Notes
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Le lecteur aura reconnu que l’Afrique, ses pygmées, ses adjudants et ses esclaves consentants désignent le continent obscur des transferts et des sociétés de psychanalyse quand ils et elles sombrent dans la dialectique hégélienne des maîtres et des esclaves.
1Pour entrer dans le mode de pensée, dans les conceptions métapsychologiques, dans les cliniques analytiques de François Perrier il faut se souvenir que cet auteur est musicien dans l’âme. La polyphonie est son mode de perception, d’interprétation, de création. Ce qu’il écrit du fantasme vaut pour sa manière de regarder la scène de la séance. « Ce qu’on sait du phantasme est que le sujet ne peut y être repéré en un seul point, en un seul personnage, en un seul représentant, en une seule image, par rapport à ce qu’est la scène fantasmatique en tant qu’érogène pour un sujet donné. » Ce qui est vrai pour la structure du fantasme vaut pour la position subjective du sujet analysant et pour celle du sujet analyste. Ni point fixe, ni point de départ, ni point final, le sujet émerge des mobilités entre les planètes, les étoiles, les abîmes, entre les fixités répétitives et les repères manquants dans l’économie subjective de l’analysant.
2Perrier l’analyste, écrivain de sa pratique, est le chef d’orchestre qui simultanément saisit toutes les portées de la partition, qui déchiffre et fait naître, celui qui écoute et qui fait entendre. Il est le compositeur et l’interprète d’une architecture symphonique en train de s’accomplir.
3S’il est une expérience commune à tous ceux qui fréquentent son œuvre c’est l’irréductible résistance que son mode de penser l’analyse oppose à toute tentative de s’en saisir sur un mode obsessionnel, sur un mode secondarisé, sur le mode d’un savoir capitalisable, bref selon le modèle conforme de la communication scientifique où tous les éléments qu’embrasse et embrase sa réflexion se retrouveraient alignés, rangés, dessinant un relevé métapsychologique stable.
4Des entités cliniques qu’il a saisies au vif déduirait-on qu’il est lacanien, freudien, ferenczien ou a-topique comme Lacan le disait de Socrate dans son analyse du Banquet ?
5On sait quelles entités cliniques peu visitées il a fréquentées : l’hypocondrie, l’érotomanie, l’érythrophobie. Mais les plus classiques, l’hystérie, les phobies, les perversions dessinent en filigrane, elles aussi, son mode de questionnement singulier. Dans cette recherche des enjeux et des impasses spécifiques à chaque organisation pathologique, sa visée va vers la saisie, dans le feu de l’action en cours, de la note juste. La note juste c’est ce qu’il évoque sous un terme fréquent sous sa plume : inchoatif, à l’état naissant, et qu’il oppose à la saisie par un savoir constitué.
« L’amour est aveugle, écrit-il, mais est-il aveugle du côté des enfers de la vérité ou des avenues du savoir ?».
7L’incompatibilité des deux termes, vérité et savoir, en même temps que leur nécessaire concurrence, sont les extrémités du balancier que Perrier tient en équilibre pour traverser les thématiques de son séminaire sur L’Amour mis à la question par la psychanalyse. L’assomption de cette position clivée dont il écrit maintes fois qu’elle est nécessaire pour rester analyste imprime à cette démarche réflexive une qualité singulière, plus proche d’une création in statu nascendi que d’un objet scientifique qu’on pourrait reproduire.
8Perrier en position d’analyste écrit : « l’artiste ne crée jamais en son nom propre mais seulement de cette position de devenir cet autre encore inconnu à lui-même, cet autre qui lui aura manqué, pour apporter sous forme d’une œuvre … ce quelque chose qui sera dédié justement à la jouissance du tiers [lecteur, auditeur], de cet autre ou de tous les autres dont lui ne jouira pas. » Comme vous l’entendez, vous entrez ici dans un cosmos en gestation, animé de mouvements tangents dont naissent des points de rencontre inédits.
