Notes
-
[1]
Aristote, La Politique, 1996, Hermann Editeur des Arts et des Lettres, Paris, Livre I, p. 1-27.
-
[2]
Aristote, op. cit.
-
[3]
De Romilly Jacqueline, La Grèce antique à la découverte de la liberté, Livre de Poche, Coll. Biblio Essais, Paris, p. 141.
-
[4]
Nonnos de Pannopolis, Géographies Dynonisiaques, cité par Jacques Beauchard dans, Beyrouth, la ville, la mort, 2006, Editions de l’Aube, Paris, p. 9
-
[5]
Beauchard Jacques, Génie du territoire et identité politique,2003, Editions de l’Harmattan, Paris, p. 68.
-
[6]
Berytus Nutrix Legum était la devise de la ville de Phénicie Maritime qui aujourd’hui est la capitale de la République Libanaise.
-
[7]
Thual François, Les conflits identitaires, 1995, Editions Ellipses, Paris, p. 191.
-
[8]
L’Iran, traditionnellement sunnite, a adopté sous la dynastie des Séfévides (XVIe siècle) le chiisme duodécimain et ce, afin de ne pas subir l’hégémonie des sultans-califes ottomans qui venaient de mettre fin à l’Empire Romain d’Orient (Byzantin) après la prise de Constantinople en 1453. Les Séfévides, en guerre permanente contre les Ottomans, imposèrent le chiisme, parfois par la force. De plus, les clercs chiites iraniens donnèrent une nouvelle interprétation à la théologie chiite en approfondissant la notion de « vicariat du juriste-théologien » ou Wilayat al Faqih. C’est l’Ayatollah Khomeiny qui formalisera la doctrine en faisant du faqih suprême un vicaire de l’Imam caché, cette entité cosmique à qui on reconnaît l’infaillibilité et l’impeccabilité ainsi que le pouvoir suprême en matière politique, militaire, religieuse et morale. Tel est le noyau de la « révolution islamique » selon l’interprétation iranienne.
-
[9]
Voegelin Eric, Les religions politiques, 1994, Editions du Cerf, Paris - Idem, La nouvelle science du politique, 2000, Editions du Seuil, Paris
-
[10]
Voegelin fut le premier à critiquer la modernité en la rattachant aux mouvements gnostiques.
-
[11]
De Libera Alain, Raison et Foi, 2003, Editions du Seuil, Paris, 4ème de couverture
-
[12]
Nancy Jean-Luc, La création du monde ou la mondialisation, 2002, Editions Galilée, Paris, p. 14-15.
-
[13]
«Fecisti patriam diversis gentibus unam, / Profuit injustis, te dominante, capi, / Dumque offers victis proprii consortia juris, / Urbem fecisti quod prius orbis erat »
-
[14]
Beauchard Jacques op. cit.
-
[15]
loc. cit.
-
[16]
Beauchard Jacques, op. cit.
-
[17]
Il en est ainsi de l’Office des Grandes Complies du Carême dans le rite byzantin par exemple.
-
[18]
. Voir la lettre de St Bernard extraite de «De Laudae Novae Militiae» cité par Jean Richard dans «L’Esprit de la Croisade», Paris 1969. Voir aussi, Les brunes de Catalonos
-
[19]
L’histoire de Drocton selon Borges est finement analysée par Paolo Caesaretti et Gianni Guadalupi dans : «Ravenne. Les Splendeurs d’un Empire», 2006, Bologna, Editions FMR spa/Grupo ART’E’, p. 9-28.
-
[20]
Op. cit.
-
[21]
Op. cit.
-
[22]
Voir l’excellente monographie de Jean Salem : «De la tragédie à l’histoire. Une introduction à la lecture de l’Enéide », 1988, Cariscript, Paris
-
[23]
Salem Jean, op.cit, p. 48-54.
-
[24]
Salem Jean, loc. cit.
1Au livre premier de La Politique, Aristote, affirme : «… si l’homme est parfait et le meilleur des animaux, il est aussi le pire quand il vit sans loi ni justice. Ce qu’il y a de plus mauvais c’est l’injustice qui utilise les armes [1] ».
