Notes
-
[1]
Mijolla-Mellor, Histoire de cas, histoire de patients. Introduction au Colloque de Rome du 7 novembre 2008
-
[2]
Freud S. (1914). Introduction de la psychanalyse aux États-Unis. Paris : Gallimard, 2000.
-
[3]
À ce propos, dans un tout autre domaine abordé dans ces journées, il n’y a jamais eu de procès ou de plainte concernant la publication des observations cliniques dans la Revue Adolescence. La prudence des psychanalystes a été forte lorsqu’il s’agissait d’adolescents aux parents connus, en particulier collègues.
-
[4]
Gutton (2008). Le génie adolescent. Paris : Odile Jacob.
-
[5]
Je n’entrerai pas, pour autant, au cours de cette conférence dans le débat, concernant la psychanalyse, entre art et science.
-
[6]
Ferro M., Conférence (non publiée) de décembre 2008 à Aix-en-Provence.
-
[7]
Barthes R. (1970). L’emprise des signes. Paris : Flammarion, p. 10.
-
[8]
Cette méfiance du psychanalyste d’adolescent n’est pas nouvelle. En France, elle vient de Pierre Mâle. Mâle P. (1964). La psychothérapie de l’adolescent. Paris : PUF.
-
[9]
Fédida P. (1978). L’absence. Paris : Gallimard.
-
[10]
Roussillon R. (1984). Préface du Paradoxe de D.W. Winnicott. In : A. Clancier, J. Kalmanovitch Actualité de Winnicott. Paris : In Press, 1999, pp. 9-26.
-
[11]
J.L. (1996). Le divan bien tempéré. Paris : PUF. Cf. mon commentaire in Gutton Ph. (2002). Psychothérapie et adolescence. Paris : PUF.
-
[12]
S. de Mijolla-Mellor, Histoire de cas, histoire de patients, 2008, op. cit.
-
[13]
Freud S. (1933a). Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse. Paris : Gallimard, 1984.
-
[14]
Gutton P. (2008). Le génie Adolescent. Paris : Odile Jacob.
-
[15]
Conférer le numéro de la Revue Adolescence dirigé par J.-P. Goudaillier concernant la langue adolescente à paraître en 2009, n° 4.
-
[16]
Freud S. (1918). L’homme aux rats. Extrait de l’histoire d’une névrose infantile. In : Cinq psychanalyses. Paris : PUF, 1975, pp. 325-420.
-
[17]
Barthes R. (1970). L’emprise des signes. Paris : Flammarion, p. 13.
-
[18]
Encore tout récemment à Paris un symposium de collègues se plaisait à travailler sur l’interrogation. « La psychanalyse de l’adolescent existe-t-elle ? en clinique et en théorie » en effaçant ainsi un petit siècle de travaux clinique sur la cure en adolescence. Journée scientifique inter-universitaire organisée par J. André, C. Chabert, M. Emmanuelli, F. Marty, F. Richard, 7 février 2009, Paris.
-
[19]
Je n’aborde pas ici la problématique de l’adaptation psychothérapeutique du cadre.
-
[20]
Sigmund Freud in S. Mijolla-Mellor, 2008, op. cit.
-
[21]
Laufer M. (1984). Adolescence et rupture de développement. Une perspective psychanalytique. Paris : PUF, 1989.
-
[22]
Freud S. (1937). Constructions dans l’analyse. In : Résultats, idées, problèmes, II. Paris : PUF, 1985, pp. 269-281.
-
[23]
Nous travaillons ailleurs les modes d’abord des transferts négatifs in Gutton P. (2000). Psychothérapie et adolescence. Paris : PUF.
-
[24]
Lebovici S. (1980). L’expérience du psychanalyste chez l’enfant et chez l’adulte devant le modèle de la névrose infantile et de la névrose de transfert, rapport au XXXIXe Congrès des Psychanalystes de langue française, Paris, juin 1979. Rev. Franç. Psychanal., 44 : 735-852.
