Topique 2007/2 n° 99

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Article de revue

Lorsque l'homme est une abstraction pour l'homme

Pages 185 à 197

Notes

  • [1]
    « Consultation médicale » Esztendö, cité dans Sandor Ferenczi, Œuvres complètes, T. II, 1913-1919, p. 308-313.
  • [2]
    Sigmund Freud, « Actuelles sur la guerre et la mort », Œuvres complètes, vol xIII, Paris, P.U.F., 1988, op. cit., p. 131.
  • [3]
    Marie-Odile Godard, « Le fond d’horreur partagé », Quand la nuit remue, Penser/ rêver, Paris, Mercure de France, Printemps 2003, p. 53-72.
  • [4]
    Primo Levi, Si c’est un homme (1947), Paris, Editions Robert Laffont, 1996.
  • [5]
    Sigmund Freud, « Actuelles sur la guerre et la mort », op. cit.
  • [6]
    Georges-Arthur Goldschmidt, Le poing dans la bouche, Paris, Verdier, 2004, op.cit. p. 18.
  • [7]
    ibid. p. 13-14.
  • [8]
    Cornelius Castoriadis, Le monde morcelé, Les carrefours du labyrinthe 3, Paris, Le Seuil, 2000, p. 65.
  • [9]
    Sebastian Haffner, Histoire d’un allemand, souvenirs (1914-1933), Paris, Babel, 2003, op.cit. p. 34-36.
  • [10]
    « Consultation médicale », op.cit. p. 310.
  • [11]
    Marc Bonnet, « Les victoires de l’archaïque », Topique, N° 81, décembre 2002, Guerre, mort et terreur, Bordeaux, L’Esprit du Temps, pp. 37-53.
  • [12]
    Hérodote, Thucydide, Œuvres complètes, Paris, Éditions Gallimard, La Pléiade, 1964.
  • [13]
    Sebastian Haffner, op.cit. p. 232.
  • [14]
    ibid.
  • [15]
    Elias Canetti, Masse et puissance, Paris, Éditions Gallimard, 1960
  • [16]
    Simon-Daniel Kipman, « La guerre c’est la vie », Topique, Guerre, mort et terreur, N° 81, Bordeaux, L’Esprit du Temps, décembre 2002, op. cit. p. 33..
  • [17]
    Alain, Propos, Paris, Bibliothèque La Pléiade, Éditions Gallimard, op.cit. p. 191, 2 avril 1929.

1L’écrivain hongrois Kosztolànyi écrivait à Sandor Ferenczi : « Un de mes amis a dit au début de la guerre que l’humanité ne voit la vérité que si on lui a crevé un œil. Mais avec l’œil qui lui reste, elle ne voit toujours pas la vérité. Après quatre années et demi de guerre... je marche dans ce printemps acide, calciné, mes espoirs réduits en cendres, et je réfléchis à qui m’adresser pour obtenir un peu de lumière. » [1] Aujourd’hui, tout autant qu’en 1918, la question posée au psychanalyste – on pourrait la formuler en ces termes : « De quelle part de la nature humaine la guerre témoigne-t-elle, de quelle instance jusqu’alors suffisamment contenue et suffisamment domptée, exprime-t-elle le débordement sans fard ? » – conserve sa même gravité. Référant aux motions inconscientes dont l’histoire des peuples montre qu’elles ne cessent d’être à l’œuvre, et dont l’expérience clinique a prouvé l’universalité, elle rejoint l’interrogation qui sera celle d’Einstein : Pourquoi une telle répétition inéluctable, pourquoi cette malédiction de l’histoire des hommes ?

2Pour répondre, deux voies s’offrent à nous.

3

  • La première voie est métapsychologique ; ce fut celle privilégiée par Freud dans ses deux écrits de 1915 et 1933, s’appuyant sur une théorie des pulsions et de leur destin.
  • La seconde voie est transférentielle sur l’objet guerre, et sur l’effet-charge de ce signifiant : sur ce que la seule prononciation du mot guerre atteint au plus profond de soi.

4La guerre est une « force démesurée », commentait Freud. Les métaphores auxquelles il a recours pour dépeindre la démesure de la guerre, « rage aveugle », « marche en avant impitoyable » qui « renverse (...) tout ce qui lui barre le chemin » [2] sont à peine des figures de style permettant au théoricien de dire la violence inhérente au ça. La guerre est haine et destruction : truisme que cette affirmation, encore qu’il faille laisser résonner ce que ces mots donnent à entendre ; les laisser s’infiltrer quelque peu pour ressentir minimalement ce que la seule évocation de la guerre avive de terreurs archaïques et d’angoisses de morcellement, ce qu’elle met à nu de dévastation physique et psychique chez le sujet isolé et dans le collectif. Ce qu’elle donne à voir de déliaison du pulsionnel et des processus de la mise en pensée.

