Notes
-
[1]
Gombrowicz W., Ferdydurke, Paris, Christian Bourgeois Editeur, 1973.
-
[2]
On peut, à ce titre, insister sur l’acte véritablement psychothérapeutique que constitue ici la séparation. G. Raimbault a pu déjà le préciser et évoquer combien certains praticiens avaient du mal à admettre cette dimension du placement. Précisons, dans le cas de Nino, que le retard dans la décision de placement prenait son origine dans un refus manifeste à penser sa situation. Lorsque je m’étais interrogé sur un délai si long, l’un des membres de l’équipe, qui avait suivi Nino et sa famille pendant de nombreuses années, avait pu dire qu’il refusait le placement « parce que ça (ferait) décompenser la mère » ! Raimbault G., « Simon, un nanisme psycho-social », Clinique du réel, Paris, Seuil, 1982, pp. 61-77.
-
[3]
Sibertin Blanc D., « Le nanisme psychogène », Nouveautraitédepsychiatriedel’enfant et de l’adolescent, sous la direction de S. Lebovici, R. Diatkine et M. Soulé, tome II, Paris, P.U.F., 1995, page 1818.
-
[4]
Cette question de la haine de la mère pour l’enfant atteint de nanisme psycho-social est étudiée dans l’un des articles que G. Raimbault lui a consacré. Elle y évoque la logique d’annihilation dans laquelle la coexistence de la mère et de l’enfant est prise : « Cette haine vise l’existence même de Simon. L’existence de Mme S. n’est possible que par la non-existence de son enfant. (…) N’ayant pas d’existence, elle ne supporte pas celle de l’autre. » Raimbault G., « Simon, un nanisme psycho-social », op.cit., pp. 68-69.
-
[5]
Confer l’œuvre de PieraAulagnier et plus particulièrement son ouvrage intitulé Laviolence del’interprétation.
-
[6]
«Capere est le verbe des chasseurs. L’amour captive, l’emprise capte, la langue capture, la dépendance familiale accapare comme les lèvres de la mère celles de l’enfant, ses regards son regard, l’aliment et enfin le curieux aliment nommé langage qui s’introduit lui aussi dans leur bouche et passe de lèvres à lèvres faute que nous puissions dévorer tout le jour. » Quignard P., Viesecrète, Paris, Gallimard, 1998, page 132.
-
[7]
A ce sujet, il est nécessaire de se reporter aux contributions de P. Gutton. En particulier, Gutton P., « Esquisse d’une théorie de la génitalité », Adolescence, 2003, 21, 2, pp. 217-248, et Gutton P., « Spéléologue par vocation », Adolescence2003, 21, 4, pp. 813-822.
-
[8]
Aynard J.-M., « Sumer, Assyrie et Babylone », in Mytheset croyances du monde entier, tome II, sous la direction d’A. Akoun, Paris, Editions Lidis-Brepols, 1985, page 38.
-
[9]
Ibid., page 38.
-
[10]
Qu’une effigie porte mes péchés à ma place, Que les rues et les ruelles dissolvent mes péchés, Qu’une substitution ait lieu, qu’un transfert ait lieu, Qu’un autre reprenne l’emprise qui m’a pris… Ibid., page 38.
-
[11]
Ibid., page 35.
-
[12]
Winnicott D. W., « La préoccupation maternelle primaire » (1956), trad. franç., in Dela pédiatrieàlapsychanalyse, Paris, Payot, 1969, page 169.
-
[13]
Laufer M., « The breakdown », Adolescence, 1983, 1, 1, pp. 63-70.
-
[14]
Je renvoie ici à la lecture de mon récent article sur la notion de moment. Cornalba V., « Le moment et la désirance », Adolescence, 2004, 22, 4, pp. 799-810.
-
[15]
Il peut être nécessaire de rappeler la dialectique entre désirer et sidérer telle que P. Quignard a pu la définir : « Désirer, c’est ne pas trouver. C’est chercher. C’est voir ce qui n’est pas dans le vu. C’est se dissimilariser au réel. C’est se désolidariser de soi, de la société, du langage, du Jadis, de la mère, de ce dont on est issu, de l’autre qui incorpore. Etre sidéré, c’est avoir trouvé, c’est être cloué, c’est avoir trouvé de quoi fusionné, c’est avoir trouvé son incorporant. C’est avoir trouvé sa mort. » Quignard P., Viesecrète, op.cit., pp. 174-5.
-
[16]
Quignard P., op.cit., page 228.
