Notes
-
[1]
Surdez (Georges), Ajob in the legion in « Collier’s » du 23 dec 1933.
-
[2]
Cimino (Michael), Voyage au bout de l’enfer, (1979), distribué par Carlotta films.
-
[3]
Kustunka (Emir), Arizona dream, (1993), distribué par UGC ph.
-
[4]
Kitano (Takeshi), Sonatine, mélodie mortelle, (1993).
-
[5]
Tchkotoua (Alexis), Les catalyptiques dans la revue « Roulette russe ».
-
[6]
Freud (Sigmund), psychologie des foules et analyse du Moi (1921) in « Essais de psychanalyse », Paris : Petite bibliothèque Payot, (2001).
-
[7]
Tchkotoua (Aléxis) : op. cit.
-
[8]
Guttentag (Bill), Live, (2008), distribué par Pretty Pictures.
-
[9]
Babluani (Gela), 13 – Tzameti , (2006), distribué par MK2 Diffusion.
-
[10]
Freud (Sigmund), Dostoïevski et le parricide, (1928) in « Résultats, idées, problèmes » Vol II, Paris : PUF, 1985. (P.178).
-
[11]
Freud (Sigmund), Actuel sur la guerre et la mort in « Essais de psychanalyse » (1915), Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1981.
-
[12]
Dastur (Françoise), Comment affronter la mort ? ( 2005), Paris : Bayard.
-
[13]
Epicure, lettre à Ménécée, in” Lettres et Maximes”. 124-125, trad. de M. Conche, Paris : PUF, 1987, (p 219).
-
[14]
Jankelevitch (Vladimir), La mort, (1977), Paris : Champs Flammarion.
-
[15]
Toubiana (Eric) : « La guerre est-elle un jeu ? » in revue Topique, avril-mai, 2008.
-
[16]
Babluani (Gela) : Op. Cit.
-
[17]
En 2007. Source IRTAD (International Road Trafic and Accident Database).
-
[18]
En 2007. Source : VERSINI (Dominique), Adolescents en souffrance, rapport thématique 2007.
-
[19]
Freud (Sigmund), totem et tabou, (1913), Paris : Editions Gallimard, 1993.
-
[20]
Exode 20 : 13.
-
[21]
Babluani (Gela) : Op. Cit.
-
[22]
Freud (Sigmund) : Op. Cit.
-
[23]
Lucchelli (Jean Paul), La perversion ou le compromis impossible in « Revue Médicale Suisse », n° 79 du 20/09/06
1La roulette russe est un jeu consistant à mettre une cartouche dans le barillet d’un revolver, à tourner ce dernier de manière aléatoire, puis à pointer le revolver sur sa tempe avant d’actionner la détente. Si la chambre placée dans l’axe du canon contient une cartouche, elle sera alors percutée et le joueur mourra ou sera blessé.
2On croirait le jeu de la roulette russe vieux comme le monde tant il a inspiré auteurs et cinéastes depuis son apparition. Pourtant, le colt Paterson, qui est la première arme qui permet ce procédé consistant à faire tourner le barillet sans pouvoir être sûr que la chambre qui contient la balle se trouve dans l’axe du canon, est inventé en 1837. Sans épreuves précises, nous pouvons donc supposer la naissance de la roulette russe environ au XIXe siècle. Mais le premier témoignage tangible d’un scénario de roulette russe laisse penser que ce jeu fait son apparition pendant la première guerre mondiale. Il appartient à Georges Surdez [1], journaliste pour la revue Collier’s qui rapporte que ce jeu est une invention des sergents russes : « C’était lors du séjour de l’armée russe en Roumanie, pendant la première guerre mondiale. Les choses allaient de mal en pis et les officiers sentaient qu’ils avaient à perdre non seulement leur prestige, leur argent et la famille, mais aussi l’honneur qui leur restait devant les collègues des armées alliées. Dans des moments de désespoir, ils sortaient leur revolver, peu importe l’endroit où ils auraient été, mais toujours en compagnie des camarades, tournaient le cylindre, en introduisant une cartouche au hasard et arrêtaient le cylindre. Après ils menaient le revolver à la tempe et appuyaient sur la gâchette, ayant des chances de 5 à 1 d’être tué, parfois ça se passait, parfois, non ».