5Dans son texte de 1915, Freud évoque la misère d’âme de ceux de l’arrière, ceux qui ne sont pas exposés au front. C’est précisément du lieu de cette misère d’âme que je vous parlerai : entendons le défaut de la pensée par rapport à ce qui est impensable ; et le défaut de l’expérience vécue pour qui n’a jamais été soumis au feu du combat, et n’a pas la moindre mesure pour éprouver ce qu’une telle expérience produit en termes de modification psychique chez ceux qui y sont soumis. Mais je tenterai de parler aussi du lieu de la misère animique, au sens que Freud conférait au mot animisme dans Totem et tabou : l’animisme, en tant qu’élan intrinsèque à la psyché primitive – celle de l’homme primitif demeuré inchangé en nous qui projette dans une entité externe, une part largement méconnue de soi.

6Il n’est en rien fortuit que l’on ne puisse prétendre penser quelque chose du « Pourquoi la guerre ? » qu’à partir de la position radicalement fausse, et même scandaleuse d’un point de vue moral, de qui n’est pas ou n’a jamais été plongé dans l’enfer de la guerre, et ne connaît de ses effets inconscients que ce que lui permettent d’en imaginer de très loin les reportages tronqués sur des affrontements qui se déroulent ailleurs, dans un endroit géographique plus ou moins indifférent de la carte du monde – parce que ce lieu pour la plupart d’entre nous, n’a jamais été notre habitacle, ni un des lieux sensibles de notre ancrage identitaire. Prétendre penser la guerre, c’est aussi se défendre psychiquement de l’effraction catastrophique de sa réalité par la protection de l’abstraction.

7L’abstraction du rapport à la guerre caractérise d’ailleurs les populations nord-américaines et européennes maintenues à l’abri du théâtre des luttes armées depuis plus de soixante ans. Hormis une très petite minorité de soldats du contingent et des armées de métier qui ont participé aux guerres de décolonisation des années cinquante à la fin de la guerre du Vietnam, et qui aujourd’hui, à nouveau, est appelée à se battre en première ligne dans des conflits qui semblent ne pouvoir se résoudre que par la voix des armes, la plupart des occidentaux que nous sommes, n’ont pour connaissance de la guerre que la connaissance tronquée et à distance que procurent les images médiatiques, images fragmentaires, censurées et recomposées, lorsqu’elles ne sont pas purement virtuelles.

8L’insularité que nous a conféré jusqu’à ce jour la puissance de nos États, de leurs alliances politiques ou de leurs complexes militaro-industriels, accentue nos mécanismes de clivage, tout en sollicitant sur fond d’irréalité, nos sentiments d’omnipotence, et leur envers, notre infinie vulnérabilité. Notre situation géographique ambiguë renforce notre bonne conscience ; elle nous exempte de la culpabilité d’être un acteur direct de mort et d’être confronté au quotidien, au sang versé de la guerre. Encore que ces dernières années l’expansion mondiale du terrorisme ait changé quelque peu la donne en nous faisant vivre l’angoisse d’être en permanence une cible potentielle. Et en faisant qu’il n’y ait plus de territoire géographique sanctuaire ou de zones franches protégés d’un tel danger latent. Nous affirmerons d’autant plus volontiers nos convictions idéologiques, qu’elles soient anti-militaristes ou au contraire belliqueuses, dès lors que nous nous tiendrons loin des zones de fronts. Le malheur de la guerre ne peut s’anticiper. Il résiste à la capacité du dire, théorique, poétique ou intime. Les lettres des poilus de 14-18 ou de prisonniers de guerre, montrent qu’on ne témoigne pas de l’horreur par les mots, mais à travers les mutilations subies, les plaies intérieures qui ne se referment pas, les sidérations corporelles qu’on appelait autrefois névroses de guerre, mais surtout le silence de l’affliction, et la pudeur de la parole retenue. « On est mort sous vivant », confiait une patiente rescapée d’Auschwitz, à son analyste [3] : le jour ça va, mais les nuits, ce seront jour après jour celles de Primo Levi, celles du sommeil illusoire des camps dont on ne revient jamais tout à fait – « Un rêve léger comme les défenses contre l’enfer » [4]. Misère agonique de l’homme privé de tout recours au fond de sa tranchée ou de son camp de la mort, détresse du monde oublié de Dieu, état de désaide de l’infans sans protection et sans langage, c’est par là que le psychanalyste a une entrée pour entendre, ressentir, s’identifier. La guerre et la mort se confondent dans l’horizon de l’innommable. Mais contrairement à la mort qui n’est pas représentable pour l’inconscient, la guerre l’est. Elle est une des figures les plus puissantes de notre terreur de la mort, et agit comme la quintessence d’une angoisse irrépressible.

