Notes
-
[1]
A. Agnel, Jung, la passion de l’Autre, Ed. Les essentiels Milan, 2004.
-
[2]
C.G. Jung, Ma vie, Gallimard, 1983, p. 134.
-
[3]
C.G. Jung, Correspondance 1906-1940, Albin Michel, 1992, pp. 35-36.
-
[4]
C.G. Jung, Ma vie, op. cit., p. 150.
-
[5]
S. Freud, Présenté par lui-même, Folio essais, 2003, pp. 102-103.
-
[6]
Ch. Gaillard, Jung, P.U.F., Que sais-je ?, 2001.
-
[7]
A. Agnel, op. cit.
1Au début du XXe siècle Carl Gustav Jung entre à la clinique universitaire du Burghölzli de Zurich. Il côtoie des psychotiques, recueille des observations, multiplie les expériences. Ce lieu ouvert aux idées nouvelles laissera une profonde empreinte sur le jeune médecin. Dès cette époque il pose les jalons de la ligne théorique à laquelle il restera fidèle. De cette orientation théorique que je vais replacer dans le contexte psychiatrique de l’époque, quel est l’héritage actuel ? L’approche de la psychopathologie a changé. De nouveaux procédés thérapeutiques ont vu le jour. Comment l’analyste jungien se situe-t-il par rapport à la psychiatrie contemporaine ? Je me propose d’examiner, à partir de l’expérience psychiatrique de Jung et sa pratique du rapport à l’inconscient, les ressemblances et divergences qui définissent actuellement une certaine spécificité jungienne.
JUNG PSYCHIATRE [1]
2À la fin de ses études de médecine à l’Université de Bâle de 1895 à 1900, Carl Gustav Jung s’oriente vers la psychiatrie. Plus qu’un choix ou une vocation, c’est une véritable révélation. À la lecture du manuel de Krafft-Ebing il découvre une approche humaine de la maladie mentale qui engage le médecin avec la totalité de sa personne. Jung trouve là ce qui peut réunir deux pôles de son être, l’un concret, empiriste, ancré dans la réalité sociale et l’autre irrationnel, curieux des forces obscures de la nature et du monde. « Là était le champ commun de l’expérience des données biologiques et des données spirituelles que j’avais jusqu’alors partout cherché en vain. C’était enfin le lieu où la rencontre de la nature et de l’esprit devenait réalité. » [2] Il a 25 ans. Il entre à la clinique universitaire du Burghölzli à Zurich en décembre 1900, passe sa thèse en 1902, devient médecin-chef en 1905.
3À son entrée au Burghölzli Jung s’enferme dans ce monde asilaire comme dans un monastère, se plongeant avec l’ardeur qui le caractérise, dans l’observation à la fois de ses collègues et des malades. L’établissement est dirigé par Eugen Bleuler. Grâce à l’histoire et la personnalité de Bleuler la clinique est ouverte à différents courants de pensée, biologiques et psychodynamiques. S. Freud a déjà publié Studien über Hysterie et la Traumdeutung. E. Bleuler connaît ces ouvrages qui sont l’objet de discussions entre médecins à la clinique. À la lecture de la Traumdeutung le bouillant Carl Gustav est enthousiaste. À la demande de Bleuler il en fait une présentation en 1901 à la clinique. Du fait de sa renommée, le Pr Bleuler donne ainsi à la psychanalyse une audience internationale. Jung découvre les travaux de Freud et sous l’impulsion de Bleuler contribue à leur diffusion. Mais surtout dans ce milieu psychiatrique prestigieux, il introduit la psychanalyse comme pratique thérapeutique. Il l’appliquera à une jeune patiente maintenant célèbre Sabina Spielrein, patiente devenue sur le conseil de Jung, médecin puis psychiatre et psychanalyste. Jung adressera à Freud le compte rendu de cette « analyse » qualifiée de freudienne. Quelques mois plus tard, l’envoi des Études diagnostiques sur les associations – écrit en collaboration avec Franz Riklin – et la réponse favorable de Freud à cet envoi, inaugureront un échange épistolaire prélude à leur fameuse rencontre de 1907.
