Topique 2004/3 no 88

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Article de revue

Une « utopie » à la croisée de la psychiatrie et de la psychanalyse : la psychothérapie institutionnelle

Pages 95 à 108

I – INTÉRÊT POUR CETTE QUESTION

1Très ancien, il remonte sans doute à mon enfance dans les Pyrénées où l’hôpital psychiatrique modèle de Lannemezan, créé dans les années cinquante, était devenu un lieu de promenade, de baignade pour les familles du plateau et pour moi, source d’interrogations sur la folie. Mais il date officiellement du week-end du 1er mai 1966 passé à l’hôpital psychiatrique de St Alban en Lozère. Ce voyage, organisé par des internes de Robert Millon, médecin-chef à l’H.P. de Saint-Egrève/Grenoble, tenait un peu du « pèlerinage » : nous devions aller sur les lieux de création de la « psychothérapie institutionnelle » qui avait révolutionné la psychiatrie. Une légende disait que de jeunes internes des HP de Paris (R. Millon et Jean Oury) avaient fuit le Service de Travail Obligatoire en Allemagne lors de la dernière Guerre mondiale pour rejoindre, à bicyclette, cet hôpital. Et là, ils auraient appris comment traiter autrement les patients psycho-tiques. Légende erronée. En fin d’études de psychologie, et imprégnée de la thèse de Foucault Histoire de la folie à l’âge classique alors seule approche critique de l’institution asilaire, je suis du voyage. Nous vivrons trois jours là, au milieu des malades, des psychiatres, du nouveau directeur Y. Racine, et des infirmiers. Nous pourrons « évaluer » le progrès parcouru en une vingtaine d’années par les établissements publics, à partir de cette expérience pilote. Et interrogeant François Tosquelles sur sa conception de la psychose et la révolution menée dans ce vieil hôpital psychiatrique.

2Deux ans plus tard, assistante à l’université de Tours, je réponds à une offre d’emploi de la clinique psychiatrique privée de La Chesnaie, à Chailles près de Blois, fondée par Claude Jeangirard, selon l’esprit de Saint-Alban et de La Borde : il s’agit de créer un lieu d’études pour de jeunes patients qui à la sortie d’une traversée d’un épisode psychotique souhaitent reprendre leurs cursus. Je choisirai cette expérience passionnante entre clinique et enseignement comme sujet de thèse : Maladie mentale et pédagogie : Création d’un atelier études dans un centre de psychothérapie institutionnelle (Moreau, 1971). Thèse oubliée par Delion dans sa bibliographie, ne mentionnant... que les thèses de médecine !

3Cette question reste toujours vive pour moi, entretenue par des contacts scientifiques et amicaux que j’ai gardés avec certaines équipes de ce mouvement, dont fort peu hélas sont présentes à nos Rencontres.

II – AVATARS DES LIEUX DE LA FOLIE

4Le mot d’ordre de la psychothérapie institutionnelle – que l’hôpital soit hospitalier, thérapeutique – nécessite de le transformer radicalement pour en faire un lieu de vie. Un bref survol de l’état et des modifications des établissements pour les « fols », « possédés », « insensés », « aliénés », puis « malades mentaux » jusqu’aux années quarante confirmera cette obligation éthique.

A) La préhistoire de la psychiatrie

5Elle commence – après des périodes d’abandon, de rejet, voire de lapidation, etc., alternant avec des moments de charité envers les « fols » – par la création, en 1657, de « l’hôpital général ». Malgré son nom, ce n’est pas un lieu de traitement, mais une structure juridique où l’on entasse ceux qui ont perdu la raison, mais aussi pauvres et oisifs. Chaque province du royaume doit ouvrir un établissement de ce type. Dans la région parisienne Bicêtre en est un vestige célèbre, dont une partie de l’architecture d’origine est toujours visible. (Quant à Charenton, lieu célèbre par les séjours forcés du Marquis de Sade, il serait plus tardif selon J. Garrabé). D’autres lieux, « maisons de force », véritables petites bastilles où ceux qui troublent l’ordre public sont enfermés par lettre de cachet royal ou décision de police et enchaînés comme des animaux féroces, ont été décrites par Pinel et Esquirol, qui s’en émeuvent : « je l’ai ai vus nus ou couverts de haillons, n’ayant que paille pour se garantir du pavé sur lequel ils sont étendus (...) Je les ai vus livrés à de véritables geôliers (...). Je les ai vus (...) enfermés dans des antres où l’on craindrait de rencontrer des bêtes sauvages, que le luxe du gouvernement entretient à grands frais dans les capitales », rapporte encore Esquirol en 1818, dans son rapport Des établissements consacrés aux aliénés en France. (Esquirol, 1818). De nos jours les travaux de Castel, Foucault, Fréminville, Quétel, Postel, Gauchet et Swain, etc., ont décrit ces lieux affreux.

