1La correspondance amoureuse dont il va être ici question, est, on va le voir, d’un genre très particulier, puisqu’il s’agira pour Franz Kafka, d’y chercher non pas une issue possible dans la « vraie » vie, mais de faire de cette correspondance amoureuse la condition ambiguë de sa survie, c’est-à-dire de sa situation d’écrivain.
2« Je sens que lorsque je n’écris pas, une main inflexible me repousse hors de la vie » confiera Kafka à Felice. (20.12.12)
3Autrement dit, il s’agira non pas de retrouver un contact avec la réalité de la vie, en sortant du monde de la « non-vie », du monde dévitalisé des mots écrits, mais exactement du contraire : le lien amoureux sera en quelque sorte la corde qui permettra de tirer la réalité de l’autre vers l’irréalité de la littérature, d’attirer la vie vers la non-vie : une corde ou un pont lancé par-dessus l’abîme, du vivant extérieur au non-vivant intérieur, dans un sens unique préfigurant ce qui pour Kafka sera le sens même de « sa littérature ». C’est d’ailleurs ce qu’il confiera plus tard à ce propos : « J’ai commencé à écrire et cette activité littéraire est de la façon la plus cruelle (inouïe de cruauté) pour tout être qui m’entoure, la chose qui m’importe le plus sur terre, un peu ce qu’est au fou son délire (s’il le perdait, il deviendrait ‘fou’) ou à la femme sa grossesse. » (lettre à R. Klopstock, mars 1923)
4Ce sont là quelques jalons que je pose, avant de nous engager dans cet étrange réseau amoureux qui va se tisser durant cinq ans, de 1912 à 1917, pour se conclure dramatiquement avec l’hémoptysie annonciatrice de la maladie tuberculeuse qui emportera Kafka en 1924. Durant ces cinq ans, les deux correspondants ne se verront qu’à l’occasion de quelques brèves rencontres, dont deux tentatives de fiançailles qui échoueront brutalement. Entre temps, le pont des lettres pluriquotidiennes aura cherché à faire ‘correspondre’le non-monde de Kafka, à Prague, et Berlin où Felice n’aura cessé de demeurer.
« Ma vie a quelque chose de l’asile d’aliénés… Je suis enfermé non pas dans une cellule mais dans cette ville… J’implore la plus chère des jeunes filles… Mais en fait je n’implore que les murs et le papier. » (20.12.12)
6C’est dire que le pont des lettres est précisément celui de la littérature. La correspondance amoureuse va vite apparaître pour ce qu’elle est : un formidable transformateur de réalité, qui opère en déréalisant la réalité de l’autre, en la vidant de sa substance sensible, en l’effaçant progressivement, pour la faire accéder à sa forme négative, cette irréalité de la chose littéraire, qui est précisément la seule ‘réalité’accessible à l’écrivain.
7Kafka n’écrivait-il pas dans un de ses aphorismes : « Il nous incombe encore de faire le négatif; le positif nous est déjà donné. »
8La correspondance amoureuse nous donne ainsi à saisir ce que signifie « faire le négatif », comme la condition spécifique du procès de création littéraire, dans le moment même de son émergence, mais aussi continuellement à l’œuvre, comme palimpseste, en arrière de l’échange amoureux.
9Le 20 août 1912, Franz Kafka note dans son Journal : « Mademoiselle F.B. Quand j’arrivai chez Brod, le 13 août, elle était assise à table et je l’ai pourtant prise pour une bonne; je n’étais d’ailleurs nullement curieux de savoir qui elle était, je l’ai aussitôt acceptée. Visage osseux et insignifiant, qui portait franchement son insignifiance. » Et le champ optique se rétrécissant, le regard se fait encore plus insistant : « Nez presque cassé. Cheveux blonds, un peu raides et sans charme, menton fort. En m’asseyant, je la regardai attentivement pour la première fois. Une fois assis, j’avais déjà sur elle un jugement inébranlable. »
10Un visage vide qui porterait franchement son vide. Telle serait l’expression la plus adéquate pour dire la tâche qui incombe à l’écrivain quand celui-ci se donne comme visée de « faire le négatif » ou de faire le vide. Car vide et insignifiance sont bien les conditions même de la page blanche, de sa disponibilité, autrement dit les conditions d’écriture. Et le vide du visage de la correspondante préfigure précisément le destin d’effacement qui est assigné à l’autre, la condition négative nécessaire à sa transformation en figure littéraire.
11C’est donc dans le contexte de cette rencontre inaugurale que s’engage une gigantesque correspondance, devenant vite une véritable mécanique amoureuse dont j’examinerai ici la mise en route, les moments décisifs de son fonctionnement, et de son dérèglement.
12Tout commence par une lettre que Kafka adresse à Felice Bauer, quelques jours après la rencontre. Cette lettre aura un double effet immédiat pour son auteur. En une nuit, et en plein état d’exaltation, Kafka écrit Le verdict, texte considéré comme inaugural de sa vocation d’écrivain. Ce récit, dédicacé à Felice, relate l’affrontement entre un père et son fils Georg, le père venant de découvrir le secret de son fils : celui-ci cacherait le projet d’un mariage avec sa fiancée, Frieda. La loi du père tombe implacable : le verdict paternel condamne le fils à la noyade, ce que celui-ci exécute immédiatement, en se précipitant par-dessus le parapet du pont.