-
[25]
Gutton P. (à paraître en 2009). Pierre Mâle in Histoire des idées sur l’adolescence, Paris, PUF (collection fil rouge).
-
[26]
Je les ai décrites comme saisies par le pubertaire des parents.
-
[26]
S. Lebovici, 1980, op. cit.
-
[27]
Castoriadis P. (1979). Les destins du plaisir, Aliénation, amour, passion. Paris : PUF, 1984
-
[28]
Freud S. (1905). Trois essais sur la théorie sexuelle. Paris : Gallimard, 1986.
-
[29]
Mijolla-Mellor S. de (2004). La sublimation. Paris : PUF, Que sais-je ?
-
[30]
Nous avons ainsi conclu, in Adolescens. Gutton P. (1996). Adolescens. Paris : PUF.
1 Sophie de Mijolla-Mellor rappelait [1] l’argument éthique sensible de Sigmund Freud [2] « […] la vérité et encore la vérité […] ». Je veux rester dans mon expérience avec les adolescents, également de la lecture concernant les cas cliniques au sein de la Revue Adolescence depuis 1983 [3]. Dans un récent ouvrage [4] j’ai théorisé l’adolescence comme ensemble processuel de création : originalité partagée et reconnue. Quelle vérité donc ? l’illusion winnicottienne : « trouver-créer » sans omettre le tiret. Assurément pas la vérité des faits que cherchent les biographes du passé et du présent, disons leur exposé, à visée implicitement explicative. « L’École des Annales » regroupant les historiens parisiens niait des relations de causalité entre les événements. « Il n’y a pas de fait, il y a des phénomènes » disait volontiers Raymond Aron. À titre d’exemple ironique, les apparences que l’auteur d’un article se croit obligé d’indiquer au début de son cas clinique : « Il s’agit d’un adolescent engagé dans des actes de délinquance… déjà enfant il… ; dans sa famille un ancêtre… les parents etc. » biographie de présentation plutôt que de représentation, dont le but serait de mettre au lecteur « l’eau à la bouche », concernant l’hypothèse qu’il soutient et dont le cas serait, si ce n’est une preuve (scientifique) [5] une occasion pour exposer son raisonnement. À défaut de cerner l’illusion, localisons-la, indiquons le champ dans lequel elle est supposée s’exprimer, là où tout au moins notre profession est susceptible de l’accueillir : la vérité dans la séance ou mieux peut-être de la séance. M. Ferro, que nous avons récemment invité à Aix-en-Provence [6], commença sa conférence par ces termes moins simples qu’ils n’y paraissent « tout est dans la séance ». J’en rapprocherai une philosophie de Roland Barthes se centrant sur « le champ de l’instant », celle du « saturi » (l’événement zen), « qui est un séisme plus ou moins fort (nullement solennel) qui fait vaciller la connaissance du sujet… opère un certain ébranlement de la personne […] une secousse du sens […] (sans jamais l’amortir) une descente dans l’introduisible » [7]. Ce qui est pensable s’y trouve concentrée, tentons d’introduire dans son cadre temporo-spatial ou dans sa cache, les éléments qui en sont encore extérieurs (faits et phénomènes psychiques, diurnes et nocturnes) ; et que nous nommons environnement ; n’en débordons point. Nous le faisons pourtant volontiers en rapprochant par exemple deux phrases de deux séances différentes ; avec l’adolescent, c’est audacieux, il est à la fois touché par notre écoute, disons la qualité de notre contre-transfert positif qui motive notre mémoire, et en même temps craint d’être « compris » (D.W. Winnicott y insistait volontiers). Quelle vérité de séance ? On pense en première approche au refoulé dans l’inter-dit, dans les mailles du discours (lapsus, etc.). Nous nous méfions avec l’adolescent des interprétations œdipiennes [8]. Une couche sous-jacente inconsciente, de niveau profond justifie et anime selon lui, sa venue et la séance… sous le masque d’une narration des faits avec un style parfois badin. Nous écoutons – quel audace ! – le fond d’irreprésenté, de presque indicible, « réserve de créabilité » (A. Green), « d’absence » selon le mystérieux ouvrage de P. Fédida [9], d’illusion avec toute sa paradoxalité (R. Roussillon) [10] ; instants à la fois familiers et étranges dans lesquels se développent l’intersubjectalité (transfert-contre transfert) dont nous allons parler.