9Pour Freud, l’événement historique de la Grande Guerre fut la révélation par excellence de ce qu’est le soc du réel. L’irruption de la guerre a charge traumatique et sert de révélateur à ce qu’implique le basculement du monde du fantasme dans celui de la violence sans frein. L’effondrement des formes morales auquel il assiste relance en lui la nécessité d’une réflexion sur la fonction psychisante de la culture et ses impasses. « D’où provient l’abolition du surmoi dans les temps de guerre, et son abolition récurrente dans le groupe ? » sera une interrogation qui ne le lâchera plus. L’épreuve de réalité de la guerre – ajoutons-y celle de la révolution russe de 1917, et à un degré à peine moindre la révolution spartakiste – et leur ampleur incomparable à tout autre événement collectif, brise les illusions de l’homme civilisé. Freud vit personnellement le fait de la guerre qui rabaisse « radicalement » ce « qui était élevé » [5], comme une catastrophe non seulement éthique, mais aussi esthétique. La guerre anéantit la nouvelle patrie de l’Homme qu’est la civilisation. Les mots utilisés, nouvelle patrie de la civilisation, ne sont en rien anodins. Ce qui constituait pour Freud un pôle affectif de sécurité, un refuge, un « Parnasse particulier », une « École d’Athènes », un « musée rempli de tous les trésors » que les artistes avaient légués à l’humanité à travers les siècles, tout ceci bascule, disparaît, vole en éclats. La digue fragile d’une communauté partagée de la culture cède sous le déchaînement pulsionnel et la haine à l’endroit de l’autre-ennemi. L’humanité culturelle, l’humanité idéale policée par l’art, la philosophie, les acquis de la science, et tout ce qui participe du processus de la sublimation, s’effondre devant la barbarie.

10La faille est irréductible entre la jouissance esthétique que Freud éprouve à la fréquentation d’un univers instruit d’une sagesse philosophique et artistique vieille de plus de vingt-cinq siècles, et le déferlement de la guerre. La blessure narcissique se loge dans la brèche ouverte entre la formidable espérance d’une élévation possible de l’humanité par rapport au monde de l’instinct primitif, et le retour de la pulsion brute, sans transfiguration, révélant que nous sommes bien les descendants d’une longue lignée de meurtriers. La guerre est au fondement de l’espèce humaine sera, d’ailleurs, la réponse apportée à Einstein.

11* En tant qu’analystes, la question que nous devons nous poser est double : « Pourquoi la guerre ? » en effet, mais aussi, « Comment et par où l’état de guerre infiltre-t-il nos êtres ? » Dans de nombreux écrits, y inclus les textes freudiens sur la guerre, un lien explicite ou latent, selon les cas, est établi entre patrie et langue maternelle. Ce lien, partiellement surdéterminé par la racine philologique du mot allemand das Vaterland, la terre du père, se retrouve à l’identique en français dans le mot patrie. Das vaterland/la patrie est un signifiant qui agit comme une instance identifiante et nominative pour le sujet. Mais das Vaterland transporte aussi l’image de la terre-mère, corps originaire nourricier qui peut être parfois vécu comme en danger, et devenir ce pour quoi on se bat ; tout comme on se bat, au nom de la survie du Moi et de son idéal, pour la sauvegarde et la préservation du lieu et du nom du père.

12Ce double ombilic paternel et maternel des identités nationales et des nationalismes, et qui joue sans doute dans les identités religieuses, conjoint de façon à peine refoulée patrie et langue des impressions premières. Je tire la notion de langue des impressions premières de l’évocation sensible qu’en donne Georges-Arthur Goldschmidt dans son ouvrage Le poing dans la bouche (2004) : « cette langue qu’on [a] dans le corps et au travers de laquelle [se sont] mises en place les impressions premières : le chant du coucou, le craquement des moyeux des charrettes, la voix des parents, le passage du vent, les premiers mensonges et les premiers émerveillements, la langue maternelle, la langue tant aimée [qui a] tout accompagné. » [6]

13La guerre détruit la superstructure fragile qu’est la culture en l’homme, ainsi que le voit très bien Freud, mais c’est la matrice même de transmission de la culture qu’elle atteint en premier lieu, en altérant la sensitivité de la langue des impressions premières. En dénaturant les mots de cette langue qui s’est glissée au plus profond de soi, et en en faisant selon l’expression de Céline zins, des « mots soldats », des « corps couteau », le processus qui se met à l’œuvre transforme l’imaginaire commun d’un peuple, tout en induisant une mutilation radicale de la psyché.

