Topique 2007/3 n° 100

Couverture de TOP_100

Article de revue

Cent fois sur le métier...

(on remet son écoute)

Pages 9 à 19

Notes

  • [1]
    Topique 1 - octobre 1969, P.U.F. éd.
  • [2]
    Joyce McDougall, Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, Gallimard, 1978.
  • [3]
    Sophie de Mijolla-Mellor, « Rendre compte d’une analyse » in Psychanalyse à l’Université, octobre 1987.
  • [4]
    C’est là une définition que l’on doit à Lacan.
  • [5]
    Cf. Piera Aulagnier, Permanence et changement : les deux principes de notre fonctionnement identificatoire. Conférence reprise dans Un interprète en quête de sens, Paris, Ramsay, 1986.

1La formation du psychanalyste, tel était le titre du premier numéro de Topique[1] qui avait été consacré aux problèmes que soulève le fonctionnement des diverses sociétés d’analyse. Vingt ans après ces questions n’ont rien perdu de leur acuité. On peut les aborder de manière directe mais on peut aussi tenter d’y répondre en interrogeant les caractères qui spécifient, ou devraient spécifier, le fonctionnement psychique de l’analyste dans l’exercice de son métier.

2Les travaux composant ce numéro qui inaugure la parution de Topique chez son nouvel éditeur, nous montrent in vivo les conditions à cela nécessaires.

3Freud a qualifié notre métier d’impossible : ce qui ne l’a pas empêché de l’exercer avec génie et de nous léguer les acquis d’une expérience et d’une recherche qui nous permettent de l’exercer à notre tour.

4Mais une propriété de ce legs aurait suggéré à La Fontaine une de ces morales de fin de fables qui lui étaient chères : rien ne sert d’en hériter si on ne sait le faire fructifier.

5La théorie de Freud n’a rien d’une fable : l’histoire que nous essayons de construire avec nos analysants, les traces de ce lointain passé que nous tentons de mettre au jour, nous confrontent à une entreprise de longue haleine, riche d’imprévus, sans certitude d’atteindre notre but.

6Notre travail d’interprète y tient une fonction privilégiée ; mais cet acte de parole ne peut s’opérer que sur un objet construit par l’écoute de ces deux sujets qui se rencontrent dans l’espace-temps des séances. La nôtre ne pourrait rien percevoir au-delà du contenu manifeste des demandes que l’on nous adresse si notre propre analyse ne nous avait permis d’intérioriser le seul langage (celui de Freud) qui puisse nous donner accès à un champ de significations qu’on ne peut connaître qu’au prix d’une modification du connaissant lui-même. Modification dans le choix de nos supports d’investissement, dans la place donnée à une auto-connaissance, devenue un des supports de notre projet identificatoire, modification dans la fonction tenue par la problématique doute-certitude dans l’activité de notre pensée.

7Rien ne serait plus faux que de croire possible de décoder dans le texte d’un analyste les éléments implicites d’un fragment d’auto-analyse que l’on ferait à sa place.

8A l’inverse, sa lecture sera d’autant plus enrichissante qu’elle permettra d’y voir à l’œuvre l’action de sa formation théorico-pratique sur le fonctionnement de sa pensée et sur le rôle qu’y tient l’investissement d’une quête de vérité, jamais close et jamais assurée de ne pas buter sur un obstacle inattendu.

9Sous quelles conditions un tel investissement peut se préserver ?

10A cette question les auteurs qui ont accepté de collaborer à ce numéro apportent une même réponse : notre théorie ne peut rester support de nos investissements, soutenir notre espoir de vérité, que si et tant qu’elle continue à exercer son pouvoir de questionnement sur notre propre pensée.

11Si Freud nous a laissé une œuvre dotée de vie et non pas un monument qui ne serait plus que le simple vestige d’un temps et d’un savoir passés, c’est bien parce que la richesse de ces concepts pivots que sont l’angoisse, le transfert et le contre-transfert, la répétition, la pulsion de mort, la relation d’inconnu, le trauma - concepts dont traitent les textes ici présentés -, nous invitent, mieux nous obligent à continuer à en explorer les implications, à en approfondir la portée.