3Des scénarios de roulettes russes se retrouvent dans une multitude de films parmi lesquels nous pouvons nous rappeler plus particulièrement de Voyage au bout de l’enfer [2], Arizona dream [3] ou encore Sonatine, mélodie mortelle [4]. La littérature n’est pas en reste, beaucoup d’écrivains ont mis en scène leurs héros à la roulette russe à l’instar d’Alexis Tchkotoua [5] qui use remarquablement des mots pour retranscrire l’ambiance unique dans laquelle cette expérience peut plonger la psyché humaine.
4Mais cette prise de risque extrême n’est pas l’apanage de la fiction et il existe des exemples de personnalités célèbres s’étant livrés à cette pratique. Le chanteur Johnny Ace en est mort le 25 décembre 1954, l’acteur John Erik le 18 octobre 1984. Plus récemment, nous pouvions lire dans les faits-divers que ce jeu avait également été expérimenté par des anonymes : un policier meurt en octobre 2004 dans un commissariat après avoir défié ses collègues à la roulette russe tout comme cet autre jeune homme à Angers en 2007 qui cherchait à impressionner sa petite amie.
5Bien qu’ils ne s’agissent que de cas isolés, ils méritent cependant toute notre attention car ils suscitent une quantité impressionnante de productions artistiques et nous amènent ainsi à nous interroger sur les fantasmes auxquels ce jeu fait appel.
6Si la roulette russe nous apparaît comme simultanément inédite, incroyable et étrangère. Aussi bien que commune, vécue et intime, c’est peut-être bien pour ce qu’elle vient réveiller des expériences très archaïques de l’individu. D’un rapport à l’autre régit par un sentiment de toute puissance, d’une volonté de se confronter à sa propre disparition à une sexualité très primaire ; nous sommes conduits à penser la roulette russe en lien avec les premières expériences de jeu de l’enfant avec la bobine. Lorsque celui– ci n’atteint pas la deuxième étape du jeu, c’est-à-dire l’étape de l’élaboration. C’est dans ce moment que le joueur est dans le « gambling » sans pouvoir accéder au « playing », le second se différenciant du premier par la créativité qu’il autorise.
7La roulette russe concentre en une scène unique, à la fois, toutes les formes que peuvent recouvrir la notion de « prise de risque », mais également la dimension ludique de cette mise en danger. Si nous tentons d’analyser les enjeux psychiques de ce cliché, cet instantané du quitte ou double. Nous pourrions ouvrir des pistes de réflexion pour appréhender ce qui se passe du côté du jeu pathologique où la ruine vient figurer le « rien » de la mort. Mais aussi du côté des conduites à risque de façon plus générale, comme dans la pratique des sports extrêmes, des prises de toxiques ou des conduites ordaliques chez l’adolescent.
UN JEU DE GROUPE
8Pourrions-nous ajouter une règle implicite au jeu de la roulette russe ? L’impératif de s’y livrer sous le regard d’un autre, car chacun des exemples que nous avons pu répertorier, qu’ils soient réels ou tirés de la fiction, supposent un observateur.
9Cette dyade du joueur et du spectateur va permettre la mise en relief des rapports de toute puissance que ce procédé revêt. Il s’agit bien d’une mise en scène de son suicide qui implique une assistance. C’est pourquoi le cinéma va être convoqué dans cette partie. L’importance du regard de l’autre est tel, que l’idéal est d’avoir un vrai public comme Johnny Ace, ce chanteur qui a joué à la roulette russe devant un auditoire complet à Memphis.
10C’est dans cette dimension spectaculaire que ce procédé est né, il n’a, a priori, d’autre intérêt que d’affecter celui qui offre son regard au joueur. Les sergents russes de la première guerre mondiale se trouvaient devant l’armée ennemie et cherchaient une issue honorable à leur échec imminent. Dans leur détresse, le courage était la seule valeur qu’ils pouvaient sauver. Mais il eut été tout aussi valeureux d’anticiper leur mort dans un geste suicidaire. L’histoire militaire est pleine de ces anecdotes de soldats préférant se donner la mort plutôt que d’être capturé par leurs ennemis. Mais s’en remettre au hasard, c’est-à-dire précisément se jouer de la mort confère un prestige supplémentaire. Il y a, dans l’idée même de pouvoir en réchapper, cet en plus d’insoutenable. Accepter de mourir, c’est grand, accepter de mourir ou pas, c’est grandiose. Car il ne s’agit pas seulement de se résigner à mourir mais de prendre une distance avec sa propre fin, tourner en dérision ce qu’il y a d’insoutenable pour l’humain. Les sergents russes avaient donc bien compris qu’ils ne se limitaient pas à sauvegarder leur honneur ; il y avait bien, dans leur geste, une part de victoire, une domination morale sur l’ennemi.