14Georges-Arthur Goldschmidt dont une grande partie de l’œuvre est consacrée à ce qu’il nomme le désastre de la langue allemande soumise à l’emprise de l’univers nazi, écrit : la langue « était là, bloc d’effroi et de terreur (...) Personne n’en disait rien, mais tout le monde savait, même moi, je sentais bien que le paysage que je voyais était à double fond. Il y avait le dessus quotidien et tranquille avec les hêtres aux troncs irisés de vert et au-dessous il y avait une terreur sans fond qui remontait à la surface et assombrissait toute chose (...) Le pays tout entier semblait renversé, changé par la peur muée en enthousiasme menteur, les gens s’étaient fondus aux choses, aux injonctions, et le dos s’en arquait chaque fois d’angoisse. Mon allemand maternel s’était mis à sonner abrupt, cru et dur, cela vous saisissait aux hanches, on l’entendait de loin, émis du fond de la gorge, râpeux dans la cour de l’école (...) Cet allemand-là froid, sec, rugueux, graniteux, coupait tout, décapait, glaçait, figeait, c’était comme si le régime nazi avait ingurgité, phagocyté la langue et s’en servait pour cimenter les esprits. » [7]

15La prodigieuse capacité de perversion du système de sens transmis, ici évoquée, rejoint la fonction instituante de l’imaginaire, sur laquelle Cornélius Castoriadis a su attirer notre attention : soit, ce qui « ouvre l’accès à un monde de significations dont aussi bien l’instauration que l’incroyable cohérence (...) dépassent inimaginablement tout ce que “un ou plusieurs individus” pourraient jamais produire ». [8] La socialisation des individus, rappelle Castoriadis, puise sa dure évidence privée et socio-historique, dans le fait qu’elle s’impose tant aux psychés individuelles qu’au groupe. L’auteur précise toutefois, que s’il existe une potentialité de sublimation pulsionnelle, celle-ci correspond à la face psychique du processus d’intériorisation de l’imaginaire transmis ; tandis que la face sociale de l’imaginaire instituant s’exprimera, quant à elle, dans la « fabrication » d’individus historiquement normés – pour le meilleur et pour le pire – et dont la dimension surmoïque ne sera le plus souvent qu’une superstructure fragile, sinon artificielle. Une autre façon de dire que l’interpénétration psyché/groupal pose la liberté en termes à la fois politiques et inconscients, comme une aporie plus ou moins inatteignable de l’espace psychique. Ou encore, que cette interpénétration engendre, par le détour d’un imaginaire socialisateur, et par définition daté, la surdité et l’aveuglement tant subjectifs que collectifs. D’où l’immense difficulté d’une pensée individuée propre qui échapperait à l’emprise des significations imaginaires ambiantes, en particulier à certains moments de l’histoire collective, et notamment lors de l’intensité tragique des temps de guerres.

16Sebastian Haffner fut entre 1932 et 1939, alors qu’il était un jeune étudiant, un autre rare témoin extraordinairement lucide de la montée du nazisme et de ses effets de dévoiement de l’âme du peuple allemand. Il puise sa compréhension de la racine de ce mal dans le souvenir demeuré vif de son excitation d’enfant, avide d’entendre au quotidien les nouvelles glorieuses du front. La guerre est « une drogue comme la roulette ou l’opium » qui procure, écrit-il, « des distractions plus substantielles et des émotions plus délectables que tout ce que peut offrir la paix (...) Voilà ce qu’éprouvèrent quotidiennement, de 1914 à 1918, des générations d’écoliers allemands » devenus quinze ans plus tard les tenants de l’entreprise hitlérienne, parce qu’ils avaient vécu la Première guerre « sans être le moins du monde perturbés par sa réalité (...) comme un jeu sinistre, énigmatique, dont l’attrait pervers ne s’épuisait jamais et qui annihilait tout le reste. » La guerre réduit à rien la vie réelle et tire son irrépressible attrait d’une vision positive et simple dans laquelle vision collective et âme infantile se confondent. « Une chimère puérile forgée dans le cerveau immature de dix classes d’âge où elle reste ancrée pendant quatre ans, peut très bien faire vingt ans plus tard son entrée sur la scène politique, costumée en idéologie délétère. » [9]

17Cette intuition profonde de la dynamique à laquelle la guerre laissera libre cours – pulsion agressive débridée alliée à un sentiment d’omnipotence, sous-tendu par une idée « simple jusqu’à devenir accessible à l’entendement d’un enfant » – fait écho à l’amertume de Freud. Le récit livré sur la dégradation quotidienne de la conscience morale du citoyen allemand, rejoint un même constat : la guerre avilit l’individu et réduit à rien la construction défensive qu’est notre conscience morale. Ferenczi dira : « la “civilisation” humaine actuelle n’est bâtie que sur un pseudo-humanisme instable. Nous avons dissimulé nos instincts mais nous ne les avons pas apprivoisés ; (...) nous les avons idéalisés, mais non “sublimés”. Et tant que cette sublimation ne se fait pas, il y aura toujours des guerres. La guerre a mis à jour d’importantes et grandes vérités », les puissantes tendances à l’idéalisation qui « apparaissent chez les peuples [ne font] (...) que voiler les instincts primitifs qui nous habitent. » [10]