4Dans une lettre adressée à Freud datée du 5 octobre 1906, Jung tout en se déclarant ardent défenseur et promoteur des thèses freudiennes, émet déjà quelques réserves sur l’étiologie exclusivement sexuelle de la névrose : «... la genèse de l’hystérie me semble être certes principalement d’ordre sexuel, mais pas exclusivement [3]... » Il annonce ensuite dans cette lettre l’envoi prochain de son livre Über die Psychologie der Dementia praecox : ein Versuch. « Je publie là... le premier cas à propos duquel j’ai attiré l’attention de Bleuler sur l’existence de vos principes, ce qui à ce moment-là n’alla d’ailleurs pas sans une vive résistance de sa part. Comme vous le savez, Bleuler est maintenant tout à fait converti. » Cela prête à sourire. Nous savons en effet que l’attention portée par Bleuler aux travaux de Freud ne date pas de 1906 mais de 10 ans auparavant et qu’après un accueil favorable E. Bleuler adoptera des positions de plus en plus critiques. On peut supposer que Jung, tout en glissant dans cette lettre ses propres réserves sur la théorie freudienne, tient à se présenter en chantre de la psychanalyse et à s’attirer les bonnes grâces du maître viennois. Histoires de psychiatre et de psychanalyste, histoires d’hommes surtout. Jung était probablement très séduit par « Mr le Professeur ». Entre eux, une femme Sabina Spielrein passionnément amoureuse de Jung son médecin. Amour de transfert, encouragé sans doute par une liaison. Freud appelé à l’aide par les deux protagonistes contribuera à étouffer l’affaire.
5En 1902 Jung présente sa thèse Psychologie et pathologie des phénomènes dits occultes dans laquelle il explore le domaine des infériorités psychopathiques, des états somnambuliques et d’obnubilation hallucinatoire. Bleuler n’était pas étranger à l’occultisme. Il s’intéressait à la parapsychologie, observait les phénomènes paranormaux. C’était chose courante à l’époque. Ce qui l’est moins est le matériel clinique comme on dirait aujourd’hui, utilisé par Jung pour son étude. Pour sa thèse il note scrupuleusement le déroulement de séances de spiritisme menées régulièrement des années durant dans sa famille, le médium étant sa cousine Hélène Preiswerk, alors jeune adolescente de 15 ans. Certains avancent l’âge de 13 ans au tout début des séances familiales. Dans ses commentaires Jung envisage l’hystérie sous l’angle de la possession, de l’influence. Il fait allégrement l’impasse sur la séduction à l’œuvre dans ces séances où sa cousine, alias Mlle S. W. comme il l’appelle, « servait » à Jung ce qui pouvait lui plaire. Soyons honnête, il reconnaît dans sa thèse avoir mis fin à sa fréquentation des séances avec cette demoiselle, à la découverte d’une supercherie mais il n’en dit pas plus à ce sujet. En tout cas, déjà dans cette thèse, se profilent des concepts clés de sa théorie, en particulier la notion de complexes autonomes, la notion de dissociation inhérente au fonctionnement du psychisme.