13Dans son Journal, Kafka notera : « Frieda a le même nombre de lettres que F. et la même initiale… Georg a le même nombre de lettres que Franz. Il se peut que la pensée de Berlin n’ait pas été sans m’influencer. »
14La seconde conséquence de cette première lettre à Felice sera l’interruption de la rédaction de son Journal, qu’il ne reprendra qu’en février 1913.
15De cette première lettre, Kafka fera un double qu’il conserve… à quelle fin ?
16Lettre écrite à la machine et qui parle des machines. Machines à écrire avec le corps… sur le corps : « Pour écrire, après tout, j’aurais toujours le bout de mes doigts. » Cette première lettre correspond à l’installation de la machine. Felice y est proposée comme ‘sujet’ d’expérience, placée sous la machine. Comme l’officier de son récit La colonie pénitentiaire, Franz lui en indique minutieusement le fonctionnement : ponctualité, régularité, automatisme. « Vous devriez me prendre à l’essai », conclut la lettre, à la manière de ces tracts publicitaires qui vantent les qualités de ces machines à parler dont Felice s’occupe à Berlin.
17« Même si vous aviez des raisons, je veux dire des raisons pratiques, de ne pas me prendre pour compagnon de voyage, pour compagnon, guide, fardeau, tyran et tout ce que je pourrais encore devenir, il me semble qu’en tant que correspondant – et c’est uniquement de cela qu’il s’agit pour l’instant – il ne devrait pas y avoir à première vue d’argument décisif contre moi. » La voilà prévenue…
18Et le miracle, Felice répond ! Elle accepte l’essai. Elle se soumet. Elle n’a pris que quelques jours pour se décider, et la porte est ouverte. Franz est à la lettre déchaîné. L’espoir est là, au seuil, dans l’attente d’une reconnaissance. Franz répond aussitôt. « Quatre pages d’un monstrueux format ». Il ne faut pas perdre de temps. La machine fait perdre le temps, « elle fait perdre le fil ». Franz abandonne la machine à écrire qui n’écrit pas assez vite. Avec le temps, les phrases se perdent, et « je n’ai plus que des bribes sous les yeux, je ne distingue rien entre elles ni au-delà. »
19L’écriture, pour Kafka, ne supporte aucun suspens, aucune attente. Les conditions de son devenir-lisible sont celles de l’instant, celles de l’immédiat. Ce ne sont donc pas les conditions d’une écriture épistolaire. Le mécanisme de la machine se précise : Franz ne demande pas des lettres, mais plutôt…« Rédigez donc moi un petit journal… naturellement comme je ne vous connais pas du tout, il vous faudra noter plus de choses qu’il n’est nécessaire ». Naturellement ! Franz a interrompu la rédaction de son propre Journal et il demande à Felice de poursuivre cette rédaction, d’écrire et de vivre pour lui !
20Demande ‘folle’en ce qu’elle se soutient de la toute-puissance du désir à travers l’omnipotence d’un regard porté sur le lieu de l’intimité de l’autre. Et puis la signature : « Votre Franz Kafka ». Dès la deuxième lettre ! Si je suis « vôtre », vous êtes « mienne », et le tour est joué ! Ce rapport de possession est ouvert par la réponse de Felice. La porte de la cage-Bauer est ouverte, et prête à se refermer.
21Mais l’oiseau a peur. Il sent le piège et recule. Felice reste muette. Un silence répond à l’appel effréné. Franz attend quinze jours. Toutes les suppositions sont bonnes : la réponse de Felice a été perdue, sa propre lettre a été interceptée par la famille, Felice est malade… toutes les hypothèses sauf une : que la correspondante puisse vouloir renoncer à l’expérience. Mais cela c’est l’impossible, à la lettre.
« Que ne suis-je devant votre porte et que ne puis-je pour ma propre jouissance – une jouissance capable d’abolir toute tension – appuyer sans fin sur votre sonnette !»
23Cette jouissance propre à abolir toute distance précipite l’amoureux contre la porte qui ne s’est entrouverte que pour se refermer; cette jouissance propre à abolir toute résistance vient déchirer le silence dont s’entoure l’autre par l’intrusion violente et interminable du son.
24Le temps est aboli dans l’acte de jouissance qui fait du sujet, branché définitivement à la sonnette, la nouvelle machine d’écriture dont le texte s’inscrit, monotone, en une trace sonore unique, permanente, seule forme audible de l’appel. Telle est la nouvelle machine de torture qui s’écrira plus tard sur le modèle d’un autre texte Le Terrier. Felice devenue taupe, traquée dans la profondeur silencieuse de son terrier, Felice assiégée, coincée sans fin et sans issue.
25Mais la mécanique de la correspondance est en place et ne doit s’arrêter sous aucun prétexte, ni même du fait de la défaillance d’un des correspondants. Des lettres doivent être écrites, telle est la condition absolue de son fonctionnement. Aussi Kafka, malgré le silence de son interlocutrice, va-t-il écrire deux lettres qu’il n’envoie pas, mais dont le contenu éclaire encore plus précisément ce qu’il en est de son attente :
« Un devoir de vous écrire… Comment pourrais-je me soustraire à ce devoir ingouvernable rien que parce que vous ne répondez pas. »
27La machine amoureuse est une machine célibataire. L’autre n’y existe que sous la forme imprécise, floue d’une apparition, image virtuelle, tremblante, « comme la lumière qui faisait trembler l’écran au premier jour de la cinématographie »… « Vous en devenez indécise pour moi et je le deviens pour moi-même ».