18D’autres soutiendront encore que « la tendance à la destruction présente dans le monde humain pourrait avoir pour but caché de réactualiser un mode ancien de vie sociale fait de barbarie et de cruauté » [11] – une manière de dire que « là où le ça est, le Je doit advenir », redevient « là ou le Je précaire semblait advenu, réapparaît le ça ».

19Je me souviens à ce propos d’un épisode de guerre raconté par un de mes professeurs de lycée qui voulait faire prendre conscience aux adolescents que nous étions, de la facilité avec laquelle l’humain pouvait basculer dans la sauvagerie. Il avançait avec un groupe d’autres hommes dans une campagne que les habitants avaient fuie. À l’entrée d’un hameau, une maison aux portes non barrées semblait les attendre, avec sur la porte un mot – écrit de la main d’une femme, avait pensé mon professeur. Ce mot disait plus ou moins : « Soldats, si vous passez par ici soyez les bienvenus, reposez-vous, chauffez-vous, restaurez-vous si vous avez faim, il y a des provisions dans la cave, mais je vous en supplie ne saccagez pas notre foyer, il est toute notre possession. » Or ce fut comme si l’expression de cette bienveillance maternelle qui s’adressait à la part fragile en eux de soldats dont on redoutait de toute évidence la férocité, mais que l’on avait préférés imaginer enfants perdus, harassés, transis de froid et affamés, avait déclenché la fureur instantanée des hommes. En quelques minutes, ceux-ci avaient mis à sac la maison, pour rien, juste pour l’excitation de la mettre à sac, puis l’avaient incendiée, avec, nous dit notre professeur, une joie farouche. La maison laissée ouverte avait été prise comme on viole une femme, et comme parfois il arrive qu’on éventre, comme on éventre un sac ou la carcasse d’un animal, le corps que l’on vient tout juste de pénétrer.

20Le recours hélas banal en temps de guerre au viol collectif des filles, des épouses, des sœurs et des mères de l’ennemi, est la profanation au plus intime de ce qui aurait dû rester intouché. Ces viols, par-delà leur brutalité terrible de l’instant, et la volonté forcenée de dégradation de l’être de l’adversaire qu’ils entendent signifier, sont un geste qui plonge jusqu’au fond des âges. L’appropriation du corps des femmes qui seront prises de force et éventuellement fécondées, participe de l’appropriation de la terre-mère. Le corps violé des femmes est un corps collectif à investir, au sens où l’on investit une place forte. Il est une prise de guerre profanatoire – qui dit profanation, dit sacrilège, c’est-à-dire ce qui touche, au sens littéral de la main qui touche, à une racine sacrée. La soldatesque qui commet cet acte transgressif communie avec des pratiques immémoriales dont les mythologies sont pleines. Agression perpétrée sur le corps de femmes-femelles, femmes-femelles, parce que les femmes violées en temps de guerre, on le sait, sont sans visage, sans âge, sans identité singulière, et ne sont identifiées que par leur appartenance groupale à un clan ou un lignage jugé comme étant l’ennemi. Elles ne font pas l’objet d’un désir, mais sont la cible de la part d’un masculin, lui aussi groupal, d’une pulsion primaire dans laquelle génitalité et cannibalisme se confondent. Le viol est l’agir d’une horde indifférenciée, sans subjectivité et sans mémoire, parce que sous l’emprise d’une régression massive au stade de la libido qui fonde dans le meurtre le socius ; ce dont Freud avait génialement pressenti la prégnance a-historique.

21

« Lorsque l’homme est une abstraction pour l’homme » est la phrase qui me
venait comme une antienne répétitive en guise d’introduction à ma réflexion sur
la guerre. Elle s’accompagnait d’un autre leitmotiv en sourdine, « la guerre, je ne
veux pas la voir, je ne veux pas la regarder. »