1On se souvient de la mésaventure de Joseph dans Ferdydurke [1]. A son réveil – et l’on sait, depuis Kafka, combien la métamorphose se réalise de préférence au saut du lit –, il se découvre rapetissé, amoindri, pour tout dire « cuculisé », rejeté dans une immaturité qu’il envisage bientôt comme définitive, incapable de s’opposer au mouvement régressif qui le surprend. Sous l’action conjuguée des « tantes culturelles » et du professeur Pimko, « Jojo » ressent jusque dans son corps les effets d’un discours qui le dépossède d’une clause de libre expression dans le cadre du processus de subjectivation.
2Grandir est à la fois une invitation et une sommation. L’espoir d’accéder à de nouvelles acquisitions et aux droits qui leur sont associés le dispute à une exigence qui ne saurait, en aucun cas, être discutée : le corps grandit, se modifie, se transforme, selon un rythme biologique bien peu accordé à celui du psychisme et auquel il nous semble, d’ordinaire, impossible de s’opposer. Mais cette évolution, si elle est biologiquement programmée, reste en grande partie indexée à la parole que délivreront ou non les principaux interlocuteurs de l’enfant, témoins de l’expression de ce vouloir-grandir. Les parents – et les autres adultes de référence – ont en effet le pouvoir de transformer ou d’invalider l’essai inscrit au corps de l’enfant. Et c’est par eux que ce mouvement, à la fois besoin et désir d’expansion, gagnera sa légitimité ou sera renvoyé au statut de chose impensable et donc promis à l’irrecevabilité.
3En témoigne l’impasse du développement que constitue le nanisme psychogène. Nino a dix ans. Physiquement, il en paraît six. Pendant plus de neuf ans, Nino a vécu au domicile familial, auprès d’une mère délirante qui le percevait comme prolongement d’elle-même. Lorsqu’elle ne le tenait pas tout contre elle, l’empêchant de se mouvoir et d’exprimer la moindre velléité de différenciation, elle décrivait des cercles autour de lui. Les rares sorties à l’extérieur devenaient du coup l’affirmation d’une relation hors délivrance, c’est-à-dire conçue dans le cadre d’une coexistence satellitaire à perpétuité. On pourrait dire que cette réalité s’appuyait sur des lois singulières, avec la même force d’évidence que celles qui régissent le cours des corps célestes. La certitude délirante s’offrait comme référence substitutive à la Loi qui assujettit tous les corps les uns aux autres. Même lorsqu’il quittait le domicile, Nino ne sortait pas, prisonnier d’une constellation maternelle ravageante : à travers cette révolution folle, c’était toute l’impossibilité de s’arracher à l’attraction de la Mère – autant pour Nino que pour sa mère – qui s’offrait à l’exposition. La constellation de la Mère s’établissait comme trou noir de la psyché, force de dévoration happant la potentialité élaborative de l’un comme de l’autre. Devant cette impasse, Nino s’était enfermé dans une pseudo-débilité qu’il était loisible d’interpréter comme protection contre l’effraction des pensées délirantes de la mère. Le père de Nino, quant à lui, était absent bien que présent à la maison, inexistant du fait de son incapacité d’assurer une œuvre de triangulation et de représenter, concurremment, un autre pôle attracteur.
4Finalement, un énième signalement entraîne le placement de Nino [2]. Il est orienté dans un foyer de l’Aide Sociale à l’Enfance. C’est là que je le rencontre. A cette époque, Nino se protège d’autrui en disposant tout autour de lui ses nombreuses peluches. Ce rempart constitue autant une protection contre l’extérieur, source potentielle d’agressions, qu’une commémoration, fixée dans l’espace – un rituel –, de ce mouvement d’encerclement par lequel s’affirmait l’aliénation à/de sa mère.