12Mais il est tout aussi indispensable que l’analyste soit averti des limites qu’il lui faut respecter pour que cette part de « violence » que comporte tout apport d’un nouveau sens, toute nouvelle interprétation qui rend périmées celles qu’on s’était déjà données, n’aboutisse pas à un abus de pouvoir qui mettrait à mal le projet analytique.

13J’ai choisi comme thème de recherche pour le séminaire Sainte-Anne de cette année l’interprétation, la spécificité de ses objets et les limites de son champ d’application. Dans mon exposé introductif, j’ai insisté sur la nécessité de nous mettre au clair sur les effets, en notre propre fonctionnement psychique, de cette « violence » dont s’est rendue responsable l’œuvre de Freud en venant bouleverser nos certitudes les plus intimes. Tâche bien difficile que j’ai essayé d’aborder par l’analyse des motivations rendant compte de ce plaidoyer interminable qu’impose à l’analyste sa relation à sa propre écoute et à la théorie qui en est partie prenante. J’en ai extrait les réflexions qui suivent qu’on peut aussi lire comme le début de mon propre plaidoyer.

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15* *

16Une fois terminée la lecture du texte d’un collègue ou en réfléchissant sur les miens, je me suis souvent dite que l’ensemble des travaux analytiques pourrait partager un même sous-titre : « Plaidoyer pour une écoute » (celle de l’auteur, bien sûr). Si j’ai paraphrasé le titre d’un livre de Joyce McDougall [2], c’est bien que ce plaidoyer concerne cette part, je ne dirais pas d’anomalie, mais faut-il dire de déviance ? de résistance ? de surdité ? qui rend notre écoute non conforme à l’idée que nous en avions avant de la mettre à l’épreuve de la pratique, mais aussi à celle que nous imaginons possible si nous pouvions en rester maître tout au long de l’exercice de notre fonction.

17Plaidoyer pour une écoute : que le texte que l’on écrit soit essentiellement consacré au « retour » à la bonne interprétation de tel ou tel concept de la théorie freudienne, ou qu’il propose une nouvelle hypothèse, que la clinique n’y ait aucune place explicite n’y change strictement rien. Si on réfléchit sur les motivations qui poussent un analyste à écrire et à publier, en laissant de côté celles qui répondent à la singularité de sa problématique et qu’il est le seul à pouvoir interroger, ce « plaidoyer » se retrouverait à l’œuvre, à de rares exceptions près, chez nous tous. Il se révélerait un facteur déterminant dans ce travail de pensée qui s’impose à l’analyste, hors de ce temps pendant lequel son écoute trouve, ou espère trouver, son objet dans ce qui surgit dans l’espace-temps de la séance. Plaidoyer qui mérite que l’on s’y arrête car, dans ce cas, l’analyste occupe conjointement la place de l’avocat de la défense (défense de ses valeurs, de ses connaissances théoriques et encore plus de son savoir faire clinique) et celle de la partie civile au service des intérêts d’un hypothétique analysant qui viendrait demander des comptes au nom de sa classe.

18Or, le propre de ce procès est de ne jamais prendre fin. Le plaidoyer peut bien aboutir à un acquittement, soit parce que les preuves du bon droit de l’accusé-analyste sont patentes, soit parce que les circonstances atténuantes (qu’on appellera, dans ce cas, résistances) sont telles qu’elles justifient qu’il obtienne un non-lieu. Cet auto-acquittement qu’il se décerne ne mettra pas fin à un procès dans lequel, comme le constatait Joseph K. que je citais déjà dans la dernière page de La violence de l’interprétation, tout acquittement s’il n’est pas « apparent », n’est jamais définitif.

