Topique 2007/2 n° 99

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Article de revue

A propos de la « guerre juste »

Pages 199 à 210

Notes

  • [1]
    Waelzer M., Guerres justes et injustes, (1977), tr. fce. Paris, Folio Essais, 2006.
  • [2]
    Clausewitz, « La guerre est un acte de violence qui, théoriquement, n’a pas de limite » in De la Guerre, traduction Denise Naville, Paris, Éditions de Minuit, 1955, pp. 52-53. Cette perspective intéresse particulièrement le psychanalyste dans la mesure où elle rejoint, par d’autres voies, l’idée de la pulsion de mort elle aussi illimitée puisque son but est le retour à l’anorganique.
  • [3]
    Walzer rappelle que les guerres internationales ont été statistiquement menées beaucoup plus fréquemment par des pays démocratiques que par des régimes dictatoriaux, ce qui, si c’est exact, s’expliquerait peut-être par le fait que ces derniers ont d’abord à maintenir l’ordre à l’intérieur de leurs frontières.
  • [4]
    Walzer, p. 13, op. cit.
  • [5]
    Le film de A. Niccol, « Lord of the War » donne une image saisissante de cette réalité.

Avant -propos

1« « Pourquoi » la guerre ? », telle était la question posée à Freud par Einstein dans l’espoir que la connaissance de la « vie instinctive » offerte par la psychanalyse pourrait aider à la mise en place de « moyens éducatifs » propres à « affranchir les hommes de la menace de la guerre ».

2Transcrite en deux mots, cette interrogation souligne non pas tant les causes en amont (la nature de la vie instinctuelle en l’occurrence) que les visées prospectives de la guerre, ses objectifs. Contrairement à l’amour, la guerre, incapable d’avoir sa finalité en elle-même, ne serait-elle toujours qu’un moyen en vue d’une fin ? Ou bien peut-on soutenir à l’inverse que la guerre, de conquête ou de défense, n’a d’autre but que le maintien des forces antagonistes dans une sorte de mouvement perpétuel, ni paix ni guerre, mais un entre-deux en perpétuel déséquilibre ?

3Guerre et paix, comme dans le couple d’Empédocle ne seraient dès lors que les pôles opposés d’une même réalité vivante originaire sans finalité extérieure. La cessation des conflits de ce fait n’offrirait qu’une figure momentanée et d’ailleurs maintenue par la vigilance armée. Par ailleurs, les conflagrations constitueraient une figure tout aussi momentanée destinée à accoucher la société d’une nouvelle structure pacifiée pour un temps, c’est-à-dire tant que l’équilibre des concessions mutuelles sur lequel se fonde la stabilité serait conservé.

4La question de la « justice » sous-jacente à l’interrogation « Pour quoi la guerre », s’en trouverait différemment posée car, si l’on peut s’accorder pour dire qu’une guerre est toujours injuste en raison du malheur qu’elle déchaîne sur des individus qui s’y trouvent contraints, en revanche la quasi totalité des guerres civiles ou internationales et des révolutions se mènent en vue d’une meilleure justice.

5C’est du moins ce qu’affirment les gouvernants qui en décident et ce qu’espèrent les combattants qui y sacrifient leur vie... Reste à savoir dans cette perspective où la guerre porte en elle sa propre visée s’il y a encore place pour un jugement moral.

6Alors, est-ce qu’à défaut de jugement moral, la psychanalyse aurait quelque chose à en dire, elle qui comme le présupposait Einstein, possède une explication « en amont » toute trouvée pour rendre compte de l’existence quasi naturelle des conflits : la pulsion dite « de mort ».

7Oui mais voilà... la pulsion de mort est tout autre chose que le seul instinct de donner la mort à l’autre et il serait sans intérêt de partir de l’idée que si les guerres ont lieu, c’est en raison d’une pulsion irréductible qui pousse les humains à se détruire mutuellement ou à s’auto-détruire.

8Nous sommes conviés aujourd’hui à réfléchir sur la « cause finale » de la guerre, c’est-à-dire son intentionnalité consciente ou inconsciente et non sur un supposé « instinct de guerre ».