2« Trahir la guerre pour être citoyen », tel est le titre de cette table ronde mais c’est aussi l’objet même de la constitution de la Cité qui, pour Aristote du moins, est antérieure à la famille et à chacun, tant «un homme par nature est en même temps avide de guerre [2] ». D’où, son examen attentif des constitutions que reprend de façon élargie Jacqueline de Romilly dans «La Grèce antique à la découverte de la liberté [3] ». D’où encore, chez Thucydide, le débat magistral qu’il met en scène entre Lacédémoniens et Athéniens dans la guerre du Péloponnèse, quand la Cité est débordée et que l’hégémonie l’emporte; mais d’où, aussi et surtout, la conversion conflictuelle pour Sophocle quand le Bien conduit la lumineuse Antigone à trahir les lois de la Cité quitte à subir l’opprobre de la condamnation.
URBANITÉ CITADINE
3Le pays d’où je viens s’appelle le Liban. La plupart d’entre vous doivent penser qu’il s’agit d’un pays paradoxal, hors de toute norme, qui serait à la fois paradis et enfer. Paradis de la douceur de vivre mais également l’enfer de toutes les violences de ce Proche Orient où toute violence, tout conflit armé, toute guerre peuvent être qualifiés de justes parce que leur présupposé principal est une confusion, de nature religieuse, entre le bien commun ou public et le bien moral. Cet amalgame, entre divers registres, mène nécessairement à comprendre « LE » politique non comme le régulateur des conflits mais comme l’exercice possible d’une hégémonie.
4Ma ville natale s’appelle Beyrouth, métropole urbaine sept fois détruite par les guerres ou les calamités naturelles mais chaque fois reconstruite. À cette moderne héritière de l’antique cité de Tyr s’appliquent les paroles du prophète Ezéchiel qui disait : «Tyr (Beyrouth), tu disais : je suis un navire d’une beauté parfaite. Au milieu de la mer est ton domaine (27 :4) […] Tes sages, Tyr (Beyrouth) te servaient de pilotes … Tous les vaisseaux de la mer, avec leur matelots, venaient chez toi pour faire du trafic ( 27 : 9 )».
5Beyrouth n’est qu’un vulgaire cap rocheux, devenu au fil des siècles une avancée urbaine au milieu des flots. Beyrouth, la ville-navire est une ville-monde comme le furent jadis Alexandrie, Antioche, Constantinople ou Venise. Du milieu des flots, Beyrouth séduit et nargue tous les tyrans du continent. Les adversaires de l’urbanité citadine et de la civilité patricienne apprécient fort peu la brise du large qui caresse la capitale libanaise de la fraîcheur de la liberté. Ils lui préfèrent la rudesse du vent des steppes, la gangue boueuse des sols et la rigidité inflexible des territoires « identitaires ». Mais Beyrouth est aussi la ville-mère, celle de l’Ecole de Droit où fut colligé le Code Justinien, et que le poète byzantin du V° siècle, Nonnos de Pannopolis, immortalise en disant :
«La discorde qui défait les États ne cessera de compromettre la paix que lorsque Béryte, garante de l’ordre, sera juge de la terre et des mers, lorsqu’elle fortifiera les villes du rempart de ses lois [4] ».
URBANITÉ POLITIQUE
7En effet, l’ordre politique n’est pas celui d’une chefferie tribale. De même, le lien civil n’est pas identique au lien social et encore moins au lien naturel du lignage. L’ordre politique est d’abord un ordre urbain, celui de toute Cité, de toute patrie, régie par la règle du droit et gouvernée selon la loi. C’est ce présupposé qui permet de définir le paramètre de l’identité ainsi que celui du rempart de défense de l’urbanité et de la citoyenneté. On comprend dès lors pourquoi la «production du lien civil et sa projection dans l’espace public relèvent de ce que Henri Mauss appelait l’économie du don [5] ».