28À moins qu’il ne faille renverser ici la proposition kafkaïenne, et y entendre ce qui, du sujet, dévoile sa défaillance, dans l’effondrement du leurre de l’objet.
« Une nuit, je vous écrivais continuellement des lettres dans un état de demi-sommeil, je ressentais cela comme des petits coups de marteau ininterrompus. »
30Comme l’Officier de La colonie pénitentiaire qui, en l’absence du condamné, se glisse sous la machine de torture, Kafka se soumet lui-même à la machine. La mécanique d’écriture est devenue, dans son fonctionnement solitaire, l’équivalent de la herse dont chaque trait, enfoncé dans le corps, est un mot qui fait éclater la tête.
31Mais Felice reste silencieuse. Le système tourne à vide. Depuis la rencontre inaugurale chez les Brod, Kafka pressent cette fracture qui le traverse et qu’il a entr’aperçue dans l’échange des regards et des poignées de mains. L’état crépusculaire dans lequel il s’est senti plongé n’a pas disparu. En revanche Felice, elle, a disparu, et il ne se reconnaît plus. Ce quelque chose de lui dont il ressent soudain l’absence catastrophique est lié profondément à la rencontre et au départ de Felice. Et maintenant il s’agit pour lui de récupérer son bien, ce qui lui a été dérobé. Felice ne répond pas. Aussi fait-il appel à un tiers, quelqu’un sommé de répondre en lieu et place de l’absente, quelqu’un sommé d’occuper cette place de correspondant, puisque la mécanique des lettres ne peut s’interrompre. Kafka s’adresse à Sophie Friedmann, la sœur de Max Brod, qui a des contacts avec Berlin :
« Chère madame, j’ai lu dans une lettre adressée à vos parents – par hasard et sans en avoir expressément l’autorisation, mais vous n’en serez pas fâchée – cette remarque que Mademoiselle Bauer entretient avec moi une correspondance suivie. »
33Indiscrétion des regards sur les Journaux et les lettres intimes. Détournements des lettres étrangères. On croit lire ce que, quelques mois plus tard, la mère de Kafka écrira à Felice après avoir, d’autorité, éventé le courrier amoureux de son fils. Même intrusion dans l’espace de l’autre. Même bonne foi affichée. Même méconnaissance des limites. Et Franz va plus loin. Il n’hésite pas à demander « quelques mots d’explication » sur cette remarque. Il se plaint du silence de Felice. « Ma lettre était de celle qu’on termine uniquement afin de fournir au correspondant l’occasion d’y répondre promptement. » Ainsi les lettres échappent-elles à leur finalité, pour se trouver réduites à une mécanique solitaire, gérant l’équilibre parfait des envois et des réponses, dans la pure jouissance de leur alternance synchronisée.
34Un nouvel échange s’installe donc en dérivation à la correspondance interrompue. Réponse de Sophie Friedmann, et nouvelle lettre de Kafka. On y apprend que Felice n’aurait pas été aussi muette. Il y aurait eu un envoi de Berlin, qui ne serait pas arrivé. Lettre perdue ? Lettre volée ? En tout cas lettre éventée encore, car Sophie Friedmann semble en avoir eu la primeur. Mais alors qui écrit, et à qui ? Dérobade pour dérobade, les regards et les lettres circulent dans une économie de contrebande. Si les correspondants sont interchangeables, les lettres le sont aussi. L’aboutissement logique du système n’est-il pas d’ailleurs l’échange indéfini de la même lettre, unique, célibataire : F ?
35L’appel à « Sophie F. » en tiers dans la relation avec Felice a donc échoué. Mise d’emblée, par l’initiative de Franz, en cette troisième place sommée de garantir l’existence de la correspondante, elle défaille à s’y maintenir. Dans la confusion des destinataires, on s’y perd. Il ne reste plus qu’une circulation folle du même mot, mot pour mot, lettre pour lettre. Et puis, toujours, la place vide qui, à travers les envois qui se perdent, disparaissent ou sont détournés, désigne le délit.
36Enfin le 23 octobre 1912, une lettre et une fleur. « Je l’ai vite rangée dans mon portefeuille, où malgré votre lettre perdue et non remplacée, j’ai déjà deux lettres de vous, ayant demandé à Max de me donner la lettre que vous lui avez envoyée. » Et la collection commence. Il faut absolument que le trou soit comblé, que cette perte soit annulée, que le compte soit exact. Deux lettres avaient été envoyées de Berlin; Franz a deux lettres, celle de Max fera bien l’affaire. Les destinataires ne sont-ils pas interchangeables ! Lettre qui se passe de main en main, lettre qui n’appartient à personne puisque nul ne la reconnaît. Lettre perdue, lettre volée, morceau de corps anonyme, célibataire, furet qui se faufile de corps en corps dans une circulation souterraine. Valeur inscrite au crédit des uns et au débit des autres, en une comptabilité parallèle.
