Topique 2004/4 no 89

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Article de revue

Psychanalystes et psychiatres en Espagne

Un dialogue inexistant

Pages 35 à 45

ACCUEIL DE LA PSYCHANALYSE DANS LA PSYCHIATRIE ESPAGNOLE (1893-1936)

1La psychiatrie, la neurologie et les neurosciences n’ont connu en Espagne un développement soutenu et croissant qu’à la moitié du XIXe siècle.

2Leur existence reconnaît le malade mental comme sujet de recherche, de diagnostic médical et de thérapie, en effectuant un tournant total, d’une attention purement d’assistance aux aliénés, aux hystériques, aux déments des siècles précédents, à une attention scientifique et thérapeutique.

3La jeune psychiatrie espagnole sera influencée par la psychiatrie française et allemande et, surtout, influencée par la personnalité scientifique de Ramón y Cajal, qui marquera la recherche scientifique d’un positivisme tenace comme étendard de la méthode scientifique. Ramón y Cajal (1852-1934), prix Nobel en 1906, fut contemporain de Freud, ils se sont connus scientifiquement, mais Cajal, qui, en plus de son travail comme neurologue, était intéressé par la psychologie et aspirait à pouvoir faire de la recherche sur le cerveau humain et son fonctionnement, n’a jamais valorisé les travaux de Freud. Même s’il le traitait avec un respect prudent, il ne l’a jamais considéré comme un scientifique, ni compris ce qu’il écrivait.

4Il existe néanmoins un certain parallélisme entre leurs vies, les deux étaient médecins. À leurs débuts, ils se sont intéressés à l’hypnose, et pendant toute sa vie Cajal a été intéressé par ses rêves, il en a transcrit des milliers; quoiqu’il considérât les théories de Freud mystiques, il pensait que les rêves n’avaient pas de sens et de signification, « toutes les particularités de la vie onirique s’expliquent par le travail incohérent d’organes isolés ou de groupes de cellules du cerveau ».

5Ramón y Cajal et Freud en Espagne, comme Kraepelin et Freud en Allemagne, illustrent avec leurs vies parallèles consacrées à la science, la non rencontre des neurosciences et de la psychiatrie avec la psychanalyse, qui se poursuivra jusqu’à nos jours.

6L’un d’entre nous a signalé dans d’autres travaux, la rencontre prématurée de la psychiatrie espagnole avec l’œuvre de Freud. En 1893 deux revues scientifiques espagnoles, la Revista de Ciencias Médicas de Barcelone et la Gaceta Médica de Grenade publient « Le mécanisme psychique des phénomènes hystériques », à peine deux mois après sa publication dans le Neurologisches Centralblatt de Vienne. Les psychiatres seront les premiers interlocuteurs de l’œuvre freudienne, des articles brefs et des comptes rendus paraîtront dans diverses revues scientifiques (Dolsa, 1907; Juarros, 1908).

7Le premier article documenté sur l’œuvre de Freud, « La genèse sexuelle de l’hystérisme et la névrose en général » sera publié dans la Revista Clínica de Madrid. Son auteur, le docteur Gayarre Espinar, directeur de l’asile psychiatrique de femmes de Ciempozuelos, exprimait dans cet article, éminemment critique, son désaccord avec les théories freudiennes, donnant peut-être le ton de ce qui sera l’opinion la plus répandue de la psychiatrie espagnole de l’époque.

8En 1911, Ortega y Gasset écrit un vaste essai « La psychanalyse, science problématique », publié presque simultanément à La Lectura de Madrid, et La Prensa de Buenos Aires, dans lequel Ortega prétend faire connaître la psychanalyse à un public non professionnel. Ortega reconnaît l’importance de beaucoup des apports freudiens et, quoiqu’il doute du caractère scientifique de ses théories, il n’hésite pas à reconnaître sa présence et sa force dans les cercles intellectuels et scientifiques européens, au point de se servir de son influence pour donner un élan à la publication des œuvres de Freud en espagnol.