6Au cours de ses années d’apprentissage, le jeune Jung suit pendant un semestre – 1902-1903 – à la Salpêtrière les cours de Pierre Janet. Il en connaissait les écrits qu’il cite dans sa thèse : L’état mental des hystériques et L’automatisme psychologique. Quelque 15 ans auparavant, Freud était allé aussi à la Salpêtrière suivre les leçons cliniques de Charcot, de même qu’E. Bleuler. Les idées de P. Janet portent sur le rétrécissement du champ de conscience, les idées fixes subconscientes, la dissociabilité de la psyché et la psychothérapie par l’image utilisant la méthode hypnotique. Cette imprégnation des idées de Janet ne sera pas sans effet sur l’orientation théorique de Jung. Celui-ci s’intéresse à l’individualisation du subconscient, voit dans les expériences de suggestion hypnotique la naissance de la personnalité inconsciente. Il va mettre l’accent sur la capacité dissociative de la psyché plutôt que sur le refoulement et à partir de la notion d’abaissement du niveau mental, s’intéresser au rapport dialectique entre conscient et inconscient, pas seulement dans les états pathologiques. Il faut préciser que dans la notion d’abaissement du niveau mental, ce n’est pas, à la différence des aliénistes, l’aspect déficitaire qui intéresse Jung mais l’aspect énergétique, la modification du rapport énergétique, du rapport de force entre conscient et inconscient. Ce séjour parisien le mettra aussi en contact avec une psychologie issue du courant associationniste du XXe siècle qui considère l’image comme vecteur privilégié et mode d’expression symbolique direct des contenus psychiques. De fait la théorie et la pratique jungiennes accordent une place essentielle à l’image. Dans sa thèse de 1902 Jung cite également Freud – la Science des rêves – mais sans développement particulier. Jung est à ce moment à la croisée de deux courants de pensée qui s’opposent.
7À son retour de Paris, sur le conseil de Bleuler, Jung systématise et publie ses expériences sur les associations de mots qu’il pratiquait depuis de nombreuses années et qui mettent en évidence le rôle de l’affect dans les perturbations enregistrées à l’induction de certains mots. Il confronte ses découvertes aux thèses freudiennes qui éclairent son approche empirique de l’inconscient.
8Néanmoins, dès le début et malgré la fascination qu’exerce sur lui le découvreur de la psychanalyse, le jeune Jung restera fidèle à sa ligne directrice, au début à peine ébauchée mais déjà présente, de sa conception de l’inconscient. Sa pratique psychiatrique avec les malades mentaux de l’asile de Zurich, l’observation de leurs délires, les cours de Janet à la Salpêtrière, les travaux de Bleuler sur ce qu’il nommera la schizophrénie y sont sans doute pour beaucoup. L’ouverture à la parapsychologie – un goût familial – encouragé à la clinique aura aussi une large part. Dès le début en effet, Jung est animé d’un double mouvement : il considère les rapports que le sujet entretient avec une réalité plus vaste que lui et à l’opposé ce qui le pose en tant qu’individu face à cette réalité. Sa compréhension des processus inconscients est très différente de celle de Freud, c’est une conception finaliste. Selon Jung l’inconscient personnel et le conscient sont issus de l’inconscient collectif, un monde indépendant de la conscience, un lieu de confusion, de chaos, d’indifférenciation. Le désir d’inceste ne témoigne pas de désirs infantiles refoulés mais d’un désir de retour à une inconscience commune originaire, source de créativité et de renouvellement. Le processus d’individuation, le soi comme organisateur inconscient, s’inscrit dans cette dialectique.
9Dire que Jung avait trouvé son bonheur en arrivant au Burghölzli serait tout à fait erroné. Certes la psychiatrie a été une révélation, le Burghölzli un lieu riche d’expériences, mais il dira dans son autobiographie à la fin de sa vie : « Quand je devins assistant, j’avais l’impression de ne rien comprendre à ce que la psychiatrie prétendait être. Je me sentais extrêmement mal à l’aise auprès de mon patron et de mes collègues, qui se présentaient avec tant d’assurance, tandis que je tâtonnais dans le noir, sans savoir que faire. Je considérais que la principale tâche de la psychiatrie était de comprendre ce qui se passait à l’intérieur de l’esprit malade et je n’en savais encore rien. J’étais donc empêtré dans une profession dont j’ignorais tout [4] ». Quelques années plus tard en 1909 quand il quittera la clinique universitaire pour s’installer avec sa famille à Küsnacht, il dira son sentiment d’une liberté retrouvée, ce monde asilaire était décidément devenu trop étroit.