19Dans un travail qui traite de problèmes fort proches, Sophie de Mijolla s’interroge sur les conditions de possibilité de cet exercice particulier que représente, pour l’analyste, le rendre-compte d’une analyse, alors même qu’il sait pertinemment qu’au mieux il aboutira à la reconstruction toujours infidèle d’un processus dont il ne peut retrouver que ce qui s’est inscrit dans sa mémoire. D’où l’interrogation que se pose l’auteur : « Si le compte rendu d’analyse s’avère une gageure impossible à tenir, comment faut-il comprendre sa persistance de nos jours où la nécessité dans laquelle se trouvait Freud de défendre et de promouvoir « la cause » ne passe plus par la nécessité de démontrer in vivo le sens des processus psychiques et la spécificité de leur approche par la cure psychanalytique ?» [3]

20S’il est vrai que de nos jours - il n’en était pas de même pour Freud et ses contemporains -, nous pouvons faire confiance à une démonstration déjà faite du bien-fondé des postulats fondamentaux de la théorie freudienne, s’il est encore vrai que la sommation de ce que nous pouvons connaître des expériences cliniques conduites par nos prédécesseurs, justifie la pratique qu’institue et rend seule possible cette même théorie, comment expliquer l’insistance de ce plaidoyer qui va s’imposer, périodiquement, à tout analyste ?

21Demandons-nous d’abord qui peut prendre en considération ces « démonstrations », quels sont les sujets susceptibles d’en accepter le bien-fondé ? L’analyste, avant tout, qui y trouvera la confirmation objective de cette première preuve subjective qu’est supposée lui avoir apporté sa propre analyse.

22Ensuite… eh bien, j’y ajouterai l’ensemble des sujets prêts à prendre un pari sur l’existence, non pas de Dieu, mais de l’inconscient. Pari très différent puisque le fait de le gagner ne leur apportera aucune consolation contre la mort, bien au contraire.

23Que ce pari soit nécessaire pour que le sujet accepte, non pas de croire a priori à nos hypothèses, mais de les mettre à l’épreuve, ne va pas de soi.

24Il y a quelque temps, je lisais dans je ne sais plus quelle publication, qu’existait à Londres une société dont les membres continuent à affirmer que la terre est plate et non pas ronde. Une analyse de ce groupe nous confronterait très probablement à des problématiques psychiques diverses. Mais, en tant qu’analyste, je peux à distance, sans crainte de me tromper, considérer ce refus qu’oppose le sujet aux apports et aux expériences les plus incontestables de sa propre culture, comme le signe d’une psychopathologie non quotidienne. Je ne porterai pas un même jugement sur la réaction d’évitement, de surdité que la théorie de Freud peut induire. J’y verrai un effet de la résistance qu’oppose le Je à une mise au jour de ce qu’il a eu souvent tellement de mal à refouler, une défense au service de son narcissisme, l’impact de cette part d’idéologie (scientifique, religieuse, politique) à laquelle personne n’échappe et, plus généralement, la mobilisation d’une défense appartenant à cet éventail dont doit pouvoir disposer tout sujet et auquel il fait recours, quand nécessaire. Mais tant que le sujet et moi-même restons hors de tout contexte analytique, je ne m’autoriserais pas à inclure ce type de réaction dans un quelconque tableau clinique.

25Toute forme d’intérêt authentique pour la théorie de Freud trouve son point de départ dans l’intuition plus ou moins explicite de l’existence en soi-même d’une part d’inconnu qui s’exprime sous la forme d’une question. Freud voyait dans cette intuition la source possible du mysticisme soit de la rencontre intérieure avec une Présence qui assure qu’Elle connaît le tout de vous-même. Cette même intuition peut avoir un autre destin : induire celui qui n’est plus un enfant à reprendre sa « quête solitaire » dans l’espoir de trouver une nouvelle réponse à l’énigme du désir.

26Pour que l’analysant s’approprie une interprétation et la transforme en un élément de son auto-connaissance, il faut qu’il ait parcouru ce chemin qui permet que ce nouveau sens trouve place dans un travail déjà opéré que l’interprétation vient, conjointement, dévoiler, ponctuer et relancer. De même pour qu’un sujet entreprenne une analyse, accepte de se plier aux exigences du processus, ait des chances de le mener à bon port, une souffrance psychique devra faire partie des motivations qui lui ont fait demander une analyse. Parler de souffrance est, du reste, un peu vite dit, plus exactement il faut la présence d’une question sur cette souffrance, un doute minimal sur le bien-fondé des causes auxquelles il l’attribue.