6La Grèce avait créé dans l’Antiquité, des lieux thérapeutiques sophistiqués dans les temples d’Apollon (avant la régression de l’île de Leros pour laquelle elle avait été mise, un temps, au ban de la communauté psychiatrique). De même le monde arabe avait eu l’idée (généreuse, tolérante) de la « maison du malade ». Mais exceptions faites des villes de York (Angleterre) et de Saragosse (Espagne) – où respectivement, W. Tuke, un commerçant quaker ouvre The Retreat où l’accent est mis sur la vie sociale (et le rituel du thé), et le père Murillo, faisant travailler le jour les malades aux champs, et beaucoup plus récemment encore de Budapest avec Istvàn Hollos, qui, après s’être formé à la psychanalyse dès les années 1913, introduit une modification de l’ambiance de la Maison Jaune (Hollos, 1986; Moreau Ricaud, 2002) l’Europe a longtemps maltraité ses fous. Rappelons la devise inscrite sur la maison de force de Mayence :

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« Si on a pu soumettre au joug des animaux féroces, on ne doit pas déses-pérer de corriger l’homme qui s’est égaré » (Foucault, 1961).

8Quelque cinq cents maisons de force on pu être dénombrées au moment de la Révolution française.

B) La « révolution pinellienne » (1792)

9À ce moment-là de l’Histoire, une autre révolution, celle de Pinel (et de son surveillant Pussin, avec l’accord politique de la Constitution, sinon de Couthon), supprime les chaînes des « aliénés » de Bicêtre. Certes remplacées par une autre contention : la « camisole de force ». Elle est inventée et décrite à l’époque comme un « vêtement révolutionnaire » (!) car permettant la déambulation de l’aliéné.

10Mais il faudra attendre la loi du 30 juin 1838 – aboutissement des débats parlementaires passionnés d’une année et demie, qui prévoit entre autres deux types d’internement : le « placement volontaire » demandé par la famille et le « placement d’office » demandé par le préfet pour « dangerosité » – pour que l’aliéné devienne un sujet de droit. C’est un autre toulousain, Esquirol, qui continue l’œuvre de Pinel par une première classification clinique : démence, manie (déjà isolée par Pinel) et monomanie, début de l’école française de psychiatrie. Il introduit l’isolement, à visée non pas punitive, mais calmante.

C) L’utopie de « l’asile »

11Vers 1820, Esquirol imagine un lieu utopique : l’asile, lieu de protection, que Parchappe réalisera bientôt avec l’architecte Lebas : St-Yon, à Rouen, est le premier « asile » construit. Bien symétrique, bien aligné, village tracé au cordeau, avec ses différents quartiers (des « agités », des « chroniques », etc.); il va servir de modèle et sera reproduit dans toute la France, un par département. Écoutons la déclamation lyrique de Parchappe à Charenton, lors de l’inauguration de la statue d’Esquirol :

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« C’est ici un asile d’aliénés. C’est à la voix de la médecine que ces pierres se sont harmonieusement groupées en abris protecteurs pour toutes les variétés de la souffrance de l’aliéné, protégeant l’aliéné, etc., etc. » (Massé, 1987, p. 22).

13Quelques « colonies familiales » – alternative à l’enfermement – s’organisent dans l’Allier vers 1900 (à Dun-sur-Auron et à Ainay-le-Château) sous l’influence de Moreau de Tours qui a fait connaître la pratique de la ville de Gheel, en Belgique, qui accueille les fous depuis le Moyen Âge.

14Le temps des « asiles » va durer jusqu’à la deuxième guerre mondiale; mais ces « abris protecteurs » se sont tous dégradés en affreuses prisons, avec le surpeuplement et l’incurie des soignants. Le « traitement moral » de Pinel (parler à l’aliéné, le respecter, le convaincre avec bonté mais fermeté, etc.) s’est souvent dégradé en épreuve de force entre le médecin, ses aides et les pensionnaires.