8L’École de Droit de l’ancienne Béryte n’est plus. Ma ville natale, Beyrouth qu’on appelait jadis la « cité mère des lois [6] », est aujourd’hui disloquée par les revendications identitaires et hégémoniques. Depuis la chute du bloc soviétique, le mur de Berlin semble s’être déplacé vers l’Orient pour traverser aujourd’hui la capitale libanaise. Depuis ma naissance, j’ai l’impression de voir fuir sous mes yeux la construction d’une patrie où l’homme libre est honoré par une citoyenneté fondée sur la loi et non sur l’identité.
9À cet égard, ce qui se joue actuellement dans mon pays, le Liban, semble préfigurer ce qui pourrait se passer demain ailleurs. La rupture de civilisation que nous connaissons est porteuse du fléau identitaire qui pourrait, tôt ou tard, nous entraîner non vers une re-tribalisationde l’humanité mais vers un réensauvagement de l’homme lui-même, selon la formule de François Thual [7].
LES NOUVELLES GUERRES GNOSTIQUES
10Depuis le siècle des Lumières, nous avons assisté à la gigantomachie entre foi et raison. Nous avons pris position pour l’une contre l’autre et vice-versa. Nous avons parfois essayé d’être équidistants entre l’une et l’autre. Nous avons proclamé l’achèvement de la sécularisation du christianisme, du moins en Occident, et la libération de l’homme de tout lien religieux. Ces longs siècles de polémiques sont maintenant derrière nous. Il n’est cependant pas impossible de voir se retrouver dans le même camp de demain, les belligérants d’hier. En effet, en cet étrange XXIe siècle, les scientistes positivistes et les théologiens scolastiques de jadis ont cédé la place aux enfants de tous les prédicateurs de l’apocalypse : les fondamentalistes new-born christians; les doctrinaires de l’ultrasionisme ou new-born jews, les déchaînés froids et sanguinaires du « salafisme » ou new-born sunnites, et les exaltés du « faqihisme séfévide [8] » (Wilayat al Faqih ) qu’on peut appeler new-born chiites.
11Il serait sans doute plus opportun d’inclure dans cette sinistre galerie une bonne part de la communauté dite scientifique si tant est que le scientisme contemporain et l’illuminisme néopositiviste qui nous entourent ont quelque ressemblance avec l’Epistémè, ou Science.
12Tous ces mouvements, radicaux et violents, ont un air de famille, une sorte de dénominateur commun qui autorise de les placer sur le même registre épistémologique. En effet, tout se passe comme s’ils se proposaient, comme le pense Eric Voegelin [9], de réécrire l’histoire en réinterprétant politiquement la religion traditionnelle, ou l’idéologie classique, dont ils sont issus. Ils font ainsi de la « théopolitique», expression forgée par Carl Schmitt et que reprend Théodore Paléologue dans son essai «Sous l’œil du Grand Inquisiteur». En théopolitique toute guerre est forcément juste. Malheureusement, quand la théopolitiqueprend le pas sur la géopolitique, ceci signifie que Dieu est en train de digérer sa propre création et de mettre fin à l’histoire.
LES VIOLENCES MÉTAPHYSIQUES
13Eric Voegelin, dont l’œuvre était admirée par Hannah Arendt [10], pense que ces courants procèdent, comme les sectes gnostiques de jadis, à une redivinisation de la société. Ils reposeraient tous, non sur le réel du monde, mais sur un monde « rêvé » dont les prosélytes ou les activistes hâtent la venue par le recours à la violence.
14Cette violence n’a, malheureusement, d’autre justification qu’elle-même et ne peut être régulée par aucun cadre juridique. Tout se passe comme si cette même violence était un attribut divin, lointain écho du vocable latin «omnipotens» par lequel on traduit, maladroitement, l’original grec «pantokrator» pour parler de Dieu. Penser que ce dernier peut vouloir la violence, c’est forcément admettre que celle-ci peut être justifiée dans un cadre non légal. Envisager la mort du monde comme objectif divin traduit un univers pulsionnel d’une exceptionnelle agressivité.