9Il écrit aussi : « L’analyste est en position de n’avoir à investir que ce dont il ne profitera pas et d’être dans la position de remplaçant d’un autre manquant à la place même où il est [lui, l’analyste manquant à cette place] pour désirer la jouissance possible de l’autre, le patient, avec un tiers virtuel du réel. » On aperçoit en filigrane de ce condensé une théorie très précise de ce qu’est l’analyse du transfert telle qu’elle ouvre l’analysant à un autre de lui-même et vers un autre virtuel.
10Il en va de même lorsqu’il écrit que «la pulsion n’est pas assumée au nom du sujet qui en est porteur, mais au nom d’un autre manquant pour un autre virtuel. » On est là dans une dimension des enjeux inconscients du transfert et de l’amour totalement étrangère à la pensée analytique qui réfère la dynamique pulsionnelle à des relations d’objet. De la pulsion liée par de l’objet on est passé au désir comme vecteur de transfert visant un autre virtuel à partir d’un autre manquant médiatisé par l’analyste ne se prenant surtout pas pour l’objet du transfert.
11Fidèle à la construction musicale de cette pensée, j’ai pris le parti d’évoquer le séminaire L’amour à partir de deux citations musicales présentes dans cette œuvre.
12La première est l’antienne de La Chaussée d’Antin, celle qui a donné son titre à deux volumes dont le séminaire L’amour fait partie. L’autre, je l’appellerai la mélodie des crevettes entre deux femmes endeuillées de désir et le babil d’un tout petit.
« Je suis la Seine jusqu’à la Morgue
Et ne trouvant pas mon chemin
Je demande à un joueur d’orgue
Où se trouve la Chaussée d’Antin
Arrêtant sa manivelle
Il me dit : Je connais l’endroit :
Suivez la Seine jusqu’à la Morgue
Et après c’est toujours tout droit
Je suis la Seine jusqu’à la Morgue… »
14Cette antienne, dit-il, est une chanson circulaire.« Et dans ces chansons circulaires il est toujours question d’enterrement ou de mort. Ça n’est pas la mort comme tiers, comme loi terroriste d’amour, c’est plutôt la mort de l’amour…». La mort comme tiers il l’évoquera comme présence d’une violence nécessaire à l’amour.
15« Avancer [à partir de cette circularité vers un au-dehors] c’est alors dessiner la tangente, proposer un pointillé qui flèche autrement …». Les enjeux du transfert et de l’amour ont pour terrain originel cette circularité du même se rompant avec l’ouverture d’une tangente.
16De ce leitmotiv, de cette circularité initiale naît la polyphonie du sexuel féminin. Le sexuel féminin originel est d’abord ce concentrique archaïque, ce minéo-mycénien bouche-vagin de l’inceste mère et fille avant qu’entre en scène la tangente de la phallicité. La rencontre de ces deux organisations libidinales, celle du « concentrique archaïque toujours à fleur de zones érogènes » avec celle du phallocentré caractérise spécifiquement le sexuel féminin. Cette rencontre dessine le passage de la position narcissique féminine, position de la fille aimée et s’aimant dans une mêmeté à sa mère, à sa position bisexuée de fille désirante, passage de l’aimée à l’amante. L’ouverture possible à l’amour est cette sortie de l’antienne vers un autre comme représentant du phallus qu’il n’est pas.
17De cette place donnée à la référence au phallus on pourrait déduire que Perrier est un lacanien, ainsi l’assigner à résidence.
18Mais avec la mélodie des crevettes je montrerai que l’autre, l’instance tierce nécessaire à une tangente possible, n’est ni le phallus, ni le-phi, ni l’agalma, ni l’objet a. Cette instance tierce n’est pas un point fixe ou une direction univoque à partir de quoi se mettraient en mouvement tous les corps désirants. Elle serait davantage l’objet perdu, mais pas l’objet perdu au sens freudien, c’est-à-dire la trace d’une satisfaction qui a eu lieu et que l’objet trouvé-retrouvé va restaurer. L’objet perdu au sens de Perrier est à la fois ayant manqué et à venir. Le deuil non accompli de cet objet « impossible » dans la lignée maternelle rend l’amour et le désir impossibles à exister. C’est de cet impossible que traite à mon sens le Séminaire L’amour, de cet impossible qui constitue la matrice du transfert.