D) L’« hôpital psychiatrique »

15C’est en 1936, sous le gouvernement du Front Populaire, que lesAsiles Départementaux vont prendre ce nom. Édouard Toulouse – qui a passé sa vie à humaniser l’asile et à faire reconnaître l’aliéné comme un malade – conseille cette dénomination à Henri Sellier, homme politique intéressé par les problèmes de santé.

16On y soignerait donc ? À côté de la vieille hydrothérapie, d’autres thérapeutiques de choc ont été introduites : cures de Sakel, pyrothérapie (abcès de fixation par injection de térébenthine), enveloppements humides (packs); on commence bientôt la psychochirurgie (lobotomie frontale). Mais si Hollos, formé à la psychanalyse (Hollos, 1986; Moreau Ricaud, 2002) introduit dès les années 1913 une modification de l’ambiance de la Maison Jaune – en France, la psychanalyse, pourtant timidement introduite depuis 1910 par Morichau-Beauchant de Poitiers (Moreau Ricaud, 2002 et 2004), puis Hesnard de Bordeaux et ensuite le groupe de la SPP (1926), trouve toujours chez les médecins des H.P. une opposition radicale.

17La guerre de 1939-45 va encore apporter son lot de malheurs dans ces lieux : les restrictions, la malnutrition, la peur de l’Occupation allemande, poussent certains médecins à donner une chance aux pensionnaires en ouvrant les portes... Ne pas les laisser dans la famine, sous les bombes ou aux mains des occupants qui ne s’encombraient pas des « bouches inutiles » (Ricciardi von Platen, 2001) a guidé leur décision. Certains pensionnaires se mêleront aux Français qui partent sur les routes, réussiront parfois à reprendre pied dans la vie ordinaire; d’autres mourront ou disparaîtront, d’autres seront ré-hospitalisés.

18Une cinéaste, Dominique Cabrera, vient de prendre ce sujet pour son film, La folle embellie (2004), narrant la sortie des malades d’un Asile Départemental de la Loire, lors de l’exode en juin 1940.

III – LA PSYCHOTHÉRAPIE INSTITUTIONNELLE

A) Lieu de naissance

19En pleine guerre mondiale donc, dans le vieil hôpital psychiatrique de Saint-Alban en Lozère, vers 1942, un Mouvement de soin et de traitement pour des patients souffrant de pathologies lourdes va se constituer. Le nom ne viendra que plus tard, en 1952, et donné par G. Daumezon et Ph. Koechlin.

B) Ses promoteurs

20François Tosquelles – l’homme providentiel – républicain catalan réfugié, et une petite équipe : le directeur de l’HP : Balvet, puis Chaurand, Bonnafé, etc.

21Connue bientôt sous le nom (inquiétant ?) de « Société du Gévaudan », elle va (comme la bête mythique barrant le pouvoir royal), s’opposer à l’ordre, ici l’ordre de l’établissement psychiatrique, administrant les patients.

22C’est la rencontre de la psychiatrie et de la psychanalyse. Une nouvelle alliance. La (re)naissance du sujet est la visée recherchée.

23François Tosquelles (1910-1994) apparaît comme une figure essentielle de l’histoire de cette révolution et le promoteur de la psychiatrie moderne. Auteur d’une dizaine d’ouvrages, et de quelques quatre-vingt articles, fondateur de la revue Recherches, il s’est passionné pour les êtres égarés, psychotiques, et également pour les débiles profonds. Adulé par certains, moqué par d’autres psychiatres (l’« ancien combattant »), il est né à Réus, en Catalogne espagnole. Après ses études de médecine commencées en 1927, il épouse Hélène, et auront 2 enfants Jacques Tosquellas (psychiatre à Marseille) et Marie-Rose. Il travaille comme psychiatre à l’Institut Pere Mata de Reus. En 1933, il fait une analyse avec un réfugié hongrois Sandor Eiminder. Puis c’est la guerre civile et il se retrouve dans un hôpital d’Andalousie (où il réussit à transformer des prostituées en infirmières !). Militant communiste, il lutte contre le franquisme et la victoire du Caudillo lui fait choisir l’exil. Il arrive en France en janvier 1940, avec, nous dira-t-il, un ouvrage de grammaire anglaise, la traduction du livre de Rorschach (Tosquelles, 2003), et le livre d’Hermann Simon, qu’il traduira et qui circulera longtemps en polycopie...