2 Ce que j’ai nommé après J.-L. Donnet [11] le site thérapeutique, a pour objectif d’accueillir les histoires de l’adolescent dont en tant que confident je suis l’interrogateur original. Tel l’artiste, le psychanalyste « brûle les meubles pour chauffer le modèle », Sophie de Mijolla-Mellor [12] emprunte cette image à Sigmund Freud [13]. J’en fais l’argument de cette conférence. Si l’adolescence est une création subjectale [14], la séance est l’occasion précieuse de la créativité ; essentiellement lorsque cette dernière se trouve bloquée dans les pathologies lourdes que nous nommons « impasses de l’identification », ailleurs de la subjectivation, voire psychoses pubertaires. « Brûler les meubles » nous disons « déconstruire l’infantile », intervenir pour libérer la création adolescente de sa glaciation infantile. « Chauffer l’adolescent » afin qu’il trouve ou retrouve le saisissement de son expérience pubertaire aliénée de laquelle sa trajectoire de création aurait dû se déployer.
3 Et d’abord comment la séance, moment exceptionnel de la création adolescente, fonctionne-t-elle ?
4 1 - L’adolescent raconte ce qu’il en est : récit de vie, autobiographie au quotidien, journal intime oral, historisation du présent et du passé parfois de l’avenir en projet. Sa narration a un souci polémique de causalisme et se déploie dans l’évidence de l’objectivité. Elle traite des démêlés du « je » avec le narcissisme, des paradoxes des liens entre infantile et pubertaire, du surmoi-idéal du moi, et des porte-parole de ces instances (parents et pairs). L’énonciation colle à l’énoncé ; le vocabulaire est pauvre ; la syntaxe capricieuse comme dans un texto. L’adolescent raconte mal. Son langage [15] est d’une autre culture que celle du thérapeute. Il s’explique dans une perplexité qui ne parvient pas à élever la biographie au-dessus des faits, les transformer en phénomènes. L’acteur principal ne peut guère se décentrer vers les autres, rarement parvient-il au jeu de rôle (récit psychodramatique). Il est « faux par incomplétude » (selon l’expression de Freud rédigeant « L’homme aux rats ») [16]. Raconter s’orienter comme une plaidoirie maladroite concernant sa souffrance et ses motifs et serait paradoxalement l’art de camoufler, de masquer, voire de dénier… Soyons prudents quant à explorer les caches du discours ; les confidences sont précieuses, mais elles surfent sur l’indescriptible. L’adolescent veut apparaître loin de ce qu’il ressent ; or ce qu’il ressent importe avant tout ; le travail identitaire secret se maintient à distance de sa narration. Lorsque le malaise ressenti est exprimé ou s’approche d’expressions vraies, il y a de l’évitement, de la gêne. Même lors des confidences à forte intensité affective, la retenue est présente, pouvant imposer du silence. Bref les processus secondaires s’affichent tandis que dans leurs mailles les processus primaires ne produisent que des étincelles ou des flashs si emplis de souffrance que notre intervention ne peut n’en marquer que l’écoute bienveillante… c’est déjà beaucoup dire. Roland Barthes [17] admire la distinction dans la langue japonaise entre l’animé et l’inanimé. Assurément les personnages fictifs du récit de l’adolescent en séance sont « affectés de la marque de l’inanimé ». Les êtres sont retenus dans « leur qualité de produit, de signes coupés de l’alibi référentiel par excellence... ».