15Que m’importent le Droit et la Loi puisque ce que je dis est vrai ?Nous entrons, ainsi, de plein pied, dans les couches les plus profondes de l’imaginaire du bras armé de « Dieu-Vérité-Bien-Certitude », qu’il soit un djihadiste salafiste, un hezbollahi exalté, un kamikaze-terroriste, un sioniste arrogant, un cow-boy puritain, un Dr. Mengele, etc. Un tel justicier de l’apocalypse met sa puissance intellectuelle et la force de ses muscles non au service du Droit mais comme substitut de la Loi et ce, au nom de sa bonne conscience et, probablement, de son élection divine. C’est, je crois, dans cette donnée qu’il faut trouver l’explication de la violence inouïe que font déferler sur le monde les rêves métaphysiques.
16C’est ce même danger que constate Alain de Libera, dans Raison et Foi, et lui fait dénoncer l’absurdité de la formule attribuée à Malraux : «Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas». Loin de le rassurer, une telle perspective lui fait craindre le pire, à savoir que ce siècle «n’aille pas à son terme ou, plutôt, qu’il marche, somnambule, vers une censure pire que toutes celles du Moyen Age [11] ». Si la théopolitique traduit quoi que ce soit porteur de sens, ce serait une pulsion de mort qui traverserait actuellement le monde. Au jeu d’enfants que fut la bataille intellectuelle entre foi et raison succéderait la guerre juste par excellence, celle du choc de tous les communautarismes. Qu’on se rassure donc, nous n’allons pas vers le choc des civilisations mais peut être vers l’affrontement de toutes les identités dont le but inavoué serait l’extermination de toute altérité.
URBI ET ORBI
17Il est plus que légitime, comme le fait Jean-Luc Nancy, de poser la question : la situation actuelle de la mondialisation est-elle un processus de création
ou de mort du monde ? Sommes-nous face à un progrès souhaitable, ou serions-nous entraînés dans un processus inexorable, parce qu’eschatologique, de fin
d’un monde ?
18Aujourd’hui la ville se démultiplie et s’étend, elle recouvre la planète tout entière et devient village. Elle perd donc ses propriétés de « cité ». Dans un village il n’y a pas de citoyens parce qu’il y a des familles, des clans et des notables qui perpétuent un ordre immuable, celui d’un univers sans devenir car prisonnier de la fatalité. Ce village planétaire se serait plus qu’une agglomération au sens de répétition inlassable d’un mode d’entassement.
19Ce qui s’étend ainsi ne serait donc plus urbain. «Le monde aurait-il perdu sa capacité de faire monde ? Il semble avoir tout simplement gagné celle de multiplier à la puissance de ses moyens ce qui n’est pas lui-même [12] ».
20Qu’on me permette de citer les vers que composa le Gaulois Rutilius Namatianus après le sac de Rome par Alaric, un autre gaulois, en 410. Le poète chante la ville :
« De peuples divers tu fis une seule patrie …
Le sans loi a trouvé refuge à ta domination…
Car en partageant ton droit juste avec les vaincus,
Tu as fait une Ville de ce qui était jadis le Monde [13] …»
22Nous avons sans doute oublié que c’est le monde qui se différencie en villes et non les villes qui s’agglutinent en un glomus informe.
GUERRE, CONFLIT, CRISE
23Dans de telles conditions, notre propre perception du réel du monde ne se trouve-t-elle pas altérée ? Comment peut on comprendre ce qu’est une guerre qu’elle soit juste ou injuste. Aujourd’hui, les théoriciens et les stratèges ont élaboré la notion de guerre asymétrique. Sans doute vaut il mieux poser la question : sommes-nous en situation de guerre, de conflit ou de crise ?
24«Une guerre se caractérise par une […] bipolarisation qui dissout tous les tiers au profit du face à face de deux camps [14] ». Ce face à face avec l’ennemi est altéricide par nature. Dans un conflit, par contre, l’existence de l’Autre n’est pas niée et son visage n’est pas dissous, bien au contraire. C’est la divergence des buts à atteindre qui permet de distinguer les adversaires et, partant, justifie leur affrontement. Quant à la crise, elle ressemble aux états fébriles de la clinique médicale. Elle serait caractérisée par un climat d’hostilité générale, un état de pure adversité sans ennemi, donc sans adversaire. «Est-elle dominée par une rumeur ? [15] » se demande J. Beauchard.