9Je reprendrai donc pour ma part l’interrogation sur les places respectives que tiennent vis-à-vis du phénomène guerrier : la justice comme visée en amont et en aval, la pulsion de mort comme moteur, « primum movens » pour se situer dans une tradition aristotélicienne.

10Mais surtout j’envisagerai pour-ce-faire cette pulsion non seulement comme un penchant agressif mais comme un « désir de non-désir », désir de ne plus avoir à désirer.

I – LE DIALOGUE ENTRE EINSTEIN ET FREUD

11Freud et Einstein vont se trouver d’accord pour dire que la SDN et l’Institut International de Coopération Intellectuelle à Paris, qui avait lancé en 1932 l’idée de ce dialogue, représentent en théorie la seule chance pour se débarrasser un jour peut-être de la guerre.

12D’abord parce que le principe de cette organisation supra-étatiste est en lui-même une extension du renoncement à la souveraineté individuelle au profit de la communauté, base du droit, ce dernier n’étant jamais qu’une forme de la force légitimée par la coutume, et même corrige Freud qui aime mettre les points sur les I, une forme de la violence légitime.

13Mais, précisément, faute de moyens militaires pour l’exercer, la SDN restera un idéal plus qu’une réalité.

14Cependant, comme le montre l’échange de correspondance entre les deux savants, cette organisation aurait pu aussi favoriser la constitution d’une « catégorie supérieure de penseurs indépendants ayant assujetti leur vie instinctive à la dictature de la raison » (Freud, op. cit., p. 213).

15Freud croyait sincèrement, malgré son pessimisme notoire, en la force de la raison mais il est pourtant, sur ce qu’il qualifie ici d’utopie, tout aussi sceptique qu’Einstein. Ce dernier souligne surtout les mécanismes de la guerre, en l’occurrence la recherche du profit économique de quelques « Seigneurs de la guerre » relayée par une propagande efficace grâce à la mainmise sur les médias, mécanismes dont la logique marchande imparable laisse peu de place à la Raison morale.

16Toutefois les deux savants, malgré leur douloureux réalisme, finissent par découvrir un même œuf de Pandore : il serait invraisemblable que les hommes acceptassent de souffrir, de s’appauvrir et même de perdre la vie pour le bénéfice d’une minorité des dirigeants.

17Ce ne serait donc pas à la Raison, bien trop faible pour cela, qu’il reviendrait de s’opposer à la guerre mais à des « mobiles organiques », sorte d’« intolérance constitutionnelle » autrement dit l’instinct de survie. Pour l’intellectuel s’y ajouteraient des mobiles esthétiques et moraux parce que, participant à l’édification d’un monde de valeurs, il lui serait insupportable de le voir s’écrouler.

18Comme nul ou presque ne semble avoir mis en action ce « pacifisme naturel », resterait alors à considérer que l’instinct de survie chez l’homme doit bien être perverti dans ce qu’Einstein propose d’appeler des « psychoses de haine et de destruction ». Mais Freud, comme nous allons le voir, est très loin de cette facilité diagnostique et plus encore d’une éventuelle thérapeutique sur laquelle elle pourrait déboucher par le biais de l’éducation des masses.

II – LES MOTIFS NOBLES ET TRIVIAUx QUI POUSSENT À LA GUERRE

19Reprenant la tradition présocratique sans l’énoncer, Freud rappelle à Einstein que tout ce qui existe repose sur le couple opposé Amour/Haine ou encore Attraction/Répulsion, pour parler le langage de son interlocuteur, mais qu’il ne faut surtout pas y voir une dichotomie entre Bien/Mal car l’un et l’autre sont simultanément nécessaires alors qu’on serait en revanche tenté de viser l’éradication du Mal.