5 L’autobiographie est d’une ouverture resserrée et rigide ; en outre elle semble ne pas éclairer ce que le thérapeute imagine comme essentiel et attend ; ce dernier est frustré quant à sa curiosité, que Sophie de Mijolla-Mellor nomme « son besoin d’en savoir plus » et que je rapprocherai tout naturellement de la pression d’emprise. Il risque de céder devant la défaite de sa compréhension et de partir à la recherche de documents oraux et écrits que la famille, l’école, les proches sont toujours friands de lui remettre plus ou moins sous couvert du secret. Il œuvre aussi en demandant des précisions, en interrogeant l’adolescent. Ailleurs il attend en silence avec neutralité que la connaissance de l’adolescent lui vienne. Il croît refouler ainsi son désir de savoir. Malheureusement le silence de l’analyste est une catastrophe dans la cure d’adolescent : « Comment parler à un mur ? » dira-t-il ; « J’ai l’impression qu’il me comprend trop ou qu’il ne comprend rien et ne s’intéresse pas à moi vraiment. » L’analyste en pleine « parentification » se trouve souvent sollicité par son désir de guérir, de consoler, de favoriser les prises de conscience, d’éduquer, de juger, de confronter les idéaux. N’est-il pas alors déçu ou irrité ? Tout est dans la séance : il faut, quoiqu’il advient, croire en son contenu et en sa limitation. On a longtemps pensé que l’analyse n’était pas faite pour les adolescents [18]. Je pense différemment qu’en raison de cela, nous devons modifier notre démarche d’analyste. De façon trop schématique, nous devons renoncer à la logique (à visée scientifique) de l’interprétation au bénéfice de la construction (à visée artistique). Avec l’adolescent la cure serait plus un art qu’une science [19].
6 2 - Face aux récits de l’adolescent, notre parole, celle dont nous sommes propriétaires a l’audace et peut-être la compétence de découvrir voire de deviner les positions inouïes des personnages. Sa construction n’est ni une interprétation ni une explication elle propose une mise en scène imaginaire en réaction à ce qui a été entendu… avec une prime de plaisir. Sur la terre narrative adolescente, l’analyste sème des paroles au plus près du modèle associatif freudien. Il est alors « sans scrupule à s’exposer, se livrer en pâture, se trahir, se conduire comme un artiste » [20]. En travaillant à partir des événements dont l’adolescent est si friand, plutôt que de l’activité introjective qui est supposée en restituer le fantasme : le récit des actions issues de sa biographie actuelle et passée est électivement écouté tel le récit d’un rêve (ou d’une création en cours) qui n’aurait pas encore pu se produire. Deux fonctionnements en face à face : la narration d’un causalisme recherché et la construction sur un jeu de déplacement-condensation des idées et des images. L’adolescent cherche les preuves, le thérapeute en reprend les éléments comme autant d’occasions de fantasmes pour lui. Ce qui est considéré comme causal pour l’adolescent est saisi comme trace aux fins de constructions. Cette forme de narratologie, transaction associative tranquille nécessite une certaine capacité du thérapeute à raconter des histoires. Le travail psychique de l’analyste est l’exemple même d’une activité de sublimation dont l’occasion, le stimulus, la trace est offerte par l’adolescent, (lui-même « en panne de sublimation »). Rappelons que Moses Laufer [21] proposait de traduire la pathologie pubertaire grave du breakdown en terme « de rupture des identifications » dont l’expression langagière est troublée (paradigmatique) de ce que j’ai fait état précédemment sur un modèle plus général. Si un objectif de la cure est de permettre à l’adolescent de réinvestir son activité psychique inconsciente (disons de son processus de sublimation), l’incitation, peut-être l’exemple, (sous un angle pédagogique) ne peut en venir que de l’analyste ; l’expérience intersubjective est engagée à travers ce discours ainsi conçu, « objet intermédiaire » de la séance (D.W. Winnicott).