5Mais, bientôt, il devient évident qu’il établit également une procédure par laquelle la communication avec un interlocuteur devient malgré tout possible. Chaque peluche représente en effet une facette du Moi de Nino, à laquelle il faut préalablement s’adresser pour accéder au registre psychique auquel elle se réfère. Ainsi Théo Rapido, le furet, se présente-t-il comme ce qui peut s’adapter aux sollicitations de l’extérieur, ce qui, chez Nino, accepte d’être encore en relation avec le monde. Babou-Pinze, le petit éléphant, apparaît comme cette part psychique restée sensible à l’opportunité d’un travail élaboratif. C’est à partir de la première lettre de son nom que Nino associera sur certains mots (bagages, ballon, boue) et retracera, peu à peu, des épisodes-clés de son histoire. Moustache, un gros chat sans formes, rend compte, quant à lui, de la mauvaiseté des objets dont il supporte l’empreinte. Il est moche, sale, ordurier. Il souille tout ce qu’il touche et s’approprie par le vol le bien d’autrui. Il est aussi ce qui témoigne de l’influence de la peur et de l’impuissance dans la vie psychique de Nino : Moustache refuse de se laver, il a peur de l’eau, tout comme son jeune propriétaire. Il partage avec lui la même devise, maintes fois répétée : « Je suis celui qui est rempli de faiblesses…»
6Ainsi chaque peluche représente-t-elle une entrée dans le psychisme de Nino, véritable porte psychique que l’on doit emprunter pour entrer en communication avec lui. Cette délégation psychique – il y a bien d’autres peluches et chacune intervient dans des situations très précises ou possède des propriétés singulières (ainsi Tom est-il invisible pour d’autres que ses amis et prend-il la couleur de ce qu’il mange) – m’évoque l’instauration d’un panthéon privé, constitué de ces médiateurs en peluche, à la fois figures tutélaires et dépositaires des pulsions et de l’animalité dont elles regorgent. Source d’un surnaturel – au sens où elle nourrit chez Nino un registre de l’incompréhensible (les lois particulières générées par le délire maternel en font partie) – et d’un certain rapport à la transmission à partir duquel viendront peu à peu s’énoncer des éléments transgénérationnels. La représentation du bestiaire de la religion de l’Ancienne Egypte s’offre alors comme modèle générateur de pensée. C’est à partir de cette association que j’envisagerai le recours à la notion de procédure, telle qu’elle s’est imposée dans le cadre des rites conjuratoires et apotropaïques au cours de l’Antiquité. J’y reviendrai ultérieurement. Cette précision me semble déterminante pour la suite du travail, car elle m’empêche, à cet instant, de voir dans le fonctionnement de Nino le seul recours à une obsessionnalité s’exerçant en circuit fermé, et me maintient ouvert à l’éventualité d’une pensée encore mobilisable, autant chez lui que chez l’autre dans l’échange. Nul doute que Nino y sera particulièrement sensible à l’instant de notre rencontre.
7Pour l’heure, il convient, pour terminer la présentation de cette situation, de mentionner les troubles somatiques de Nino. Ces symptômes sont importants à son arrivée. Il présente une constipation chronique qui a nécessité plusieurs fois, avant le placement, son hospitalisation pour suspicion d’occlusion intestinale. Cette symptomatologie se traduit par une encoprésie et un mégacôlon fonctionnel qui entrave de façon importante son activité psychomotrice. Nino se déplace lentement, en traînant les pieds. En règle générale, il manifeste une lenteur impressionnante pour toutes les activités qu’il entreprend. Cette lenteur s’accentue lorsqu’on lui demande de faire quelque chose, ce qui est très vite interprété par l’ensemble de l’équipe comme une opposition passive à l’attente d’autrui.
8Ordinairement, on associe au symptôme d’encoprésie une angoisse massive de perte de l’objet. La possession de l’objet par la rétention des matières fécales traduit, dès lors, une volonté de maîtrise totale qui témoigne de la fragilité du lien instauré jusqu’à présent. La recherche du contrôle de l’objet participe, on le sait, au développement psychosexuel de tout sujet. Dans le cas de l’enfant encoprétique, l’inadéquation de l’objet, par son indisponibilité ou son imprévisibilité, l’a empêché de symboliser le phénomène de la disparition en l’associant au registre de l’absence et en l’ouvrant, par la même occasion, à une véritable activité fantasmatique. L’objet, substitué par le bol fécal, est réduit à un support de pure sensorialité, et s’oppose à toute dynamique élaborative. Dans le cas de Nino, la situation est plus complexe. Certes, le symptôme encoprétique signe, à tout le moins, une rigidité psychique dans sa relation avec l’objet, mais sans pour autant l’extraire d’une recherche continue sur les modalités de la rencontre avec l’autre. Loin de refermer ce symptôme sur le seul registre autoérotique, Nino a toujours manifesté un intérêt pour la rencontre et ce qu’elle est susceptible de générer comme remaniements. Or, on découvrira très vite combien ce symptôme s’intègre dans une dynamique relationnelle et évolue selon les interlocuteurs (les éducateurs, les éducatrices, le père, la mère) et ce qui est en jeu avec chacun d’entre eux.