22Dans les préliminaires de ma réflexion je suis retournée à l’œuvre de Thucydide, La guerre du Péloponnèse[12], dont on s’accorde pour dire qu’elle fut, cinq siècles avant notre ère, inaugurale de la discipline historique moderne. Le psychanalyste ne peut se surprendre que pour échapper à l’effet traumatique de ces 27 années de guerre qui avaient mis terme à l’hégémonie athénienne du temps de Périclès, un des immenses penseurs du monde antique ait éprouvé après-coup, dans un mouvement de pulsion de maîtrise, le besoin de reconstruire la chronique la plus objective possible de l’enchaînement des événements. Et qu’il ait tenté de juguler au moyen d’une analyse des causes de la guerre et de leurs effets, les traces d’une déroute émotive. Mon retour à cette œuvre paradigmatique me faisait chercher dans le texte par delà son objectif manifeste de forger une conscience historique grecque, un fond de méditation éthique sur la guerre. Or je n’ai rien trouvé de tel. L’analyse présentée est de part en part désaffectée et ne laisse aucune place à l’expression de l’état de dévastation interne produit par les massacres de populations, les cités rasées, les campagnes décimées. Le récit présenté transmet l’impression que le tribut de la guerre qui fixe la part des vainqueurs et le lot des vaincus, est une fatalité dont la seule mesure possible serait comptable. Thucydide dans son œuvre entend graver historiquement les faits, mais il maintient par devers lui la mémoire affective des restes de la guerre. Un tableau du peintre contemporain Kieffer s’esquisse pour moi en arrière champ... Les cendres de la mort qui recouvrent le monde et en éteignent toute couleur.

23À peine si l’on décèle dans le récit à propos de la défaite des troupes athéniennes pendant la campagne de Sicile, un infime élan d’empathie pour les blessés laissés derrière sur le champ de bataille, et le sort réservé aux milliers de prisonniers, de femmes et d’enfants qui seront réduits en esclavage. Parce que Thucydide l’athénien ne parvient plus à censurer complètement dans l’analyse de cette expédition spécifique, la menace qui l’ébranle au plus vif de sa chair, éprouve-t-il un tressaillement d’identification à l’endroit des victimes. Sinon, c’est l’appauvrissement habituel de l’affect en temps de guerre qui semble gagner l’écriture, lorsque « tout se passe dans une sorte de torpeur, et [que] les monstruosités objectives recouvrent une sensibilité ténue, atrophiée. » [13]

24Sebastian Haffner précédemment cité, évoque son enfance dans les années 1914-1918 et se souvient qu’il n’aurait eu « aucun scrupule à « recalculer » les morts, sans (se) représenter la réalité que recouvraient les chiffres. » [14]

25L’insensibilité multimillénaire face à la mort ou la souffrance des blessés, dès lors qu’il ne s’agit pas de ceux de notre camp, l’abstraction de l’humanité de la victime, tout près de nous la première Guerre du Golfe en a apporté une preuve supplémentaire, si besoin était encore. Cette guerre – incidemment la première guerre soi-disant visionnée en direct – eut pour les occidentaux la saveur inavouable d’un spectacle trouble. La toute-puissance technologique des armements utilisés nous déchargeait, à l’analogie d’un jeu vidéo, de notre responsabilité morale et d’une angoisse identificatoire insupportable avec les victimes invisibles, soigneusement maintenues hors champ de notre regard. En revanche, on se rappellera notre émotion à peine voilée face aux images de mouettes et cormorans englués dans les nappes de pétrole provenant des puits incendiés. Ces images, en fait des images d’archives décontextualisées et tirées d’une quelconque catastrophe écologique antérieure, constituaient un leurre parfait. Tandis que les agences d’information militaires filtraient la retransmission de vidéos montrant des blessés abandonnés sous les bombes, les images d’oiseaux crevant sous nos yeux, servaient d’exutoire à notre besoin compassionnel vis-à-vis des victimes démunies et impuissantes. À ceci près que ces élans de pitié étaient psychiquement d’autant plus tolérables, que la victime donnée à voir, l’oiseau atteint, en tant que métonymie de toutes les tragédies dues à la guerre et ses dommages « collatéraux », n’était en définitive qu’un insignifiant volatile. La guerre, on ne doit pas l’oublier, s’accompagne toujours du mensonge, c’est là une autre partie importante de son effet corrupteur.

26Élias Canetti soutient dans Masse et puissance qu’un des moteurs de la guerre réside dans le fait qu’elle est infiltrée par l’imaginaire d’une masse d’ennemis vivants qui devra être « transformée en un tas de morts » [15]. Il s’agit de tuer en masse et d’éclaircir les rangs des ennemis, énonce-t-il plus ou moins en substance. Il est aisé de ressentir à fleur de peau dans ces images si crues, la résurgence de l’univers du paranoïaque et sa lutte permanente contre l’angoisse de mort : fantasmes de blocs hostiles qui hantent le Moi, agrégats menaçants, redoutables, par rapport auxquels la pensée consciente se mobilise dans des élans de haine qui connaissent peu de répit.