20De plus les actions humaines résultant d’une multiplicité de motions pulsionnelles qui sont chacune en elles-mêmes nécessairement composées d’Eros et de destruction, toute perspective de purification morale ou de thérapeutique psychique visant à débarrasser l’individu de sa part destructive serait donc vouée à l’échec et, si elle était possible, elle le priverait d’une moitié de lui-même. A la question des visées prospectives de la guerre, Freud répond donc :

21

« Quand les hommes sont poussés à la guerre, toute une série de motifs peuvent
en eux y répondre favorablement, nobles et triviaux, ceux qu’on proclame bien
haut et d’autres qu’on passe sous silence. Nous n’avons aucune raison de tous les
mettre à nu. » (Freud, op.cit, p. 210)

22Il est intéressant de constater à l’inverse qu’un philosophe, Michael Walzer, a consacré récemment à cet exercice quelques 600 pages d’un ouvrage intitulé Guerres justes et injustes[1] qui fait autorité en la matière.

23J’en rappellerai ici l’argument : Toute guerre est juste lorsqu’elle correspond à une situation de légitime défense mais tout gouvernement se doit de justifier le combat qu’il engage, qu’il soit l’agresseur ou l’agressé, comme un juste combat. Cette légitimation a une finalité purement pratique car les soldats ne supporteraient ni de tuer ni de risquer de l’être s’ils ne considéraient pas qu’ils le font pour un motif équitable. Il va donc falloir trouver des critères « objectifs » pour dire si une guerre est juste ou non.

24Waelzer rappelle la distinction entre le « jus in bello », c’est-à-dire le droit relatif aux modalités du combat, et le « jus per bellum », c’est-à-dire la légitimité des motifs belliqueux. En fait, seul nous intéresse ici, dans la perspective de l’intentionnalité, ce second aspect qui traite des motifs de la guerre et non des règles internes selon lesquelles elle est menée.

25La définition de la « guerre juste » inclut cependant nécessairement les deux aspects à la fois, même s’ils peuvent être disjoints, une guerre dont les mobiles sont justes pouvant se mener avec des techniques injustes et l’inverse.

26Du point de vue du « jus in bello », comme le dit l’auteur : « Les guerres justes sont des guerres limitées, menées conformément à un ensemble de règles destinées à éliminer, autant qu’il se peut, l’usage de la violence et de la contrainte à l’encontre des populations non combattantes. » (p. 20). La limitation dans ce contexte implique que les cibles soient exclusivement militaires, avec des bombes « intelligentes » n’infligeant pas de dommages collatéraux.

27La spécification des cibles est aussi ce qui différencie la guerre du massacre si l’on considère que ce dernier consiste à tuer quelqu’un qui, faute d’armes, ne peut pas vous tuer.

28Il semble clair que le massacre est injuste, mais ce n’est pas si simple car il peut cependant être « justifié » indirectement par la nécessité du retour à la paix par exemple en terrifiant les populations civiles d’un pays occupé et en les amenant à se désolidariser de l’action guerrière de leur gouvernement.

29C’est ce qui a été tenté avec ou sans succès dans les bombardements systématiques des grandes villes pendant la Seconde Guerre mondiale, particulièrement celle d’Hiroshima.

30Comment limiter le conflit afin de faire une « guerre juste » ? L’extrême en la matière serait le tournoi chevaleresque où un seul guerrier de chaque camp entrerait en lutte jusqu’à la mort ou la reddition de l’un des deux. On voit bien comment la réalité de la guerre est éloignée de ce jeu symbolique où la haine ne s’épuise pas.

31Dans le « jus per bellum » on retrouve la limitation, mais elle signifie alors que l’objectif ne doit pas être la guerre totale telle que la définit Clausewitz [2] mais une conservation de l’état de paix antérieur, la visée de la guerre devenant alors le retour à la paix.

32Il s’agira ainsi de la restitution du « statu quo ante » dans une guerre défensive en réponse à un envahisseur ou bien à la rigueur, lorsque son but est d’établir un ordre nouveau, ce sera une guerre se limitant à rétablir, dans le pays étranger que l’on attaque, les conditions d’un libre choix politique.

33Pour Walzer, « les guerres justes sont des guerres de conservation » (op. cit, p. 240), perspective un peu courte si l’on considère que tout état de fait à rétablir était issu de la solidification d’une ancienne victoire du plus fort sur le plus faible !

