Topique 2007/1 n° 98

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Article de revue

La méthode de l'écriture de l'histoire dans l'œuvre de Paul Roazen

Pages 149 à 158

Notes

  • [1]
    Communication aux xie Rencontres Internationales de l’AIHP : « Ecrire l’histoire d’une science particulière : la Psychanalyse ». Aix-en-Provence, 20-23 Juillet 2006.
  • [2]
    Citation de son épouse Deborah Heller Roazen avec qui il avait divorcé.
  • [3]
    Cf. le commentaire que j’ai présenté sur l’influence de Carlyle sur Freud (Gougoulis, 2004b) et le rôle de Jones (Gougoulis, 2004a).
  • [4]
    Cette construction de Swales a fait couler beaucoup d’encre (je cite à titre d’exemple : Kuhn, 1999 ; Munder Ross, 1991 ; Rivalta, 2002 ; Skues, 2001) avec des discussions qui parfois frisent les débats byzantins sur le sexe des anges à propos de la datation du lapsus « aliquis » qui prouverait selon Swales la relation adultère.
  • [5]
    L’auteur a bien saisi la tension entre la vérité matérielle et la vérité historique telle que Freud l’énonce à la fin de son travail sur Moïse et le monothéisme.
  • [6]
    Il est capital pour la recherche historique que les documents des interviews de Roazen comme ceux d’Eissler, qui travaillait dans la perspective de la confirmation de l’orthodoxie, soient publiés. Pour l’instant nous ne possédons que les conclusions des chercheurs et non le matériel brut.
  • [7]
    Les nécessités éditoriales de la revue ne permettent pas la reproduction graphique du schéma décrit.
« His life was his work »[2]

BREF HOMMAGE EN PRéAMBULE

1Le 3 Novembre 2005, avec la disparition de Paul Roazen la communauté de l’histoire de la psychanalyse a perdu plus qu’un ami. Professeur émérite de sciences politiques à l’Université york de Toronto, Paul n’avait que 69 ans. Il était venu à l’histoire de la psychanalyse par la recherche en sciences politiques s’intéressant avant tout au problème de l’histoire de la formation des idées dans les champs du politique et des sciences. La psychanalyse est devenue son domaine de prédilection sans que cela soit un choix exclusif. Il a écrit sur tout le champ de l’histoire des idées surtout dans celle des Etats-Unis. Un de ses sujets d’inspiration était le politologue et poète Walter Whitman notamment son ouvrage L’opinion publique. évidemment une figure comme John Meynard Keynes ne pouvait pas le laisser indifférent, mais il se passionnait aussi pour John Adams le deuxième président des Etats-Unis surtout à cause de l’oubli dans lequel celui-ci était tombé comparativement à son ami puis rival Thomas Jefferson, troisième président de la jeune république (Roazen, 2003). Les très nombreuses recensions de livres qu’il présentait dans la revue « Psychoanalytic Books » marquaient aussi bien ses intérêts que l’étendu de ses connaissances (Roazen, 2000). La lecture de ces essais éclaire singulièrement sa méthode dans l’histoire de la psychanalyse. C’est cette contribution qui sera l’objet de mon présent travail.

INTRODUCTION

2La biographie de Freud publiée par Ernest Jones dans les années 1953-1957 et écrite sous la surveillance étroite d’Anna Freud est un moment particulier de l’aventure psychanalytique et de l’écriture de son histoire. De l’aveu de la majorité des biographes, elle reste la plus vivante, la plus complète tout en étant la plus tendancieuse. Elle reste la référence à laquelle tout biographe se mesure (Rodrigué, 1996). Jones avait au moment de la rédaction tous les atouts en main. Il avait connu Freud personnellement ; sans être parmi les préférés du maître, il avait su gagner sa confiance pour devenir membre du cercle secret des paladins. Il était dès 1910 un des fondateurs et acteurs de l’Association Psychanalytique Internationale (API) avant d’en devenir un dirigeant incontesté. En ceci sa démarche est comparable à celle de Thucydide qui, lui aussi, avait été un acteur important de la guerre du Péloponnèse avant d’en devenir l’historien.