27Bion a attiré l’attention sur le lien de haine, probablement le lien le plus ancien, le plus passionnel et le plus mobilisateur, et qui « en tous les cas implique un élan vers l’objet, vers un ennemi que l’on respecte autant qu’on en a peur » [16]. Une autre façon de dire que les idéologies qui justifient rationnellement le recours à la guerre prennent appui sur une haine latente, disponible, en réserve, qui se trouvera mobilisée et canalisée par les objectifs de la guerre. La part irréductible à la sublimation de l’instinct de haine, on peut en trouver la trace, jusques et y compris dans son effacement apparent, dans les objets les plus triviaux, les plus anodins, les plus apparemment an-historiques, pourrait-on se dire si on ne savait pas. Mais justement on sait, tout en faisant comme si on avait tout oublié. Je pense par exemple à ces culs d’obus transformés en vases à fleurs qui ont longtemps trôné sur les tables de salle à manger des campagnes françaises. Trophées pieusement conservés, ils avaient été rapportés du champ de bataille à leurs mères ou leurs épouses par les permissionnaires de la guerre de 14. Dans ces résidus désensibilisés se lisait l’empreinte du refoulement de la haine à l’endroit du voisin, du semblable à soi devenu l’ennemi que l’arme avait déchiqueté, ainsi qu’une condensation du martyr de la chair mise en lambeaux et du symbole phallique que la rutilance du cuivre amoureusement poli continuait d’affirmer.

28Aujourd’hui la guerre nous rejoint. Elle gagne nos territoires. Elle traverse la vitre de nos écrans de télé pour éclater à nos portes, dans nos villes, nos stations de métro, nos supermarchés, nos tours à bureaux. Face aux armes hyper technologiques des riches, répond l’arsenal des pauvres qu’est le terrorisme importé ou la menace des armes bactériologiques, mais aussi le geste de maîtrise parfaite de l’acte guerrier que fut l’attaque et la destruction des deux tours jumelles du World Trade Center, au prix de milliers de morts, à commencer par celle sacrificielle des auteurs de l’attentat.

29A ce jour plus de 3000 soldats américains ont été tués en Irak depuis la chute du régime de Saddam Hussein, et il n’est guère de semaine sans que des soldats canadiens ne tombent en Afghanistan. Aucun État, pas même les Etats-Unis, ne peut plus prétendre maintenir l’objectif omnipotent du no-body bag. Les soldats ont appris à nouveau, si jamais ils l’avaient oublié, qu’ils doivent être prêts à faire le sacrifice de leur vie.

30Mais le fait que notre génération ait été épargnée jusqu’à présent de l’épreuve directe de la guerre – ce qui fait d’elle une quasi anomalie de l’histoire – a peut-être entraîné une transformation symbolique profonde. Qui sait, si l’éloignement progressif dans le temps de l’expérience vécue de la guerre n’accentue pas une tendance au repli sur nos petits univers égocentrés, la culture contemporaine du narcissisme dont parlent abondamment les sociologues, en induisant, de surcroît, des formes insidieuses de déni de nos propres pulsions de haine ? En édifiant un multiple système de clivages : par exemple, ce que serait une dichotomie trompeuse à l’intérieur de la collectivité, entre l’impur des combattants, nommément les armées de métier – devrait-on aller jusqu’à dire les mercenaires ? – et la soi-disant pureté des autres, ceux de l’arrière ou les divers tenants d’une conscience critique face à la guerre, dont les combattants seraient supposément démunis. En faisant porter à une poignée de militaires ou à certains gouvernements la seule responsabilité du désir du combat, qui irait en contradiction avec le prétendu pacifisme du reste de la collectivité ou du monde. Ou encore, grâce à l’impression d’invincibilité que confère l’arsenal des tirs à distance, en nous faisant réduire celui d’en face, l’autre homme, à une cible sans visage.

31Sous couvert de l’aspiration dominante qui semble être la grande caractéristique de notre temps, faire-seulement-une-bonne-vie, serions-nous devenus individuellement et collectivement indifférents au devoir moral de défendre la mère-patrie si celle-ci était en danger, et ce faisant, serions-nous devenus lâches, pour ne pas dire impuissants ? C’est du moins l’interprétation de nous-mêmes qu’entendait nous renvoyer en miroir Ben Laden dans le défifameux qu’il lançait après le 11 septembre : « Nous serons victorieux, parce qu’Al Qaida ne manque pas de jeunes qui aiment la mort, alors qu’en Occident vos jeunes n’aiment que la vie ». Une telle revendication de la culture de la mort qui n’est pas sans faire écho au Viva la muerte des phalangistes espagnols, rappelle que l’acceptation du principe du combat et de la confrontation avec le feu chez les jeunes hommes fut depuis les temps immémoriaux le rituel initiatique par excellence d’une actualisation de soi dans un face-à-face avec la mort. La guerre fut longtemps, avec leur consentement, la grande dévoreuse des hommes jeunes. « La guerre est de religion et de cérémonie. C’est la messe de l’homme ou la célébration de ce qui est propre à l’humain ; car les animaux les plus féroces songent d’abord à préserver leur vie », notait Alain le 2 avril 1929, dans son journal [17].

