Notes
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[1]
Hanus M., 1995, Lesdeuilsdanslavie. Deuilsetséparationschezl’adulteetchezl’enfant. Maloine.
-
[2]
Braunschweig D., Fain M., 1975, Lanuit, lejour. Essaipsychanalytiquesurlefonction-nementmental. P.U.F.
-
[3]
Winnicott D.W. (1951-1953), Objets transitionnels et phénomènes transitionnels, in De lapédiatrieàlapsychanalyse. Payot, 1969.
-
[4]
Fréjaville A., 2005, Du destin de l’excitation, Revue Française dePsychanalyse, vol. 1, P.U.F.
-
[5]
Winnicott D.W. (1950-1955), L’agressivité et ses rapports avec le développement affectif, in Delapédiatrieàlapsychanalyse, Payot, 1969.
-
[6]
Anzieu D., 1985, Lemoi-peau, Dunod.
-
[7]
Fréjaville A., 2005, Plaidoyer pour un peu de conflit entre les objets interne et externe, in Débatspourlapsychanalyse. Leconflitpsychique. P.U.F.
-
[8]
Winnicott D.W., 1958, La capacité d’être seul, in Delapédiatrieàlapsychanalyse. Payot, 1969.
-
[9]
Bion W.R., 1962, Auxsourcesdel’expérience. P.U.F., 1979.
-
[10]
Aulagnier P., 1975, Laviolencedel’interprétation. P.U.F.
-
[11]
Aulagnier P., 1968, Demande et identification, in L’inconscient et in L’interprète en quêtedesens. Ramsay.
-
[12]
Botella C.et S., 2001, Lafigurabilitépsychique. Lausanne, Delachaux et Niestlé.
-
[13]
Mijolla-Mellor S. de, 1992, Leplaisirdepensée, P.U.F.
1« Quand je serai grand, je me marierai avec toi maman » : vœu banal malgré son incongruité, malgré le déni implicite du temps qui passe et qui fait vieillir les mamans tandis qu’il fait grandir les enfants, malgré le déni de la question de la différence des générations. Par ailleurs, maman est censée avoir un « mari », un partenaire sexuel, qui est, ou a été, habituellement, le papa de l’enfant. Elle n’est donc pas libre. De surcroît, le compagnon de maman, le rival dont il faudrait prendre la place, peut aussi donner le désir de vivre avec lui, qu’il ait été ou non le papa des origines. Pauvre moi, harcelé par des pulsions qu’il découvre illusoires ou contradictoires au regard de la réalité, rudoyé de surcroît par le surmoi qui lui demande de respecter les interdictions parentales et la Loi qu’ils sont censés incarner !
LE MOIAUX PRISES AVEC LA SUBTILE CONFLICTUALITÉ ŒDIPIENNE
2Les détracteurs du complexe d’œdipe freudien se réfèrent à une caricature conceptuelle. Ils font comme si l’œdipe positif, l’amour du petit garçon pour sa mère et de la fillette pour son père, n’était pas doublé de l’œdipe négatif, de l’amour du petit garçon pour son père et de la fillette pour sa mère. S. Freud, sait bien qu’il propose un complexe d’œdipe contradictoire, que les deux courants, après avoir coexisté sans tensions apparentes dans le moi, y feront ensuite conflit. En grandissant, et dans la souffrance, le sujet comprend que cela pose problème quand il découvre que le rival haï est aussi aimé. Puis il perçoit que sa bisexualité n’est que psychique : la castration, la sienne et celle de ses objets, l’enjoint de préciser ses choix œdipiens. Il lui faut élaborer des conflits intérieurs et modifier ses investissements libidinaux dans le sens de renoncements successifs.