24Même sans diplôme français – Tosquelles n’obtient sa thèse française qu’en 1948 (Aveiller, 1995) – il travaille assez vite comme infirmier (payé par le gouvernement du Mexique qui n’a pas reconnu la légitimité de Franco) dans ce vieil asile départemental promu H.P. comme tous les autres asiles, mais sans changement interne. Situé au fond de la forêt, hors des grandes voies de circulation, il n’est pourtant pas hors du temps : des Résistants s’y sont repliés, pour leurs actions politiques et armées, et des intellectuels juifs (Canguilhem, Eluard, etc.,) l’ont choisi comme refuge.

25Critique envers toute forme de totalitarisme, Tosquelles ne peut que le redécouvrir là, sous sa forme bureaucratique et administrative, aliénant socialement le patient. Psychanalysé et lecteur de Freud, Tosquelles est également soucieux de le faire sortir de son aliénation mentale. Comment lutter contre cette double aliénation ? Comment aider ces patients chronicisés à (re)devenir « sujets » ?

26Il va commencer à transformer l’hôpital en commençant par une réflexion critique sur tous les détails de la vie quotidienne de ces patients totalement pris en charge, administrés. Les travaux de Freud mais aussi le livre de Hermann Simon Pour une thérapeutique plus active à l’hôpital psychiatrique, qu’il traduit d’ailleurs, lui sont très utiles et vont orienter sa pratique. Simon, cet aliéniste allemand (de Guterlösh) avait constaté une amélioration chez ses malades qui avaient participé à la reconstruction de leur pavillon : c’est l’ergothérapie avant la lettre, en plus intéressant. Cette expérience, inspire l’équipe à St-Alban, où la participation des patients à la gestion des activités de la vie quotidienne leur est demandée. En effet l’asile va être totalement démantelé dans son administration par l’introduction à l’intérieur même de la vie hospitalière d’une institution démocratique existant dans la société civile, à savoir, une association régie par la loi de 1901.

27Ici, l’acte inaugural ou paradigmatique, aurait consisté à confier à un patient, ancien comptable, la responsabilité de la caisse (de l’embryon) du « club » à l’intérieur de l’hôpital. Le constat de la transformation radicale de celui-ci, ne peut qu’encourager les soignants à continuer dans cette voie. On peut dire que le patient jusqu’alors totalement « administré », se désaliène en reprenant rôle et statut sociaux. Les théorisations de Lewin des années trente sur la personnalité ont là une application nouvelle. Grâce au rôle endossé le « patient » redevient actif, reprend pied dans la vie sociale, dans les échanges langagiers et de circulation de marchandises et d’argent.

28Géré par les patients aidés par le personnel soignant, ce « club » – clin d’œil au club anglais – est une instance qui renverse la hiérarchie hospitalière habituelle. Tosquelles le qualifie de « thérapeutique : c’est « le club thérapeutique », véritable « institution » qui va changer les règles de la vie de l’établissement, le rendant plus démocratique. Cette institution va bouleverser l’H.P., contre-balancer la structure hiérarchique hospitalière aliénante : elle met le patient en situation de personne vivante, active; elle lui permet de faire un réapprentissage social à travers statut et rôles; elle le rend citoyen, participant actif de sa vie. Il se dote d’un organe de communication en empruntant l’imprimerie de l’école (une école Freinet sans aucun doute) : on tire des tracts et on imprime un journal : le Trait d’union.

29Le club va prendre une importance inimaginable : les responsables élus prennent leurs responsabilités et interviennent dans toute la vie de l’hôpital, depuis les menus, les loisirs, les sorties, la gestion des ateliers, etc. Bientôt, cette institution « révolutionnaire » sera exportée dans les hôpitaux dirigés par des collègues partageant ses vues. Mais ce n’est facile ni pour le patient, ni pour le médecin-chef. Celui-ci a beau introduire cette instance tierce, le vieux réflexe du pouvoir revient : l’anecdote rapportée par Jean Ayme nous le montre. Un patient vient demander une permission pour une quelconque activité; Ayme l’autorise; l’infirmier lui rappelle alors qu’il aurait dû lui faire porter sa demande vers le club (cette anecdote rappelle la réflexion de Daumezon dans le changement de position de pouvoir du médecin-chef : « Il est difficile de se transformer d’archevêque mitré en moine mendiant »).