11Malcolm X s’exerçait également à ce jeu. Il est d’emblée une figure de leader, à l’origine prêcheur religieux puis grand homme politique il est habitué à convaincre des auditoires. Ces rituels représentaient-ils un moyen supplémentaire de subjuguer les militants au-delà de ses idées politiques ? Il fallait bien qu’un certain charisme lui permette de déclencher un transfert particulier si puissant. Tout portait à croire qu’il avait été désigné par le destin comme meneur, un élan mégalomaniaque permettait sans doute de penser que la mort ne pouvait l’atteindre. Un homme capable de prendre de tels risques, ne peut que susciter le soutien des foules qui lui attribuent alors, un pouvoir hors du commun parce qu’il échappe à la crainte universelle de la mort et montre que sa volonté est sans limites : il n’a peur de rien ! Et nous savons bien à quel point cette absence de limites peut renvoyer à la toute puissance.
12Défier la mort, c’est se placer par rapport à l’autre comme le meneur. Le cas militaire des sergents russes nous ramène directement au texte de Freud [6] « Psychologie des foules et analyse du Moi ». Le père du groupe est immortel ou bien il doit donner l’illusion de l’être. Le joueur prend donc ici une place de père symbolique par rapport au groupe, mais, à ce même moment, il se défait lui-même des images paternelles qui pouvaient le gouverner auparavant, et si pour permettre une expérience de toute puissance, il faut au préalable destituer un quelconque pouvoir de l’autre, nous comprenons mieux pourquoi les conduites ordaliques peuvent prendre une telle importance chez l’adolescent. Nous y reviendrons.
13Seulement, la roulette russe ne peut être comprise comme la seule volonté d’emprise sur l’autre en tant qu’altérité, elle peut également être entendue comme un duel contre soi-même et la lecture d’un comte d’Alexis Tchkotoua [7], « Les cataleptiques [8] », permet d’aiguiser cette réflexion.
14Le personnage principal joue à la roulette russe, seul, face à un miroir. Il agit ainsi pour laisser à son reflet l’impulsion du tir. Le joueur peut donc se trouver dans cette double position d’être à la fois le joueur et le spectateur de son geste. Il opère une extériorisation de soi-même, un dédoublement de son regard que le miroir permet qui présente le procédé comme un psychodrame suicidaire où le sujet joue et se voit jouer en même temps.
15Cet œil externe qui nous renvoie une image de nous-même trouve son essence dans le narcissisme. Dans sa version archaïque et primitive, il constitue le Moi Idéal, bien différencié de la forme plus élaborée qu’est l’idéal du moi, alors corrélé au Surmoi. Il y a, semble-t-il, chez le joueur, une identification à ce Moi Idéal qui naît précisément au moment du stade du miroir.
16Par ailleurs, cette mise en scène de sa propre mort révèle une position fortement mélancolique, la roulette russe ne permettant que deux issues : non pas la mort ou la vie, mais la mort ou la renaissance qui est plus que la vie puisque accompagnée d’une suprématie sur la mort. Soit le joueur meurt, soit il peut se targuer d’avoir atteint cet au-delà, et s’identifier au Moi idéal tant désiré.
17Le jeu de la roulette russe en tant que tout ou rien est alors le jeu du mélancolique par excellence (de la même manière que la relation à la perte chez le joueur traditionnel peut-être conduite à être interprétée comme un signe clinique mélancolique). Cette position mélancolique que vient figurer la roulette russe, peut-elle se repérer dans d’autres comportements ordaliques ? Les preneurs de risques aiment à dire qu’ils se mettent volontairement en danger pour « tromper l’ennui », « vivre des moments d’adrénaline », « se surpasser » etc., de l’ennui à l’exaltation, nous retrouvons les oscillations manie-dépression présentes dans les problématiques mélancoliques et c’est littéralement ce que représente le barillet du pistolet : la chute ou le sublime.