19« Musique déjouée », le premier chapitre de La Chaussée d’Antin, s’ouvre sur le récit de la scène suivante. Ecoutons la comme une scène de rêve, comme une scène de séance, comme la musique à naître du déchiffrement de cette scène.
20«“Des crevettes, Madame”... Cela s’enregistre à marée basse par l’oreille de la maman qui s’ennuie à Malo-les Bains, un jeudi du mois d’août, sans mari et sans amant présents; mais avec, dans les bras, le fruit phallique et baveur de ses amours conjugales. En fait, la maman n’entend pas encore, car la vieille pêcheuse sans forme sous son caban et ses jupons poisseux de sel, et seulement nue par ses pieds crustacés et corrodés, ne relance à la cantonade le commerce des crevettes grises, en sa mélopée machinale, que parce que son capitaine de mari est mort en mer et ne ramène plus de poisson. En bref, les deux femmes n’ont rien à se dire qu’elles ne sachent déjà. Donc pas de communication entre ces deux ex-pêcheuses esseulées et en mal de jouissance jupitérienne».
21Mais l’enfant se met à vocaliser la mélopée des-crevettes-madame. La mère lui module en retour ses vocalises. Quelle scène de « complicité ineffable » dit Perrier. Quelle scène d’amour pourrait-on croire. Et pourtant ! « Rien, poursuit-il, rien n’est venu chez la mère qui lui tient lieu de pêcheuse de crevettes à lui [le fils], rien n’est venu pour timbrer de désir (et non pas oblitérer) pour transposer, pour reconstruire en sons le ressac bruyant qui scande l’endeuillé silence des cathédrales englouties. »
22Aucun mot ici n’est une coquetterie littéraire. Les cathédrales englouties, l’endeuillé silence, le ressac qui scande ou ne scande pas sont les éléments à part entière de cette scène sur une plage du Nord où vocalisent une mère, son fils et une autre femme.
23Cette scène condense une part importante de la théorie de Perrier, la sienne, ni celle de Freud, ni celle de Lacan, sa théorie de la naissance, possible et impossible, du désir et de l’amour.
24Quelles sont les références princeps de Freud ? Quel déplacement leur a imprimé Lacan ? Quelle est l’optique de Perrier ?
25Dans le champ freudien, la problématique dominante se joue entre l’instance moïque et l’instance du ça, sous la pression des satellites Surmoi, Moi Idéal, Idéal du Moi. Le point de vue économique est celui des pulsions. La conflictualité se joue entre le principe de plaisir-déplaisir et le principe de réalité.
26Dans le champ lacanien l’accent se déplace des pulsions au désir inconscient, du moi à l’instance du sujet barré inconscient. La problématique dominante est l’émergence d’un sujet désirant se dégageant de ses identifications imaginaires et de l’économie des objets partiels jusqu’à la chute de l’objet a.
27Dans le champ de Perrier, la problématique dominante est celle d’une création, d’un inédit encore inconnu à partir d’un concentrique (narcissique, auto-érotique, solipsiste) en manque d’un tiers virtuel. Ce tiers peut être le réel de la mort, un deuil symbolique, un phallus idéal, selon les configurations cliniques et le sexe. Au principe de l’économie sous le signe de l’évitement du déplaisir et de la poursuite du plaisir Perrier ajoute le principe de la dépense, sous le signe de l’inédit.
28Mais, comme le savent bien ceux qui lisent Perrier, toute modélisation de la polyphonie qu’il déploie ne peut que trahir son mode de pensée. Fondamentalement freudien il remonte aux sources, ramasse la matière des questions et se soustrait aux réponses résolutoires.
29Dans la scène mère-fils à l’ombre d’une pleureuse de marin, l’être en devenir du fils, capté dans une mélodie maternelle concentrique sans tangente vers un tiers manquant dont la mère serait nostalgique, endeuillée ou désirante, l’enfant n’est pas « timbré de désir », faute d’un ressac venant scander d’une marque de deuil le silence des cathédrales maternelles.