9L’amplitude et l’importance de l’œuvre de Freud publiée au long de ces années, la relation scientifique des psychiatres espagnols avec la psychiatrie allemande et française, les articles d’Ortega y Gasset et de Gayarre et, plus tard, l’apparition des œuvres de Freud en espagnol obligeront les psychiatres espagnols à une meilleure connaissance de l’œuvre freudienne et à se prononcer de façon scientifique à son égard. Les plus éminents psychiatres de ces années-là, les docteurs Gayarre, Fernández Sanz, Valle y Aldabalde, Juarros, Rodríguez Lafora, Sacristán, Sanchis Banús, Novoa Santos, Mira y López, Villaverde… publieront diverses œuvres et articles analysant l’œuvre freudienne.

10Quoique peu d’entre eux seront des détracteurs à part entière, très peu en seront entièrement convaincus. Au risque de simplifier, nous pourrions dire que la plupart d’entre eux auront une attitude ambivalente et éclectique vis-à-vis de la psychanalyse, la considérant davantage comme une méthode de recherche et d’exploration de l’inconscient plutôt que thérapeutique. D’autres, en même temps qu’ils soulignent l’importance de l’inconscient, s’appliqueront à nier à Freud l’originalité de sa découverte; l’importance que la psychanalyse concède au développement sexuel sera motif de louanges pour certains et objet de critiques pour d’autres. Certains, comme Mira et Rodríguez Lafora, se sentiront plus proches des théories jungiennes.

11Cette attitude généralisée conduira le Dr. Juarros en 1932 à se demander quelles sont les causes de ce qu’il appellera « la freudophobie espagnole ». Il y aura pour lui trois causes déterminantes : la première, la ressemblance entre la confession et la technique psychanalytique. Elle pourrait faire craindre une rivalité entre la psychanalyse et la religion quoique, d’après lui, ceci n’expliquerait pas suffisamment l’hostilité envers les idées freudiennes.

12Une autre raison, pour lui plus importante que la première, serait « la pruderie généralisée » qui préfère passer sous silence et cacher la réalité naturelle des organes et des fonctions sexuelles, face aux idées de Freud « fondateur d’une nouvelle éthique ».

13La troisième raison, et peut-être la plus importante, à son avis, serait la peur de la vérité, à la connaissance profonde des problèmes et des difficultés sexuelles, qui produiraient rejet et aversion envers la psychanalyse comme méthode qui prétend leur découverte.

14Face à cette attitude généralisée, sceptique et ambivalente, deux psychiatres espagnols décident de connaître plus profondément la psychanalyse, Ramón Sarró, psychiatre catalan qui en 1925 écrit à Freud en lui manifestant son désir de faire une psychanalyse. Il sera pendant un an et demi en analyse avec Helen Deutsch, fréquentant la Société Psychanalytique de Vienne, et s’intéressant aux écoles dissidentes de Jung et d’Adler. De retour à Barcelone en 1928, il se consacre entièrement à la psychothérapie humaniste, éloignée de la théorie et de la pratique psychanalytique freudienne; tout au long de sa longue vie professionnelle à Barcelone il a continué à avoir un contact personnel et également ambivalent avec les psychanalystes de la Société Espagnole, et il a été l’hôte de Lacan lors de deux de ses visites en Espagne.

15Angel Garma, psychiatre, élève de Lafora, va à Berlin comme tant d’autres jeunes psychiatres espagnols pour connaître la psychiatrie allemande et l’œuvre de Kraepelin. C’est là-bas qu’il s’intéresse à la psychanalyse. Il fait son analyse didactique avec Theodor Reik et il participe à l’intense activité de l’Institut et de la Société de Berlin. Après la présentation de son travail « La réalité et le ça dans la schizophrénie », il est élu à l’unanimité membre de la Société psychanalytique allemande. En novembre 1931 il rentre à Madrid et il commence une intense activité pour former un groupe psychanalytique et faire connaître la psychanalyse aux psychiatres espagnols, détruisant les confusions et les critiques qui proviennent en grande mesure d’une connaissance superficielle de la psychanalyse, de sa théorie et de sa pratique thérapeutique, initiant ainsi la formation d’un petit groupe de psychiatres intéressés par une formation psychanalytique.