30Mais qu’est-ce qui a permis ce changement, cette mutation chez le fondateur de cette méthode ? Son engagement politique certes. Mais aussi son analyse personnelle, et sa lecture de Freud. On sait que Freud a été traduit très tôt en Espagne par Ballesteros alors que Freud n’a pas infiltré les bastions médicaux français (Moreau Ricaud, 1997; Munoz, 1989), même si à Paris les controverses entre l’étiologie organique ou psychogénétique des psychoses battent leur plein. Ainsi Lacan, jeune chef de clinique à Henri Rousselle à Ste-Anne, en analyse avec Lowenstein en exil à Paris, a pourtant réglé momentanément la question avec sa thèse : De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1932), publiée l’année d’après, et objet de nombreux comptes rendus (Sédat, 2004) ruine la théorie organique, constitutionnelle. Déjà l’idée court... Tosquelles rencontrera Lacan qui deviendra un supporter solide de la Psycho-thérapie institutionnelle. Notons par exemple que dans les années 60-70, un tiers du personnel de La Borde est en analyse chez lui (Oury, Depussé, 2003).

31Une remarque : On se représente généralement la méthode analytique comme une « thérapeutique » utilisée dans un contexte de paix, de sécurité, de démocratie, voire de richesse des nations. Or, historiquement, elle a toujours montré sa valeur thérapeutique au plus fort de la tourmente, dans des temps troublés, de guerre, de misère sociale. Elle n’est pas une « thérapie douce ». J’oserai même avancer : A situation désespérée remède de cheval. J’en donne trois exemples : la psychanalyse n’est reconnue officiellement au Congrès de Budapest (1918) que parce qu’elle a été la thérapie la plus efficace dans le traitement des névroses de guerre. C’est lors de la deuxième guerre mondiale que Rickman et Bion inventent la thérapie psychanalytique de groupe à l’hôpital Northfield. (Bion, Rickman, 1943) Enfin, toujours en Angleterre, le groupe Balint est mis en place pour aider les médecins à soigner dans la catastrophe post-guerre (Moreau Ricaud, 2000).

32À St-Alban, la psychanalyse permet la prise de conscience, redonne une idée de ce qu’est l’homme. Elle apparaît comme un moyen de lutte contre les pulsions de mort des personnes et des institutions, comme une empêcheuse de tourner en rond et de refaire l’asile... Tosquelles crée une école de formation professionnelle.

33Donc approche à la fois empirique, mais s’appuyant à la fois sur l’idéologie des échanges économiques et sur la théorie psychanalytique. Elle va même au-delà de ce que Freud avait commencé (arrêté qu’il était par son antipathie pour ces patients dé-culturés). Et si d’autres méthodes sont également utilisées, y compris tout « l’arsenal » médical, c’est toujours dans un contexte de rencontre, de relation avec le patient. La théorie analytique reste la boussole de ce petit groupe militant.

34Quant aux différentes théories institutionnelles proprement dites (« transversalité » (Guattari), contre-transfert institutionnel, etc.) elles n’ont été (et continuent d’être) théorisées qu’après-coup. Y contribueront : Ayme, Balvet, Oury, Guattari, Bonnafé, Chaigneau, Koechlin, Tosquelles, Tosquellas, Torrubia, Jeangirard, Gentis, Minard, etc, etc. Seront étudiées les théories de Simon, Levi-Strauss, Mauss; Marx, etc. Tosquelles parlait lui tout simplement « des deux jambes de la psychothérapie institutionnelle : Marx et Freud », à savoir les échanges économiques, et le fonctionnement inconscient de la psyché.

IV – EXPORTATION DU CONCEPT, DES PRATIQUES

35Beaucoup de jeunes psychiatres vont passer à Saint-Alban, et rester quelque temps : Jean Oury, Paumelle, etc. Avec cette nouvelle psychiatrie ils apprennent à accueillir les fous, à parler aux schizophrènes, à faire preuve de cette infinie patience (Oury) pour être en mesure de rencontrer l’Autre. Et ce qu’ils ont appris là, ils vont l’appliquer ailleurs.

A) En pratique privée

36C’est le département du Loir et Cher qui voit les premières applications de la psychothérapie institutionnelle avec la clinique privée fondée par J. Oury. D’autres suivront. Il est une référence incontournable de la psychothérapie institutionnelle.

a) Jean Oury et la clinique de La Borde (Cour-Cheverny)

37Né en 1921 à la Garenne-Colombes dans la banlieue parisienne où son père est ouvrier polisseur chez Hispano-Suiza, il fait médecine et une licence de physiologie générale à la Sorbonne à Paris. Il lit beaucoup, s’intéresse à la politique, prend l’habitude des conversations avec Félix Guattari, rencontré en 1945.