18Ces derniers exemples envisagent la place dominante que pouvait prendre le joueur de la roulette russe par rapport à son public, mais dans un film récent, Gela Babluani [9] nous présente une version différente du dispositif où les rapports de domination entre le regardant et le regardé s’inversent. Dans ce film, ce sont les joueurs qui sont objectalisés.
19Il imagine une société secrète d’hommes fortunés, qui se retrouvent régulièrement pour parier sur la vie d’autres hommes. Chaque parieur doit amener son joueur. Les 13 joueurs vont donc ainsi s’affronter dans une version de la roulette russe qui se joue à plusieurs. Les participants forment un cercle et pointent leur arme sur le joueur placé devant eux tandis qu’eux-mêmes sont tenus en joug par celui qui les précède. À chaque round, plusieurs d’entre eux meurent. Les rounds ouvrent à chaque fois de nouveaux paris, jusqu’à ce qu’un seul joueur reste vivant.
20Le personnage principal est un jeune homme appelé Sébastien, qui, après avoir usurpé l’identité de son employeur (un dealer mort d’une overdose), se retrouve, malgré lui, pris dans cette machination effrayante. Lorsqu’il entre dans la maison où se tient le huis clos, ne pouvant plus fuir, il n’a plus d’autre choix que de jouer.
21Dans ce contexte, et Gela Babluani force ce trait, les joueurs perdent tout de leur humanité, cette désubjectivation est soulignée dans le film à maintes reprises, les joueurs sont appelés par leurs numéros et le titre du film « 13 » renvoie au numéro du personnage principal. Leur présence, leur vie, leur mort n’a d’autre but que de servir l’avidité de spectacles morbides des parieurs. Et pourtant, lorsque le numéro 13 sort vainqueur de ce tournoi funeste, il conquiert un nouveau statut. Instrumentalisé et assujetti tout au long du film, voilà que 13 redevient Sébastien. Le jeu des acteurs rend très bien cette déférence nouvelle qui s’installe autour du jeune homme.
22Le visionnage du film éveille une émotion profonde et met le spectateur dans une position délicate, mitigé entre une sympathie naturelle pour le personnage de Sébastien et la délectation, l’excitation du spectacle qui nous rend complice des bourreaux.
23Le terme d’excitation prend ici tout son sens et vient faire résonner les propos de Freud [10], qui attribuait à l’excitation du jeu une charge sexuelle : « Effectivement, la passion du jeu est un équivalent de l’ancienne compulsion à l’onanisme. (…) Le caractère irrésistible de la tentation, les résolutions solennelles et pourtant démenties de ne plus jamais le faire, l’étourdissant plaisir et la mauvaise conscience, tout cela demeure inaltéré dans la substitution ». Si le jeu provoque une tension pulsionnelle évidente, nous assistons ici à une orgie orchestrée par des pervers.
24Il n’est pas lieu de s’étendre sur la symbolique phallique, déjà largement exploitée, que peut dégager le revolver. Cette métaphore s’entend de façon évidente, le tir de la gâchette tient lieu d’une décharge orgasmique qui ne serait plus alors une « petite mort » mais une mort réelle. La chute pulsionnelle qui correspond à un retour à l’état anorganique est prise au sens propre. On comprend mieux l’intensité des minutes précédant le tir, la montée pulsionnelle est corrélée à la chute qui attend le joueur et que le réalisateur met remarquablement en scène. Il joue avec sa caméra sur la pesanteur de l’atmosphère, la suspension du temps et sur les nerfs du spectateur. Ces sensations nous rapprochent de ce que les preneurs de risques décrivent comme une « montée d’adrénaline ».