25Sans doute, le souhait de tout diplomate et de tout stratège consiste à transformer un conflit en crise ou, pourquoi pas, à manipuler une crise «pour en faire un conflit en cherchant à tout prix un bouc émissaire [16] ».
26Quelle est l’identité de l’ennemi dans ces guerres du XXIe siècle dites asymétriques ? Quelle connaissance a-t-on de lui ? Force est de constater que son visage s’est dissipé dans la violence de tous les attentats et de toutes les guerres médiatisées en direct. À cause de cette violence des images, un formidable glissement de sens a été opéré. La métaphoredu criminels’est substituée à l’image de l’ennemi. Dès lors, seule l’horreur épidermique et émotive que cette métaphore inspire s’impose comme modalité de connaissance, unique sinon privilégiée. Cet adversaire, ou cet antagoniste, n’a même plus besoin d’un masque identificatoire puisqu’il n’a plus de visage. La seule chose qui demeure de lui est une représentation mentale que je n’ose pas appeler « image » car elle est sans forme, sans nom, sans substance.
27Ce retour à l’émotivité fait l’impasse sur toute forme de rationalité et constitue l’équivalent d’une dissociation par rapport au réel. Peu importe l’identité de l’ennemi, sa connaissance devient superflue car c’est nécessairement un être situé hors de toute sphère de représentation, il est purement négatif. C’est le mal absolu qui n’a pas besoin d’être pensé et réfléchi. Il peut, tout au plus, être défini par son acte et non par son être propre. Il est relégué en quelque sorte dans le non- tre. Il mérite tout au plus d’être pourchassé et pris mort ou vif.
BRÉVIAIRE DE LA HAINE
28Pour illustrer mon propos sur la guerre juste, je pourrai interminablement citer la Bible, le Coran, la littérature théologique des uns et des autres. Je pourrai entonner le «Gott mit uns»en rappelant que les nazis n’ont rien inventé puisque l’hymne « Dieu est avec nous » et ses imprécations belliqueuses fait partie intégrante de plusieurs offices religieux, même chrétiens [17]. Je pourrai vous lire des pages et des pages de discours prononcés aujourd’hui au Liban, ou ailleurs, par des Imams et des Ayatollahs délirants et sanguinaires, au nom de cette idole appelée Dieu et qui, décidément, n’aime que son propre Ego. Et, pour être plus complet, je n’omettrai point les appels à la haine émanant de rabbins hallucinés par le fanatisme et de prédicateurs évangéliques hypnotisés par le fondamentalisme. Du moment que nous nous trouvons en France, je me contenterai, à titre de paradigme emblématique de la guerre juste, de reprendre certains propos prononcés en 1147 par Bernard de Clairvaux, prêchant la Croisade dans la cathédrale de Vézelay. Ponctué par la double imprécation : «Dieu le veut, Dieu le veut», son terrifiant discours disait, entre autre : «Que la mort soit subie, qu’elle soit donnée, c’est toujours une mort pour le Christ : elle n’a rien de criminel, elle est très glorieuse [18] ». En somme, celui qui met à mort, n’est pas un meurtrier puisqu’il est l’exécuteur de la volonté divine ou l’instrument du Bien Suprême. Métaphore oblige, le meurtre n’est plus un homicide mais un malicide. La guerre, absolument juste n’a même plus besoin d’être soumise à des lois. Ici tout est dit, l’ennemi est dépouillé de toute ontologie, ce n’est plus qu’une catégorie abstraite. Son extermination pourra se réaliser sans soulever le moindre problème de conscience.