38Devenu psychiatre, Oury qui a rencontré Tosquelles à la première conférence de Lacan rue d’Ulm, va travailler à St-Alban, en 1947. Il y reste deux ans, « qui valent vingt ans ailleurs » lui dit Tosquelles qui l’envoie remplacer un collègue dans une petite clinique à Saumery (12 lits) près de Blois. Oury a 28 ans. Il fait aussi des consultations à vélo dans la campagne « pour aller voir les fous des environs ». Un premier accident d’insuline le marque. Bientôt quarante malades sont en traitement; mais les propriétaires refusant les travaux nécessaires, il doit quitter les lieux. Où installer les patients ? En moto, par hasard, il découvre le château de La Borde – après guerre et la désolation de cette région, les châteaux ne coûtent pas chers ! – et Oury recommence là en 1953 à « essayer de (...) fabriquer une vie » aux patients (Oury, Depussé, 2003).

39Il s’est nourri de Freud, de Lacan, de Kierkegaard, etc. Voici ce qu’il confie sur ses sources théoriques : « Autoproduction de l’Homme, autoconstitution. Marx, Freud. Et Kirkegaard. Utiles, indispensables. Pour ne pas crever de débilité. Et Lacan et Tosquelles, (...) rencontres fulgurantes (...) à partir de quoi on peut tisser quelque chose » (Oury, 1976, p. 21).

40En 1955, F. Guattari s’installe à La Borde après avoir abandonné ses études de pharmacie et repris des études de philosophie; c’est lui qui crée et anime le club thérapeutique. Sa passion pour le politique est connue. De nombreux intellectuels (Deleuze, Foucault, etc.) réfléchissent et écrivent avec lui. Dans la clinique il occupe une fonction de questionnement permanent. Sa disparition récente a-t-elle modifiée le fonctionnement de la clinique ?

41Autre retombée culturelle intéressante : un frère d’Oury, instituteur, pratiquera et théorisera la « pédagogie institutionnelle » avec une psychologue Aïda Vasquez, à partir de l’enseignement tiré de son travail à La Borde (Oury F., Vasquez, 1967).

b) Claude Jeangirard et la Clinique de La Chesnaie (Chailles)

42Né en 1925 à Paris, Cl. Jeangirard vient habiter Blois entre 13 et 18 ans à la suite de la nomination de son père à la direction des impôts de cette ville. Il entend parler de la petite maison de santé de Saumery. Il part pour faire ses études à Paris, math-élem. (projet paternel) puis médecine. Mais ses études l’intéressent beaucoup moins que les aventures théâtrales dans lesquelles il s’est lancé, « avec des copains en rupture universitaire ». Ces « traînesavates » deviendront bientôt des personnes qui réussiront dans la radio ou de la littérature : Roland Dubillard (qui travaillera un temps comme « moniteur » et ouvrira un atelier de théâtre à La Chesnaie), Y. Legal, Cl. Mettra, J. Lacarrière, Y. Lapouge. Jeangirard réinvestit bientôt ses études par la médiation d’un « cours de Baruk sur les filtres magiques et les pigeons catatoniques » et il rejoint « la nébuleuse de Sainte-Anne » : il y fait des remplacements d’externe puis d’interne (chez Digo et Ajuriaguerra), devient intendant de l’internat ensuite à Fleury-les Aubrais, puis chez Henri Ey à Bonneval, chez Brisset à VilledAvray, et à Vieille-Eglise où il introduit la cure d’insuline. Sa future femme, Jacqueline Moulin, y créé une bibliothèque ». Encore un remplacement à Angers et ils passent rencontrer Oury à La Borde.

43En juin 1956, il achète le château du Vicomte de l’Estrange, et, en juillet ouvre sa propre clinique à La Chesnaie, en prenant des patients venus de La Borde et de Sainte-Anne. Sa qualification lui sera donnée plus tard par le Pr Heuyer (Jeangirard, 2004). Un fonctionnement inspiré de l’esprit de La Borde, mais dans un style différent, peut-être moins idéologique, plus empirique (Moreau Ricaud, 1971). Les liens avec La Borde se centrent sur des séminaires, celui de Resnik qui donnera Personne et Psychose (Paris, Payot 1973).

44J.L. Place l’a maintenant remplacé à la direction de la clinique : la transmission se fait avec quelques modifications et une ouverture sur d’autres lieux thérapeutiques en France et en Europe (Budapest en particulier) avec l’association Ithaque.