34Mais ce principe de la « restitutio » du « statu quo ante » a l’avantage de limiter le conflit en lui donnant un but clair. Une sorte d’action de police internationale en quelque sorte que l’auteur, américain ayant combattu dans les années 70 contre l’engagement militaire au Vietnam, connaît bien...

35Aussi n’est-il pas totalement dupe de cette position dont il dénonce à juste titre les dangers soulignant qu’« Une autorité globale, revendiquant le monopole de l’usage légitime de la force, représenterait une menace égale à celle d’un état impérialiste » (p. 30).

36Alors que devient la notion de « guerre juste » relativement aux visées « per bellum » ?

37Si l’on résume, il existe deux types de mobiles guerriers auxquels on peut poser la question « pour quoi ? » voire « à quoi bon ? ».

38Il s’agit de la croisade religieuse ou idéologique d’une part et de la « guerre pour mettre fin à la guerre » d’autre part. Je les examinerai successivement :

LA CROISADE RELIGIEUSE OU IDÉOLOGIQUE

39Dans ce registre on peut ranger les motivations « nobles », comme l’aide à l’établissement ou au rétablissement de la démocratie et du respect des droits de l’homme dans un pays en proie à la dictature. Mais il faudrait aussi en toute logique y mettre la guerre au nom de l’idéal aryen qui animait les nazis ou la guerre sainte, djihad et autre.

40Et si l’on objectait que le critère de justice passe par la nature de l’idéal démocratique ainsi promu, on entrerait de toutes les façons dans les difficultés que rencontrent les interventions armées à titre humanitaire, soit le franchissement d’une frontière internationale. C’est là, où le droit nécessite d’être redéfini à un niveau international impliquant la légitimité d’actions militaires comme celles de l’ONU par exemple.

41Car il n’y a pas de possibilité de se dérober à la guerre et, même s’il peut se féliciter d’y échapper sous une forme directe, nul n’en est indemne. Aussi, consentir à la guerre ou aux massacres parce qu’ils se mènent ailleurs, c’est-à-dire s’en dés-intéresser (je prends ce terme au sens du « interesse » qui caractérise l’être parmi l’humain selon Hannah Arendt), devient le moyen de préserver sa paix personnelle peut-être même d’en jouir comme on peut d’autant mieux apprécier la tiédeur de son lit lorsqu’il fait froid dehors.

42Ma paix est en effet toujours suspecte de s’établir grâce à la guerre qui se mène au loin et détourne ainsi de moi et de mon pays, la violence inéluctable. C’est bien d’ailleurs cette impossible indifférence que l’action terroriste « aveugle » vient faire voler en éclats, contrairement aux assassinats politiques terroristes des anarchistes du passé qui, en visant des cibles politiques précises, pouvaient permettre aux autres citoyens de continuer à croire qu’ils n’étaient pas concernés.

43Difficile cependant de suivre Walzer dans sa définition d’un terrorisme juste, respectueux de la loi morale qui se limiterait à détruire les individus représentatifs du régime ennemi et épargnerait les « Innocents » (cf. p. 377).

44

« La plupart des raids palestiniens, écrit-il, ont été le fait de terroristes et
non de partisans, ce qui veut dire (...) qu’ ils ont été dirigés contre des civils pris
aveuglément pour cibles : donc, leur illégitimité est indiscutable, quelle que soit
l’opinion qu’on puisse avoir sur le conflit israélo-arabe. » (ibid, p. 394).

45Mais où commence et finit l’« innocence » et où situer par exemple le citoyen ordinaire qui profite de la paix civile obtenue dans un régime de violence pour jouir de la vie et s’enrichir ?

46Notons cependant que l’auteur rencontre bien la question de la responsabilité civile des citoyens d’un pays agresseur lorsqu’il pense aux allemands de l’Allemagne nazie : « Dans ce sens, la citoyenneté est une destinée commune, et personne, pas même les opposants (sauf à devenir des réfugiés politiques, ce qui se paie aussi), ne peut échapper aux effets d’un mauvais régime, d’un dirigeant ambitieux ou fanatique ou d’un nationalisme débordant. » (op.cit., p. 524)

47De plus, la guerre pour un motif humanitaire, donc a priori juste, risque fort de se transformer toujours en « croisade » exigeant une reddition sans conditions (Walzer, p. 222 et 227) et justifiant les massacres.