37Après Sophie, le frère, Max Brod. À son tour convoqué en tiers, appelé en témoin. Max n’a-t-il pas été le témoin oculaire de la rencontre ? Lui aussi, à la façon du ‘Voyageur’ de La colonie pénitentiaire, et des surveillants du Champion de jeûne, ne vient-il pas garantir qu’il y a bien correspondance, terme à terme, et que rien ne vient défaillir au sein de cette réflexion ponctuelle ? Car il s’agit bien de constituer l’objet d’amour en miroir… un miroir qui, un soir de rencontre, lui aurait dérobé son image, et se trouve à présent sommé de la lui restituer, point par point, lettre par lettre. Cette reconstitution, en détail, du délit, passe d’abord par la construction obsessionnelle de l’image de Felice : mais non plus de cette Felice réelle, rencontrée au cours d’une soirée praguoise : il s’agit de ‘sa’ Felice, celle qui est enfermée dans la cage-Bauer, et que va dessiner, lettre après lettre, la machine d’écriture.
38Un miroir ? Ou plutôt une mire, entre miroir et mirage. Une mire en tant qu’elle est « ce point fixe en l’autre », comme dit F. Perrier, ce point fixe en l’autre qui est visé par l’idéalisation amoureuse, c’est-à-dire par la projection dans l’autre, du champ de narcissisation du sujet. « L’autre, selon F. Perrier, est dépositaire d’un point fixe, d’un satellite qui a une fonction de ricochet et d’écho. » C’est ce satellite fixe que j’appelle une mire pour indiquer qu’elle constitue le lieu de la visée narcissique, de sa projection idéalisée dans l’autre.
39Mais la mire n’est pas seulement une cible. Elle est aussi bordure, bord, sur lequel le tir amoureux peut faire ricochet dans de multiples directions. C’est précisément grâce à ces ricochets sur des tiers que la relation amoureuse peut échapper à sa stricte spécularité duelle, et à cette passion à deux où elle se brûle à mort. Or ces appels aux tiers feront précisément bordure tout au long de la correspondance entre Kafka et Felice.
40Désormais, rien ne doit plus jamais disparaître. Et pour s’en assurer Kafka n’adresse plus ses lettres qu’en recommandé. « Adieu, et ne soyez pas fâchée d’avoir chaque jour les récépissés à signer. » Ainsi à la faveur de ce nouveau rouage, Franz s’assure désormais d’un retour quasi automatique, d’une réponse de Felice, et cela, malgré elle. Seul ‘l’accusé’de réception est de fait attendu, voire exigé. Que Felice ne lui retourne qu’un seul mot : son nom, sa signature, ce signifiant qu’il devine en lui défaillir. Quant à l’accusé de réception lui-même, ne fait-il pas intervenir l’institution postale comme un nouveau tiers qui, en authentifiant l’existence de ‘sa’Felice, vient garantir le bon fonctionnement de la machine ?
« J’ai le sentiment qu’une lettre recommandée arrive plus directement entre vos mains, sans passer par l’oscillation de ces lettres simples condamnées à errer, en y pensant j’imagine toujours la main tendue d’un robuste facteur berlinois qui, le cas échéant, vous forcerait à prendre la lettre même si vous vouliez vous en défendre. »
42Car désormais il faut se garantir contre Felice elle-même, et « le cas échéant » recourir à la violence, à la force intrusive, depuis le coup de sonnette interminable et qui rend fou, jusqu’à la brutalité physique. Interminable comme la lettre qui va suivre, datée du 27 octobre 1912. Il y est question de reprendre en détail la première soirée de la rencontre, ces quelques heures passées en présence de la vraie Felice, dans une reconstitution ‘policière’de la scène; Kafka en garde un souvenir « photographique », à la lettre : inoubliable. Celle-ci revient disséquée, morcelée, obsédante. Quelque chose, lors de cette rencontre, l’a mis « hors de lui », et l’oublier reviendrait à se perdre définitivement.
« Depuis le soir où j’ai fait votre connaissance, j’ai eu le sentiment d’avoir un trou dans la poitrine par quoi les choses entraient et sortaient en me pompant sans retenue… À quel point vous êtes liée intimement à ma littérature… C’est ce que j’ai constaté dernièrement avec stupéfaction. »
44Il y a quelque chose de déréglé dans la machine, quand apparaît son inadéquation à apaiser la faim, et ce que celle-ci a de torturant. « S’il y a une puissance supérieure qui veut m’utiliser ou qui m’utilise, je suis dans sa main. » Réduit à ce qui lui a été dérobé, sinon n’être plus rien… Ne reste plus « qu’un vide effroyable ».