9Nino a présenté, dès le début de nos entretiens, une tendance à la passivation, recherchant activement la position d’objet passivé, utilisé, manipulé,
soumis au bon vouloir de son interlocuteur. Par cette attitude, je retrouvais ce
mouvement compulsif qui correspond au rétablissement, dans chaque nouvelle
relation, de la place d’un objet que l’on pourrait maltraité ou même endommagé,
mécanisme communément observé dans ce type de pathologie [3]. Le narcissisme
de Nino, fragilisé, est infiltré par les représentations mortifères déposées par
sa mère. Chaque évocation de sa mère – qu’il nomme, à cette époque, Folledingue – provoque un état de grande agitation, où transparaît l’expression d’une
confrontation de haute lutte entre les représentations de haine [4] et d’annihilation
projetées par sa mère et le moi fracturé et effracté de Nino :
« Le judo… Je suis le plus nul… Je suis plein de faiblesses… Est-ce que je
suis le plus nul ? Je suis plus fort que Folle-dingue. Elle, elle est remplie de
faiblesses. N’est-ce pas que je suis plus fort que Folle-dingue ? Je ne lui ai pas
dit adieu. Adieu. Tant pis si je ne lui ai pas dit adieu. (…) Il ne faut plus parler
de Folle-dingue. Elle ne fait plus partie de ma vie. Jamais plus. Elle jetait les
peluches par la fenêtre. »
10A mesure que la dynamique transférentielle gagne en intensité, Nino
m’adresse une partie des fantasmes de destruction qui peuplent son psychisme.
Les séances s’organisent alors autour de la capacité chez autrui de survivre aux
vœux de mort qui l’agitent intérieurement. C’est le temps où Nino teste ma
fiabilité en me lançant, tels de véritables projectiles, les pensées mortifères
auxquelles il n’a cessé d’être confronté et qu’il ne peut adresser à ses parents
de peur de les endommager irrémédiablement :
« Vingt fois hurle ! Vingt fois hurle, ça veut dire qu’un jour, tu seras mort.
(…) Vingt fois hurle, ça veut dire s’énerver. »
11Chacune de ses invectives est accompagnée d’une formule singulière qui semble avoir pour but d’accroître la portée de la conjuration. Durant cette période, la pensée magique est massive et rend compte de l’importance qu’elle a eu, dans le côtoiement du délire maternel, pour sauvegarder une partie de vie psychique et promouvoir encore l’éventualité d’une possible différenciation. Progressivement, cette pensée magique s’exerce pour continuer de maintenir un contrôle sur l’objet malgré l’absence (« Le 28 (jour où son père doit lui rendre visite), il faut que tu vérifies si tu es vivant ou mort. »). Peu à peu, la question de la disparition s’offre à un processus de métabolisation psychique sans que, pour autant, l’encoprésie ne cède d’un iota.
12Depuis toujours, l’être humain a cherché à conjurer les effets hasardeux d’un monde où les objets qui le composent ne se révèlent que partiellement contrôlables. Car les objets résistent. C’est même par cette propriété qu’ils s’affirment dans leur essence : ils se refusent à la conquête. Leur maîtrise – à jamais partielle – est toujours l’épilogue de combats de haute lutte. Ils commencent à l’aube de l’existence, quand l’immaturité du nouveau-né l’empêche de satisfaire aux exigences pulsionnelles, se poursuivent lorsqu’un peu plus tard, il découvre d’une main malhabile la possibilité d’une saisie. Et la relativité de cette aptitude s’impose constamment à la mémoire de l’adulte par ces rappels que constituent la phalange écrasée par le marteau, l’orteil fracassé au pied du lit ou le verre qui s’échappe des mains.
13Les hommes ont donc établi des procédures dans le but bien précis de déjouer, d’arrêter ou plus modestement d’atténuer les actions délétères du monde des objets. La première d’entre elles, comme le précise le Livre de la Genèse, fut de nommer chaque objet, et de s’approprier par cet acte de parole quelque chose de leur nature.
14Il convient ici de rappeler que le registre de la parole est directement indexé au monde des objets partiels de la mère. La parole qui construit, qui nomme et instruit le registre d’une certaine connaissance, est aussi le vestige d’un temps où le langage était imposé, vecteur d’une violence interprétative inaugurale [5]. Ainsi doit-on reconnaître la relation existant entre percepts de mots et percepts des objets partiels de la mère, à l’origine d’une pré-connaissance de l’environnement et du monde qui entoure le petit d’homme et ne cesse de s’esquiver. Cette relation inaugurale entretient un malentendu qui participe à l’œuvre de recherche et ouvre à la dynamique sublimatoire.