UN RENDEZ-VOUS AVEC LA MORT
25La mort est une notion complexe que les grandes disciplines cherchent à appréhender depuis toujours : la philosophie, la médecine, les sciences, la religion, l’art. La psychanalyse, elle, a pris le parti d’admettre son impossibilité à être saisie : « Au fond, personne ne croit à sa propre mort, et dans son inconscient, chacun est persuadé de son immortalité » nous dit Freud [11]. La mort, mise en jeu dans le risque n’est donc pas tant une expérience surprenante et elle constitue une étape normale de l’individu. Le risque peut être une nécessité à condition d’adopter des formes compatibles avec le désir de vivre qui nous anime, par exemple sous forme de fantasmes, d’angoisses, de phobies (phobies d’impulsions). En somme il reste normal de jouer à se faire peur. Les formes de risque extrême comme peut l’être la roulette russe, relèvent justement d’une impossibilité à faire cette expérimentation qui confronte à la castration et est animée d’une volonté de dépasser l’interdit de la mort.
26S’il peut exister un savoir sur sa propre mort, celui-ci s’acquiert en traversant l’angoisse de mort. Cette angoisse est ici à entendre comme élaboratrice et symboligène. Il semble que la recherche de limites soit un passage parfois nécéssaire pour l’individu, afin de voir ce savoir sur la mortalité se muer en vérité.
27Le syndrome de la « fureur de vivre » n’est pas nouveau, les penseurs Grecs avaient bien compris que la limite est ce par quoi une chose commence, ainsi pour acquérir ce sentiment de vivre, il conviendrait à un moment donné, d’expérimenter la mort. La vie n’est pas une continuité infinie, elle ne prend sens que si l’on peut avoir la certitude qu’elle se terminera. La recherche de sensations de limites est alors un moyen de justifier son existence parce que, comme le souligne Freud, il y a en nous cette petite voix qui persiste à nier la fatalité, tout semble nous pousser à nous dire : « après tout, pourquoi la mort ne ferait elle pas une exception pour moi ? » Il ne suffit pas d’exercer sa pensée opératoire ou d’observer la mort d’un autre pour se faire une idée précise de sa mort. Françoise Dastur [12] écrit que le savoir sur la mort de l’homme « lui vient à travers cette émotion spécifiquement humaine qu’est l’angoisse ».
28Dans le fond, les conduites ordaliques ne mériteraient pas tant d’attention, si elles ne prenaient pas cette inquiétante tournure addictive chez certains parce qu’elle ne sont pas toujours anxiogènes et restent dans la pure excitation. La répétition n’est pas suivie d’une phase symboligène, il s’agirait d’une sorte de jeu de la bobine où la deuxième étape du jeu serait manquante. Nous pourrions ainsi, plutôt parler de récidive que de répétition. Il ne s’agit plus alors d’une expérience qui vise à acquérir une connaissance par la pratique, mais d’une expérience vécue pour elle-même, pour la décharge pulsionnelle qu’elle suscite. Or, l’expérience de la mort est, à priori, impossible. Epicure [13] pour qui la mort n’est rien et bien d’autres l’avaient déjà pensé. Lorsque nous mourrons, nous ne pouvons plus vivre cette expérience, et le mort ne peut pas non plus nous apporter son témoignage. Ainsi elle est impossible à objectiver. Cet impossible de la mort hante les fantasmes de l’humanité depuis toujours et nourrit les mystiques, les croyants, tout comme les cinéastes et les écrivains. Il s’agit au fond d’un rêve humain que de s’emparer de cette phase, terra incognita à jamais énigmatique et qui pourtant ne peut se défaire du sentiment d’exister. Vladimir Jankélévitch [14] parle de « l’espèce de pudeur que la mort nous inspire et qui tient en grande partie à ce caractère impensable et inénarrable de l’instant létal », nous allons voir que plus qu’une pudeur, il s’agit d’un véritable interdit.
29Certaines personnes seraient donc tentées d’approcher cette mort via le risque. La roulette russe fait-elle cette promesse ? Les quelques instants qui précèdent le tir peuvent s’imaginer comme un moment de blanc total : désertion de la pensée, impossibilité d’appréhender la temporalité. Cocktail semblable au « rien » de la mort ? Pourtant ce n’est pas rien que les joueurs vivent, puisqu’il reste cet en plus, qui fait que nous ne pouvons pas être mort : la tension pulsionnelle.