16La guerre civile espagnole qui commença en juillet 1936 brisa ces expectatives. Garma, qui se trouvait en France, décida de ne pas retourner à Madrid et en 1938 il partira à Buenos Aires, où il fera partie du groupe d’analystes pionniers qui constitueront la Société Psychanalytique argentine.

17Un autre psychiatre espagnol, le Dr. Miguel Prados exilé après la guerre civile, partira au Canada, où il diffusera la psychanalyse, en étant cofondateur de la Société canadienne de Psychanalyse.

18Nous pourrions dire que, pendant ces années, les psychiatres se sentirent les interlocuteurs de la psychanalyse et que dans une certaine mesure, ils en furent les diffuseurs, ils en connaissaient la théorie, ils connaissaient l’œuvre de Freud et d’autres psychanalystes, Abraham, Ferenczi, Anna Freud, Mélanie Klein, etc.… En plus de celle de Jung et Adler. Leurs opinions, bien que non exemptes de critique, ont créé progressivement une connaissance et une influence soutenue parmi les intellectuels espagnols, élargissant la sphère d’influence et de présence de la psychanalyse parmi les pédagogues, juristes artistes, écrivains… On pourrait dire que les théories psychanalytiques firent partie de la culture libérale des psychiatres espagnols du premier tiers du XXe siècle.

NAISSANCE DES SOCIÉTÉS PSYCHANALYTIQUES ET LEURS RAP-PORTS AVEC LA PSYCHIATRIE

19L’Espagne de l’après-guerre, isolée politiquement et culturellement d’Europe par la dictature, vivra un assoupissement intellectuel qui aura des répercussions aussi bien sur la psychiatrie que sur l’analyse. Nombre de psychiatres et d’intellectuels qui avaient exercé leur enseignement et leur profession émigrèrent à d’autres pays ou bien furent destitués de leurs charges et responsabilités par une dépuration politique, où la censure maintiendra l’atonie et la pauvreté de la pensée.

20D’autre part, le développement du nazisme en Allemagne et en Italie et le développement tragique et convulsé de la seconde guerre mondiale contribueront à maintenir l’Espagne enfermée dans ses frontières.

21Au milieu de ce panorama désolant, des Chaires de Psychiatrie furent créées dans les différentes Universités espagnoles. Une première et unique avait été créée avant la guerre civile à la Faculté de Médecine de Barcelone, et c’est le Dr. Mira y López qui s’en est chargé. J. José López Ibor, à l’époque Professeur de Psychologie Médicale, sera nommé professeur de la Chaire de Psychiatrie et Psychologie de l’Université Complutense, d’où il exercera le leadership indiscutable de la psychiatrie espagnole pendant la dictature. En 1951 il publie « Agonie de la psychanalyse » (réédition d’un livre précédent publié pendant la République), où il exprime sa critique ouverte envers la psychanalyse comme théorie et comme thérapie. Ce sera la doctrine officielle de la psychiatrie espagnole et également de l’Eglise qui, comme nous le savons bien, regardait avec une grande suspicion les découvertes psychanalytiques et dont l’influence en Espagne était indiscutable.

22Cependant, au milieu de ce climat extrêmement étouffant, deux groupes de jeunes psychiatres à Madrid et Barcelone, à la fin des années quarante, commencent un chemin lent et difficile pour acquérir une formation psychanalytique et réussir à introduire et développer la psychanalyse en Espagne.

23Le Dr. Ramón del Portillo, qui avait réalisé sa formation psychiatrique avant la guerre civile dans le service de psychiatrie de l’hôpital provincial de Madrid dirigé par le Dr. Lafora et qui avait complété sa formation psychiatrique à Strasbourg s’adresse, sous le conseil d’A. Garma, au président de la société allemande de Psychanalyse, le Dr. Muller-Braunschweig, pour faire une analyse en suivant les pas de Garma dans cette Société. Il fera une analyse à Berlin avec Marguerite Steinbach à la fin des années cinquante, l’incitant à venir en Espagne pour former un groupe de psychiatres et intellectuels intéressés par une formation psychanalytique.