3Mis à part cette expérience sans égal, Jones disposait de tous les documents écrits connus à l’époque sans aucune restriction ni censure. De plus, il était germanophone et au fait des particularités de l’écriture gothique de Freud, ce qui facilitait sa lecture de la correspondance. Mais il avait un inconvénient majeur : la présence constante et vigilante d’Anna Freud. Celle-ci, telle une vestale, veillait sur la mémoire de son père. Ce n’était pas seulement la censure dont nous retrouvons des traces dans la première édition des lettres à Fliess. Tout était soumis à l’approbation d’Anna, en commençant par les informations passant aux nuances stylistiques des commentaires. Rien, pas un mot, ne fut publié sans son accord.

4On connaît mieux maintenant l’historique de l’écriture de ce mémorable ouvrage : La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. Initialement c’était Siegfried Bernfeld, un psychanalyste viennois travaillant à Berlin puis émigré aux Etats-Unis qui était désigné comme biographe officiel. Il avait donné des preuves d’une qualité de recherche, d’un esprit de curiosité et d’une rigueur d’écriture dans des articles publiés dans des revues anglophones. Bernfeld a été le premier à saisir la valeur autobiographique de l’article sur le souvenir-écran de Freud. Ces articles n’ont été réédités en allemand que trente ans après leur première parution, grâce au travail d’Ilse Grubrich-Simitis (Bernfeld, 1981). Il nous a laissé des pages passionnantes qui ont été utilisées, certains diraient pillées, par Jones. Rapidement Bernfeld est tombé en disgrâce dans les yeux d’Anna qui s’est laissé convaincre par Jones, malgré une réticence initiale, qu’il était l’homme de la situation.

5Jones était un fidèle. Je ne dirais pas loyal, mais il était fidèle à la mémoire de Freud, telle qu’elle fut idéalisée par Anna. En même temps il incarnait cet aspect fragile des psychanalystes à savoir l’ambition d’ascension sociale et du notabiliat. Dans le jeu des ambitions, du prestige et du pouvoir institutionnel, il était devenu le notable qu’il a toujours voulu grâce à la psychanalyse. Il s’est mis donc à écrire une histoire officielle. Une histoire héroïque qui mettait en valeur la figure du grand homme, chef d’une grande cause [3]. Aussi, toutes les composantes de cette aventure humaine se réduisaient considérablement au détriment de la résultante qui était l’histoire officielle, consacrée par le couple Jones/Anna. Tout ce qui précédait n’avait de l’intérêt qui si cela servait de précurseur. Tous les rivaux étaient minimisés et tous ceux qui avaient des opinions différentes étaient traités d’hérétiques quand ils ne se voyaient pas attribuer une pathologie psychiatrique. Une histoire donc qui prenait une couleur quasi théologique. Le fonctionnement de ce couple est devenu par la suite une source d’inspiration pour Kurt Eissler. Celui-ci, devenu directeur des archives Sigmund Freud, a procédé à une recherche systématique d’informations, mais d’un autre côté, et de manière aussi systématique, il a rendu toutes les archives quasiment inaccessibles. Ce n’est que récemment que cette fondation a modifié sa politique grâce au travail de Harold Blum.

LES APORIES DE ROAZEN

6« Qui êtes-vous M. Freud ? » est une question restée sans réponse pour Roazen après la lecture de l’hagiographie de Jones. Le chercheur avait saisi la valeur paradigmatique du développement du mouvement psychanalytique dans le champ du mouvement des idées et de la place de la biographie de Jones comme source et obstacle à l’écriture de l’histoire. Fort de sa formation d’historien des idées, il se met à découvrir, presque à « traquer » puis à interroger tous les acteurs de ce qu’il considère l’aventure intellectuelle du siècle. Son œuvre fait écho aux fragments des découvertes historiques, particulièrement au travail sur les interviews qu’il a menées au milieu des années 1960.