30Les « personnalités risqueuses » (selon un terme d’Éric Toubiana [15]) évoquent cette absentéisation de soi-même avec délice. Ces moments d’ailleurs s’apparentent à des moments de volupté, instants qui ne se racontent pas, insondables par essence, qui échappent justement aux mots et à l’élaboration et qui font de la clinique du risque à la fois une clinique riche et un casse-tête pour le praticien en tant que clinique de l’instantané !
31Lorsque l’on pense à la roulette russe, bien sûr on voit se profiler la mort, mais cette confrontation offre un avantage extraordinaire : elle laisse une (ou plusieurs selon le nombre de balles dans le barillet) chance de survie. C’est ce qui lui confère ce privilège : offrir au joueur la possibilité de vivre et surtout revivre une expérience inédite.
32Le survivant de la roulette russe peut donc légitimement croire qu’il a vaincu la mort et continuer de s’appuyer sur cette croyance en son immortalité ; encore une fois, si l’expérience n’aboutit pas sur un sentiment de vérité. Cela peut le pousser à multiplier les prises de risque, avec un défi toujours plus audacieux (dans le film Tzameti [16], par exemple, le premier round se joue avec une balle dans le barillet, puis deux, puis trois, …). D’une manière assez générale, nous rencontrons chez les addictés (aux jeux, à la drogue…), ce besoin croissant d’augmenter les doses. Ce repère clinique doit également pouvoir se retrouver dans les conduites à risque.
33Les moins de 25 ans sont statistiquement plus sujets aux conduites ordaliques, ils sont surreprésentés dans les accidents de la route (21%) [17] et dans les tentatives de suicides (45 000 par an) [18]. L’adolescence apparaît comme une étape importante dans la recherche des limites. Nous pouvons mettre en lien ce passage de l’adolescence avec ce qui a pu être dit plus tôt de la chute du père, en émettant l’hypothèse que reprendre son droit à risquer sa vie équivaut à un meurtre symbolique du père tel que le décrit Freud [19] dans Totem et tabou.
34Car, bien entendu, la crainte de la mort en tant que limite renvoie directement à la crainte de la castration et est donc corrélée à la crainte qu’inspire la figure emblématique du père, père de la horde qu’il faut un jour ou l’autre défier. La question de la prise de risque est donc à considérer sous cet angle pour pouvoir en déterminer l’impact psychique. S’agit-il d’un meurtre symbolique du père servant l’élaboration psychique ou peut-on y voir, un déni de la castration plus morbide qui ouvre la voie à un sentiment de toute puissance ? Le jeu de la roulette russe, pratique malgré tout réelle, par son aspect radicale, peut paraître comme d’emblée pathologique mais elle l’est au même titre que les expériences limites et parfois extrêmes auxquels se livrent les adolescents, nous pensons ici notamment à la pratique de la scarification.
35En convoquant la mort pour la défier il y a un indéniable interdit de franchi. C’est au départ la religion qui institue cette interdiction de disposer de sa propre vie. Par exemple, les suicidés dans la tradition judéo-chrétienne n’ont, en théorie, pas le droit d’être enterrés selon le rite religieux. Notre vie nous est offerte par dieu et à lui seul revient la décision d’en disposer. Le « tu ne tueras point » qu’enseigne, le Décalogue [20] s’applique aussi à soi-même.
36Lorsque Freud aborde la crainte du père, dans le mythe de la horde primitive, il opère un décentrement fondamental. Il revient à dire que ce n’est pas Dieu qui dispose de la vie de l’homme mais son père, passant ainsi d’une dimension mystique à une dimension familiale (pourtant pas moins puissante symboliquement). Il y a donc, dans les conduites à risque, en soi une réappropriation de son droit à mourir, question aujourd’hui encore cruciale comme en témoignent les récents débats autour de l’euthanasie. La roulette russe ouvre de nouveau cette question, si on peut admettre aujourd’hui qu’un sujet est libre de disposer de sa vie, a-il pour autant le droit de disposer de sa mort, et qui plus est de la mettre en jeu ?