LA VILLE ET L’AUTRE
29Loin de moi l’idée de sombrer dans le pacifisme angélique et béat. Le réalisme implique d’admettre que la guerre, juste ou injuste, est parfois nécessaire dans les limites de ce que les lois autorisent. La cité doit être défendue par les armes s’il le faut. Mais pour entrer dans la cité, pour être citoyen, il existe un pré requis : celui de la trahison. Oui, il faut trahir les liens qui nous enchaînent et nous empêchent d’aller vers l’Autre. Telle est l’essence même de l’urbanité. C’est au cœur de la ville, dans ses espaces publics qu’on va à la rencontre de l’Autre, de tous les autres, c’est à dire qu’on prend conscience de la transcendance, de cet au delà de soi qui est en nous et qui nous structure.
30Les chroniques chinoises des Han racontent comment des barbares Hiong-Nou( Huns ), lors d’une de leurs premières razzias, arrivèrent devant l’ancienne
capitale chinoise, Chang-Han. Ils virent la Ville, impériale et somptueuse, et
furent saisis d’effroi face à ce mystère qu’ils ne comprenaient pas. Ils préférèrent retourner dans l’immensité de leurs steppes là où le vide n’est pas structuré
par l’architecture, là où leur allégeance va aux chefs de hordes, aux forces de
la nature et au destin anhistorique d’un univers «a-cosmique», un univers inarticulé, prisonnier de l’implacable nécessité, sans possibilité du moindre devenir
et, donc, sans liberté.
LA CONVERSION DE DROCTON LE GUERRIER
31Cet épisode, plus ou moins légendaire, d’une des razzias Hiong-Nou trouvera un écho lointain mille an plus tard. Jose Luis Borges, dans L’Histoire du Guerrier et de la Captive [19], reprend à sa manière le récit de Droctulft ou Drocton le Lombard que rapporte l’Historia Longobardorum de Paul le Diacre et que reprendra Benedetto Croce. Avec son style visionnaire empreint d’un souffle mystique, Borges nous raconte son héros Drocton dans les paysages immenses d’au-delà du Rhin et du Danube : là où sa dévotion a pour objet les forces de la nature et les divinités du panthéon germanique; là où sa loyauté va à son chef et à sa tribu mais non à l’univers, avertit Borges. Ses conquêtes le mènent, avec sa tribu, devant Ravenne, capitale de l’Italie sous l’Empereur Justinien. Soudainement tout change. Là où on s’attendait aux hurlements d’une féroce bataille, au cliquetis des armes et aux coups de hache, on est surpris par la sérénité amoureuse qui émane du regard de Drocton face à cette révélation :La Ville. Comme les Hiong-Nou devant Chang-Han, il voit les grandes avenues à portiques, les arches, les chapiteaux, l’or des mosaïques, les forums, les grands cyprès et les marbres polychromes. Ce qui s’offre à ses yeux est ordonné. La nature y est redéfinie par l’action structurante de l’homme. Il voit la lumière caresser la façade des monuments et jouer avec l’architecture du vide. Il contemple l’architecture et se laisse immerger dans le vide central des forums, là où le ciel et la terre communiquent ensemble.
32Comprend-il ce qu’il voit ? Sans doute pas mais il est ébloui et fasciné. Peu à peu, s’opère en lui une authentique conversion. Par un cheminement typiquement borgésien, la vision se transforme en révélation, la révélation en éblouissement et l’éblouissement en dévotion, fidélité et sens du devoir. La barbarie est alors transfigurée en urbanité.