7 La construction personnelle originale provoquée est sensiblement différente, nous l’avons vu, de la reprise argumentée de l’histoire du matériel telle qu’elle est proposée par S. Freud [22]. Le modèle est celui d’un « squiggle » winnicottien verbal. Le thérapeute y révèle son plaisir à commenter, plaisir qui devient un modèle possible pour l’adolescent qui sent une confiance accordée. Ne pourrait-on dire que devant les supposées réalités nous posons « un acte philosophique au sens d’une poésie sophistiquée » selon le mot de Montaigne, la poésie s’approchant des vérités énigmatiques sans craindre ni l’abstraction aliénante ni la fascination si répandue parmi les collègues pour les régimes de causalité. Le causalisme, si il est nécessaire à la construction un peu raisonnée de l’analyste, est hypothétique, au conditionnel ; différant de celui de l’adolescent sans être contradictoire, ni polémique, ni affirmé comme venant d’un savoir affiché, ni confronté sur les petits détails qui fâchent. Le thérapeute n’attaque jamais le système à rationalité vigilante, mais le contourne par sa pensée associative. Il évite l’explication binaire, également la belle interprétation symbolique ou la réponse savante aux demandes d’informations : autant de pièges où se masquent des injonctions paradoxales. L’adolescent est intolérant aux phallicités opposables et s’opposant. Évitons l’injonction « à quoi penses-tu ? ». Le commentaire (y compris des récits de rêves) se méfie des mots qui nomment « les choses en cause » et en utilise les jeux sur un modèle métonymique. « Je pense comme vous et (non pas mais) », « je me demande… » (le thérapeute ne manque pas de se questionner lui-même) « cela me fait penser… ». Mieux, « ne pourrions-nous nous demander de façon un peu différente… », co-pensée en marche ? Les séances deviennent dès lors des conversations à propos de ce que l’adolescent relate.
8 Le besoin de croire en la potentialité mutative de sa construction avec l’adolescent est assurément nécessaire dans le contre-transfert, avec une mise en confiance incitant à ce que l’adolescent se laisse aller à une énonciation associative. Le travail d’énonciation « flottante » à propos du texte qui lui est remis évite, autant que faire se peut, une théorie préalable du cas.
9 Pertinentes sont les étapes désignées par D.W. Winnicott :
- Être atteint émotionnellement par ce que dit le patient.
- Être détruit quant à son fonctionnement rationnel (processus secondaire) ou abstrait et en outre, dans sa capacité de jugement. Survivre quant à ses qualités associatives : il est clair que toute la démarche n’est possible que dans une ambiance transférentielle et contre transférentielle positive [23]. Le grain de sable de l’adolescent crée la perle dans la nacre de la construction de l’analyste.
11 3 - La séance peut devenir progressivement un observatoire des énigmes de la création adolescente en cours. Il s’y développe un débat d’historiens tout en hésitations interrogatives, mises en doute. « Parlons ensemble de ce que tu me dis ». Tout matériau contribue à l’ouvrage. L’observatoire est le « point où la vie ne se confond pas avec l’analyse » (car la séance telle que j’en propose la gestion est un partage assurément original). Il « est une étape où l’inconscient de l’analyste se mélange avec celui du patient », « dans une relation de quête érotique de sens ».
12 « Ma mère me hait », dit la jeune M. refusant la dimension paranoïaque non exclusive de ce discours. « Aujourd’hui, je pense que ta mère est déprimée. Elle n’en peut plus de la situation dans laquelle tu la mets, elle est à bout de nerf ». Ce point de vue personnel est étayé sur mes contacts hors séance avec sa mère. J’associe sur la biographie familiale dans son actualité, autre façon de ressentir les choses que l’adolescente relate. Cet état des lieux fait effet sur elle : « Donc ma mère m’aime », elle se sent mieux, dit-elle, elle note aussi un sentiment de sa puissance.