27Ces deux conditions, nous les retrouvons mutatis mutandis, dans la relation que le sujet pourra ou non entretenir avec ce savoir sur le désir que poursuit inlassablement la pensée freudienne. Pour rigoureuse, lucide, exigeante que soit la démarche de Freud et de ses successeurs, ces qualités ne suffiront pas à elles seules pour que l’on parie sur l’éventuelle vérité de ses postulats : devra s’y ajouter la préexistence d’une première mise en question de ses propres certitudes. On ne croit pas en la découverte de Freud parce que c’est absurde, ni par un acte de foi. On accepte le risque de s’y confronter parce que certaines questions, une fois soulevées, ne se laissent plus réduire au silence, remettent en cause la confiance aveugle qu’on avait faite aux premières réponses obtenues et, plus radicalement, à toute réponse qui prétend s’imposer au nom d’un savoir garanti par la seule parole d’un autre.

28Je ferai ici une brève remarque sur l’action du transfert dans cette problématique doute-points de certitude qui soutend l’activité de toute pensée. Une des particularités de cette demande d’amour que le transfert va mettre à l’avant de la scène est de s’adresser à ce « sujet supposé savoir » tout ce qui concerne votre être, vos désirs, vos manques. Ce faisant, la relation transférentielle va se rapprocher, sans en être pour autant jamais la reproduction fidèle, de cette relation vécue en ce temps lointain dans lequel un tout savoir et un tout pouvoir de l’amour étaient les deux attributs accordés à ce premier représentant de l’Autre sur la scène de la réalité qu’a été la mère [4]. L’analysant va, dès lors, vivre une expérience de dépendance dans le registre du savoir. Comme alors il est prêt à l’accepter, bien que source de nouveaux conflits, dans l’attente d’obtenir en retour cette forme d’amour qu’il revendique comme un droit, parce qu’il la considère comme le complément nécessaire de son être. Cette demande, qui restera insatisfaite, induira le sujet à poursuivre ce long et difficile chemin qui lui permettra, en fin de parcours, de découvrir qu’on ne peut demander à l’autre d’occuper cette position d’objet complémentaire et que simplement croire à la réalisation de ce rêve n’est possible qu’à condition d’assigner à son propre désir et à sa propre pensée une même place de complément pour la jouissance d’un autre.

29Cette question, par laquelle se manifeste ce que j’ai défini d’intuition de l’existence d’un inconscient, peut aussi s’entendre comme l’expression de cette autre intuition qui fait entrevoir fugacement au sujet l’écart toujours présent entre l’objet de sa demande, pour lui synonyme de son désir, et cet objet énigmatique poursuivi par une force présente en lui-même, qu’il ne connaît pas, et que nous nommons désir. Cette découverte fait aussi partie de ce que l’analyse est supposée apporter.

30Se libérer de la sujétion transférentielle exige qu’on reconnaisse que tout sujet restera confronté à cet écart, qu’il incombe à chacun, dans sa singularité, de le négocier de manière à rester désirant d’une attente, d’une rencontre, d’un projet, malgré l’inévitable part d’inadéquation qui se révélera dans l’après-coup de leur éventuelle réalisation. Si l’analyse n’a pas permis à l’analysant d’assumer sans trop de ressentiment l’omniprésence de cet écart, y compris pour ce qui touche le point où elle l’a mené, s’il refuse d’accepter qu’il en va de même pour tous, son propre analyste inclus, ce qui aurait dû être une dépendance transitoire à la pensée de ce dernier va se transformer en une dépendance définitive qui fera appel à des mécanismes d’idéalisation de l’analyste et de sa théorie. Quand c’est le cas, on assistera chez celui qui a choisi de devenir analyste à un mécanisme d’effacement aux dépens de cet état de questionnement qui avait pourtant été déterminant au début de son parcours. Le corollaire sera son oubli de la nécessaire présence de cette même condition subjective chez les destinataires de nos discours, de nos textes, de nos pratiques. L’analyste, dès lors, aura sa part de responsabilité dans les effets aussi néfastes que mythifiants de la place que l’on tentera de faire occuper au discours de Freud afin qu’il puisse se proposer comme objet de fascination au plus grand nombre possible, être convoité comme un instrument de pouvoir sur sa propre pensée et surtout, sur celle des autres. Il suffit pour ce faire de le remodeler de manière à ce qu’il formule en lieu et place du sujet les questions qu’on lui affirme devoir poser en lui apportant conjointement, sous la forme d’une vérité non discutable parce qu’universelle et dépossédée de toute singularité, les réponses à y donner. La rencontre avec le discours de Freud, dès lors, ne dévoile plus aucun questionnement intérieur, mieux, elle rend impossible son éventuelle survenue.