45Franz dépossédé, annexé. Soumis aux froides manipulations d’une machine. Franz est devenu lui-même machine, mécanique solitaire, opérant à distance, implacable. Et le « Je vous tiens » qu’il lance à Felice dans cette lettre du 1er novembre 1912, ne trompe pas : « Je vous tiens sans que vous le sentiez et, partant, sans que vous ayez lieu de vous défendre. »
4611 novembre 1912 : premier tutoiement dans une lettre, premier rapprochement, et aussitôt : « Me jeter dans le train les yeux fermés pour ne les rouvrir que lorsque je serai près de toi. » La situation amoureuse dévoile soudain ce qu’elle recouvre et qui les menace tous deux : entre elle et lui il n’y a plus que le temps d’un battement, d’une éclipse, que l’épaisseur d’une paupière. Devant le danger, Kafka recule : « Renonçons à tout cela si nous tenons à notre vie… » Il s’agit de se reprendre, à la lettre. « Aurais-je eu l’intention de me dire tien en signant ? rien ne serait plus faux… Franz. »
47« Chérie, chérie ! … » Elle lui a renvoyé son ‘tu’, et c’est l’euphorie. Felice est vivante. Le ‘tu es’de la dernière lettre ne l’a pas fait mourir. « Ma dernière lettre n’était pas écrite, elle était vomie… Une phrase unique qui paraissait vouloir me tuer si je ne la mettais pas par écrit. » Écriture qui tue, machine de mort qui, comme celle de La colonie pénitentiaire, ne connaît qu’une écriture sanglante, définitive, illisible… Vomie.
48Felice est vivante, mais dans le tutoiement, elle a perdu son nom… Elle est devenue ‘quelqu’un’… C’est ce que lui avoue Kafka le 14 novembre : « J’ai besoin de te donner tous les noms, pour une fois donc tu t’appelleras ‘quelqu’un’».
49Avec le rapproché amoureux l’autre est tombé dans l’anonymat, mais il perd aussi son image : « Je me vois parler à ton épaule, à ta robe, à moi-même, tandis que les paroles qui se disent là t’échappent. »
50Felice découpée en morceaux, devenue épaule, robe… Felice quelqu’un, Felice personne.
51« Pour moi, chacune de tes lettres est infinie », écrit Franz le 17 novembre 1912. La machine amoureuse s’assure là de l’infinie présence de son objet, grâce à la lecture inlassable, interminable d’une seule lettre, selon un mouvement perpétuel et parfait : « Je la lis jusqu’à la signature, puis je recommence et cela ainsi de suite en formant le plus beau rond. » Telle est la beauté de la machine amoureuse dans la complétude idéale qu’elle désigne, bouche en « O », où vient se dire la fermeture du désir dans l’adéquation parfaite de son comblement.
52Mais la lettre a toujours un point final qui est aussi point de butée à sa relecture infinie, faisant échouer la circularité de la mécanique célibataire. « Alors on a envie de se frapper le front ».
53La présence du destinataire défaille à s’affirmer toute, quand vient s’ouvrir le trou qui se creuse entre deux lettres. Felice est de nouveau silencieuse, et Franz décide de ne plus se lever jusqu’à la prochaine lettre. La machine d’écriture n’est plus là que pour combler les trous avec des mots… ou avec des rêves. Des rêves de machines bien sûr, qui, lorsque la correspondante fait défaut, viennent sur l’autre scène poursuivre la circulation des lettres que la réalité a interrompue. « Un facteur m’apportait deux lettres recommandées de toi, une dans chaque main, et il me les tendait avec un mouvement d’une précision merveilleuse qui faisait sauter ses bras comme les bielles d’une machine à vapeur... » Bouche en « O » sur laquelle se brancheraient les deux inépuisables bielles-seins d’une mère-facteur, dans le rythme binaire d’un gavage alternant… « Seigneur, c’étaient des lettres enchantées ! Je pouvais tirer des enveloppes autant de feuillets écrits que je voulais, jamais elles ne se vidaient… »
54L’écriture inflationniste de la machine amoureuse est néanmoins une écriture illisible, et cela au même titre que celle d’autres machines, que l’on peut trouver dans le Procès ou dans Le Château.
« Je ne réponds rien… répondre est l’affaire du discours oral, l’écriture rend les choses indéchiffrables. »
56Parler reste du côté du vif, du ‘vive-voix’. L’écrit n’apparaît plus alors que du côté de la mort, de l’inexistence, des fantômes. L’écrit se stocke, s’accumule, s’entasse. Son inflation va dans le sens de son illisibilité, de sa saturation. Il en est ainsi des requêtes et monceaux de dossiers du Procès qui sont renvoyés à l’avocat comme « chiffons de papier », à la manière des rebuts d’une machine d’écriture devenue folle. Quant au bureau de Sordini, dans Le Château, il disparaît sous des colonnes de dossiers qui s’effondrent constamment dans « un tonnerre continuel de craquements ».
57Telle est la part non sublimable qui se dévoile dans la texture même du support d’écriture, dans ce papier élastique, papier chiffon, papier calque, mais jamais papier à écrire susceptible de supporter une écriture lisible. « J’ai fini le papier à lettre de ma sœur…, écrit Kafka, et moi-même il me semble que je n’en ai jamais possédé » (18 novembre 1912).
58L’écrit ne subsiste que sous la forme des traces meurtrières de la machine de torture que réalise La colonie pénitentiaire. Feuilles volantes d’une écriture qui s’enfuit. Feuilles qui s’envolent ou que l’on vole. Machine qui se dérègle. Désordre insupportable. « Depuis le 8 novembre je t’ai envoyé certainement 14 ou 15 lettres, et tu n’en n’aurais qu’une mardi ?»
59Les lettres sont perdues, ou volées. Il faut faire un procès à la poste, un procès à Felice elle-même, enquêter, tester la fiabilité de la correspondante; et puis faire des recherches, retrouver des morceaux perdus, récupérer les signifiants manquants, ceux qui ont été dérobés et dont le vide envahit le sujet. La réalité convoquée ici ne donne-t-elle pas le ton ? Julie, la mère de Kafka, ne vient-elle pas elle-même de dérober une lettre ?