LA TRAHISON DE DROCTON LE CITOYEN
33Il sent, au cœur du vide des places publiques, l’action silencieuse du génie de la Cité, de cette «intelligence immortelle [20] » sans laquelle aucune ville ne saurait exister. Soudain, il comprend que ce qui s’offre à ses yeux et à son esprit est un projet, une épiphanie ordonnée et articulée d’un univers cosmique :La Ville. Dans un éclair, il saisit toute l’humanité et toute l’universalité du projet urbain. Son admiration fascinée se mue en engagement personnel et dévotion inconditionnelle. Son intuition lui dit qu’au sein de la Cité, «il sera chien ou enfant [21] ». Dans sa tribu il est chef, fils de chef, père de chef, tel est l’ordre immuable d’un destin sur lequel il n’a aucune prise. Mais, en ville le temps n’est plus synchronique mais diachronique. Le présent n’y est plus une simple répétition du passé. L’espace et le temps s’ouvrent et le futur devient une dimension à part entière, dépendant de forces que l’on peut découvrir, d’actions que l’on peut entreprendre – et non plus l’éternelle répétition du passé. Le réel lui-même devient ce qui échappe à notre saisie immédiate, ce qu’il faut chercher, ce sur quoi l’on doit spéculer – autre chose, donc, que la réalité sensible qui s’offre spontanément à nos yeux. Sans le vouloir ni le savoir, l’être de Drocton devient le lieu de cette dislocation du sens qui avait jadis permis à la rationalité grecque de prendre conscience de la temporalité qui opère une mutation radicale de l’être humain. Ce que la dislocation du sens ouvre c’est, finalement, la dimension du possible. C’est peut être tout cela que présuppose le sentiment qu’en ville il pourra être chien ou enfant.
34C’est alors que Drocton réalise que la Ville vaut mieux que toutes les forêts et toutes les plaines de Germanie. Il décide alors de couper le cordon ombilical avec la tribu-Matrie afin de devenir enfant de la cité-Patrie. Il trahit les siens, passe à l’ennemi, afin de défendre la ville qu’il était supposé envahir. Il avait réalisé que l’homme libre se devait de protéger le projet urbain, fut-il celui de son pire ennemi. Drocton devint citoyen de Ravenne. Les ravennates lui rendront hommage après sa mort. En signe de reconnaissance, ils inscriront sur sa tombe, devant Saint-Vitale, une épitaphe dont je citerai deux vers :
« il renia les siens pour nous aimer,
élisant pour patrie, Ravenne ».
36Par le changement radical opéré dans l’être de Drocton, son ennemie Ravenne s’est métamorphosée en patrie.
BORGES ET VIRGILE
37Le cheminement du héros de Borges rappelle, quelque peu, celui d’Enée, le héros de Virgile. Tout dans l’Enéide est imprégné de la tragique destinée humaine. L’univers est rempli de l’arbitraire du Destin qui préside à tout, de cet antique fatum qui est, tout à la fois, fatalité et providence, deus fatum et bene placitum [22]. La cruelle nécessité du vouloir supérieur qui écrase l’homme est, aussi, ce qui intervient comme générateur du devenir historique, et comme garant de ses réalisations et de sa durée. L’histoire n’est pas, chez Virgile, le devenir émancipateur brisant les chaînes de l’antique fatum : elle est l’envers du fatum, son autre forme. Elle est métamorphose du tragique en histoire lorsque le destin, passif et subi, se transforme en destin assumé et construit; lorsque rien n’étant aboli, tout pourtant devient différent. Dans les limites du champ historial de l’existence s’effectue un travail récupérateur du fatum [23], car c’est le champ où se déploie par excellence la liberté humaine et sa capacité créatrice. L’histoire est envisagée comme marche de l’avènement d’un ordre articulé et son installation dans la durée. Cet ordre, enraciné dans celui du cosmos et y participant, n’en constitue pas moins un ordre de l’homme. Cet ordre historique est le fruit de la maîtrise par l’homme, grâce à sa corporéité, des forces du chaos.
38C’est tout cela qui porte Enée, arrivé au bout du parcours, à creuser le premier sillon de la ville de Rome. Comme le dit Jean Salem [24], c’est alors que l’ancien beneplacitum acquiert sa forme suprême, à savoir cette pax deorum qui, tout à la fois, cautionne l’ordre du cosmos et celui de l’homme.
39Devant Ravenne, Drocton le barbare avait probablement eu l’intuition de cette pax deorum, de cette paix des dieux qui transfigure le monde en une demeure du sens et en fait un univers cosmique. Sous les murs de Ravenne, Drocton avait compris, à son insu, qu’il se trouvait en face de la réalisation du projet qui jadis conduisit Enée des plaines de la Troade vers le Latium. C’est ce qui lui permit de saisir l’universalité de la vision qui avait, jadis, permis au héros de Virgile de fonder Rome et c’est sans doute cela qui explique sa trahison.