LES JUNGIENS DANS LE PAYSAGE PSYCHIATRIQUE CONTEMPORAIN
10À l’époque du jeune Jung la psychiatrie à dominante organiciste, consistait principalement en l’étiquetage des maladies, leur classification. La personne malade n’était pas ou peu prise en compte. Actuellement à l’époque du DSM les choses sont-elles si différentes ? Cette nouvelle classification a fait éclater les catégories de syndromes au profit d’une classification de symptômes, plus ouverte peut-être qu’un diagnostic de structure, mais pas forcément plus respectueuse de la personne. Signalons cependant que l’environnement familial se trouve à présent souvent associé aux soins.
11Jung reconnaissait à Freud d’avoir introduit la psychologie dans la psychiatrie (cf. Ma vie) et en 1925 le fondateur de la psychanalyse bien que vigoureusement contesté dans les milieux psychiatriques se prenait à rêver : « Il s’effectue actuellement dans la psychiatrie allemande une sorte de « pénétration pacifique » des points de vue de la psychanalyse. Tout en proclamant de manière incessante qu’ils ne veulent pas être des psychanalystes, qu’ils ne font pas partie de l’école « orthodoxe », qu’ils ne partagent pas ses exagérations, qu’en particulier ils ne croient pas à la prédominance du facteur sexuel, la plupart des jeunes chercheurs ne s’en approprient pas moins tel ou tel pan de la doctrine analytique et l’appliquent à leur manière au matériel traité. » [5] Il me semble qu’on est bien loin actuellement de cette « pénétration pacifique » dont parlait Freud. Peut-être c’est un peu plus le cas en thérapies d’enfants où le point de vue psychodynamique reste prédominant.
12En psychiatrie il y a eu un âge d’or de la psychanalyse. En France, après mai 1968, la psychiatrie se sépare de la neurologie, elle est alors imprégnée de psychanalyse. Je me rappelle les années de ma vie d’étudiante en psychiatrie où chaque praticien se devait de faire une analyse personnelle. Ce n’est plus le cas de nos jours.
13Quel est le paysage psychiatrique actuel ?
14Les lieux de soins se sont transformés. Les établissements énormes, en dehors des villes, où patients et médecins vivaient confinés, ont fait place à des unités plus petites et plus ouvertes à l’extérieur, unités en hôpital général, appartements thérapeutiques... Se pose à présent le problème de la prise en charge des cas sévères et de l’augmentation du nombre de suicides. Les portes de l’asile se sont ouvertes mais la reconnaissance, la prise en compte du sens de la maladie n’ont pas gagné pour autant l’espace public.
15Les psychotropes incontestablement ont changé l’ambiance des institutions de soins mais la psychothérapie institutionnelle – Tosquelles – fait figure pour la jeune génération, de pièce antique. La relation de transfert, la relation thérapeute– malade si elle ne peut plus être niée, ne guide pas obligatoirement le choix des conduites thérapeutiques. Ayant pendant de nombreuses années, exercé des responsabilités en service de psychiatrie, je peux mesurer l’évolution.
16Le formidable développement des neurosciences est le nouvel Eldorado, le mirage des sciences exactes, modulé je le disais, par la prise en compte des facteurs environnementaux. Mais le projet reste le même : réduire autant que faire se peut, les désordres de toutes sortes, physiques, psychiques, comportementaux. Pour les psychanalystes, l’angoisse, le désordre sont une composante de la vie. Et les désordres ne sont pas de mise, ils ne l’ont jamais été, et bien moins encore actuellement. Dans le contexte politique et social actuels, la psychiatrie, les psychothérapies, la médecine n’échappent pas aux critères d’efficacité et de rentabilité qui s’imposent dans la plupart des domaines de la société. Rien d’étonnant à ce que la disparition des symptômes dans un temps le plus court possible, soit le but à atteindre et l’exigence de résultats, un droit. En témoigne l’efflorescence des thérapies brèves, de développement personnel, thérapies cognitivo-comportementalistes qui ont pour but la réduction des symptômes. En France un rapport récent de l’INSERM à cet égard, est édifiant. Il évalue en détail les différentes méthodes thérapeutiques et leurs effets en se basant sur la disparition des symptômes. Évidemment la « preuve » est apportée que la psychanalyse est inefficace.
17Qu’en disent les psychanalystes ?