« Ma mère ayant traversé ma chambre à un moment où je n’y étais pas… a vu la lettre luire dans ma poche intérieure, et avec l’indiscrétion propre à l’amour elle l’a sortie et lue, puis elle t’a écrit… Et voilà qu’une fois de plus ma mère vient de tout traverser. J’ai toujours ressenti mes parents comme des persécuteurs… Les parents ne désirent rien d’autre que de vous attirer vers eux, vers le bas, vers ces temps anciens d’où l’on aimerait remonter avec un soupir de soulagement, naturellement ils le veulent par amour, mais c’est bien cela qui est affreux. » (21 novembre 1912)
61Lettre annexée, lettre empruntée, lettre commune, correspondance continuellement traversée en tout sens par la mère : « Mes parents ont tout et veulent intervenir en tout ». Aussi est-il nécessaire de multiplier les systèmes de sécurité de la machine. Système antivol qui consiste désormais pour Kafka à envoyer sous pli séparé chaque feuillet d’une lettre. C’est ainsi que le dimanche 24 novembre, Franz envoie sa lettre en cinq morceaux, cinq envois dont l’un au moins aura des chances de parvenir à sa destinataire ! La lettre éclate quand le tiers appelé à en soutenir l’existence quitte sa fonction de garant pour prendre celle de persécuteur.
62Le 21 novembre commence une nouvelle correspondance, un nouvel échange qui vient doubler celui des lettres. Franz prend l’initiative d’envoyer sa photographie, débutant ainsi une circulation parallèle, comme on double les systèmes de sécurité d’une machine. Kafka, docteur en droit, n’est-il pas responsable, dans un service d’Assurances, des problèmes de sécurité sur les lieux de travail !
« Tu vas bientôt recevoir le rapport annuel de notre institut contenant un article de moi sur les mortaiseuses à arbre sphérique de sécurité ! Accompagné de reproductions ! Ou bien un article sur l’assurance des ateliers ! Ou bien sur les fraiseuses à tête de sécurité ! Chérie, tu as encore bien des joies en vue !» (3 septembre 1912)
64Car la machine amoureuse s’inscrit en dérivation de deux séries mécaniques : celle sur laquelle Kafka est ‘branché’, mortaiseuses et autres fraiseuses, et d’autre part cette série qui s’enchaîne sous le signe de Felice : les dictaphones, parlophones, gramophones et autres machines à parler dont elle assure la gestion à Berlin. Une double série mécanique s’engrenant l’une dans l’autre, mâchoires serrées, et qui ne laisse sourdre, en arrière du discours amoureux, qu’un grincement inarticulé.
65La première photo qui inaugure l’échange est comme l’emblème, le rappel de leur rencontre, au cours de laquelle les photos avaient circulé de main en main, à propos d’un voyage projeté en Palestine, comme une chaîne de promesse et d’espoir. C’est une photo de sa toute première enfance que Kafka envoie à sa bien-aimée. Mais c’est encore un objet volé. « Il faut que tu me la renvoies, elle appartient à mes parents… » Objet familial, relique des parents, la photo s’est glissée dans la lettre où Franz évoque le délit maternel. Vol pour vol; une circulation secrète, en contrebande, s’est installée souterrainement entre les correspondants, et pour laquelle un ‘sans parole’reste le seul commentaire.
66Photo rendue, nouvelle photo envoyée : « Quel âge j’ai là, je l’ignore totalement. » Le temps n’existe plus, il n’y a que des transformations, des métamorphoses au sein d’un temps arrêté, immobile : « Ça empire avec chaque photo, tu verras. Dès la prochaine, je me produis déjà comme le singe de mes parents. » Le processus de déshumanisation est en route qui, de la perte de parole à la perte de l’image, fait tomber le sujet dans un devenir-animal puis dans un devenir-machine.
67Et à nouveau Felice répond, elle aussi, par des photos. Cette fois il ne s’agit plus de métamorphoses, mais bien de trous. Photo envoyée par Felice le 27 novembre : elle est trouée. Le 6 décembre : « Ta mère te tient par le bras ou du moins elle en donne l’impression… Où est ton bras ?» Le 10 décembre : « La femme qui est à côté de toi …C’est sans doute sa main qui apparaît entre vous. Mais où est ta deuxième main ?»
68Les photos sont celles de corps amputés, que Kafka examine sous tous les angles, sous tous les éclairages, à tous moments. Les morceaux cachés sont des morceaux perdus, morceaux volés, et ceci est vrai autant pour les lettres que pour les fragments de corps.
691913 : année porte-malheur en son chiffre maléfique. La première lettre de Kafka annonce le malheur car elle dit clairement que toute rencontre vraie est impossible. Des retrouvailles que Kafka imagine dans une scène qu’il décrit comme un immense ratage. Ainsi l’heure du rendez-vous aura été depuis longtemps dépassée, Felice attendant toujours celui qui, dans son hôtel, gît sur son lit, incapable de la moindre volonté.