3Le petit garçon aime sa mère en tant que femme, dans la continuité de l’amour qu’il portait à la mère nourricière omnipotente. La découverte de sa castration, propose unereprésentation angoissante de la séduction féminine, représentation fascinante, terrifiante mais aussi attrayante. L’angoisse éprouvée ravive les conflits d’ambivalence suscités par la mère des commencements, tour à tour gratifiante et frustrante. Par ailleurs le petit garçon aime aussi son père, et il l’admire dans lamesure où il lui attribue une valeur narcissique phallique. Certes il souhaite se mesurer à lui et le vaincre, mais à peine l’aura-t-il vaincu, il lui faudra le ressusciter pour poursuivre le plaisir des confrontations identifiantes, pour satisfaire son désir de prendre, ou de recevoir, les pouvoirs virils dont ce père est détenteur. Les jeux des petits garçons regorgent de ces affrontements successifs où les adversaires se relèvent après chaque match, en attente d’un nouveau combat. Un rival mort est à remplacer aussitôt. Contrainte de la tiercéité : l’amour exclusif pour la mère n’est psychiquement pas viable : la dépendance persistante et exclusive à la mère omnipotente des débuts, est une manière de ne pas grandir.
4La fillette n’est pas en reste quant aux difficultés rencontrées. Il lui faut « changer d’objet ». La mère nourricière investie par étayage du fait de ses bons soins, perd de ses charmes une fois la castration de l’une et de l’autre reconnue : le pouvoir n’est plus de leur côté. Le tiers, fantasmatiquement non châtré, puissant d’une virilité qui se symbolise avec la découverte du phallus s’opposant à la castration féminine, devient objet de considération et de désir. Habituellement, son père est le tiers; la fillette n’a plus qu’à l’aimer aussi fort que sa mère. Quand elle sera grande, il lui donnera certainement, faute d’un pénis, un enfant. Mais l’envers de l’œdipe existe aussi pour elle : sa mère garde ses atouts, elle est belle, a toujours du pouvoir, et n’est peut-être pas aussi châtrée que cela; et les hommes peut-être pas aussi puissants qu’il n’y paraît. Comment savoir ? Les observer ? Les épier ? Ecouter aux portes ? La curiosité de la fillette se centre sur le lien qui unit les parents, sur leurs secrets concernant la séduction et l’amour, dont les bébés paraissent le fruit. Les jeux des fillettes, pleins de princesses, d’enfants et de princes, mettent en scène à l’envi les rencontres amoureuses, contrariées puis idylliques. Certes les rivales sont féminines, et doivent être écartées. Mais la mère, qui est aussi femme, n’est pas seulement une rivale, la femme-mère reste aussi un objet d’amour pour la fillette qui peut éprouver des émois semblables à ceux des hommes qu’elle voit séduits par sa mère. Le temps qui passe fait vieillir les femmes-mères rivales mais n’altère guère la séduction des pères.
5La fillette comme le petit garçon, ont à admettre que la réalité peut être niée mais pas supprimée, sauf à rester dans l’illusion et l’omnipotence, vers le chemin de la psychose. La réalité leur rappelle qu’ils ne peuvent rien contre la différence des sexes et la marche inéluctable du temps qui fait vieillir les papas et les mamans et qui à terme les fera disparaître. Si le moi naissant peut éprouver des angoisses térébrantes de déréliction, la représentation de la mort comme disparition permanente, n’est acquise que vers 3 ou 4 ans [1]. À l’époque où les amours œdipiennes commencent à faire conflit, la mort se conceptualise. À l’acmé œdipienne, quand le petit garçon a le projet de se marier avec sa mère quand il sera grand, et la petite fille celui de recevoir un enfant du père, les vœux incestueux et les vœux mortifères prennent sens en même temps. Tous deux tomberont de concert sous les coups du refoulement. Les passions incestueuses n’ont-elles pas aussi pour fonction de dénier la mort ?