30Dans le chapitre Douloir, Perrier construit une scène identique à celles des crevettes, mais entre mère et fille. Que se passserait-il, dit Perrier, pour une enfant-fille qui perdrait son père si sa mère effaçait l’effet de cette perte pour elle, femme, perte de « celui qui était dépositaire de sa possible jouissance »? Si la perte se trouve engloutie dans le silence maternel, « si la mère n’a pas été la pleureuse du mort … l’enfant ne sera jamais qu’un das Kind châtré, ni garçon, ni fille. Châtré de quoi ? Châtré d’une absence qui n’a pas été symbolisée … et qui n’a pas permis à travers la problématique du deuil d’accéder à la problématique de la différence des sexes. »
31Ce que cerne Perrier, ce qu’il fait apparaître à partir du couple enfant-mère et tout aussi bien à travers les différentes problématiques, érotomanie ou hypocondrie, hystérie ou accès possible à l’amour sexuel, ce sont les constellations qui déterminent des pannes de désir, des stases libidinales, des répétitions circulaires, sans échappée possible vers un autre virtuel à partir d’un autre manquant.
32Quel est le lieu de cet impossible ? Il est du côté des cathédrales englouties de la génitrice.
33Ce lieu il va le faire apparaître à partir du Cantique des Cantiques. La Sulamite dit : « J’ai trouvé celui que mon cœur aime. Je l’ai saisi et ne le lâcherai point que je ne l’aie fait entrer dans la maison de celle qui m’a conçue ». Ce lieu est celui du matriciel, de L’origine du monde de Courbet, « l’âme en creux de la femme génitrice » marquée de ses deuils symboliques, de ses objets de désir impossibles : deuil de l’enfant du père, deuil de l’enfant de la mère, deuil d’un phallus unique et idéal à posséder.
34Est-ce la trace de ce deuil symbolique que Perrier nomme une cicatrice extra-narcissique lorsqu’il parle de la marque qui peut faire signe chez une femme à un homme et le rendre amoureux ? Cette marque, il l’évoque au chapitre de la cristallisation stendhalienne. « Cette marque fait trace comme signe d’actualisation des singularités perdues », trace cicatricielle, éclat attirant des passions premières et de leurs chagrins.
35J’ai dressé les praticables. Les musiciens sont dans la fosse d’orchestre. Le rideau va se lever sur le déroulement d’une action… lyrique, tragique, sans merci. Titre de l’œuvre : L’amour dans son rapport au réel. Il vous faudra vous reporter au texte dans sa version originale car, quant à moi, je ne vous en donnerai que quelques répliques.
« L’amour naît de la dimension de l’impossible. »
« L’amour devient question de vie parce qu’il est question de mort et de l’impossible.»
« La dimension tierce (le tangent du circulaire) n’est plus le phallus, elle n’est pas le grand Autre, elle n’est pas la loi… La dimension tierce c’est la mort. ... Cette mort c’est le réel, la menace de non-sens dernier, comme conclusion de la belle histoire en rose et noir.»
« Il y a une loi plus implacable et plus inévitable qui surgit : la mort qui instaure une autre ternarité de la relation.»
37Au Banquet de l’amour selon François Perrier sont invités la mort, la dépense jusqu’au boutiste et la démoïsation.
« Je crois que la « vérité », au moins dans la culture occidentale, n’est qu’une fonderie, entre l’or, le plomb, le charbon et les soutiers du Missi-pipi. De crocodiles et de Louisiane, la grand-mère de la mamma est d’arbre mort. Le bois flotté est de baobab, léger comme une bouée, comme une moustache d’arrière-grand-père; pour le temps exproprié et transféré, de l’Afrique, de ses pygmées, de ses adjudants poilus et de ses esclaves consentants.» [1]
39Merci l’artiste !
Notes
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Le lecteur aura reconnu que l’Afrique, ses pygmées, ses adjudants et ses esclaves consentants désignent le continent obscur des transferts et des sociétés de psychanalyse quand ils et elles sombrent dans la dialectique hégélienne des maîtres et des esclaves.