24M. Steinbach accepte et en 1951 nous la trouvons déjà travaillant à Madrid. Un compte rendu qu’elle envoie au Dr. Muller Braunschweig, daté de janvier 1953, nous permet de connaître l’ambiance qui existe dans la psychiatrie et la psychologie académiques autour de la psychanalyse, en même temps que, de façon surprenante, l’intense demande de formation psychanalytique de la part de nombreux psychiatres et médecins de différentes spécialités. « Le docteur Angel Garma, de Buenos Aires, m’a stimulée et m’a appuyée dans ma décision de venir à Madrid; je connaissais le Dr. Garma à l’époque de notre formation à l’Institut de Berlin et nous étions de bons amis. Garma pensait que c’était un bon moment pour fonder un mouvement psychanalytique à Madrid et que dans les cercles de médecins il y avait un besoin intense. En mars 1951 j’ai commencé cinq analyses. Au long de l’année 1951-52 j’ai accepté de nouveaux analysés et fin juillet j’étais occupée avec 16 analyses. La nouvelle année 1952-53 a suivi ce développement favorable. Actuellement j’ai 16 analyses didactiques et quatre thérapeutiques et une liste d’attente d’autres personnes intéressées. Des 16 analyses didactiques 12 sont des analyses de formation et 4 sont d’information. Ces quatre dernières personnes font une analyse pour connaître leur personnalité et enrichir leurs possibilités de travail. Les analysés en formation sont médecins, dont la plupart psychiatres sauf deux. L’une est pédagogue et l’autre est licencié en Psychologie en Ukraine ».

25« Les cercles officiels de psychiatrie et de neurologie n’ont aucun intérêt pour la psychanalyse; lorsqu’ils parlent de psychanalyse, par exemple avec leurs disciples ou en public, ils parlent d’une psychanalyse démodée, des années 1910. Un Professeur de Psychiatrie, dans une conversation, me disait qu’en Espagne il n’y avait pas d’avenir pour la psychanalyse. La directrice du centre de soins pour enfants de sa clinique est en analyse avec moi. Il y a également un hôpital général de psychiatrie très connu : celui du docteur López Ibor. Ce médecin a montré plus d’intérêt que ses collègues et sa clinique est un endroit de rencontre pour beaucoup de psychiatres espagnols et de l’étranger. Jusqu’à présent, il était d’avis que la psychanalyse servait pour les pays anglo-saxons, mais que pour l’Europe, et spécialement pour l’Espagne, il pensait qu’elle n’avait aucune valeur. Cinq de ses disciples, l’un d’entre eux un très bon ami à lui, sont en analyse avec moi, et depuis ils essayent de montrer dans leur travail à la clinique la psychopathologie des névroses. Il est possible qu’il ait été impressionné par eux et qu’il ait changé d’avis à propos de la psychanalyse pour cette raison. À part cela, il y a un Institut de Psychologie Expérimentale. Son directeur est le professeur Dr. Germain et il a fondé une association internationale pour la collaboration de la psychiatrie et de la psychologie et il est l’éditeur de la revue de Psychologie. Il a une attitude bienveillante face à la psychanalyse et il m’a demandé d’écrire dans sa revue sur la psychanalyse. Il a dans son Institut un centre de soins pour enfants déficients; la directrice du centre est l’une de mes analysées. Deux de mes futurs analysés sont en stage dans ce centre : la pédagogue et une femme médecin qui veut être analyste d’enfants. Également, un dermatologue de l’Université, le Professeur Gay Prieto, commence à adresser des patients à mes analysés. »

26Ce compte rendu nous aide à nous faire une idée assez précise de l’atmosphère de méconnaissance et de scepticisme envers la psychanalyse qui régnait en Espagne pendant ces années-là. En même temps il nous permet de voir la répercussion et l’influence causées par la présence d’un psychanalyste dans les milieux psychiatriques et psychologiques. Ceci est confirmé par le nombre chaque fois plus grand de professionnels qui faisaient une analyse didactique avec le Dr. Steinbach, nombre qui est allé en augmentant au long de ces quatre années ainsi que l’influence qu’il semblait exercer parmi les psychiatres.