6Au terme de l’aventure œdipienne, le propos ne sera pas de choisir l’un ou l’autre des parents comme objet de prédilection et de faire disparaître celui qui ferait obstacle. Qu’il soit fille ou garçon, en fin de parcours, arrivé à l’adolescence, il lui aura fallu renoncer aux deux objets œdipiens, au lien « direct » hétérosexuel, et au lien « inversé » homosexuel. Le chemin des identifications résout la conflictualité des deux courants, le positif et le négatif. Seule, la solution identificatoire, qui procède des investissements objectaux des deux parents et du lien qui les unit, aboutit au renoncement. L’intériorisation identificatoire rend l’enfant plus autonome vis-à-vis des parents dans leur actualité. Mais pour cela les liens œdipiens ont du être désexualisés [2]. Et ceci dépend des enfants mais aussi, essentiellement, des parents eux-mêmes, tributaires qu’ils sont de leur « contre-œdipe », c’est-à-dire de la projection qu’ils font de leur conflictualité œdipienne sur leur fils ou leur fille.
7La réalité impose aux enfants de grandir, de prendre acte de la différence des sexes puis des transformations de la puberté. La réalité impose aussi aux enfants des changements parentaux parfois majeurs, états morbides, séparations, disparitions. Il leur faut donner un sens psychique à ces modifications qui impliquent la construction identitaire.
LE MOI NAISSANT PRÉŒDIPIEN
8La problématique œdipienne, aussi conflictuelle soit-elle, vient pourtant comme solution aux impasses de la relation ambivalente à l’objet maternel primaire. La mère qui prend soin et qui encadre les besoins et les plaisirs prégénitaux de son enfant n’est pas seulement « bonne »; elle est aussi cause de frustrations, d’intrusion, d’abandon. Il lui arrive de contraindre, d’interdire, de punir; de devenir « mauvaise ». La découverte de l’ambivalence envers l’objet maternel est concomitante de la découverte de l’unité objectale, qui rassemble les aspects contrastés de l’objet primaire. La « bonne » et la « mauvaise », c’est la même. Aussi imparfaite soit-elle, la mère qui s’est prêtée à l’étayage, est devenue objet d’attachement, c’est elle qui s’est fait aimer. Sa réalité apporte la déconvenue des insatisfactions qu’elle suscite, y compris celle de son absence. Le déplaisir est là, doublement enraciné : la mère de la réalité est imparfaite (ce n’est qu’un objet a en place de l’objet A désiré), et pourtant son absence fait souffrir. Le moi naissant grandit dans la douleur. D.W. Winnicott précise qu’une mère doit être seulement « suffisamment bonne ». Le moi prend conscience de lui-même, se représente et se la représente parce qu’elle n’est pas parfaite : un « objet qui se comporte d’une façon parfaite ne vaut pas mieux qu’une hallucination » écrit-il [3].
9On le sait, Freud a opposé les investissements libidinaux du moi et ceux qui sont dirigés vers l’objet, après qu’il ait, dans un premier temps, opposé l’autoconservation à l’amour objectal. Dès l’« Esquisse » (1895) l’objet apparaît au nourrisson comme un agent anonyme de satisfaction dont la fonction est de faire advenir dans le champ du réel les modifications nécessaires à la sédation des besoins, ce qui engendre du plaisir. L’objet « secourable » et « bien averti », n’est pas considéré en tant que tel, dans sa singularité, et le sujet ne se soucie pas des effets, pour l’objet, de son exigence, autocentrée, de satisfaction. Le moi, naissant à la conscience de lui-même, compare le souvenir hallucinatoire de la satisfaction et le plaisir effectivement ressenti. Son indifférence envers l’objet en tant que tel est à la mesure de la force des revendications pulsionnelles. Indifférence mise en question lorsque l’objet d’attachement puis d’amour sera investi dans la continuité, lorsque le sujet, piégé par l’investissement sensoriel de la mère qui incarne la « personne secourable », en vient à se soucier de cette mère là, qu’il craint de perdre. Devenu dépendant de son objet reconnu dans sa singularité, il en craint le courroux mais aussi l’abandon; il lui faut le ménager, même au prix d’un musellement pulsionnel. Jusque-là, potentiellement cruel pour son objet, comme est cruelle la pulsion [4], l’enfant commence à « se soucier de son objet » à être « concerned » par lui, au sens de D.W. Winnicott [5], qui met en lumière ce passage fondamental de l’égoïsme à un possible altruisme.