32Je voudrais terminer par l’évocation d’une courte vignette clinique.

33Que recherchait à travers les artefacts de la guerre de 14, le père de cette patiente ? – un homme replié dans la dépression, et dont l’unique source d’intérêt qui semblait pouvoir le sortir un moment de sa torpeur, était le pèlerinage régulier vers le lieu des champs de batailles dans lequel il entraînait toute sa famille. Les seuls loisirs familiaux jamais connus par ma patiente étaient ces visites répétées des lieux de combats de jadis. Pas un cimetière militaire, pas un vestige de fort, qui n’eut été visité à de multiples reprises. La maison était remplie d’objets de la Première guerre, livres, photographies, collections de casques, fusils, décorations, drapeaux de régiments, que sais-je encore. Cela aurait pu être un capharnaüm, un pêle-mêle de choses disparates, un grenier aventureux, non, c’était un musée glacé, chaque chose à sa place ; une sorte de lieu cultuel ; le mausolée intime du père.

34Mais quel était le versant négatif de la passion de cet homme miné par un chagrin qui semblait hors les mots, dans une identification mélancolique aux jeunes autrefois tombés au champ d’honneur ? De quelle épopée guerrière, de quelle gloire des armes était-il nostalgique ? Par quel écho lointain du fracas des canons était-il envoûté ?

35La fille jouait de la batterie ; il me semblait qu’elle tentait de se libérer par là du poids des morts dont son père la chargeait depuis toujours. Mais peut-être, dans la pulsation vitale brute que le jeu de la batterie lui permettait d’entendre en elle et de faire résonner, rejoignait-elle aussi la fureur exaltée du tam-tam de guerre. A moins que ce ne fut l’expression d’une angoisse atavique, telle qu’évoquée dans le verset de la Genèse cité par Primo Levi : le « ‘tohu-bohu’ de l’univers désert et vide, écrasé sous l’esprit de Dieu, mais dont l’esprit de l’homme est absent : ou pas encore né ou déjà éteint. »


Mots-clés éditeurs : Langue des impressions premières, Guerre, Pulsion de haine, Abstraction de l'homme, Misère animique

Mise en ligne 01/02/2008

https://doi.org/10.3917/top.099.0185

Notes

  • [1]
    « Consultation médicale » Esztendö, cité dans Sandor Ferenczi, Œuvres complètes, T. II, 1913-1919, p. 308-313.
  • [2]
    Sigmund Freud, « Actuelles sur la guerre et la mort », Œuvres complètes, vol xIII, Paris, P.U.F., 1988, op. cit., p. 131.
  • [3]
    Marie-Odile Godard, « Le fond d’horreur partagé », Quand la nuit remue, Penser/ rêver, Paris, Mercure de France, Printemps 2003, p. 53-72.
  • [4]
    Primo Levi, Si c’est un homme (1947), Paris, Editions Robert Laffont, 1996.
  • [5]
    Sigmund Freud, « Actuelles sur la guerre et la mort », op. cit.
  • [6]
    Georges-Arthur Goldschmidt, Le poing dans la bouche, Paris, Verdier, 2004, op.cit. p. 18.
  • [7]
    ibid. p. 13-14.
  • [8]
    Cornelius Castoriadis, Le monde morcelé, Les carrefours du labyrinthe 3, Paris, Le Seuil, 2000, p. 65.
  • [9]
    Sebastian Haffner, Histoire d’un allemand, souvenirs (1914-1933), Paris, Babel, 2003, op.cit. p. 34-36.
  • [10]
    « Consultation médicale », op.cit. p. 310.
  • [11]
    Marc Bonnet, « Les victoires de l’archaïque », Topique, N° 81, décembre 2002, Guerre, mort et terreur, Bordeaux, L’Esprit du Temps, pp. 37-53.
  • [12]
    Hérodote, Thucydide, Œuvres complètes, Paris, Éditions Gallimard, La Pléiade, 1964.
  • [13]
    Sebastian Haffner, op.cit. p. 232.
  • [14]
    ibid.
  • [15]
    Elias Canetti, Masse et puissance, Paris, Éditions Gallimard, 1960
  • [16]
    Simon-Daniel Kipman, « La guerre c’est la vie », Topique, Guerre, mort et terreur, N° 81, Bordeaux, L’Esprit du Temps, décembre 2002, op. cit. p. 33..
  • [17]
    Alain, Propos, Paris, Bibliothèque La Pléiade, Éditions Gallimard, op.cit. p. 191, 2 avril 1929.
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