27À Barcelone dans ces mêmes années, un groupe de psychiatres et d’intellectuels avait initié certaines activités autour de la psychanalyse. L’institut de Médecine Psychosomatique du Dr. Otaola et le Groupe Erasmus, formé également par des psychiatres et des intellectuels, se réunissaient pour traiter des thèmes psychanalytiques.

28Des membres des deux groupes prirent contact finalement avec l’I.P.A., s’adressant aux Sociétés Psychanalytiques de Paris et de Suisse, pour réaliser une formation psychanalytique, et, avec des collègues portugais ils formeront le groupe Luso-Espagnol de Psychanalyse, qui sera finalement accepté comme Société composante par l’I.P.A. en 1957.

29Pendant ces années, les psychanalystes espagnols conservent vivant l’intérêt pour présenter et diffuser la psychanalyse. En 1955, appuyés par l’Association Psychanalytique Argentine ils organisent à Barcelone le 1er Congrès Ibéro américain d’échange médico-psychologique avec pour objectif fondamental de diffuser la psychanalyse dans les milieux psychiatriques et académiques. La plupart des présentations furent à la charge des psychanalystes espagnols et argentins, avec également la participation parmi les rapporteurs, des docteurs Gregorio Marañés et J. José López Ibor. Ce Congrès permit la reconnaissance publique de la psychanalyse.

30Pendant les années suivantes, la Société Luso-espagnole donna naissance, dans un processus de développement de la psychanalyse, à trois Sociétés psychanalytiques. En 1966 fut formée la Société psychanalytique portugaise, en 1973 le groupe psychanalytique de Madrid, qui fut accepté comme Société en 1981, lors du congrès de Jérusalem, tandis que la Société Espagnole conserva son siège à Barcelone.

31Le contact avec la psychiatrie se poursuivait de façon continue essentiellement à travers la présence de psychanalystes dans les facultés de Médecine, rattachés aux chaires de Psychiatrie ou de Psychologie, dans les institutions psychiatriques et dans les Services de Psychiatrie des hôpitaux généraux.

32Dans le panorama psychiatrique en général assez éloigné de la psychanalyse, il est important de souligner quelques noms qui ont maintenu leur travail de recherche et de formation sous l’influence ou en contact avec les recherches psychanalytiques.

33Le Dr Rof Carballo, en se basant sur la neurologie, la médecine interne et la psychanalyse, a soutenu un point de vue original à l’intérieur de la médecine psychosomatique espagnole; un grand nombre de ses collaborateurs furent psychanalystes, le Dr. Carolina Zamora, les Drs. González Morado, E. Valdivielso, C. Monedero, J.A. R. Piedrabuena, L.F. Crespo. Il fonda l’Institut d’Etudes Psychosomatiques et de Psychothérapie Médicale, qui est toujours d’actualité dans les domaines de la recherche et du développement de la pensée psychosomatique et psychothérapeutique et qui est un lieu de rencontre entre psychiatres, psychosomaticiens et psychanalystes.

34C. Castilla del Pino, professeur de psychiatrie à Cordoue et Membre de l’Académie Royale, propose une dialectique du malade mental, en cherchant le dialogue avec les catégories freudiennes, dès les années soixante il remet en question la vieille psychiatrie et propose une « nouvelle psychiatrie », capable d’intégrer les recherches théoriques (anatomo-physiologiques, biochimiques etc) et les courants psycho-dynamiques (psychanalytiques, sociologiques, etc.).

35À partir de la Psychanalyse, de nombreux psychanalystes ont réalisé au long de la seconde moitié du XXe siècle un important travail, avec l’idée de rendre présente la psychanalyse dans la psychiatrie espagnole.

36Certains services spécialement emblématiques ont montré, pendant ces années, la collaboration possible et féconde entre psychanalystes et psychiatres au bénéfice d’une recherche scientifique et d’une meilleure prise en charge thérapeutique des patients dans les institutions publiques de santé.

37Le Service de Psychiatrie du Professeur de Psychiatrie et de Psychanalyse, le Dr. J. Rallo à la Clinique de la Concepción a été durant des décennies un foyer de divulgation de la psychanalyse et de formation de la psychiatrie madrilène et espagnole. D’illustres psychiatres et psychanalystes européens et américains, qui donnèrent un cadre de référence au courant psychanalytique de la psychiatrie, sont passés par son Service.