10Enonçant « Les deux principes du fonctionnement mental » (1911), Freud montre bien le travail du moi, qui est exigence de pensée. Le moi se propose de bien différencier le principe de plaisir du principe de réalité, de prendre en compte le réel de manière à ce que, le modifiant, il se fasse agent du plaisir. Le moi fait ce minutieux travail de pensée, en mettant en perspective, d’une part la recherche fantasmatique et sensorielle de plaisir maximum, d’autre part la réalité qu’incarne l’objet maternel avec ses atouts et ses limites. Il lui faut trouver un compromis entre deux exigences différentes, souvent contradictoires entre sa quête égoïste de plaisir et la nécessité de ne pas perdre l’objet maternel investi, bien qu’avec ambivalence, dans la continuité.
11Au regard des sentiments ambivalents ressentis envers l’objet maternel primaire, l’investissement par le moi d’un tiers est réparateur. Cela est possible si la mère n’est pas vécue comme omnipotente, tant par elle que par son enfant, et si un personnage tiers se laisse investir, à la fois comme substitut potentiel de la mère et comme objet différent d’elle. Se dessine alors le lien qui unit l’objet primaire et le tiers, lien qui est en lui-même un objet ambivalent et surtout un objet de curiosité. Un fantasme de scène primitive se constitue. Les autoérotismes, narcissiques bien que s’étayant sur l’internalisation naissante des objets, se développent en contrepoint. La conflictualité œdipienne peut se déployer.
LE TRAVAIL COMBATIF ET INTÉGRATIF DU MOI
12Aux commencements, l’enfant n’a pas une conscience continue de lui-même, l’autoreprésentation du moi est un processus parallèle à la construction continue de l’objet.
13Par la suite, la question de fond reste celle de l’opposition entre le narcissisme, amour du moi pour lui-même, et l’amour du moi pour ses objets, dont il dépend, dont l’absence ou la perte d’amour le fait souffrir. L’épanouissement des autoérotismes est un des enjeux de ce conflit. Le nourrisson cherche à satisfaire ses désirs prégénitaux, en quête de perceptions sensorielles agréables à laisser entrer en lui, avec le souci complémentaire d’éloigner ce qui lui est désagréable. Les conflits entre lui et son objet pour le contrôle des orifices corporels en sont un effet. Ce sont les enjeux des relations dites orales et anales. En investissant le fonctionnement de la limite qui sépare son dedans du dehors, « Moi-Peau » [6] qui le différencie de l’objet, l’enfant accède aux activités « auto » : se regarder, s’écouter, s’intéresser à son imaginaire et à ses pensées, prendre plaisir à des expériences narcissiques. Mais en son espace psychique, il y a aussi les objets qui s’intériorisent, avec leurs attentes, différentes, parfois contradictoires, leurs exigences.
14Les conflits internes qu’aura à résoudre le moi perdureront tout au long de la vie. La description des divergences entre les intérêts narcissiques et ceux de l’objet courra tout du long de l’œuvre freudienne. Dans un texte fort imagé (1923), Freud décrit le travail du moi, qui, tel un « cavalier » tente de contenir le ça, monture lui apportant son énergie, puis tel un « monarque constitutionnel » cherche des compromis entre les exigences du ça, du surmoi mais aussi de la réalité (l’impossible existe), enfin qui telle une « pauvre créature » est submergé par toutes sortes d’angoisses malgré les multiples mécanismes de défense qu’il tente de mettre en place. Ce pauvre moi peine à grandir, forcir, à être maître chez lui. Il lui faudrait être un chef d’orchestre avisé, qui, sans cesse intègrerait moult paramètres. La partition serait son œuvre, il transformerait la violence du bruit en symphonie harmonieuse, jouée par des instruments différents condamnés à s’entendre.