15Les mots véhiculent donc des affects violents liés à la relation première aux objets partiels [6]. Cette dimension, actuelle aux premiers temps du langage, connaîtra une nouvelle flambée au pubertaire, lorsque le registre du génital maternel archaïque s’exposera au plus fort de l’inscription génitale du sujet adolescent [7]. Eu égard à la violence dont les mots sont pétris, il n’est pas étonnant qu’ils soient le support privilégié pour la mise en acte de résolutions visant à l’affranchissement du sujet des influences de ces personnages d’un autre temps, sorcières ou fées, qui se sont penchés sur son berceau au seuil de son existence.
16Je souhaiterais m’attarder un instant sur l’une de ces procédures qui, bien qu’elle fût instituée en des temps très anciens, témoigne d’une dynamique à l’actualité clinique saisissante. Cette conjuration, d’origine babylonienne, est une de ces prières que l’on retrouve compilées dans la série dite de Maqlou(ce qui en sumérien signifie « crémation » car elles nécessitaient l’emploi d’un brasier). Cette compilation de prières avait pour fonction de répondre à toutes les situations potentiellement dangereuses – et il en existait beaucoup pour l’habitant de Sumer ou de Babylone – afin de se prémunir contre toutes sortes de maux, qu’ils soient présagés par un oiseau, un chien, un serpent ou bien encore par un rêve. Les mauvais rêves font l’objet d’une série de recommandations destinées, pour un grand nombre, à surprendre l’entité démoniaque à l’origine du cauchemar, en adoptant au réveil un comportement imprévu. Il est admis que l’oubli du rêve est tout aussi dangereux que le souvenir d’un rêve de mauvais augure : « Si un homme a eu un rêve et ne peut s’en souvenir, il se lavera les mains dans son lit avant de poser son pied au sol. […] Mettre le pied gauche sur le sol à droite du lit et réciter trois fois la conjuration. (…) Il touchera le sol du pied du côté où il a dormi. Il récitera trois fois la conjuration et se tournera de l’autre côté [pour sortir du lit] et sa malchance sera écartée. » [8] L’objectif recherché est de présenter ainsi le moins de prise possible à l’action démoniaque, et de réduire les effets qui ne sauraient pourtant manquer : « Si un homme a eu un mauvais rêve et est déprimé, tu feras sept boulettes d’argile, il leur racontera sept fois le rêve qu’il a eu; tu sèmeras [les boulettes] à un carrefour; il dira devant Shamash : « Que le rêve que j’ai eu aille à un endroit de [...] » Il le dira sept fois et il sera délivré. » [9] Chacun des dangers reconnus et encourus chaque jour relevait d’une conjuration particulière qu’un officiant devait réciter, tout en procédant à des manipulations minutieuses et complexes. Mais la menace, de très loin la plus crainte, était déjà à cette époque la maladie que l’on attribuait toujours à l’influence directe d’un esprit démoniaque. Pour que la charge maléfique fasse son œuvre, il lui fallait transiter par un intermédiaire humain, le sorcier ou la sorcière. Le moindre regard, la moindre parole, le fait de marcher sur un crachat, tout pouvait se révéler l’agent de transmission. Ce contexte – ô combien persécutant – obligeait la personne à porter, dès sa naissance, un nombre important d’amulettes et de protections diverses. Le roi lui-même, et peut-être plus que tous, avait besoin d’être protégé et disposait d’une conjuration particulière qui devait détourner sur autrui l’adresse maléfique [10]. Dans tous les cas, l’initiateur de la possession arbore les signes distinctifs d’une autorité indiscutable sur le sujet, par le pacte signé ou la voix envoûtante.
17La procédure que je veux rapporter ici répond aux critères que je viens d’énoncer. Mais elle possède également la caractéristique d’évoquer la présence insistante d’un objet particulier ayant joué un rôle important dès la naissance, et d’occuper, dès lors, la place de modèle pour toutes les relations à caractère d’emprise :
La voici, la voici qui court après moi,
Qui s’efforce de me saisir,
Elle a une parole maligne à la bouche,
Elle serre des maléfices dans sa main,
Le pli de son vêtement est plein de […] [11]
19La perte du fragment qui nous renseignerait sur la teneur exacte des précieuses reliques cachées au creux de la tunique, renforce l’impression d’interdit posé à l’encontre de l’usage des « objets » que l’enchanteresse pourrait dévoiler. La parole maligne devient la variante déformée par la censure de la parole enchanteresse jadis entendue avec délice. Et la course effrénée de la sorcière après sa victime épouvantée représente à n’en pas douter les mouvements inverses de ce qui fut connu et/ou souhaité par le sujet dans sa prime enfance. C’est bien entendu la mère des premiers temps qui est ici convoquée. Mère de la préoccupation maternelle primaire, déterminante dans « le développement primitif du self primitif » [12], et qui transmet, à son insu, en coresponsabilité avec le père et les générations qui les ont précédés, l’effet d’un inélaboré agissant. On sait, avec J. Laplanche, combien les actes et les paroles des parents sont gorgés d’une énigme, restée obscure pour eux-mêmes, et combien elle représente une part importante de ce qui est adressé à l’enfant avide de toutes les nourritures auxquelles il peut prétendre. La transmission inconsciente n’est pas la moindre, et elle relève même d’un véritable forçage lorsque cet inconscient s’invite au grand jour dans chaque acte et dans chaque parole, au cours de la psychose.