48C’est le motif « noble » qui a été invoqué pour le massacre d’Hiroshima et c’est aussi celui qui régit dans une certaine mesure l’équilibre de la terreur de la guerre nucléaire.

LA « GUERRE POUR METTRE FIN À LA GUERRE »

49Pourtant même la seule menace d’utiliser la bombe, compte tenu des rétorsions immédiates et analogues qu’elle implique, est totalement antithétique avec le principe du « jus in bello » qui exige que le combat reste limité.

50On est donc en plein paradoxe qui a pour conséquence étrange que la communauté internationale n’est prête à reconnaître un « droit » à la bombe nucléaire qu’à des pays déclarant leurs intentions pacifiques...

51C’est oublier un peu vite l’existence des guerres préventives (La guerre des Six Jours par exemple) et le fait que la démocratie [3] n’est jamais assurée de perdurer dans quelque pays que ce soit.

52Si par ailleurs on prend le cas de la révolution et donc de la guerre civile déclenchées pour abolir l’état d’oppression violente d’une catégorie de population par une autre, le mobile « juste » serait de mettre fin non pas à la guerre mais à la violence sociale.

53Enfin, la notion d’« agression subie » comme critère de la guerre juste est éminemment relative dans la mesure où une agression répondant la plupart du temps à une autre plus ancienne, il est vain, comme dans les conflits enfantins, de chercher à savoir « qui a commencé ». Il semble donc impossible de considérer que le critère ordinal (« celui qui le premier... ») soit suffisant pour permettre de parler de guerre « juste » ou « injuste ».

54Il est donc bien difficile de pouvoir démêler sur le plan moral un critère de justice applicable aux cas concrets de guerres, même si la justice apparaît toujours comme le motif indispensable mis en avant pour toute guerre des deux côtés des belligérants.

55Dans la réalité cependant, le vrai mobile des guerres est avant tout d’ordre économique et n’a que peu à voir avec les justifications historiques ou affectives complaisamment proposées...

56Toutefois le critère économique lui-même demande à être expliqué dans la mesure où il correspond à une quête de puissance et de richesse bien au-delà des nécessités de la consommation qu’il s’agisse d’un individu ou d’un peuple et que c’est cette démesure même qui est au fondement des conflits.

57Ceci va nous engager dans une direction plus psychanalytique en mettant à l’épreuve l’utilité de la notion de pulsion de mort comme « désir de non-désir » en réponse à la question « Pour « quoi » la guerre ? »

III – L’ILLIMITATION DU DÉSIR ANIMÉ PAR LA PULSION DE MORT

58Si l’on considère que les besoins humains aujourd’hui seraient assez facilement satisfaits sans qu’on ait besoin pour cela d’entrer en conflit avec son voisin, on s’accordera à trouver dans le mobile économique de la guerre, qu’il s’agisse de revendiquer un territoire habitable ou le contrôle de l’énergie dans une région, le même caractère d’illimitation dont nous avons dit précédemment qu’il signe la présence de la pulsion de mort.

59Car ce n’est nullement de besoins dont il s’agit mais de désirs et l’absence de limites du vœu de pouvoir et de richesse apparaît bien davantage d’ordre identitaire puisqu’il s’agit toujours d’avoir et donc d’être plus que quelqu’un d’autre.

60Le motif de la guerre serait donc d’ordre identitaire puisque son but est d’avoir raison d’un autre, de le soumettre, de l’exploiter à son profit ou, à l’inverse de l’empêcher d’agir ainsi.

61Ce type de guerre en principe trouve une fin avec la victoire momentanée de l’un des deux camps et le traité de paix règle les conditions du partage économique. La guerre, même si elle est en droit illimitée, comme le dit Clausewitz, s’arrête en fait lorsque son coût apparaît à l’un des belligérants supérieur aux bénéfices qu’il peut en attendre.