15Le travail du moi ne se simplifie pas avec l’instance surmoïque. L’instance du surmoi contient l’idéal du moi qui apporte son lot de contradictions. Le surmoi observe le moi, le juge en fonction d’une image idéale. L’idéal du moi a la double origine narcissique et objectale : le moi veut retrouver son omnipotence narcissique perdue et être parfait aux yeux de l’objet mis en place d’idéal. Les contradictions de l’idéal du moi lui sont transmises par le moi. Sur quels critères le surmoi va-t-il sévir, engendrer de l’angoisse (de castration ou d’abandon), de la culpabilité ou un besoin de punition ? Les réalisations narcissiques sont-elles compatibles avec le souci pour l’objet ? Par le chemin de l’idéalisation d’objets ayant du pouvoir sur un groupe (1921), Freud en vient à montrer que les renoncements imposés par les objets sont renforcés par le groupe : les institutions sociales ont leurs exigences civilisatrices. Dans « Malaise » (1929), il s’en explique douloureusement. Comment le moi peut-il à la fois satisfaire les revendications pulsionnelles que lui envoie le ça égoïste, se soucier de ce que l’objet d’élection attend, et en même temps se préoccuper de ce que les objets qui symbolisent l’appartenance au groupe demandent ou réprouvent ? Non seulement l’emprise sur l’objet sexuel était condamnée par le surmoi, mais c’est aussi la haine, pour le semblable, isolé ou en groupe, qui est interdite. Déjà il avait fallu composer, au regard du principe de plaisir absolu, avec le côté intrinsèquement contraignant de l’objet, potentiellement adverse ou même ennemi. L’objet naît dans la haine avait dit Freud des années auparavant, constatant l’inadéquation de l’objet réel comparé à l’objet idéal de satisfaction, désiré et attendu en vain. Quelques détours plus tard, il en est au même point.
16La moins mauvaise solution est sans doute la réduction de la dépendance aux objets d’amour, c’est-à-dire à la mise hors jeu, autant que faire se peut, du narcissisme dans les investissements d’objet. L’état amoureux lui-même souffre de la recherche d’un partenaire qui serait un double narcissique. Les intériorisations successives des objets dans leur altérité et des liens qui unissent le moi à eux, renforcent le moi [7]. La constitution d’objets internes concourt en effet à la construction du moi. Encore faut-il que le moi intègre vraiment ces objets internes, faute de quoi ceux-ci restent dans une extraterritorialité persécutrice. Si le moi interroge certains de ses objets internes à la manière d’un surmoi, si la représentation du désir d’un objet interne oblitère ou efface la représentation de désir du moi, le moi s’étiole, étouffé par les objets internes qui n’avaient pas été intégrés. Freud dit bien (1923) que les identifications successives modifient le moi. Si celui-ci a assimilé, comme digéré, les apports identificatoires, il s’en trouve renforcé. Si par contre des images internes demeurent sans lien, ni entre elles ni avec le moi, s’organisent des clivages et des morcellements. Lorsque le moi n’a pas intégré, c’est-à-dire lié, et modifié en même temps que lui, les objets jusque-là incorporés, ceux-ci tentent de faire la loi au sein du moi.
17Un moi est mature et autonome quand il est assez fort pour prendre en considération les attentes de ses objets sans aliéner ses propres désirs. Cependant tant qu’il grandit, le moi en développement a besoin d’objets externes pour échanger, a besoin du regard, des demandes et des désirs que l’objet a envers lui. Ce besoin, narcissique, est long, perdure jusqu’après l’adolescence. Un enfant normal n’aime pas être seul. Il a besoin des autres pour se construire. De ce point de vue il y a alliance possible entre l’amour pour soi et pour l’objet, tant que les attentes de l’objet pour le sujet sont plus constructives que destructrices.