31J’ajoute tout de suite que la fin de l’analyse de l’analyste (et des autres, bien entendu !) n’aboutit pas, le plus souvent, à ce résultat paradoxal.

32L’expérience de sa propre analyse lui aura permis d’élucider les sources de sa question et de justifier la confiance faite à sa démarche et aux réponses qu’elle a pu lui apporter. Ce qui me ramène à ma première interrogation : si tel est le cas, comment expliquer le caractère récurrant de ce plaidoyer pour une écoute qui se propose de permettre à un autre de trouver sa réponse ?

33Si on laisse les termes juridiques au profit des nôtres, on peut analyser ce débat comme le face-à-face entre un Je qui poursuit une image de son propre fonctionnement conforme à celle que la théorie lui avait fait désirer et espérer comme résultat de l’expérience (son analyse) et ce même Je jugeant l’expérience ? son analyste ? la théorie ? incapable de tenir la totalité de ses promesses.

34Il ne s’agit pas de clivage, c’est le même Je qui entretient en lui-même, dans son propre mécanisme de pensée, ce débat qui ne peut trouver de solution définitive. En effet il faut y voir notre manière de négocier la poursuite d’un désir d’auto-connaissance devenu partie intégrante du but investi par notre projet identificatoire et cette tentation, toujours présente, de faire appel à des mécanismes d’idéalisation qui nous feraient croire l’avoir acquise une fois pour toutes.

35Si rien ne particularise le déroulement d’une analyse chez le sujet qui décidera, en fin de parcours, de devenir analyste, il n’en va pas de même pour ce qui touche l’après de son analyse. Notre métier nous impose une suite d’expériences relationnelles qui vont, par moment, nous confronter aux limites de nos possibles dans ce registre. L’éventail de ces posibles dépend de notre capacité à nous mouvoir dans les positions identificatoires où nous projette notre partenaire, sans mettre en péril les repères garantissant à notre Je un principe de permanence sans lequel il ne pourrait donner place à un « principe de changement ». Deux principes qui doivent également régir notre fonctionnement identificatoire pour éviter au Je de rester épingle en une position dépendante du droit d’occupation qu’un autre aurait seul le pouvoir de lui accorder ou de lui refuser [5].

36Plus s’élargit le champ de nos possibles relationnels, plus s’accroît notre liberté de nous mouvoir sur l’échiquier des identifications et plus augmente notre tolérance aux conflits, mais toujours dans certaines limites, bien entendu. Si dans nos relations personnelles nous avons le droit et la possibilité de refuser une demande qui nous assigne, en tant que destinataire, en une place que nous ne pouvons pas occuper, il en va autrement dans nos relations analytiques. Non seulement nous sommes là pour favoriser ces mécanismes de projection mais nous ne pouvons pas nous en prémunir à l’avance. Il est facile « en théorie » de faire l’éventail des projections dont un analyste tout aussi « théorique » peut devenir le support.