Mots-clés éditeurs : Identitaire, Ville, Citoyenneté, Trahison, Urbanité
Date de mise en ligne : 01/11/2008
https://doi.org/10.3917/top.102.0083Notes
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[1]
Aristote, La Politique, 1996, Hermann Editeur des Arts et des Lettres, Paris, Livre I, p. 1-27.
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[2]
Aristote, op. cit.
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[3]
De Romilly Jacqueline, La Grèce antique à la découverte de la liberté, Livre de Poche, Coll. Biblio Essais, Paris, p. 141.
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[4]
Nonnos de Pannopolis, Géographies Dynonisiaques, cité par Jacques Beauchard dans, Beyrouth, la ville, la mort, 2006, Editions de l’Aube, Paris, p. 9
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[5]
Beauchard Jacques, Génie du territoire et identité politique,2003, Editions de l’Harmattan, Paris, p. 68.
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[6]
Berytus Nutrix Legum était la devise de la ville de Phénicie Maritime qui aujourd’hui est la capitale de la République Libanaise.
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[7]
Thual François, Les conflits identitaires, 1995, Editions Ellipses, Paris, p. 191.
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[8]
L’Iran, traditionnellement sunnite, a adopté sous la dynastie des Séfévides (XVIe siècle) le chiisme duodécimain et ce, afin de ne pas subir l’hégémonie des sultans-califes ottomans qui venaient de mettre fin à l’Empire Romain d’Orient (Byzantin) après la prise de Constantinople en 1453. Les Séfévides, en guerre permanente contre les Ottomans, imposèrent le chiisme, parfois par la force. De plus, les clercs chiites iraniens donnèrent une nouvelle interprétation à la théologie chiite en approfondissant la notion de « vicariat du juriste-théologien » ou Wilayat al Faqih. C’est l’Ayatollah Khomeiny qui formalisera la doctrine en faisant du faqih suprême un vicaire de l’Imam caché, cette entité cosmique à qui on reconnaît l’infaillibilité et l’impeccabilité ainsi que le pouvoir suprême en matière politique, militaire, religieuse et morale. Tel est le noyau de la « révolution islamique » selon l’interprétation iranienne.
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[9]
Voegelin Eric, Les religions politiques, 1994, Editions du Cerf, Paris - Idem, La nouvelle science du politique, 2000, Editions du Seuil, Paris
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[10]
Voegelin fut le premier à critiquer la modernité en la rattachant aux mouvements gnostiques.
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[11]
De Libera Alain, Raison et Foi, 2003, Editions du Seuil, Paris, 4ème de couverture
-
[12]
Nancy Jean-Luc, La création du monde ou la mondialisation, 2002, Editions Galilée, Paris, p. 14-15.
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[13]
«Fecisti patriam diversis gentibus unam, / Profuit injustis, te dominante, capi, / Dumque offers victis proprii consortia juris, / Urbem fecisti quod prius orbis erat »
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[14]
Beauchard Jacques op. cit.
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[15]
loc. cit.
-
[16]
Beauchard Jacques, op. cit.
-
[17]
Il en est ainsi de l’Office des Grandes Complies du Carême dans le rite byzantin par exemple.
-
[18]
. Voir la lettre de St Bernard extraite de «De Laudae Novae Militiae» cité par Jean Richard dans «L’Esprit de la Croisade», Paris 1969. Voir aussi, Les brunes de Catalonos
-
[19]
L’histoire de Drocton selon Borges est finement analysée par Paolo Caesaretti et Gianni Guadalupi dans : «Ravenne. Les Splendeurs d’un Empire», 2006, Bologna, Editions FMR spa/Grupo ART’E’, p. 9-28.
-
[20]
Op. cit.
-
[21]
Op. cit.
-
[22]
Voir l’excellente monographie de Jean Salem : «De la tragédie à l’histoire. Une introduction à la lecture de l’Enéide », 1988, Cariscript, Paris
-
[23]
Salem Jean, op.cit, p. 48-54.
-
[24]
Salem Jean, loc. cit.