L’OBJET AU SECOURS DU TRAVAIL INTÉGRATIF DU MOI
18L’autonomie s’apprend. Un bébé est dépendant de l’environnement pour sa survie physique et psychique. La mère « secourable » s’y prête, disponible pour répondre aux besoins de son enfant. La « bonne » mère, supporte de ne pas être totalement adéquate aux besoins de son enfant, accepte ses non et l’accueille même quand elle le voit triste ou insatisfait à cause d’elle; la « bonne mère » peut se réjouir, continuer à s’intéresser à lui et à l’aimer, quand il parvient à se passer d’elle, à s’occuper seul ou à se tourner vers des tiers. Bref, elle ne se pense pas omnipotente, et son sentiment d’imperfection ne l’empêche pas d’avoir des échanges plaisants avec son enfant.
19D.W. Winnicott [8] a magistralement décrit l’apprentissage de l’autonomie d’un enfant avec le concours de sa mère : « la capacité d’être seul », s’acquiert en présence de la mère. Dans cet article, Winnicott décrit un enfant éprouvant un agréable sentiment de solitude et de « non-intégration », tandis que sa mère est à ses côtés. Centré sur lui-même et sur sa sensorialité, il est en relation avec lui-même (ego-relatedness), et peut penser : « je suis ». Bien qu’il ne s’occupe pas d’elle, il sait que sa mère est là. C’est une situation de « solitude à deux ». Il peut l’oublier car elle ne s’absente pas, elle sera là pour un instant de retrouvailles, quand il sortira de ce moment de solitude. La capacité d’être seul suppose l’intériorisation naissante d’un bon objet, un sein ou un pénis dit l’auteur. Au fur et à mesure, la présence effective de la mère peut perdre de sa permanence. Sensible à l’aride travail demandé au moi pour se détourner du principe de plaisir au profit du principe de réalité, Winnicott pense qu’en cet état, agréable, de « non-intégration » et d’« illusion » peut s’effacer la différence entre les processus primaires du principe de plaisir et les processus secondaires du principe de réalité. En cet état peut s’épanouir la pensée et la créativité.
20L’observation d’un petit enfant de 1 à 2 ans assis à côté de sa mère montre bien, pour peu que la mère s’y prête, l’alternance des moments d’échange et de retrait. Le plaisir pris est proche de celui du jeu de cache-cache. « Seul », l’enfant joue, expérimente, fait des explorations comparatives. Quand il reprend contact avec sa mère, par le regard et/ou la voix, la représentation qu’il a gardé d’elle se superpose à la perception, jamais totalement identique. Les processus de pensée sont à l’œuvre. L’attitude de la mère est, en ces instants, fondamentale. Pour peu qu’elle se montre intrusive ou au contraire indisponible, le charme est rompu. L’enfant cesse alors d’être en relation prioritaire avec lui-même et de jouer en son espace psychique; il réinvestit la perception, et se met à l’écoute de l’objet externe.