20La suppression de cette partie du texte, qu’elle soit le fait d’un effacement – métaphore du refoulement – ou celui d’un bris, d’une « cassure » – en référence au concept de breakdown [13] –, est, en soi, génératrice d’un sens à découvrir. L’arrêt subit que constitue la disparition de la fin de cette conjuration suggèrerait jusqu’à l’impossibilité de désigner ces objets partiels qui ont marqué au fer rouge la dynamique libidinale du sujet. Il renvoie à cette époque où l’infans s’offrait comme surface malléable à l’empreinte des mots, et, du même coup, aux charges énigmatiques, formées de la violence de l’amour et de la haine, qui les ont empruntés. Les mots, au-delà de la mission communicative qui leur est mandatée, sont des véhicules pour des affects et des représentations en partie élaborés, toujours susceptibles de déborder le sujet dans l’émergence du « moment » [14]. L’afflux d’excitations que provoque la seule évocation de cette relation première à l’objet pourrait, dès lors – du moins, c’est ce que cette conjuration nous laisse suggérer –, entraîner un évanouissement du cours de la parole, une éclipse qui marque le lieu et l’action de l’inconscient. Des symptômes aussi variés que le mutisme, l’inhibition ou le nanisme psychogène viendraient marquer – à des degrés divers, il est vrai – l’effet désubjectivant que représenterait l’impossible distanciation d’avec le registre de la parole enchanteresse. La parole délirante de la mère de Nino n’étant qu’une version déformée, et finalement méconnaissable à force de parasites, de la parole enchanteresse en vigueur dans toute relation mère-enfant.
21Précisons, dans le même temps, qu’il serait illusoire de penser que cet arrachement puisse être total et aboutir à un affranchissement complet du registre de l’enchantement. Il serait plus judicieux de parler d’un mouvement asymptotique dont certaines activités sublimatoires (la poésie, la musique, par exemple) ne cessent de rappeler les limites.
22Nino sort de l’attraction morbide à la mère lorsqu’il commence à désirer, et donc à se déprendre de la sidération provoquée par l’exposition prolongée à la folie maternelle [15]. Cette évolution apparaît pour la première fois lorsque son changement de groupe est envisagé. Conformément à son âge, Nino a été accueilli sur le groupe des pré-adolescents. Bien entendu, sa présentation et sa maturité psychique ne lui permettent pas de s’intégrer dans ce groupe et, très vite, Nino occupe la place de bouc émissaire. Son passage dans un groupe d’enfants plus jeunes est retenu. Nino accepte ce changement mais demande qu’il soit différé, le temps, pour lui, de participer à un camp d’été organisé de longue date. Cette capacité nouvelle de revendiquer un souhait propre surprend l’équipe éducative habituée, d’ordinaire, à promouvoir auprès de Nino l’éventualité d’une singularité psychique sans recevoir de réponse particulière.
23A partir de ce moment fondateur, Nino gagne en assurance et accède à l’expression réitérée de souhaits propres. Dans le cadre de nos entretiens, cette évolution prend la forme d’un recours moins systématique à la passivation et d’une revendication appuyée sur les caractéristiques du cadre, principes que j’avais définis, seul, au début du travail.
24Nino s’engage à présent dans une dynamique explicitement sublimatoire. Un jour qu’il parle de son intérêt pour des trésors royaux aperçus lors d’une sortie scolaire, il écrit au tableau : « L’œuvre d’art. Le bouclier magique doré, et brillant d’un pirate mort. Ce bouclier vien d’un trésor. La croi rouge d’écore le bouclier ravissant, bariolé, util le bouclier porte-boneure. » Après avoir dessiné le bouclier, il entreprend la description d’une épée, avec les mêmes termes que ceux utilisés pour le bouclier, puis le dessine. L’épée est attribuée à son père, tandis que Nino s’octroie le bouclier. A partir de ces productions, Nino aborde les registres de l’attribution phallique, de la castration, mais aussi du doute térébrant qui l’étreint sur l’authenticité des objets convoités. Les objets sont-ils en or ou simplement dorés, la composition de l’objet est-elle la même en surface et en profondeur ? Le registre de la forfaiture n’est pas loin, capable d’altérer la qualité de ces objets et ainsi de les déprécier définitivement.