B) Les Hôpitaux Psychiatriques

45C’est d’abord celui d’Orléans avec Bonnafé, Torrubia, Gentis, Daumezon, etc., qui adoptera la méthode autant que faire se peut. Des liens se tissent avec la Croix Marine, avec les CEMEA. Daumezon fait feu de tout bois, proposant par exemple à des « profanes » comme « Hirondelle », nom de guerre de Germaine Le Guillant d’encadrer des stages d’infirmiers pour changer la mentalité de ces anciens « garde-fous » qui à leur tour transformeront la vie des pavillons (Moreau Ricaud, 1997).

46Avec d’autres confrères de Paris, Le Guillant, Ey, etc., ce collectif avait pris le nom basque de « docteur Batia » (« espoir »), puis dans le « groupe de Sèvres » (psychiatres et infirmiers réunis sous l’égide des CEMEA) avec Le Guillant, Daumezon, Torubia et dans le « GTPsy » (Groupe de Travail de Psychothérapie et Sociothérapie Institutionnelle) avec Hélène Chaigneau. Nous les retrouverons aussi dans le groupe des promoteurs du Secteur, nouvelle politique des soins qui commence avec la Circulaire de 1960 et travaille pour proposer des réformes dans le fonctionnement du service psychiatrique public, qui donneront l’organisation des soins connue sous le nom de « secteur » (circulaire de mars 1960). Cette politique de secteur a mis plusieurs années à s’organiser. Entretemps Daumezon était muté à Paris à Sainte-Anne où il a continué à garder l’esprit révolutionnaire et à admettre des psychanalystes dans son service. Lacan y fait des présentations de patients psychotiques et Piera Aulagnier, analysée par Lacan, y fait œuvre de pionnière comme analyste de patients psychotiques.

C) Sivadon et l’Institut Marcel Rivière à La Verrière

47C’est une institution particulière, gérée à l’origine par la M.G.E.N. (Mutuelle Générale de l’Éducation Nationale).

48Sivadon (1907-1992). Sa trajectoire va du Massif Central, son lieu de naissance, à Louvain où il est nommé Professeur de psychiatrie. Il appartient à la « génération » des « internes de 36 », avec Torrubia, etc. Il est d’abord médecin de l’asile d’Ainay-le-Château, puis en 1946 à l’hôpital de Ville-Evrard : c’est là qu’il aménage et réhabilite ce vieil établissement. Mais peut-on parler de « psychothérapie institutionnelle » ? C’est plutôt l’application des principes de Hermann Simon, faisant participer les patients aux travaux, enlevant les grilles, comblant les « sauts de loups », bref humanisant le lieu. Puis il va diriger l’Institut Marcel Rivière à La Verrière, qui s’ouvre en 1959.

49À ma question « Reste-t-il quelque chose de sa création ? », le Directeur actuel répond que « ces dernières années l’Institut a développé de nouveaux « pôles de références », en créant des unités spécialisées par exemple pour les adolescents, avec quelques lits pour les patients souffrant d’anorexie, ou pour les « dépressions résistantes (...) Restent actuellement valides et partagés quelques fondements théorico-cliniques : la référence à la psychanalyse, la dimension collective de la vie, les pratiques de soins corporels individuelles ou groupales, la sociothérapie avec ateliers d’ergothérapie : on y a autant le souci de la dynamique du groupe que de l’approche du patient par la médiation de matériaux (terre, peinture, etc.). À ce sujet, le projet d’établissement inclut une nouveauté, une dimension plus culturelle, artistique : la « friche culturelle » : un pavillon désaffecté est mis à disposition (s’ouvre à une « occupation ») pour des artistes ». (Lermuzeau, 2004)

D) Les centres de traitement pour enfants et adolescents

50Les pédopsychiatres qui ont suivi ce mouvement sont peu nombreux mais ils ont tous pris quelque chose de cette méthode : on pense à Maud Mannoni à Bonneuil, aux nombreux « lieux de vie », etc., je vous renvoie ici aux travaux de Delion (Delion 1995,2000).

CONCLUONS

51Le rêve d’Oury, qu’il essayait de faire partager à ses confrères, était de créer « l’étoile des sept cliniques psychiatriques » du Loir et Cher (Oury, 2003) : rêve de militants, de copains ? Une partie seulement de cette utopie s’est réalisée. Mais le fonctionnement de beaucoup d’établissements de soins se sont inspirés du moins en partie de ce Mouvement.