18Ils définissent leur pratique comme une rencontre singulière entre analysant et analyste, à l’écoute de l’inconscient. Le symptôme, la souffrance sont considérés comme un mode d’expression qui a sa signification. Le désordre, l’ombre, le négatif, l’angoisse ont leur place comme une composante de la vie. En cela la psychanalyse est et doit rester scandaleuse. De surcroît, chez tel patient singulier qui s’engage dans cette aventure et cette quête de lui-même, sur quoi évaluer un processus dont le cheminement est en grande partie inconscient, la pente d’écoulement imprévisible, un processus porté par un temps intérieur qui diffère souvent de beaucoup du temps extérieur, social ?
19Et que disent les psychanalystes jungiens ?
20Ils ont à leur disposition des outils théoriques opératoires. La théorie jungienne propose des clés pour aborder les productions délirantes, les états post-traumatiques, les troubles identitaires, les états borderline. Car Jung conduit l’analyse des idées délirantes et des hallucinations comme Freud conduit celle des rêves. Pour Jung les visions n’ont pas obligatoirement un caractère pathologique. Ce sont comme les rêves, des manifestations de l’inconscient, parfois de nature archétypique. Elles sont le signe qu’il existe un inconscient séparé du conscient. La tâche thérapeutique serait de relier ces productions inconscientes au conscient. Un sens est cherché dans la production délirante, pas seulement dans les images mais dans la dynamique qui les produit. Pour Jung l’image permet de contenir l’excès d’affect dans les périodes psychotiques et de renforcer la conscience contre le danger d’envahissement. L’hypothèse jungienne pose que la psychose aiguë peut être un processus d’auto-guérison. Un complexe autonome qui n’a pas pu être intégré surgit dans la conscience grâce à un abaissement du niveau mental (on retrouve là Janet) et produit des symptômes de psychose aiguë. Les contenus, tels des rêves de jour, peuvent être compris en termes symboliques. Le but est l’assimilation du contenu du complexe. L’abaissement du niveau de conscience au cours d’une bouffée délirante par exemple, ou dans le mouvement régressif de la cure, est considéré comme nécessaire à l’apparition du complexe dans le champ de conscience et son intégration. Jung constatant que la psyché des schizophrènes produisait souvent des formes harmonieuses, a posé l’hypothèse d’une force organisatrice de l’inconscient visant au rassemblement des complexes dissociés. La proposition thérapeutique est donc de s’appuyer sur cette force instinctive d’auto-guérison de nature archétypale et de la relier à la conscience. Le transfert a pour but d’animer ce processus, de recevoir et d’intégrer les images produites. Lieu de confrontation, d’ajustements et de conflits, il est une rencontre nécessitant une implication personnelle entière du praticien.
21L’outil thérapeutique est pertinent mais force est de constater que les jungiens ont peu investi les lieux de soins psychiatriques et qu’il existe peu de cliniques psychanalytiques proposant ce mode d’approche. Plusieurs raisons à cela.
22Les jungiens sont peu nombreux. Dans les universités, la théorie jungienne a été longtemps exclue du cursus, une suite bien sûr du conflit entre Freud et Jung. En conséquence un nombre faible d’étudiants formés fournit un vivier restreint pour de futurs enseignants. La position ambiguë de Jung dans les années 30 a bien évidemment contribué à le discréditer. Mais la difficulté tient à la théorie elle-même : une théorie peu construite, difficile à exposer et à confronter à d’autres plus rationnelles. La langue, le vocabulaire rebutent et ne correspondent pas à l’emploi de termes scientifiques courants. Cependant rien de flou à cela, la démarche est précise : la signification des termes variable en fonction du contexte, est au plus près de l’explication avec l’inconscient dont elle cherche à rendre compte. La pratique jungienne étant une pratique de la confrontation, les outils théoriques ont à être réévalués en fonction de l’expérience hic et nunc [6]. De plus, cette pensée intuitive, qui va à l’encontre du matérialisme ambiant, demande à être constamment reconstruite par celui qui en fait usage [7]. La pensée jungienne attire des personnalités introverties portées vers l’irrationnel que fascinent les forces obscures, les images archétypiques. Cette fascination (et/ou répulsion) alimente les arguments des détracteurs qui dénoncent ces pièges de l’imaginaire, les supposés fantasmes d’autoengendrement, de retour à un originaire océanique infantile de fusion à la mère. Effectivement ce sont des pièges quand on oublie que la pratique de l’analyse jungienne est l’expérience partagée d’une confrontation et d’une position active et éthique vis-à-vis de ce qui émerge.