21W.R. Bion [9], à sa manière et à la même époque, a mis aussi en lumière l’importance de la participation psychique de la mère pour le travail d’intégration que le moi doit effectuer à partir des assauts pulsionnels. Bion évoque des moments où l’enfant est en proie à des expériences sensorielles et émotionnelles trop fortes pour être représentées et pensées. Si elles restent brutes, elles gardent une valeur traumatique, telles des « choses en soi », ou « éléments béta », ce qui est le risque si l’enfant est seul. Par contre, si la mère et sa « capacité de rêverie » vient pallier la sidération du moi en danger, le travail de la pensée devient possible. La mère qui « rêve » son enfant n’est-elle pas celle qui reste aux côtés de son enfant tandis qu’il apprend à « être seul » ? Pour Bion, la pensée naît de la rencontre entre une attente sans représentation et une expérience : l’attente de quelque chose d’inconnu rencontre l’expérience de la tétée, la mère et son sein. Des représentations sensorielles se développent dans l’espace psychique qu’est le moi et se lient entre elles. L’expérience se répétant, elle devient conceptualisable, apte à être mise en mots. Ceux-ci ne peuvent bien sûr venir que de la mère. L’enfant se tourne vers elle. Il éprouve de l’amour et de la haine pour elle, mais il cherche aussi à en savoir quelque chose. Il se « préoccupe de connaître l’objet » (Bion et sa fonction K. pour Connaissance). Il en a l’intention, mais n’y parviendra jamais : l’objet-altérité est à jamais inconnaissable sauf à délirer. Là encore la mère se prête plus ou moins à ce que son enfant la connaisse, à ce qu’il découvre les secrets de ses investissements objectaux, « l’autre de l’objet » comme dit A. Green. Le moi est donc amené à concentrer son attention à la fois sur ses éprouvés et sur l’objet. Sur l’objet externe et sur ses objets internes.
22Tout cela requiert de la part de l’objet la capacité d’établir une bonne distance et de donner des réponses à peu près adéquates aux besoins de l’enfant. La mère investit son enfant en fonction de son histoire, de l’idée qu’elle se fait de la fonction maternelle, ce qui aboutit à une représentation singulière de l’enfant qui lui est né. Elle donne sens à ce qu’il est, à ce qu’il lui donne à voir et à entendre à partir de cette construction représentative. Cela est vrai aussi, bien sûr, des tiers qui entourent la mère et l’enfant. Outre leur propre investissement de ce dernier, ils ont eux-mêmes leur part dans l’élaboration de la fonction maternelle; on connaît l’influence qu’un père ou qu’une grand-mère peuvent exercer sur une jeune mère. Les parents donnent sens à ce qu’ils perçoivent de leur enfant. Ils ont droit aux faux sens, pas, ou le moins possible, au contre sens. Quand une mère déclare que son enfant a envie de dormir (et va le coucher) dès qu’il est calme, ou pense qu’il veut la frapper dès qu’il lève les bras (extraits d’observations personnelles), la violence est patente, comme l’est l’injonction contradictoire d’une mère qui achète de nombreux cadeaux dont elle interdit l’usage, de peur de désordre ou de bris.
23L’interprétation de la mère est inévitable mais intrinsèquement violente dit P.Aulagnier [10]. Celle-ci avait lu Lacan, mais aussi Winnicott et Bion comme elle l’a précisé elle-même. En différenciant le désir pour l’objet primaire et la demande ensuite adressée à la mère rencontrée, elle poursuit ces réflexions sur le rôle de l’objet dans la construction du moi. Elle montre bien comment l’enfant qui ne sait d’abord pas ce qu’il désire (une préconception, attente sans représentation, dirait Bion), a besoin d’être investi, désiré par la mère. Celle-ci, par sa réponse, tout droit venue de la traduction qu’elle se donne de l’attente supposée de son enfant, lui révèle ce que, sans le savoir, il désirait. Celui-ci demande ensuite ce qu’elle lui a offert (la préconception est devenue conception dirait Bion). Et voilà le moi piégé à jamais par la réponse de la mère qui lui offre un sein métaphorique, son visage, sa sensorialité, sa manière d’exercer le « holding » et le « handling » comme dirait Winnicott. Le moi désire un éprouvé de plaisir. Il est condamné à désirer, à aimer cette mère-là avec sa singularité. Avant sa naissance elle investissait d’autres objets, vivants ou morts, le langage qu’elle parle et le discours qu’elle tient procèdent de ses objets internes. L’enfant ne peut parler sans utiliser un langage, quel qu’il soit : celui qu’il rencontre lui échoit, comme lui échoit la spécificité de sa mère en son ensemble.