25Dans cette phrase écrite au tableau, qui viendra scander l’émergence du matériel tout au long de la séance, j’y lis la procédure que Nino crée – dans cette étape déterminante qui le conduira vers l’affirmation croissante de soi – afin d’assurer une garantie minimale dans le travail d’estimation de ses objets internes. Cette rengaine est alors utilisée comme ponctuation dans l’œuvre poïétique que Nino élabore devant témoin, manifestant sa capacité naissante de se colleter avec la défaillance des figures parentales. Nino accepte de soumettre ses objets à l’épreuve de la réalité, expérience désillusionnante que la procédure qu’il s’est choisie l’aide à traverser.
26Elle l’entraînera un peu plus tard à utiliser le concept d’œuvre d’art comme support par lequel s’instaurera une forme de symbolisation autour de la relation à la mère. Nino attribuera à sa mère une étoile, dorée comme toutes les œuvres d’art qu’il évoque au cours de nos séances, mais dont la caractéristique principale se révèle être « de devenir parfois argentée ». C’est à nouveau la question de la transformation possible dans la composition chimique de l’objet qui est abordée. Elle suscite bientôt le constat suivant : « Ma mère, elle est folle. Et puis elle va bien. Et puis elle redevient folle. » L’inconstance de l’objet est portée à la connaissance de juges cléments qui reconnaissent finalement l’impossibilité des figures parentales à occuper les places auxquelles Nino espérait depuis toujours les voir prétendre. « Ma mère (Nino ne l’appelle plus Folledingue), elle va mieux maintenant, mais je sais qu’elle est malade. »
27Plusieurs mois se sont écoulés depuis l’arrivée de Nino au Centre. L’animation psychique nouvelle dont fait preuve à présent Nino a été rendue possible par la mise à distance effective de l’enfant d’avec un milieu familial à haut degré de morbidité. Les visites parents-enfant se sont poursuivies régulièrement. Cette continuité a permis que s’élabore, au rythme de la famille, un projet d’orientation en famille d’accueil thérapeutique. L’objectif principal y sera de préciser les principes d’une relation intrafamiliale plus conforme avec la réalité et de rétablir les fondements d’un lien acceptable entre Nino et ses parents.
28Certes, cette situation clinique, par l’intensité des manifestations cliniques et la problématique spécifique qu’elle instruit, empêche toute généralisation. Pour autant, il me semble qu’elle peut tout de même introduire à la question de l’enchantement primordial de l’enfant à l’égard d’une parole qui lui préexiste, qui le porte et dont le pouvoir attracteur, s’il se poursuit plus que de nécessaire, peut également constituer un frein pour le développement.
29J’ai plusieurs fois invoqué la pensée de P. Quignard dans cet article. Je
souhaiterais conclure ce travail en le citant une dernière fois :
« C’est le mot qui ouvre l’âme dans le corps. Ce n’est pas le corps.
30C’est la littera qui déchaîne.
31Dé-chaîner. Déchaîner du lien social précédent. Délivrer de l’influence précédente. Désatelliser l’enfance de l’astre familial. » [16]
32Ouvrir l’âme. Ouvrir aussi à l’éventualité de grandir. C’est cette aspiration décisive que le registre de la litteraalimente et conforte, au plus fort de l’enjeu porté par le devenir.
33La littera, instigatrice d’une parole vive et nominative, s’imposerait comme principe de délivrance à l’encontre du registre de la parole enchanteresse. Il s’agirait de reconnaître dans cette procédure l’exact envers du registre de l’incanto, parole agissante d’un enchantement des tous premiers temps. L’enfant ne pourrait pas toujours compter sur l’aide salutaire d’une force tierce, comme le furent Euryloque et Périmède pour Ulysse, soumis au chant des sirènes. Tout au moins, pourrait-il, dans son corps, manifester l’impact sidérant que l’enchantement trop longtemps prononcé est capable d’accomplir.
34Ainsi l’enjeu serait-il, pour tout sujet, de trouver ces propres mots de désenchaînement, de dé-sidération, pour se libérer de l’astre aveuglant des premiers objets. C’est à ce prix que se réaliserait le processus de subjectivation.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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- WINNICOTT D. W. (1956) « La préoccupation maternelle primaire », Delapédiatrieàla psychanalyse, trad. franç., Paris, Payot, pp. 168-174.