13 Le fonctionnement de « l’observatoire » est devenu dans la cure un moment privilégié où se travaillent les programmes dessinés par le désir des autre et le désir de désir des autres. Il serait alors possible (comme dans le jeu de rôle) de décentrer la narration de l’adolescent de sa propre position de « Je » en interrogeant l’histoire des autres acteurs, en évitant d’y inclure les relations de cause à effet responsables des tragédies. Voici une construction bien banale dans la séance : « Je me demande ce que pourrait faire (ou, deviendrait) ta mère, si elle ne rentrait pas à chaque instant dans ta chambre pour voir ce que tu fais ? » Le récit de l’intéressé entièrement encombré de faits répétitifs autour du travail s’ouvre à ses fantasmes concernant la vie de ses parents. Si l’identité du sujet est comparable à son ombre, travaillons les lumières venues d’ailleurs.
14 4 - « Brûler les meubles » écrivait Freud voilà un conseil fort pour le thérapeute d’adolescent : j’entends « déconstruire l’infantile » afin de libérer l’expérience pubertaire et rendre possible son élaboration. Rappelons ce que je nomme « l’infantile élargi » lors de la puberté :
- Les images des parents, de la fratrie, de lui-même organisées par la névrose infantile gérant les investissements narcissico-objectaux et surmoïques (organisation plus ou moins fixée et anhistorique) : souvenirs se répétant, se remémorant (roman infantile) et s’élaborant ; arguments de la logique phallique. Également l’« en-deça » de la névrose infantile sur lequel S. Lebovici insista [24] et dont P. Mâle disait « qu’il avait un poids électif à la puberté » [25].
- L’environnement interne-externe (au sens winnicottien) en particulier les emprises actuelles parentales en images et réalités [26]. « L’adultité » [26]est faite d’infantile s’élaborant dans les transferts de la vie. La parentalité renvoie d’abord aux incontournables porte-parole des liens d’enfance.
- J’ajouterais d’une façon qui peut sembler discutable les institutions entourant l’adolescence (famille, école en particulier). Elles fonctionnent sur le modèle du savoir-pouvoir foucaldien (lois du politique) et sont gérées par les hiérarchies d’adultes. Elles sont dans une relation à la fois d’étayage et d’aliénation, nécessaires par rapport à la subjectivation (P. Castoriadis, 1979) [27]. Quoique internes-externes (tel l’environnement) elles sont volontiers nommées « cadre externe ». J’insiste sur la distinction entre communauté (ou mutualité) et groupe institutionnel (en particulier familial). Dans quelle mesure lorsque, dans son discours en séance, l’adolescent fait-il état du pouvoir institutionnel lorsqu’il croit évoquer un lieu de ses projections surmoïques-idéales ou un sujet désigné comme lieu du surmoi groupal ? Pointer l’un ou l’autre dans nos interventions est tout différent.
16 Bref l’infantile est, pour cet enfant pubère, un ensemble « trouvé » « déjà là », complexe et contradictoire dans ses signifiants internes-externes, individuels communautaires et groupaux, passés et présents. Je traduis volontiers le terme d’infantile par celui d’emprise phallique (emprise comme formant de la sexualité infantile).
17 Disons en utilisant le modèle du pictogramme de Piera Aulagnier que le pubertaire, saisissement sensoriel-sensuel-génital de « l’encore-enfant » maintenant pubère est interprété par l’infantile… Encore faut-il que « la violence de cette interprétation » ne soit pas écrasante, aliénante, disqualifiante pour l’expérience pubertaire. L’adolescence fort pathologique est le fruit redoutable du clivage qui surgit à la puberté entre infantile et pubertaire. « La métamorphose » [28] ne peut avoir lieu. L’interprétation infantile est trop violente. Il faut l’adoucir, en modérer le jeu. Tel Gregor de la métamorphose décrit par Kafka, il n’y a pas transformation mais mutation totale, il ne reste rien du passé. Il est une forme vide. L’axe du Moi n’a pas résisté, cassé comme le chêne, car pas assez souple tel le roseau.