70Mais le projet de retrouvailles insiste. L’insistance nouvelle de cet appel à la réalité va faire basculer radicalement l’enjeu de la correspondance… « Je suis un autre homme que celui que j’étais dans les premiers mois de notre correspondance, ce n’est pas une nouvelle métamorphose, mais une métamorphose à rebours. » F. est désormais dans la cage Bauer, et toute rencontre avec la Felice réelle risque de l’en déloger. Avec ce nouveau projet de se retrouver à Berlin, la correspondante est devenue trop vivante, trop forte. Il faut l’écarter, la décourager de tout rapprochement réel. « Tu ne pourrais pas vivre deux jours à côté de moi ». Et cet aveu que Kafka glisse dans sa lettre du 6 mars 1913 : « Je ne peux pas m’ouvrir assez largement la poitrine pour tout montrer aux autres et les repousser. »
71Le rendez-vous amoureux est devenu désormais inévitable, rendant caduque et inutilisable toute machine d’écriture.
72Berlin, le 23 mars 1913. La rencontre amoureuse se fait sous le signe du ratage, exactement comme l’avait imaginé Kafka quelques mois auparavant. Personne au rendez-vous. Envoi d’un message en hâte… Toujours l’écriture pour colmater le trou ouvert par l’imprévu, annuler le silence, maîtriser le manque.
73Et quelques jours plus tard, de retour à Prague, une nouvelle machine :
« La fenêtre était ouverte, et dans mes pensées embrouillées, j’ai passé plusieurs quarts d’heure à sauter sans interruption par la fenêtre, après quoi ce fut le tour des trains, ils écrasaient l’un après l’autre mon corps étendu sur les rails, faisant chaque fois plus profondes et plus larges les entailles que j’avais au cou et aux jambes. » (28 mars 1913)
75Depuis la fausse rencontre amoureuse, tout a dérapé. Les mots ont dévoilé leur fonction de leurre, inutiles, absurdes : « Fureur impuissante de ne pouvoir t’écrire des choses vraies et claires… » Lettre déchirée que Kafka envoie en morceaux ce 20 avril, comme lacérée par les roues dentées de la machine. Lambeaux de mots qui sont aussi des lambeaux de corps, comme des lambeaux de temps. « Les pendules ne sonnent ici que lorsqu’il y a une lettre de toi au courrier. »
76Une nouvelle rencontre est cependant envisagée pour les fêtes de Pentecôte, mais cette fois-ci, il s’agit de la placer sous le signe d’un appel à un nouveau tiers : le père de Felice. Cet appel au père pourrait venir garantir enfin que quelque chose, dans la correspondance de F à F, échappe au déchaînement de la destructivité. « J’aurais besoin d’un curateur… » avoue Kafka, pour venir motiver cette première ‘lettre au père’, comme appel au seul lecteur possible capable de le prendre au sérieux. Avec Felice, le F n’a cessé de disparaître dans le F, les places de se confondre, les limites de s’effondrer, les noms de s’effacer : « Je voudrais que tu ne fusses pas au monde et que je loge entièrement en toi, l’un de nous est de trop ici… La séparation en deux êtres distincts est intolérable. » (13 avril 1913)
77Une « lettre au père » est donc en préparation. Mais comment écrire au père ? Comment un père peut-il être un correspondant ?
78Cet appel qui prend le relais de la correspondance amoureuse se fait sous le signe du discours médical : il est question pour Kafka d’écrire au père de Felice pour lui demander l’adresse d’un médecin… L’appel à un père passe d’abord par la demande d’un nom. Le discours médical y est convoqué comme lieu de la certitude, espace d’une parole objectivée, susceptible de remplacer les signifiants corporels défaillants par un système de signes, un ensemble de codes en lieu et place d’une parole paternelle introuvable. L’issue ‘médicale’ ainsi inaugurée va constituer pour Kafka, avec l’éclosion de la maladie tuberculeuse, son échappée radicale.
79Et le 16 juin 1913, Kafka écrit une demande en mariage, une « lourde lettre » où l’appel au médecin devient « la condition inéluctable… Entre toi et moi, il y a le médecin, indépendamment de tout le reste ». Le mariage consacré par la médecine, ne peut être pour Kafka que mariage des noms, union des lettres : Felice devenue elle aussi F.K. Les mêmes lettres pour deux corps…
80Néanmoins toute proximité s’avère insoutenable encore une fois. La demande en mariage va produire un effet immédiat : le déchaînement d’un mouvement féroce d’auto-abjection auquel Franz se livre dans la lettre où il se propose pour époux : « Tu vas gagner un être morbide, faible, insociable, taciturne, triste, rigide, presque sans espoir, dont l’unique vertu consiste peut-être en ce qu’il t’aime… Tu devras te sacrifier pour un être puéril qui, dans le meilleur des cas, apprendrait de toi à épeler le langage humain. »
« J’ai le sentiment que le mariage, que l’union, que la dissolution de cette chose insignifiante que je suis, m’entraîne à ma perte ». (10 juillet 1913)
82Avec le projet de mariage, l’insignifiance du visage, qui était le trait de l’autre, menace désormais le moi d’insignifiance et de dissolution.