7C’est ici qu’intervient l’apport essentiel de Paul Roazen à l’écriture de l’histoire de cette science particulière qu’est la psychanalyse : sa méthode orale. Il a interviewé toutes les personnes vivantes qui ont rencontré Freud en essayant de vérifier l’ensemble des questions que soulevait le travail de Jones. On s’aperçoit que l’auteur y propose une approche fragmentée, polymorphe, comme en kaléidoscope. Ce travail a été fait avant la monumentale entreprise d’Henri Ellenberger (1970) qui a présenté le modèle de l’historiographie psychanalytique à partir de la recherche documentaire. Roazen cependant exploitait ses sources orales et continuait l’élaboration de sa méthodologie.

8Le résultat de ce travail en labyrinthe est fabuleux. En commençant par la réhabilitation des figures oubliées comme Tausk ou mises à l’écart comme Helen Deutsch, Rank, Reich pour ne pas parler de Ferenczi. La bibliographie de Paul Roazen est impressionnante. Elle comporte plusieurs volumes et articles (Cf. la bibliographie in Roazen, 2000 ; 2003) en commençant par son premier livre sur Tausk (1969), passant par son opus magnum traduit en français comme « la Saga freudienne » (Roazen, 1975) pour continuer par des biographies de Sandor Rado, Erik Erikson, Edoardo Weiss, Helen Deutsch ou des rééditions d’écrits des années 1920-1940. Il est vrai que Roazen avait un faible pour les « perdants de l’histoire » et n’avait pas beaucoup de sympathie pour la figure du grand homme. Aussi, a-t-il pu écrire un article intitulé : « Est-ce que Freud était un type sympa ? » ( Roazen, 2000) (Was Freud a nice guy ?).

L’APPORT ET DE LA MéTHODE CHEZ ROAZEN

9Essayons maintenant de répondre à la question des XIe Rencontres de l’AIHP en analysant l’apport de Roazen.

10a) Sur le plan de la méthodologie, il fallait vérifier les points obscurs du récit de Jones. Roazen a opté pour une vérification qui ressemble, à s’y méprendre, à la technique de constructions en analyse. Chaque interview ouvrait une piste qui permettait de formuler une hypothèse qui à son tour attendait une vérification, un complément ou un démenti par une autre interview ou une source documentaire. Cette méthode permet de ranger les sources en fiables ou non fiables, à partir de l’introduction de la notion de degré de fiabilité. Par exemple une information qui se trouve vérifiée par un document découvert rend la source fiable. Plus précisément, H. Deutsch, qui pour Roazen était une source devenue principale, a permis d’élucider le mystère autour du patient (un industriel nommé Krüger) qui se trouvait au centre de l’article sur la télépathie (Roazen, 1995).

11b) Sur le plan de la technique du récit sa méthode problématise les figures idéales dépeintes par Jones, leur rendant leur complexité. C’est une incohérence psychologique de croire que la figure idéale de Freud avancée par Jones pourrait donner lieu à l’aventure du mouvement psychanalytique. En revanche, le modèle de Jones ne peut que donner lieu au révisionnisme le plus caricatural donnant des interprétations anachroniques d’un Freud peu rigoureux sur le plan du cadre de la cure.

12Un récent travail critique (Lynn & Vaillant, 1998) montre Freud violant toutes les règles de confidentialité professionnelle. Ces auteurs en examinant les références de patients dans la correspondance découvrent que Freud parle, ou plutôt écrit de ses patients à ses correspondants. C’est une information rigoureusement exacte ! Cependant lorsqu’on examine les mêmes cas de figure à travers le récit d’Hélène Deutsch nous obtenons une tout autre perspective de lecture, à savoir un Freud qui s’intéresse à ses patients et discute de l’issue des cures qu’il a adressées à ses collaborateurs. Bien sûr il demeure un médecin de ville du XIXe siècle, un médecin de famille qui se mêle des histoires familiales comme nous le constatons de manière exemplaire grâce à l’article d’Harold Blum sur la cure du « Petit Hans ». Il n’hésitait pas à servir d’intermédiaire pour des fiançailles, à « sauver » tel mariage (p. ex. celui de Federn) ou encore de donner des conseils sur le thème de la circoncision. Roazen avait un style d’écriture très oral et bien souvent fait vivre les personnages de ses récits. Son anglais est très élaboré et agréable ; on l’entend parler. Seul Jones avec Peter Gay rivalisent avec Roazen sur ce plan.