18 Oui, brûler l’enfant imaginaire (Serge Leclaire disait : « On tue un enfant »)…, mais en douceur car la reconstruction utilise justement et encore le matériau infantile. Déconstruire à la mesure des capacités de construction de l’adolescent tel que le contre-transfert en a l’intuition car la création adolescente se doit de façonner, fabriquer à partir du pubertaire de nouveaux meubles (travail que j’ai qualifié d’ » adolescens »). Le psychanalyste en construisant déconstruit ce qui gêne la construction naturelle du patient. Je dis bien que déconstruire, avec l’adolescent, c’est proposer une construction dont le psychanalyste pense qu’elle est non pas pertinente mais lui donne à penser autrement. La procédure n’est pas spécifique de la cure des adolescents ; elle pourrait l’être néanmoins lorsque l’adolescent fait siennes des constructions du thérapeute ; il ne serait alors pas le seul à construire ou à reconstruire comme dans la cure des adultes, il y produirait lui-même des « constructions orientées ».
19 5 - Introduisant le dernier paragraphe de ce texte, je dirai que la subjectivation a pour maître processus la sublimation pubertaire ou du pubertaire : voilà le processus qui « chauffe » l’adolescent. Si une théorie du cas préside à nos constructions en séance, son méta-centre, sa clé de voûte est l’originaire pubertaire non pas seulement tel qu’il est advenu mais tel qu’il advient hic et nunc. Les seuls commentaires entraînant une possible mutation sont ceux qui comprennent l’expérience pubertaire dans sa brûlante actualité non pas comme événement biographique mais comme source permanente de création en cours, tel un réel lacanien, la chose de l’adolescence. Le corps est présent à tous les instants de la séance ; corps visible, corps en action, corps parlé (avec quels mots ?), lieu du pubertaire et non de l’infantile (qui le masque parfois en ses débuts), témoin de la génitalité et derechef de la mort (« ce qui me retient de me suicider c’est qu’on puisse examiner après ma mort mon corps tout nu » dit une jeune anorexique pourtant décidée à mourir). Bref, la séance fait état du travail de sublimation en cours, ce que Sophie de Mijolla-Mellor nomma « les sensations pensées » et les « sensations mots » [29], qui se déviant ou s’écartant des « ressentis » les gardent néanmoins. La trace mnésique perceptible originaire de thématique génitale est constamment là dans l’observatoire, à la fois démasquée-masquée par la représentation de choses, de mots et les affects. Pour être thérapeute d’adolescent, il faut croire au pubertaire s’y sublimant. L’enjeu de la séance serait-il comparable à celui de Pygmalion : métamorphoser la statue en être de chair par la grâce transcendante de la parole (celle d’Aphrodite en l’occurrence du mythe). Je fais un travail actuellement sur le peintre Balthus qui aimait à saisir chez la jeune fille l’aurore de l’adolescence en ce qu’elle casse de l’enfance (ses figurations ont un aspect de marionnette) et en ce qu’elle donne à voir de l’engagement corporel et psychique pubertaire.
20 Concluons par une réflexion sur « le modèle » à chauffer : modèle de qui pour qui ? Je me demande si ce que j’ai dessiné dans ce texte bref a une pertinence dans la cure psychanalytique des adultes : l’adolescence ne serait pas seulement un champ clinique ; serait-elle un modèle du travail psychique de la cure [30] ?
Mots-clés éditeurs : Construction en analyse, Adolescence, Pubertaire
Date de mise en ligne : 12/04/2010.
https://doi.org/10.3917/top.108.0037Notes
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[1]
Mijolla-Mellor, Histoire de cas, histoire de patients. Introduction au Colloque de Rome du 7 novembre 2008
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[2]
Freud S. (1914). Introduction de la psychanalyse aux États-Unis. Paris : Gallimard, 2000.
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[3]
À ce propos, dans un tout autre domaine abordé dans ces journées, il n’y a jamais eu de procès ou de plainte concernant la publication des observations cliniques dans la Revue Adolescence. La prudence des psychanalystes a été forte lorsqu’il s’agissait d’adolescents aux parents connus, en particulier collègues.
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[4]
Gutton (2008). Le génie adolescent. Paris : Odile Jacob.