37«En pratique», nous ne pouvons ni prévoir, ni anticiper les effets qu’une nouvelle relation analytique peut tout à coup exercer sur ces repères qui nous sont indispensables pour nous mouvoir sans crainte dans notre propre espace relationnel. Nous mettre à l’abri de ce questionnement imprévisible supposerait que notre écoute substitue à un discours vivant, un discours auquel a déjà répondu la théorie que nous avons fait nôtre. Dénoncer une telle manœuvre ne suffit pas à résoudre le problème que pose la fonction que tient la théorie dans notre écoute, son action sur la construction de l’objet sur lequel s’exercera notre interprétation.

38Action que je commencerai à interroger en utilisant le concept de « langage fondamental » tel que je l’ai proposé dans La violence de l’interprétation. J’avais alors insisté sur le rôle tenu par le porte-parole pour mettre en évidence pourquoi le passage de l’état d’infans à celui d’enfant comporte l’action de cette violence primaire et nécessaire qu’exerce cette première mise en sens de la relation sujet/monde que propose-impose le discours maternel. Mise en sens conjointe de cet espace relationnel dans lequel mère et enfant ne peuvent s’orienter que s’ils réussissent à partager une même terminologie, au sens fort du terme, pour nommer et, par là, se rendre pensables et communicables les mouvements affectifs mobilisés par leur rencontre. Nomination des affects mais aussi apport des premiers énoncés identifiants par lesquels chacun des deux désigne à l’autre la position qu’il occupe en tant que destinataire d’une demande et en tant qu’agent de la réponse qu’elle recevra.

39Dure épreuve à laquelle nous avons tous été confrontés en ce moment d’émergence d’une instance (le Je) qui doit payer de ce prix son accès au champ de la parole et au registre relationnel.

40Peut-on faire l’hypothèse que dans ce secteur du champ sémantique qui a trait à la nomination des affects, et par là aux fondements de notre espace relationnel, l’appropriation-intériorisation par l’analyste du langage freudien confronte non plus l’enfant mais le sujet que nous sommes devenus à ce que, dans une première approximation, je définirai de « violence théorique » ? Si le propre de la « violence primaire » est d’imposer à l’infans qui passe de ce fait à l’état d’enfant, cette nomination qui lui permettra de penser-communiquer l’affect en le transformant en l’énoncé d’un sentiment qui fait partie du dicible, le langage de Freud et sa nomination des pulsions nous fait parcourir le chemin inverse. A la limite, toute interprétation a, comme visée ultime, de retrouver dans ces demandes, ces conflits qui spécifient la relation analytique, la trace de l’expérience affective qui, dans un lointain passé, en a été la source. Quelles peuvent être les conséquences de cette violence théorique, de cette mise en paroles de ce qui était supposé continuer à faire partie d’un non-dicible sur ces repères, ces «points de certitude », sur lesquels prend appui notre pensée, et qui sont nécessaires pour nous orienter dans notre propre espace relationnel ? Question paradoxale puisque dans la perspective la plus optimiste je ne pourrai élucider que les questions auxquelles peut répondre le langage théorique dont j’interroge les effets sur le fonctionnement psychique et les processus de pensée du sujet qui l’a fait sien. En acceptant ce paradoxe, je fais à mon tour un pari : prouver que la théorie de Freud est capable de rendre compte des limites qu’elle s’impose et impose dans le choix des objets constituant notre interprétable. Si, comme tout analyste, j’ai la conviction que cette théorie était seule capable d’inclure dans le registre du connaissable ce qui ne pouvait y avoir place avant elle, je crois aussi qu’il faut nous demander - et c’est là que le bât blesse - quelles autres approches du phénomère mental, du champ social, du corps, sont incompatibles avec les postulats sur lesquels repose notre activité d’interprète.

41On peut récuser cette question en prétendant qu’il s’agit d’un faux problème et que tout phénomène touchant de près ou de loin à l’humain est reformulable en des termes qui le rendrait conforme à notre paradigme, on peut forcer la théorie pour la faire cohabiter avec une autre, malgré des incompatibilités criantes. On peut aussi reconnaître qu’il n’est pas en notre pouvoir de nous soustraire, quand bon nous semble, à cette violence théorique pour privilégier d’autres repères conceptuels, tout en continuant à utiliser le langage freudien comme d’un instrument amorphe au service d’une maîtrise sur la pensée des autres. Contrairement à ce qui s’est passé lors de notre accès au langage, nous pouvons décider de nous soustraire à cette deuxième « violence », mais à condition de renoncer en même temps à parler la langue de Freud.