24Pour qu’elle s’offre à son enfant et lui apporte ce dont il a besoin, la mère se donne l’illusion d’être celle qu’il attend. « La mère désire que l’enfant demande », écrit P. Aulagnier [11], ce qui rejoint « l’illusion anticipatrice » de la mère décrite par D.W. Winnicott. La mère a besoin de croire que l’enfant lui sourit à trois semaines, qu’il la reconnaît. Tous deux imaginent que la perception dans sa singularité vient concrétiser quasi parfaitement un fantasme de désir. Chacun implique l’autre dans sa continuité narcissique. Le moi de l’enfant s’ancre dans ces expériences où se rencontrent l’hallucination du plaisir et la perception multisensorielle de l’objet. La représentation de l’objet se construit de concert avec l’autoreprésentation des éprouvés figuré par l’image spéculaire. Le moi poursuit son chemin, découvre les désillusions, les conflits, crée des défenses et des symptômes. Il éprouve l’amour, la haine, et avec la conscience réflexive, s’interroge sur lui-même et sur ses objets. Il imagine une scène primitive. Il tente de connaître (au sens de Bion) ses objets; de deviner leurs attentes mais aussi de concevoir ce qui les mène. Fantasmes des origines à penser.
25C. et S. Botella [12] considèrent que la pensée est d’abord hallucinatoire, et que le perceptif le corrige en quelque sorte. L’hallucination et la perception seraient sans cesse à l’œuvre, interactifs.
26S. de Mijolla [13], qui s’interroge avec pertinence sur « l’incuriosité », distingue la pensée fantasmatique et créatrice de la pensée investigatrice. Pour ma part je rapporte cela aux deux temps de la « capacité d’être seul » : ces fécondes alternances entre les moments de retrait et d’échange, entre le représentatif et le perceptif, entre les processus primaires et secondaires. La pensée investigatrice et la pensée fantasmatique ne sont pas séparables, elles se renvoient sans cesse l’une à l’autre. La créativité procède des deux. Le moi a besoin de toutes les ressources de la pensée pour grandir correctement.
Mots-clés éditeurs : Moi, Œdipe, Objet-mère, Ambivalence, Conflit interne
Notes
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[1]
Hanus M., 1995, Lesdeuilsdanslavie. Deuilsetséparationschezl’adulteetchezl’enfant. Maloine.
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[2]
Braunschweig D., Fain M., 1975, Lanuit, lejour. Essaipsychanalytiquesurlefonction-nementmental. P.U.F.
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[3]
Winnicott D.W. (1951-1953), Objets transitionnels et phénomènes transitionnels, in De lapédiatrieàlapsychanalyse. Payot, 1969.
-
[4]
Fréjaville A., 2005, Du destin de l’excitation, Revue Française dePsychanalyse, vol. 1, P.U.F.
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[5]
Winnicott D.W. (1950-1955), L’agressivité et ses rapports avec le développement affectif, in Delapédiatrieàlapsychanalyse, Payot, 1969.
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[6]
Anzieu D., 1985, Lemoi-peau, Dunod.
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[7]
Fréjaville A., 2005, Plaidoyer pour un peu de conflit entre les objets interne et externe, in Débatspourlapsychanalyse. Leconflitpsychique. P.U.F.
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[8]
Winnicott D.W., 1958, La capacité d’être seul, in Delapédiatrieàlapsychanalyse. Payot, 1969.
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[9]
Bion W.R., 1962, Auxsourcesdel’expérience. P.U.F., 1979.
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[10]
Aulagnier P., 1975, Laviolencedel’interprétation. P.U.F.
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[11]
Aulagnier P., 1968, Demande et identification, in L’inconscient et in L’interprète en quêtedesens. Ramsay.
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[12]
Botella C.et S., 2001, Lafigurabilitépsychique. Lausanne, Delachaux et Niestlé.
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[13]
Mijolla-Mellor S. de, 1992, Leplaisirdepensée, P.U.F.