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[5]
Je n’entrerai pas, pour autant, au cours de cette conférence dans le débat, concernant la psychanalyse, entre art et science.
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[6]
Ferro M., Conférence (non publiée) de décembre 2008 à Aix-en-Provence.
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[7]
Barthes R. (1970). L’emprise des signes. Paris : Flammarion, p. 10.
-
[8]
Cette méfiance du psychanalyste d’adolescent n’est pas nouvelle. En France, elle vient de Pierre Mâle. Mâle P. (1964). La psychothérapie de l’adolescent. Paris : PUF.
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[9]
Fédida P. (1978). L’absence. Paris : Gallimard.
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[10]
Roussillon R. (1984). Préface du Paradoxe de D.W. Winnicott. In : A. Clancier, J. Kalmanovitch Actualité de Winnicott. Paris : In Press, 1999, pp. 9-26.
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[11]
J.L. (1996). Le divan bien tempéré. Paris : PUF. Cf. mon commentaire in Gutton Ph. (2002). Psychothérapie et adolescence. Paris : PUF.
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[12]
S. de Mijolla-Mellor, Histoire de cas, histoire de patients, 2008, op. cit.
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[13]
Freud S. (1933a). Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse. Paris : Gallimard, 1984.
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[14]
Gutton P. (2008). Le génie Adolescent. Paris : Odile Jacob.
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[15]
Conférer le numéro de la Revue Adolescence dirigé par J.-P. Goudaillier concernant la langue adolescente à paraître en 2009, n° 4.
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[16]
Freud S. (1918). L’homme aux rats. Extrait de l’histoire d’une névrose infantile. In : Cinq psychanalyses. Paris : PUF, 1975, pp. 325-420.
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[17]
Barthes R. (1970). L’emprise des signes. Paris : Flammarion, p. 13.
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[18]
Encore tout récemment à Paris un symposium de collègues se plaisait à travailler sur l’interrogation. « La psychanalyse de l’adolescent existe-t-elle ? en clinique et en théorie » en effaçant ainsi un petit siècle de travaux clinique sur la cure en adolescence. Journée scientifique inter-universitaire organisée par J. André, C. Chabert, M. Emmanuelli, F. Marty, F. Richard, 7 février 2009, Paris.
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[19]
Je n’aborde pas ici la problématique de l’adaptation psychothérapeutique du cadre.
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[20]
Sigmund Freud in S. Mijolla-Mellor, 2008, op. cit.
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[21]
Laufer M. (1984). Adolescence et rupture de développement. Une perspective psychanalytique. Paris : PUF, 1989.
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[22]
Freud S. (1937). Constructions dans l’analyse. In : Résultats, idées, problèmes, II. Paris : PUF, 1985, pp. 269-281.
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[23]
Nous travaillons ailleurs les modes d’abord des transferts négatifs in Gutton P. (2000). Psychothérapie et adolescence. Paris : PUF.
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[24]
Lebovici S. (1980). L’expérience du psychanalyste chez l’enfant et chez l’adulte devant le modèle de la névrose infantile et de la névrose de transfert, rapport au XXXIXe Congrès des Psychanalystes de langue française, Paris, juin 1979. Rev. Franç. Psychanal., 44 : 735-852.
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[25]
Gutton P. (à paraître en 2009). Pierre Mâle in Histoire des idées sur l’adolescence, Paris, PUF (collection fil rouge).
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[26]
Je les ai décrites comme saisies par le pubertaire des parents.
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[26]
S. Lebovici, 1980, op. cit.
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[27]
Castoriadis P. (1979). Les destins du plaisir, Aliénation, amour, passion. Paris : PUF, 1984
-
[28]
Freud S. (1905). Trois essais sur la théorie sexuelle. Paris : Gallimard, 1986.
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[29]
Mijolla-Mellor S. de (2004). La sublimation. Paris : PUF, Que sais-je ?
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[30]
Nous avons ainsi conclu, in Adolescens. Gutton P. (1996). Adolescens. Paris : PUF.