42Ce cas excepté, il faut se mettre au clair sur les limites que toute théorie, pour riche et révolutionnaire qu’elle soit, impose au champ et aux objets permettant et justifiant son application.

43Si la violence primaire est l’épreuve qui permet à un Je d’advenir sur la scène psychique, on sait qu’elle comporte aussi un danger majeur pour le devenir de ce même Je : le risque d’excès. Excès dont la tentation est toujours présente dans la psyché maternelle et qui peut être remobilisé par notre métier.

44A propos de la relation mère-enfant, j’avais montré quelle catastrophe pouvait représenter pour le Je infantile, une mère incapable de renoncer au désir de préserver inchangée, figée, sa relation à l’infans. «Que rien ne change » : c’est en ces termes qu’on peut formuler l’injonction qui sous-tend chez elle un comportement et un discours au plus près de son désir inconscient. Désir qui dépossède le Je de l’enfant, dès son avènement, de tout futur qu’elle puisse investir. Une telle injonction a d’autant plus de chance de s’imposer que cette « violence secondaire » s’instrumente sur ce qui avait été une épreuve nécessaire et au service du devenir du Je, se formule en des termes fort proches, s’appuie sur des justifications similaires, ce qui rend bien difficile à celui qui la subit et, parfois tout autant à celui qui l’énonce, de réaliser ce qui rend antinomiques les buts visés par ces deux actions, par ces deux pouvoirs de la parole.

45L’analyste le voudrait-il, ne peut pas - heureusement pour lui et pour ses partenaires - retrouver le pouvoir et la fonction du porte-parole. Mais de même que j’ai rapproché « violence théorique » et « violence primaire », de même je dirai qu’il peut se rendre responsable d’une violence secondaire qu’on peut formuler, dans son cas, par l’injonction, inverse : « que tout change » ou, pour mieux dire, que tout devienne objet de notre interprétation.

46Toute nouvelle découverte, toute action, tout changement sur la scène du monde, pourraient, dès lors, être interprétés comme les buts-alibis poursuivis par des sujets totalement ignorants de leurs motivations. Nous seuls serions à même d’interpréter d’un même coup le but et l’alibi, pour en extraire une vérité de tous méconnue.

47Je disais plus haut qu’en dernier ressort toute interprétation vise à retrouver dans ce qui se dit, se joue, se donne à voir sur la scène analytique, la marque, l’empreinte de ce premier « traceur » qu’a été et reste le désir inconscient. Formule qu’il faut préciser : ce travail d’excavation et de liaison ne se justifie et n’a des chances de réussir que si le sujet - pour des raisons diverses - a été dans l’impossibilité de s’autoriser à donner sa parole singulière à ses représentations fantasmatiques, ce qui lui aurait permis que du désir puisse s’étayer sur le vecteur de ses demandes. Rendre le mot apte à nommer l’affect, lui faire retrouver son ancrage dans cette part du capital fantasmatique dont doit pouvoir disposer tout être parlant : telle est notre tâche.

48Plaidoyer pour une écoute mais peut-être, avant tout, plaidoyer pour ce métier d’interprète qui nous confronte aussi bien à des moments de surdité qu’au risque de dépasser les limites de son champ : risque parfois plus difficile à surmonter que tout autre.

Notes

  • [1]
    Topique 1 - octobre 1969, P.U.F. éd.
  • [2]
    Joyce McDougall, Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, Gallimard, 1978.
  • [3]
    Sophie de Mijolla-Mellor, « Rendre compte d’une analyse » in Psychanalyse à l’Université, octobre 1987.
  • [4]
    C’est là une définition que l’on doit à Lacan.
  • [5]
    Cf. Piera Aulagnier, Permanence et changement : les deux principes de notre fonctionnement identificatoire. Conférence reprise dans Un interprète en quête de sens, Paris, Ramsay, 1986.
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