37Sauf que, dans la roulette russe comme dans tout autre conduite ordalique, il y a tout de même une autre puissance qui est convoquée comme juge, ce n’est plus Dieu, ni le père, mais une autorité bien plus radicale et pas toujours impartiale, la chance. Le fatum, serait-il un nouveau Dieu moderne ? C’est lui qui fait la loi dans les casinos, comme dans la prise de risque. À un moment où, en occident, Dieu est tombé, où les valeurs familiales se réagencent, que pouvons- nous faire de notre liberté nouvellement acquise et dont nous ne savons que faire ? Après nous être affranchis de nos maîtres, voilà que nous nous en remettons à cette divinité, peut-être plus cruelle et plus injuste que les autres, car sa logique nous est inaccessible. Les mathématiciens ont eu beau plancher sur les probabilités, elle continue de nous échapper : personne dans un casino ne peut prédire les prochains coups ! C’est pourtant bien elle qui décide de la fortune des uns et de la ruine des autres. En définitive, les joueurs et les autres risqueurs, n’ont qu’une seule idole : la chance, à laquelle on voue toutes sortes de rituels dans une pensée magique qui fondent les superstitions en tout genre et qui n’est jamais absente des casinos. La thématique de la chance est reprise dans le film de Babluani [21] qui donne comme titre à son film cet emblème : 13, chiffre presque écusson de la chance dont on est jamais certain de savoir s’il présage la chance ou le malheur.
38Nous avons d’ores et déjà évoqué le thème de la renaissance, cette idée se précise maintenant. Si dieu n’offrait qu’une fois pour toute la vie, la chance, elle, permet de multiples exercices de renaissance. Il revient à présent à l’homme le pouvoir de mort ou d’auto-engendrement. C’est ici le corps qui devient l’objet de toute puissance car la chance, dans le jeu, n’est pas comme Dieu ou tout autre figure paternelle, une entité omniprésente, l’individu peut l’anticiper et la convoquer à loisir.
39La part masochiste de ce jeu tient dans cette volonté de tuer la force que nous ne pouvons maîtriser (Dieu, le père, …). Il y a un mouvement de retournement de l’agressivité, d’abord adressé à l’autre, retournée contre soi-même et qui est si bien illustrée par le retournement du revolver sur sa propre tempe. Le sujet ne peut atteindre son objectif qu’en passant par une mise en danger de son corps.
UN JEU INTERDIT AU MOINS DE 18 ANS
40Si ce jeu devrait être interdit au moins de 18 ans, ce n’est pas seulement parce qu’il est très violent (critère pour lequel on appose une interdiction au moins de 16 ans) mais pour ce qu’il vient nous signifier d’une sexualité d’une part impossible, où le joueur cherche à atteindre un orgasme parfait, et d’autre part d’une sexualité se rattachant à la mort.
41Nous avons déjà évoqué la proximité qu’il pouvait y avoir entre le jeu et le sexuel. Comme Freud [22] le remarquait, le jeu de la roulette classique peut fantasmatiquement s’apparenter à une activité masturbatoire.
42Il semblerait pourtant qu’il y ait dans la roulette russe, non pas la recherche de la répétition de l’orgasme ; c’est-à-dire pas uniquement la déviation de la censure surmoïque pour se livrer à une pratique auto-érotique ; il y a la recherche d’un orgasme autre. Un orgasme encore inconnu, inaccessible : celui qui serait satisfaisant ! Lacan soulignait déjà l’impossibilité d’accéder à la totale satisfaction de la jouissance pourtant course que l’homme suit toujours. Finalement s’il lui arrivait de réellement jouir, de manière satisfaisante et saturante, il n’aurait plus besoin de poursuivre sa quête de jouissance. C’est ainsi que l’orgasme satisfaisant serait aussi le dernier ! Celui pour lequel on pourrait aller jusqu’à risquer sa peau et de fait, chez le survivant, il doit bien y avoir une pointe de regret d’être passé si près du « grand orgasme ».
43C’est peut-être cela qui subjugue autant le spectateur : le prestige que s’octroie le joueur tiendrait également au fait qu’il connaît une jouissance particulière. On lui suppose, non pas un savoir, mais une expérience de totale transcendance et le transfert sur le joueur ainsi opère.
44Le jeu de la roulette russe pousse l’analogie entre sexualité et mort à son acmé car ces deux entités se retrouvent, de façon inédite, rapportées au même plan. La mort est désacralisée, rendue atteignable, simple objet, objet sexuel ? Elle n’est tout au plus qu’un enjeu.