62Il y a toutefois une exception qui est la guerre génocidaire telle qu’elle peut se mener à l’intérieur de ses propres frontières ou à l’extérieur.

63Le génocide apparaît comme la seule forme illimitée de guerre puisqu’il s’agit de rayer de l’existence l’intégralité d’une population ou d’un groupe. C’est la raison pour laquelle il échappe à la catégorie de la guerre et se définit nécessairement comme un massacre.

64Démarche paranoïaque car il ne s’agit plus seulement d’avoir raison de l’autre, de jouir de sa défaite voire de son humiliation et de se servir de son travail, ce qui resterait de l’ordre de l’Eros et du lien.

65Dans les motivations du génocide, c’est l’existence même de l’autre qui, quoi qu’il fasse et quoi qu’il veuille, ne peut être vécu que comme une menace. Le génocide est donc bien animé lui aussi par des mobiles d’ordre identitaire mais dans une surestimation délirante de l’ennemi présumé qui rend impossible le fait d’en être vainqueur autrement qu’en le supprimant intégralement, lui, ses enfants et jusqu’au souvenir du meurtre perpétré.

66Mais la pulsion de la mort peut aussi animer la guerre d’une toute autre manière.

67Le cas le plus fréquent est motivé par le désir d’instaurer et de garantir une puissance économique qui ne fait sens que vis-à-vis d’un besoin identitaire soit d’emprise sur l’autre soit plus radicalement de supériorité.

68La pulsion de mort se manifeste alors par le caractère illimité de la démarche contre l’autre car ce n’est pas la force en soi mais son caractère émérite, sa puissance dominatrice qui est visée.

69Le besoin identitaire qui sous-tend ce processus va de ce fait très facilement occuper le devant de la scène et garantir qu’il s’agit d’une « juste » cause.

70Afin de ne pas avoir à choisir un exemple trop facilement tendancieux, j’emprunterai à Hegel son épure bien connue de la dialectique du Maître et de l’Esclave.

71Le futur maître est prêt à mourir pour ne pas céder, mais il souhaite que l’esclave vive pour témoigner de sa victoire en le servant. Ce dernier considère qu’il a davantage intérêt à servir comme esclave qu’à mourir. Celui qui gagne est donc celui dont le vœu de maîtrise est illimité puisqu’il inclut le risque accepté de sa mort.

72Cependant, une fois vainqueur, le maître est préventivement tenu de réitérer la guerre pour s’assurer que sa suprématie ne sera pas menacée. Ainsi la fameuse notion de « pax romana » n’était qu’un mythe qui recouvrait une multitude de combats répressifs, parfois d’une extrême cruauté aux frontières et à l’intérieur. Mais pourquoi celui qui a été vaincu ne se contente-t-il pas de la vie qui a été préservée et veut-il réengager le combat ? Parce qu’il n’est pas différent en essence du maître et recèle le même désir illimité de puissance qui se formule alors comme un vœu d’égalité et de justice.

73Un jour ou l’autre, le combat devra être réengagé car le maître est bien trop malin pour entrer dans la dépendance du travail de l’esclave comme nous le dit la dialectique hégélienne et il sait mettre en place les conditions d’une exploitation aussi durable que possible.

74Aussi il demeure menacé et le conflit peut à tout moment éclater pour peu que s’établisse la « rencontre » entre la situation vécue par l’esclave et un discours idéologique ou religieux spécifique généralement appuyé sur l’histoire ou la légende, qui se donne pour objectif avoué la justice et le droit à l’identité.

75En cela la guerre est des deux côtés par nature illimitée car le vœu du maître comme celui de l’esclave n’est pas de jouir des avantages de la vie mais d’avoir raison de l’autre. C’est-à-dire pour le maître de continuer à dominer et pour l’esclave d’occuper la place du maître.

76Le désir de non-désir que manifeste la pulsion de mort en l’occurrence c’est le désir de ne plus rien avoir à désirer, d’être intégralement comblé car aucun autre enviable ne se profile à l’horizon comme détenteur d’une plus grande puissance. Situation heureusement fort improbable, aussi la réalité n’est-elle ni la guerre ni la paix mais un entre-deux. Nous sommes en présence d’innombrables conflits qui se préparent dans le monde de manière plus ou moins silencieuse.