23Cependant dans ce type de pratique, la recherche de l’effet de sens par l’expérience personnelle, n’y a-t-il pas un risque de livrer chacun à ses propres illusions, à ses évidences personnelles ? La question se pose en effet. De fait, actuellement nous sommes beaucoup plus prudents que Jung dans l’analyse du contre-transfert et de ses dérives, prudents et avertis que cette participation entière de l’analyste est délicate à manier.
24Il est bien évident que cette démarche qui suit au plus près le processus inconscient et donc son rythme s’accommode mal des réalités des institutions, du temps de travail des praticiens, des hospitalisations souhaitées brèves et du manque de personnel. Sans compter dans nos rangs, sur un certain un goût pour la marginalité, introversion oblige. La plupart des jungiens qui exercent dans les institutions ne se font pas reconnaître comme tels. S’ils ne cachent pas cette appartenance, néanmoins ils ne s’en réclament pas haut et fort.
25Sommes-nous loin du Burghölzli ? Pas tant que cela : quels que soient les thérapeutiques proposées, médicamenteuses ou autres, le cadre de soins, le nombre et la diversité des intervenants dans les prises en charge, la démarche jungienne reste la même : prêter attention au processus organisateur inconscient et aux conditions de sa mise en œuvre s’il est entravé ou orienté dans un sens destructeur, repérer dans les désorganisations de tous ordres, pas seulement psychotiques, les remaniements archétypiques et étayer une instance capable de les intégrer. La question est celle de la pente d’écoulement du flux libidinal.
26Les recherches actuelles portent sur les conditions d’activation du processus du soi et l’origine de la vie symbolique. Une attention portée au corps, aux perceptions sensorielles cherche à recueillir avant de pouvoir les figurer, les ébauches de vécus non-représentables du patient. Le corps est celui de l’analysant, de l’analyste également en séance. Il s’agit de faire émerger ces vécus émotionnels à partir des traces que le corps garde en mémoire et de créer les conditions des processus de symbolisation. Ces études rejoignent celles menées dans d’autres écoles psychanalytiques. L’hypothèse d’une dynamique archétypique renvoie aux conditions de sa mise en œuvre et conduit à examiner au plus près le cadre transférentiel proposé. La spécificité jungienne pourrait se définir comme une participation active, non pas au sens d’interventions de guidance mais celui d’une attitude intérieure participante. C’est autour de cette attention portée au processus du soi et à ses conditions d’activation que les jungiens envisagent les liens entre les différentes pratiques, le suivi par plusieurs praticiens utilisant des techniques différentes, complémentaires. Si les modalités thérapeutiques semblent très variées, en revanche l’attitude intérieure est précise, c’est elle qui définit le cadre thérapeutique recherché.
Mots-clés éditeurs : Psychanalyse jungienne, Capacité dissociative de la psyché, Confrontation, Complexes autonomes, Processus du soi
Notes
-
[1]
A. Agnel, Jung, la passion de l’Autre, Ed. Les essentiels Milan, 2004.
-
[2]
C.G. Jung, Ma vie, Gallimard, 1983, p. 134.
-
[3]
C.G. Jung, Correspondance 1906-1940, Albin Michel, 1992, pp. 35-36.
-
[4]
C.G. Jung, Ma vie, op. cit., p. 150.
-
[5]
S. Freud, Présenté par lui-même, Folio essais, 2003, pp. 102-103.
-
[6]
Ch. Gaillard, Jung, P.U.F., Que sais-je ?, 2001.
-
[7]
A. Agnel, op. cit.