45Il y a dans la personnalité perverse un attrait indéniable pour la mort, en réalité sous forme d’un attachement mortifère à la jouissance sexuelle. Ces sujets cherchent à se détruire, souvent en prenant des risques inconsidérés. Un exemple qui pourrait tout à fait illustrer cette idée se retrouve dans les pratiques sexuelles en vogue dans certains milieux parisiens : le Bareback, où il est de mise de jouer à une nouvelle variante moderne de la roulette russe en multipliant les rapports sexuels non protégés avec des partenaires potentiellement porteurs du VIH. Dans ces cas-là, les liens qui unissent les pulsions mortifères et sexuelles sont évidents. Mais les prises de risque n’étant pas toujours si spectaculaire, il conviendrait, dans la clinique, de plus souvent envisager ce noyau pervers des patients aimant se mettre en danger, notamment dans les cas de toxicomanie sévère.
46La société occidentale pose un interdit sur la sexualité et la mort. Chaque homme vit un compromis entre ses désirs et les interdits en intégrant psychiquement la loi. Selon Jean-Paul Lucchelli [23], psychanalyste, qui propose d’analyser les contrats auxquels se réfèrent les personnalités perverses, elles doivent répondre à deux impératifs : d’une part la transgression, d’autre part lier la mort et la sexualité.
47Voilà donc pourquoi cette expérience est interdite ! Elle permet d’accéder à l’ultime et de dépasser les frontières de ce que nous permet la société.
48Ces deux interdits sont donc contournés par le jeu, par la recherche de sensations.
49Quelle pulsionnalité est en jeu dans la roulette russe ? Nous arrivons peut- être à un « cessez le feu » entre Eros et Thanatos, c’est-à-dire l’aboutissement d’un équilibre parfait entre ces deux pulsions qui s’affrontent sans cesse. Entre instinct de conservation et le désir de revenir à un état inanimé, anorganique. Puisque le joueur se trouve dans cette situation unique où il a autant de chance de vivre que de mourir.
50Ce qui reste pertinent de la citation de Freud est le caractère auto-érotique que prend la roulette russe dans sa version originale (nous avons vu dans l’exemple du film Tzameti, qu’il en était autrement de la roulette se jouant à plusieurs). Le joueur est à la fois celui qui agit et celui qui subit, le retournement du revolver contre soi ne manque pas de nous faire penser à ce moment très archaïque, au stade du narcissisme primaire où le bébé est à la fois émetteur et récepteur de la pulsion. D’une façon générale, la roulette russe relève de processus extrêmement primaire, c’est en cela qu’elle peut être comparée à un prototype, un modèle des conduites à risques.
51Nous avons pu rapprocher cette expérience d’un sentiment de toute puissance et d’une sexualité perverse très primaire. Il y a dans la roulette russe un désir de contrôle, que ce soit par le biais de la domination de l’autre en tant qu’altérité, ou par une confrontation avec ce qui échappe à chacun : la mort, le fatum, la sexualité. Seulement, nous ne pouvons que constater que cela échoue ou bien cela à déjà échoué. Car cette expérience semble devoir rester dans le domaine de l’archaïque.
52En définitive, l’enfant du Fort-Da ne se livre t-il pas à une roulette russe en cherchant à contrôler les douloureux allers et venus de sa mère ? Lorsqu’il est décrit par Freud, le jeu est toujours accompagné de cette seconde phase du retour de la bobine, nous en oublions presque le risque incommensurable que prend l’enfant à l’instant où il jette l’objet, il risque de ne pas pouvoir faire revenir cette bobine et de se voir disparaître en même temps que la mère. Il se met donc volontairement dans cette position de quitte ou double, de risque extrême comme le fait le candidat à la roulette russe.
53L’avantage de l’enfant reste qu’il atteint une résolution. La bobine qui figure la mère réelle est déjà en soi une symbolisation et donc une capacité de conceptualisation qui permet d’acquérir un savoir. Il est déjà dans un processus secondaire. Tandis que la roulette russe, de façon beaucoup plus primaire nous présente le risque dans sa forme la plus crue.
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Mots-clés éditeurs : Jeu, Ordalie, Risque, Mort, Addiction, Toute-puissance
Date de mise en ligne : 14/10/2009
https://doi.org/10.3917/top.107.0091Notes
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