13c) Sa recherche est fragmentaire allant de trouvaille accidentelle à découverte fortuite. Il ajoute chaque fois des petits morceaux d’un puzzle. Plus près de nous Alain de Mijolla (2003) reconnaîtra ici sa propre perspective.

14d) Roazen se donne une exigence d’honnêteté et d’une transparence totale. Il publie les informations qu’il découvre indépendamment des conséquences sur la fragile interrelation entre le privé et le public. Par exemple, il avait obtenu l’information de l’analyse d’Anna Freud par son père, information qu’il publie pour la première fois en 1969. Cette « révélation » d’une histoire qui n’était pas secrète mais qui demeurait dans le domaine du « non-dit » du « non évoqué » avait une valeur paradigmatique dans la reconstruction de l’ambiance du travail des premiers analystes. Ceux-ci bien souvent analysaient leurs enfants (p. ex. Karl Abraham, Melanie Klein) ou faisaient analyser leurs enfants par des proches (Jones choisit comme analyste de sa fille Melanie Klein et plus tard, dans un contexte plus compliqué, Melanie Klein propose à Winnicott l’analyse de son fils). Cette publication a des conséquences multiples. Roazen avait déjà la réputation sulfureuse d’« enfant terrible », mais Anna le déclare alors dangereux pour la communauté analytique. Il est vrai que le dévoilement de la vérité lorsqu’elle est cachée donne lieu à des hypothèses hasardeuses voir à des ragots. Le chercheur américain Peter Swales est le meilleur exemple de dégâts de ce type. Autant celui-ci fait un travail de détective pour trouver l’identité de certains patients (p. ex. le cas de Katharina in Swales, 1988) autant il peut transformer son travail en recherche et surtout publication de rumeurs qui n’ont pas un grand intérêt, comme l’histoire fantaisiste de l’adultère de Freud avec sa belle-sœur Minna [4].

UN APPORT PRéCIEUX : LE TRAVAIL EN SéANCE DE FREUD

15Roazen (1995) propose une articulation de la production théorique de Freud avec son travail dans la situation de la séance qui illustre la pratique psychanalytique au quotidien. Le souci de la vérité historique [5] permet à Roazen de nous donner quelques tableaux très vivants d’un Freud praticien, un vrai psychanalyste en exercice. Un praticien qui certes avait une préoccupation théorique majeure, mais qui était très présent dans ses séances avec les patients, très peu orthodoxe, au regard des critères de la psychanalyse « classique » et en contradiction apparente avec les règles du cadre tels que Freud lui-même les avait décrites entre 1907 et 1918 (Lohser & Newton, 1996). En commentant les cas de l’homme aux loups ou le cas de petit Hans, il insiste que Freud ne met pas en avant une histoire de cas mais un point particulier de sa théorie ou de la technique. Historien de formation, il ne tombe pas dans le piège de l’anachronisme. Cependant ses contributions majeures sont les apports des cas relativement inconnus tels Albert Hirst ou Robert Jokl (Roazen, 1995). Il examine à cette occasion des points litigieux de la technique freudienne comme le silence ou la froideur affective. Il en sort que Freud n’avait jamais de règle codifiée et surtout pas de technique rigide. Tout au plus peut-on évoquer un style en séance. D’ailleurs, les conseils techniques qu’il présente aux jeunes analystes ont toujours un caractère négatif : des erreurs à éviter.

16Un autre point qui s’éclaire est la question de la formation de la clientèle analytique. À Vienne, lorsqu’on souhaitait un traitement psychologique, pas nécessairement psychanalytique, on n’allait pas voir quelqu’un d’autre que Freud. Federn, Adler et Steckel avaient des clientèles importantes de médecins de ville, mais en transformant leur clientèle en clientèle d’analyste, ils devenaient dépendants de Freud. On saisit mieux les dimensions et les tensions des mouvements transférentiels des pionniers face au maître.