38Au début des années soixante, un groupe de psychiatres, entre autres les psychanalystes R. Cruz, L.F. Crespo et N. Caparrós ont initié la transformation de l’asile psychiatrique Santa Isabel de Leganés, changeant la vocation de surveillance par celle d’un hôpital psychiatrique à vocation thérapeutique. Des services cliniques furent organisés, les portes s’ouvrirent, des groupes thérapeutiques furent mis en place ainsi que l’initiation d’une activité sectorielle; en même temps la formation clinique des psychiatres et des psychologues fut encouragée et nombre d’entre eux commencèrent une formation psychanalytique.

39En parallèle, L.F. Crespo, avec une équipe hétérogène de psychiatres, psychologues et personnel de soins dont beaucoup commencèrent une formation psychanalytique, débuta la transformation de l’Hôpital National de Santa Teresa (également de Leganés), en créant une communauté thérapeutique dans la ligne de P.C. Racamier, « La Psychanalyse sans divan ».

40À Barcelone, le Dr. Corominas fut la première directrice du centre pilote de Paralysie Cérébrale de Montjuic, où elle a développé et continue à développer un intense labeur d’investigation et de formation.

41Le Dr. Bofill, qui pendant des années fut chef de Psychothérapie de l’Hôpital San Pablo, mena de front une présence active de la psychanalyse dans le projet thérapeutique de l’Hôpital.

42Le Dr. Eulalia Torras, chef de Psychiatrie et Psychologie de l’enfant et de l’adolescent de la Fondation qui porte son nom à l’Hôpital de la Croix Rouge de Barcelone, a développé un important travail de recherche, en formant des générations de psychiatres et de psychologues.

43J.L. Tizón réalise depuis longtemps un important travail dans l’assistance publique, en théorisant sur des concepts psychanalytiques de base pour le fonctionnement des psychiatres des Centres de Santé Mentale et les médecins d’Assistance Primaire.

44J. Guimón, Professeur de Psychiatrie et de psychanalyse qui pendant des années a été chef de service de l’Hôpital Universitaire de Genève, est resté en rapport avec la Faculté de Médecine de Bilbao, où il a exercé et exerce encore son enseignement, en organisant de multiples activités de formation.

45Le centre d’Attention Clinique de l’Association Psychanalytique de Madrid réalise de façon systématique des cours de formation pour les médecins internes dans les Services de Psychiatrie des différents Hôpitaux et Centres de Santé.

46De nombreux autres psychanalystes, de façon personnelle et individuelle, ont maintenu un contact permanent avec les psychiatres au bénéfice d’une collaboration positive, mais la tendance générale de la part des uns et des autres a été d’un éloignement scientifique.

SITUATION ACTUELLE

47Nous arrivons ainsi à la situation actuelle qui marque, peut-être, le sommet de cette non-rencontre généralisée.

48Dans une enquête effectuée, en raison de cette rencontre, entre les membres et candidats de l’A PM qui travaillent comme professionnels de la santé publique en tant que psychiatres ou psychothérapeutes, il s’est manifesté un syndrome que nous pourrions appeler des « lignes parallèles » dont souffrent non seulement les psychiatres mais aussi les psychanalystes.

49Les données préalables de l’enquête sont déjà suffisamment révélatrices en elles-mêmes.

50Sur les 111 membres de l’A PM, 50 sont psychiatres, dont 10 prêtent leurs services dans des institutions de santé mentale.

51Sur les 331 candidats, 65 sont psychiatres et 40 d’entre eux travaillent dans des centres d’assistance psychiatrique.

52La première donnée importante à considérer, est le fait qu’entre les membres, 50 % sont psychiatres alors qu’entre les candidats le pourcentage est de 20 %, ce qui met en évidence le manque d’intérêt progressif des psychiatres pour la psychanalyse et la formation psychanalytique.

53L’enquête prétendait connaître la situation actuelle de la relation entre psychanalystes et psychiatres et l’évaluation que font les psychiatres de la psychanalyse et de son apport à la compréhension et au traitement thérapeutique.