52Ce mouvement a également contribué à des théories sur les psychoses et aux phénomènes contre-transférentiels institutionnels ainsi qu’au traitement des patients psychotiques. Et a éclairé le transfert du psychotique, qui « investit immédiatement et de façon massive les objets de son entourage en fonction de ses propres désirs » (Koechlin, 1968) et ne tient compte ni de la hiérarchie, ni des spécialités professionnelles (analyste, médecin, infirmier, assistante sociale, etc.) C’est à la personne qu’il s’adresse.

53On pourrait dire que ces pionniers ont réalisés l’utopie freudienne conçue à Budapest chez Anton von Freund à la fin des hostilités, et objet de sa communication au fameux congrès de cette capitale. On peut lire dans Les Voies nouvelles de la psychanalyse (Freud, 1918) l’espoir de Freud est que les États reconnaîtront un jour l’urgence à soigner les troubles psychonévrotiques : « À ce moment-là on édifiera des établissements, des cliniques, ayant à leur tête des médecins psychanalystes qualifiés et où on s’efforcera, à l’aide de l’analyse, de conserver leur résistance et leur activité à des hommes qui sans cela s’adonneraient à la boisson, à des femmes qui succombent sous le poids des frustrations, à des enfants qui n’ont le choix qu’entre la dépravation et la névrose ».

54Et je rappellerai la méfiance de Freud dans ce même article, envers les cliniques non psychanalytiques « qui cherchent à rendre la vie aussi douce que possible au malade, afin qu’il s’y sente bien et qu’il y retrouve volontiers un refuge contre les difficultés de l’existence. Ce faisant les médecins de ces établissements renoncent à le fortifier pour la vie et à le rendre plus capable de remplir ses véritables devoirs » (Freud, 1918, 137).

55Donc l’utopie est bien de pouvoir mêler le cuivre à l’or pur de l’analyse (Freud). Et de pouvoir faire une politique de santé où la psychanalyse serait la référence. Il faudra bien sûr pour étendre ce traitement à des patients plus régressés, pouvoir dépasser l’intolérance de Freud envers les patients psycho-tiques, confessée à Hollos (Moreau Ricaud, 2000, p. 41), tout en ne perdant pas le point de vue économique freudien, qui demande que le traitement (analytique) « évite toutes ces “gâteries”» (Freud, 1918)... que représentaient pour lui ces « maisons de santé » !

56La psychothérapie institutionnelle existe-t-elle encore en 2004 ? C’est la question que posait déjà Ph. Koechlin en 1962 ! Il semble que le mouvement ait perdu de sa vigueur et de son aura. Or, dernièrement, Delion (Delion, 1994) a publié un colloque et dressé la carte de France et du monde des établissements où l’esprit de la psychothérapie institutionnelle s’est incarné, sous des formes particulières. Car il n’y a pas une, mais des modes différents de faire la psycho-thérapie institutionnelle.

57Comme la folie ne disparaît pas malgré le vœu de Foucault : « peut-être un jour on ne saura plus bien ce qu’a pu être la folie (...) » (Foucault in Guattari, 1972, note p. 157) et la politique de santé inaugurée par la loi d’orientation de 1975 faisant du malade mental un « handicapé » et continuée par Kouchner banalisant le malade mental : « un malade semblable aux autres » (Kouchner, 1992)... que faire en attendant ? Les psychiatres de ces centres, publics ou privés s’inquiètent de la politique actuelle de santé. S’il reste toujours le danger dans les établissements et autres dispositifs modernes de refaire une micro-société, le danger plus grand encore n’est-il pas la régression scientifique actuelle ? L’expérience a montré qu’il est nécessaire de soigner au long cours les patients psychotiques; les psychiatres pourront-ils résister aux demandes ministérielles actuelles de réduire un délire en 3 fois 24 h avant de faire sortir le patient ? De plus la psychanalyse ne fait plus partie de la formation du psychiatre, et peu d’entre eux se lancent dans cette aventure personnelle. Sera-t-il possible de transmettre aux jeunes générations « DSM-iseés » le savoir et savoir faire que les fondateurs ont acquis « en se coltinant la folie pendant un demi-siècle » tout en étant persuadé qu’« Il y a quelque chose à sauver de la psychiatrie » (Oury) ? Espérons-le.

Bibliographie

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  • FILMOGRAPHIE
  • CABRERA D., La folle embellie, 2004.

Mots-clés éditeurs : F. Tosquelles, Le « club thérapeutique », Mouvement de « psychothérapie institutionnelle », Hôpital psychiatrique de Saint-Alban, Psychoses

https://doi.org/10.3917/top.088.0095

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