17Un dernier point sur lequel il nous faut insister est la dimension thérapeutique. Il est connu que la priorité de Freud était la compréhension des mécanismes de la névrose et des mécanismes du transfert d’où le poids de l’idée de « guérison de surcroît ». Cependant, Freud, de l’aveu de ses patients, était, peut-être malgré lui, un grand thérapeute. Non seulement dans le sens d’une efficacité qui faisait revenir les patients mais aussi dans ce sens particulier d’un médecin qui introduit une nouvelle dimension thérapeutique. Hirst évoque le fait qu’il donnait comme présents des éléments et d’outils d’autoanalyse. Ce cas est particulièrement important venant d’un membre de la famille Eckstein, étant donné le traitement d’Emma Eckstein (la patiente connue comme Irma de l’intervention chirurgicale malencontreuse de Fliess) dans les années 1890. Hirst raconte que la famille gardait un excellent souvenir de Freud.

18À Jokl, il avouait que l’efficacité thérapeutique n’était pas son souci mais qu’il avait besoin de quelques succès tout de même, sans quoi il n’aurait pas de patients et par conséquent pas de matériel. En ce qui concerne les succès il ne faut pas négliger les aspects de transfert dans sa dimension magique. Rencontrer le professeur était en soi une expérience.

19Grand médecin du XIXe siècle qui poursuit la recherche de la vérité, Freud s’occupe avec dévouement de ses patients. Mais ce même Freud peut se montrer peu tolérant face à des patients provoquant des contre-transferts négatifs et n’hésite pas à interrompre une cure, parfois violemment. Le cas de Tausk est exemplaire dans son aspect tragique.

EN GUISE DE CONCLUSION : UNE PROPOSITION POUR L’éCRITURE DE L’HISTOIRE

20Au terme de ce travail, une idée simple s’impose : mieux connaître le vrai personnage de Freud permet de mieux saisir le sens de ce qu’il a consigné par écrit. De plus, cette connaissance apporte une dimension de tension dans les différents niveaux des documents écrits à savoir les écrits publiés, les esquisses ou encore les lettres, qu’il ne faut jamais mettre sur le même niveau épistémologique d’examen. La contribution de l’histoire orale est donc de faire vivre les documents, si nécessaires à notre effort historiographique. Ilse Grubrich Simitis (1993) avait illustré cette idée avec le sous-titre de son livre Faire parler les documents muets et a donné des développements importants. Le travail de l’histoire orale n’est pas en opposition avec un travail d’archives. Tout au contraire il crée un pôle, celui de l’oralité en face du pôle du document d’archives [6]. Il permet ainsi une mise sous tension du document d’archives créant un champ de recherche qui problématise le niveau de connaissance précédente.

21Pour illustrer ce champ je propose le schéma suivant [7]. Supposons un événement appelé à prendre valeur historique, par exemple une dépêche de l’AFP nous informant que le Dr. Jung n’est plus président de l’API. Dans sa réception par ceux qui seront les futurs historiens ce même fait subira une première élaboration symbolique et entrera dans le domaine des faits historiques avec un jugement de valeur. Poursuivant le même exemple dans l’esprit des acteurs, pour certains, Jung démissionne, pour d’autres il est contraint à démissionner ou encore il abandonne la psychanalyse ou enfin avec cette dissension Bleuler se trouve justifié dans sa prévision de scissions à caractère religieux au sein du mouvement psychanalytique naissant. On observe donc une influence de la subjectivité dans la construction du fait historique.