83Mais comme la fameuse Lettre à mon père, la lettre au père de Felice non plus ne parviendra jamais à son destinataire. Kafka a envoyé la lettre à Felice qui ne l’a jamais remise à son père. Encore une lettre volée, détournée, lettre muette, demeurée définitivement en souffrance. L’appel ne peut qu’échouer. La machine à écrire dévoile ici sa vérité, elle n’est qu’une machine célibataire : « La terrible toupie qui est en moi sera de nouveau mise en mouvement ». (30 août 1913) Une machine intérieure a saisi le corps dans un mouvement de rotation indéfini sur lui-même, dans une circulation parfaite qui ne fait que dévoiler l’effondrement de tous les points de butée, la défaillance de tous les points d’arrêt susceptibles de stopper la folie du mouvement.
« En passant devant une maison, être tiré par une corde qu’on m’a mise autour du cou par la fenêtre du rez-de-chaussée et être enlevé violemment, sans ménagement comme par quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il fait, être enlevé, sanglant et en lambeaux, à travers plafonds, meubles, murs, greniers… » (2 septembre 1913)
85La corde au cou du mariage apparaît comme une nouvelle machine de torture qui, à travers sa métamorphose sanglante, laisse le sujet arraché à lui-même, dépossédé.
86En avril 1914 ont lieu les fiançailles. Simultanément les lettres sont devenues comme les dents engrenées les unes dans les autres d’une mécanique à broyer, prothèse fonctionnant pour suturer les bords, effacer les manques, faire pont au-dessus du trou de signifiant. La tentative échouera néanmoins en tombant sur le bridge métallique de Felice : «…forcé de baisser les yeux devant le dentier de F., tant ces dents étincelantes et la porcelaine d’un gris jaune m’épouvantaient. » (16 mai 1914)
87La machine est en marche, les rouages fonctionnent, le mariage approche, telle la herse du condamné, dans La colonie pénitentiaire. Choix de meubles, d’appartement, échange de lettres familiales… Mais une dent casse. Comme la machine de torture du pénitencier, la mécanique s’enraye, les roues se détachent et la mise en pièce commence. Le 12 juillet 1914, à l’Hôtel Askanischer de Berlin, puis chez les parents de Felice, a lieu la rupture, en présence de ce que Kafka décrira comme un tribunal : le père de Felice, sa sœur, quelques proches. Les notes du Journal, les jours suivants, le montrent absent, comme déshabité, curieusement spectateur de lui-même.
88Trois mois plus tard, Carl Bauer, le père de Felice, meurt subitement d’une attaque cardiaque. Premier effet de la rupture amoureuse, première victime du dérèglement de la machine : « Seule la destruction que je provoque est efficace. J’ai rendu F. malheureuse, j’ai entamé la résistance de tous ceux qui en ont si grand besoin maintenant, j’ai contribué à la mort de son père ». (15 décembre 1914)
89La seconde victime ne peut être que Kafka lui-même qui, comme le condamné de La colonie, ne pourra lire la sentence dans son propre corps qu’au bout du temps nécessaire à son écriture. Dans la nuit du 12 au 13 août 1917, cinq ans jour pour jour après la première rencontre avec Felice, surgit l’hémoptysie inaugurale, ce jet de sang impossible à arrêter « car comment aurais-je pu fermer le jet alors que je ne l’avais pas ouvert ?» (Lettre à Ottla, septembre 1917)
« J’ai l’impression que mon cerveau et mes poumons auraient conclu un pacte à mon insu. ‘Ça ne peut pas continuer comme ça’a dit le cerveau, et au bout de cinq ans, les poumons se sont déclarés prêts à l’aider. » (Lettre à Max Brod, septembre 1917)
« Il semble qu’avec ce sang, la tuberculose ait lavé mes maux de tête… Pauvre chère Felice, ce couteau n’est pas de ceux qui frappent seulement devant eux, il tournoie et donne aussi des coups en retour. » (9 septembre 1917)
91En se retournant contre le corps de l’Officier, la herse est venue imprimer l’ultime signature, point final de cette unique lettre, à jamais sans réponse, célibataire, puisque « nous ne pouvons rester en vie tous les deux. »
92L’objet idéalisé, magnifié, désormais inaccessible, a dévoilé sa face d’ombre, celle d’un double vampirique, menaçant le moi corporel d’une hémorragie qui constitue la projection d’un moi psychique vidé de son narcissisme. Freud l’avait résumé dans cette formule : « L’objet a pris la place de ce qui était l’idéal du moi. » Et c’est de son éclat qu’il vient trouer le corps, comme c’est de son ombre qu’il a englouti le moi.
93N’est-ce pas ce que d’une autre façon Kafka pressentait déjà, quand il écrivait à Felice, peu de temps après leur rencontre, le 4 décembre 1912 : « Tu es mon propre moi, et mon moi je le torture de temps en temps, cela lui fait du bien, mais tu es mon moi le plus intime et le plus délicat, et celui-là je veux pour tout au monde le ménager… Mais en dépit de ma meilleure volonté… Ce doit être la plume qui, une fois dans ma main, suit ses propres mauvais penchants. »
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- KAFKA F. (1972) Lettres à Felice. Paris : Gallimard, 897 p.
- KAFKA F. (1954) Journal de Kafka. Paris : Grasset, 684 p.
- PERRIER F. (1998) L’amour. Paris : Hachette, 301 p.
Mots-clés éditeurs : Processus créateur, Objet idéal, Rencontre, Destructivité, Sublimation, Emprise, Correspondance
Mise en ligne 01/02/2008
https://doi.org/10.3917/top.090.0027