Mots-clés éditeurs : Procédure, Nanisme psychogène, Parole enchanteresse
Notes
-
[1]
Gombrowicz W., Ferdydurke, Paris, Christian Bourgeois Editeur, 1973.
-
[2]
On peut, à ce titre, insister sur l’acte véritablement psychothérapeutique que constitue ici la séparation. G. Raimbault a pu déjà le préciser et évoquer combien certains praticiens avaient du mal à admettre cette dimension du placement. Précisons, dans le cas de Nino, que le retard dans la décision de placement prenait son origine dans un refus manifeste à penser sa situation. Lorsque je m’étais interrogé sur un délai si long, l’un des membres de l’équipe, qui avait suivi Nino et sa famille pendant de nombreuses années, avait pu dire qu’il refusait le placement « parce que ça (ferait) décompenser la mère » ! Raimbault G., « Simon, un nanisme psycho-social », Clinique du réel, Paris, Seuil, 1982, pp. 61-77.
-
[3]
Sibertin Blanc D., « Le nanisme psychogène », Nouveautraitédepsychiatriedel’enfant et de l’adolescent, sous la direction de S. Lebovici, R. Diatkine et M. Soulé, tome II, Paris, P.U.F., 1995, page 1818.
-
[4]
Cette question de la haine de la mère pour l’enfant atteint de nanisme psycho-social est étudiée dans l’un des articles que G. Raimbault lui a consacré. Elle y évoque la logique d’annihilation dans laquelle la coexistence de la mère et de l’enfant est prise : « Cette haine vise l’existence même de Simon. L’existence de Mme S. n’est possible que par la non-existence de son enfant. (…) N’ayant pas d’existence, elle ne supporte pas celle de l’autre. » Raimbault G., « Simon, un nanisme psycho-social », op.cit., pp. 68-69.
-
[5]
Confer l’œuvre de PieraAulagnier et plus particulièrement son ouvrage intitulé Laviolence del’interprétation.
-
[6]
«Capere est le verbe des chasseurs. L’amour captive, l’emprise capte, la langue capture, la dépendance familiale accapare comme les lèvres de la mère celles de l’enfant, ses regards son regard, l’aliment et enfin le curieux aliment nommé langage qui s’introduit lui aussi dans leur bouche et passe de lèvres à lèvres faute que nous puissions dévorer tout le jour. » Quignard P., Viesecrète, Paris, Gallimard, 1998, page 132.
-
[7]
A ce sujet, il est nécessaire de se reporter aux contributions de P. Gutton. En particulier, Gutton P., « Esquisse d’une théorie de la génitalité », Adolescence, 2003, 21, 2, pp. 217-248, et Gutton P., « Spéléologue par vocation », Adolescence2003, 21, 4, pp. 813-822.
-
[8]
Aynard J.-M., « Sumer, Assyrie et Babylone », in Mytheset croyances du monde entier, tome II, sous la direction d’A. Akoun, Paris, Editions Lidis-Brepols, 1985, page 38.
-
[9]
Ibid., page 38.
-
[10]
Qu’une effigie porte mes péchés à ma place, Que les rues et les ruelles dissolvent mes péchés, Qu’une substitution ait lieu, qu’un transfert ait lieu, Qu’un autre reprenne l’emprise qui m’a pris… Ibid., page 38.
-
[11]
Ibid., page 35.
-
[12]
Winnicott D. W., « La préoccupation maternelle primaire » (1956), trad. franç., in Dela pédiatrieàlapsychanalyse, Paris, Payot, 1969, page 169.
-
[13]
Laufer M., « The breakdown », Adolescence, 1983, 1, 1, pp. 63-70.
-
[14]
Je renvoie ici à la lecture de mon récent article sur la notion de moment. Cornalba V., « Le moment et la désirance », Adolescence, 2004, 22, 4, pp. 799-810.
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[15]
Il peut être nécessaire de rappeler la dialectique entre désirer et sidérer telle que P. Quignard a pu la définir : « Désirer, c’est ne pas trouver. C’est chercher. C’est voir ce qui n’est pas dans le vu. C’est se dissimilariser au réel. C’est se désolidariser de soi, de la société, du langage, du Jadis, de la mère, de ce dont on est issu, de l’autre qui incorpore. Etre sidéré, c’est avoir trouvé, c’est être cloué, c’est avoir trouvé de quoi fusionné, c’est avoir trouvé son incorporant. C’est avoir trouvé sa mort. » Quignard P., Viesecrète, op.cit., pp. 174-5.
-
[16]
Quignard P., op.cit., page 228.