22À partir de cette construction, nous passons à une deuxième élaboration c’est-à-dire, aux premières productions écrites sous forme de mémoires (Sachs, Reich) ou témoignages (p. ex. le témoignage de Martin Freud sur son père), écrits autobiographiques (Freud, Jung, Steckel, etc.), écrits biographiques (la première biographie de Freud par Wittels) ou enfin les premières tentatives d’écriture d’histoire (la contribution de Freud à l’histoire du mouvement psychanalytique ou celle moins connue de Steckel (1926)). Ces productions constituent une trace historique, une première documentation, une première écriture de l’histoire. Celle-ci est une deuxième étape d’élaboration de la mémoire qui complexifie la construction du fait en l’organisant en systématisation historique. C’est à ce stade de la construction des idées que s’opèrent les tris, les jugements de valeur, les omissions et la construction de la narrativité de l’histoire qui se distingue de la chronique. En effet, la narration historique ne sert pas à une reconstruction exacte du passé tout comme une carte géographique ne reproduit pas un paysage. Elle est censée servir de guide de lecture.

23À l’intérieur du champ de la trace historique, des premières tentatives d’historisation, nous sommes obligés de reconnaître des tensions d’écriture que j’appellerai des degrés de fiabilité. Je distinguerai rapidement trois domaines. Celui que je définis comme non problématique (p. ex. une datation), un domaine problématique, sujet donc à discussion voir à caution (jugements de valeur, choix de protagonistes, choix de périodisation etc.) et enfin un domaine aporétique. Ce dernier comporte les lacunes, les effacements, les déformations etc. Nous observons que la construction de l’histoire obéit à des règles similaires de celles de la mémoire. Les mécanismes apparentés au refoulement ou ceux de la série du clivage devraient être distingués et reconnus aussi bien dans leur apparition et encore plus dans leurs effets.

24La découverte de documents d’archives et l’histoire orale enrichissent et problématisent la première écriture systématique de l’histoire en appelant des nouvelles organisations du matériel. Les documents et l’histoire orale agissent sur deux niveaux. D’un côté ils confirment, complètent ou démentent le premier récit historique. D’un autre côté ils agissent sur le champ de tension que nous avons observé à l’intérieur du récit à savoir sur le degré de fiabilité des sources. Cette nouvelle mise sous tension du récit par les sources documentaires et l’histoire orale produisent une convergence des fiabilités qui à son tour permet une nouvelle élaboration historique.

25Autant les documents sont capitaux autant l’histoire orale, en faisant parler les documents permettent de « corriger le tir » en problématisant les faits. Roazen et sa méthode orale ont rendu ce service à l’historiographie psychanalytique.

BIBLIOGRAPHIe

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Mots-clés éditeurs : Histoire, Travail d'archives, Paul Roazen, Sigmund Freud, Méthode orale

Date de mise en ligne : 01/02/2008

https://doi.org/10.3917/top.098.0149

Notes

  • [1]
    Communication aux xie Rencontres Internationales de l’AIHP : « Ecrire l’histoire d’une science particulière : la Psychanalyse ». Aix-en-Provence, 20-23 Juillet 2006.
  • [2]
    Citation de son épouse Deborah Heller Roazen avec qui il avait divorcé.
  • [3]
    Cf. le commentaire que j’ai présenté sur l’influence de Carlyle sur Freud (Gougoulis, 2004b) et le rôle de Jones (Gougoulis, 2004a).
  • [4]
    Cette construction de Swales a fait couler beaucoup d’encre (je cite à titre d’exemple : Kuhn, 1999 ; Munder Ross, 1991 ; Rivalta, 2002 ; Skues, 2001) avec des discussions qui parfois frisent les débats byzantins sur le sexe des anges à propos de la datation du lapsus « aliquis » qui prouverait selon Swales la relation adultère.
  • [5]
    L’auteur a bien saisi la tension entre la vérité matérielle et la vérité historique telle que Freud l’énonce à la fin de son travail sur Moïse et le monothéisme.
  • [6]
    Il est capital pour la recherche historique que les documents des interviews de Roazen comme ceux d’Eissler, qui travaillait dans la perspective de la confirmation de l’orthodoxie, soient publiés. Pour l’instant nous ne possédons que les conclusions des chercheurs et non le matériel brut.
  • [7]
    Les nécessités éditoriales de la revue ne permettent pas la reproduction graphique du schéma décrit.

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