54L’enquête fut envoyée à tous les psychanalystes qui travaillent dans des institutions de santé mentale. Seul répondit un mince 20 %. Cette faible participation semble également représentative du peu d’intérêt pour le sujet qu’ont les propres psychanalystes.

55L’enquête a mis en évidence la non-rencontre entre psychiatrie et psychanalyse.

56Les psychanalystes considèrent que leur formation et leurs apports sont valorisés surtout théoriquement car, du point de vue thérapeutique, la plupart des psychanalystes se limitent à exercer en tant que psychiatres, dans ce que nous appelions le « syndrome des lignes parallèles », en vivant eux-mêmes une dissociation entre le travail privé et public.

57De la part des psychiatres, l’enquête a été également révélatrice, confirmant la connaissance superficielle qu’ont les psychiatres de la psychanalyse, sa faible considération, qui dans certains cas se manifeste par une attitude très critique et négative.

58Il semblerait que le divorce entre la psychanalyse et la psychiatrie, présent dans l’actualité nous presserait de nous poser en tant qu’analystes deux questions amples et inévitables qui feraient place à de nombreuses réflexions :

  • Sommes-nous des psychanalystes convaincus que les apports psychanalytiques permettent de connaître en profondeur les causes psychiques des pathologies névrotiques et psychotiques et que la méthode psychanalytique permet un travail thérapeutique avec les patients névrotiques et même psycho-tiques ? En cela, nous croyons que nous aurions quelque chose à apporter à la compréhension de la psychopathologie et en conséquence à la psychiatrie actuelle.
  • Il semblerait que les propres psychanalystes qui exercent dans les champs de la santé mentale ont abandonné la conviction dans nos présupposés théoriques et thérapeutiques et que nous n’avons pas une pensée psychanalytique, même en exerçant notre propre travail professionnel comme psychiatres dans les Institutions.

59De nouveau nous retrouvons la crise des psychanalystes à la base de la crise de la psychanalyse. En rapport avec les psychiatres et la psychiatrie, il semblerait que nous-mêmes, psychanalystes, ne croyons pas qu’il soit possible, ni même souhaitable d’établir un dialogue avec les psychiatres; que psychiatrie et psychanalyse avancent comme des lignes parallèles qui ne peuvent se rencontrer. Il semblerait que les psychanalystes ont abandonné l’intérêt pour la santé mentale, pour la recherche thérapeutique et pour la possibilité de collaboration avec les psychiatres en délimitant les champs de travail et les différents espaces thérapeutiques. Identifiés à l’agresseur, peut-être sommes-nous nous-mêmes convaincus que la psychanalyse n’a rien à apporter à la psychopathologie en ce XXIe siècle ? Son espace serait la clinique privée, son dialogue serait possible avec la philosophie, la psychologie, tandis que le dialogue avec la psychiatrie et la neurologie serait brisé, avec des langages parfois intraduisibles.

60Nous savons, nous les psychanalystes, que la psychanalyse a agrandi l’étendue des traitements psychanalytiques aux personnes dont le statut de malade était nié par la psychiatrie, mais aussi qu’elle a élargi ses limites en augmentant son écoute, même aux patients psychotiques les plus graves. Ceux-ci peuvent aujourd’hui, bénéficier de la méthode psychanalytique en collaboration avec les soins psychiatriques, mais tout ce travail de recherche et de méthode semble enfermé dans des expériences limitées qui n’ont pas ouvert les portes à un dialogue respectueux et positif.

61Pour le bénéfice de la science et des patients, il serait souhaitable de trouver des aires de contact qui rétablissent et, dans certains cas, démarrent un dialogue inexistant, même si ce dialogue ne devait servir qu’à accepter et comprendre, comme à l’époque de Freud, le caractère unilatéral des deux sciences, psychiatrie et psychanalyse, ce qui n’exclurait pas un manque de communication entre elles.


Mots-clés éditeurs : Lignes parallèles, Pruderie généralisée, La freudophobie espagnole, Nouvelle psychiatrie

https://doi.org/10.3917/top.089.0035

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