin et la question du père (1961), Paris, Presses Universitaires de France.

Notes

  • [1]
    - « Nous autres profanes avons toujours été curieux de savoir – question posée à l’Arioste par le Cardinal – à quelles sources l’écrivain, curieuse créature, puise son matériel, et de quelle manière il nous impressionne tant, éveillant en nous des émotions que nous aurions peut-être, sinon, été incapables de ressentir ».
    L’Arioste fut initialement au service du Cardinal Hippolyte d’Este, à qui il dédicaça l’Orlando Furioso. La question posée au poète était simplement : « Où trouvez-vous toutes ces histoires, Ludovic ? »
    Sigmund Freud, Creative writers and day-dreaming, 1908, Standard Édition, IX, p. 143.
  • [2]
    - « L’artiste est un homme qui au départ se détourne de la réalité car il ne peut accepter le renoncement pulsionnel qu’elle exige de nous, et qui, sous couvert de fantaisie, s’autorise à donner libre cours à ses désirs érotiques et à ses ambitions. »
    Sigmund Freud, Formulations on the two principles of mental functioning, 1911, Standard Édition, XII, p.224.
  • [3]
    - Ils sont mûrs, flambés, étuvés,
    Les fruits et dégustés sur Terre et il est une loi
    Que tout dedans s’infiltre, comme les serpents ;
    […]
    […] Mais traîtres
    Sont les chemins. Car de biais
    Comme chevaux, vont les captifs
    Éléments et antiques
    Lois de la Terre. Et toujours
    Hors des limites part une nostalgie. […]
    Friedrich Hölderlin, Œuvre poétique complète, texte établi par Michael Knaup, traduit de l’allemand par François Garrigue, Éditions de la Différence, 2005.
  • [4]
    - Je sache, à part cela, que tu n’es pas mortel
    […]
    Et nous le reconnaissons ?
    Maintenant que nous connaissons le Père,
    Et pour donner des fêtes,
    Il s’est, le grand, lui, l’esprit
    Du monde penché sur les hommes.
    Id.
  • [5]
    - Quand de la vie peut un homme émerger,
    Et concevoir l’expérience qu’est vivre,
    C’est bien ainsi ; qui échappe au danger,
    Vaut l’homme qui d’orage et de vent se délivre.
    Id.
  • [6]
    - Les lignes de la vie sont différentes
    Comme le sont les chemins et comme les extrémités des montagnes
    Ce que nous sommes ici, un Dieu là-bas peut le parfaire
    Avec harmonie et récompense et repos éternels.
    Id.
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