77S’il s’agit de puissances de force analogue, les belligérants sont prêts à sacrifier une partie de leurs richesses pour en gagner d’autres. La guerre ne vise pas la mort de l’autre et certainement pas la leur.

78Ce qui limite la guerre n’est évidemment pas la morale mais la pesée de l’intérêt bien compris. De ce fait, la guerre peut être limitée, mais est-elle pour autant « juste » comme le dit Walzer, c’est plus que douteux...

79La limite du combat implique ce dont le belligérant dispose, c’est-à-dire sa vie qu’il n’hésitera pas à sacrifier en kamikaze si c’est efficace pour frapper l’ennemi. Du point de vue individuel cette limite n’existe donc plus mais du point de vue du groupe on peut supposer qu’il y a une gestion limitée des « martyrs », en fonction des objectifs stratégiques.

80On retrouverait là le principe de « proportionnalité » [4] selon lequel le coût en vies humaines ne doit pas être supérieur à la valeur des buts à atteindre.

81Il faut considérer par ailleurs que la plupart des guerres modernes se mènent avec l’appui voire à l’instigation de pays étrangers qui ne sont pas en guerre directement eux-mêmes, ou que ce sont les « Seigneurs de la guerre » [5] qui entretiennent celles-ci pour des raisons liées au profit.

82On conçoit dès lors, que les guerres puissent être à la fois limitées en fonction de visées précises et que l’idée d’une guerre inévitable, parce qu’elle répondrait à un besoin de tuer inhérent à la nature humaine, ne fait pas sens.

83Certes, la situation de combat ne peut qu’éveiller en l’individu une pulsionnalité agressive que la civilisation et l’éducation ont eu bien du mal à refouler. Pourtant, même si cela apparaît cynique, on peut considérer que la mort des combattants appartient toujours à la catégorie des dommages collatéraux car on en est plus à mesurer la victoire en termes de nombre d’hommes restés vivants.

CONCLUSION

84Pour « quoi » donc la guerre ? Parce que l’autre menace mon vœu identitaire de toute puissance et donc ma paix du seul fait qu’il puisse être enviable.

85Aussi, tant qu’on ne s’est pas assuré par la maîtrise qu’il n’en est rien, le désir de guerre, qu’elle se mène au moyen des armes ou avec celui en apparence plus pacifique de la lutte économique est, par essence, illimité.

86Le désir de maîtrise n’est en effet proportionné à aucune espèce de besoin et ne repose en définitive que sur le désir de non-désir qui impliquerait pour être réalisé de ne plus rien avoir à désirer.


Mots-clés éditeurs : Massacre, Guerre juste, Génocide, Besoin identitaire, Pulsion de mort

Date de mise en ligne : 01/02/2008

https://doi.org/10.3917/top.099.0199

Notes

  • [1]
    Waelzer M., Guerres justes et injustes, (1977), tr. fce. Paris, Folio Essais, 2006.
  • [2]
    Clausewitz, « La guerre est un acte de violence qui, théoriquement, n’a pas de limite » in De la Guerre, traduction Denise Naville, Paris, Éditions de Minuit, 1955, pp. 52-53. Cette perspective intéresse particulièrement le psychanalyste dans la mesure où elle rejoint, par d’autres voies, l’idée de la pulsion de mort elle aussi illimitée puisque son but est le retour à l’anorganique.
  • [3]
    Walzer rappelle que les guerres internationales ont été statistiquement menées beaucoup plus fréquemment par des pays démocratiques que par des régimes dictatoriaux, ce qui, si c’est exact, s’expliquerait peut-être par le fait que ces derniers ont d’abord à maintenir l’ordre à l’intérieur de leurs frontières.
  • [4]
    Walzer, p. 13, op. cit.
  • [5]
    Le film de A. Niccol, « Lord of the War » donne une image saisissante de cette réalité.

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