Topique 2004/3 no 88

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Article de revue

Psychanalyse et psychiatrie française

50 ans d'histoire

Pages 7 à 16

1Simplifiant à l’extrême, on peut décrire quatre étapes à l’histoire des rapports entre la psychanalyse et la psychiatrie françaises. La première, s’achevant avec la deuxième guerre mondiale et la fin du régime de Vichy, a été celle des pionniers. La seconde, le temps de l’après-guerre jusqu’à la fin des années soixante, fut celle de l’expansion. La troisième, celle des années soixante-dix et quatre-vingt fut celle de la forte emprise de la psychanalyse sur la psychiatrie. La quatrième, qui se dessine depuis une quinzaine d’années, semble marquée par un relatif déclin dont il s’agit de prendre la mesure et d’en saisir les raisons.

2J’appartiens à une génération qui, dans les années immédiates d’aprèsguerre, découvrit la psychanalyse en même temps que l’on s’engageait dans une formation médicale et psychiatrique. C’est donc un témoignage personnel que je voudrais ici apporter plus qu’une étude historique à proprement parler.

AVANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE – L’ÈRE DES PIONNIERS

3Deux raisons devraient m’inciter à ne pas trop m’étendre sur cette première période. D’abord, dans la mesure où je ne peux apporter précisément de témoignage personnel. Mais aussi parce que le retour en force d’une approche strictement descriptive de la clinique et un regain de méfiance à l’égard de la psychopathologie peuvent nous faire craindre le retour aux résistances d’avantguerre et la mise à l’écart de la psychanalyse hors du champ de la médecine.

4Ces années de l’entre-deux-guerres (rappelons pour mémoire quelques publications avant la guerre et surtout le rapport de Pierre Janet au Congrès International de Médecine de Londres en 1913) ont été certes marquées par un certain nombre de publications présentées par des psychiatres non psychanalystes, mais il n’en demeure pas moins l’idée forte, très généralement partagée, que la psychiatrie a opposé une forte résistance contre la psychanalyse. En 1925 paraît le premier volume de « L’Évolution Psychiatrique ». Le titre est éloquent. Les directeurs en sont Laforgue et Hesnard. Le but de cette nouvelle publication est de « réunir, de manière autant que possible périodique, des travaux français de psychologie clinique, de psychologie générale et de psychiatrie destinés à participer activement à cette orientation nouvelle des sciences de l’esprit, qui se dessine depuis ces dernières années dans les pays de culture latine ». Ce premier volume est entièrement consacré à la psychanalyse. Or, dans le premier article intitulé « Aperçu historique du mouvement psychanalytique en France », le rédacteur anonyme, très certainement Hesnard, écrit d’entrée de jeu : « Un fait domine l’histoire de la psychanalyse en France : l’hostilité, beaucoup plus tenace que partout ailleurs, qu’elle y a rencontré dans le monde médical. » L’idée est ainsi lancée et deviendra une idée reçue.

5Pourquoi Hesnard, sept ans seulement après la fin de la guerre, et si peu de temps après la naissance de la psychanalyse et la fondation de l’Association Psychanalytique Internationale, énonce-t-il un tel jugement ? La résistance psychiatrique a-t-elle été tellement moindre ailleurs ? Le Congrès des Aliénistes et Neurologistes de France, qui s’est tenu à Besançon en 1922, a consacré le rapport psychiatrique annuel à la psychanalyse et c’est même Hesnard qui fut désigné comme rapporteur ! De nombreux psychiatres influents, comme Dupré, Logre, Régis Dides, ont déjà parlé de la psychanalyse et il existe, à la Clinique des Maladies Mentales et de l’Encéphale, à l’Hôpital Sainte-Anne à Paris, un programme d’enseignement et de recherche sur la psychanalyse animé par Laforgue assisté de Borel, de Codet, de Hesnard et de Sokolnicka. Hesnard oppose l’influence plus rapide de la pensée freudienne dans le domaine de la psychologie et dans le milieu de la littérature. Ce qui est exact. La psychanalyse intéresse plus les psychologues que les psychiatres. Ceci n’a rien d’étonnant. N’oublions pas que Charcot n’était pas psychiatre et avait fort peu de considération pour ses collègues « aliénistes » de la Salpêtrière, dont les bustes ornent l’entrée de l’hôpital et qui appartenaient à une brillante école de la psychiatrie française. Freud d’ailleurs n’eut aucun contact avec eux. Le laboratoire de psychologie, celui de Binet, et plus tard celui de Janet, n’avaient de lien qu’avec la chaire des maladies du système nerveux. Rien par la suite qui puisse être comparé au spectaculaire ralliement du Burghölzli, de Bleuler et de ses élèves à Zürich. La psychanalyse fut reconnue et discutée comme une psychologie et non comme une pratique de la psychiatrie.

6Hesnard insiste sur les résistances pour mieux montrer l’utilité de tempérer certaines vues freudiennes trop audacieuses et contrecarrer les arguments hostiles. Il insiste sur la tradition francophone, montrant le rôle des psychanalystes suisses romands dans le développement de la psychanalyse sans mentionner les psychanalystes venus d’Europe Centrale. « C’est par les travaux suisses que les idées de Freud commencent à se répandre dans notre pays » écrit-il. Or, quand la Société Psychanalytique de Paris est créée, à peine quelques mois après cet article, Lœwenstein et Sokolnicka participent à la fondation.

7En fait, Hesnard n’a pas tout à fait tort. Sans s’attarder sur son souci d’adapter la psychanalyse à l’esprit latin et aux critiques ambiantes, il est vrai que les contributions scientifiques des psychiatres portent sur des apports isolés et clivés de la pensée freudienne (la sexualité infantile pour Dides, le mécanisme de l’anxiété pour Logre, la psychopathologie de l’autisme pour Minkowski). Il y a loin de ces ouvertures psychopathologiques limitées à un intérêt réel pour la pratique. Ce sont des « vues freudiennes » qui sont ainsi dégagées, mais rien de plus.

8En réalité, les résistances psychiatriques tiennent moins à telle ou telle « outrance » de la doctrine qu’à la distance qui sépare l’observation clinique psychiatrique de l’écoute associative de la psychanalyse. La pensée psychiatrique de l’avant-guerre demeure profondément inscrite dans la perspective nosologique et la catégorisation des troubles mentaux fondée sur une description sémiologique précise.

9Face à l’esprit du temps, la psychanalyse trouva un appui dans les vues phénoménologiques qui vont inspirer le mouvement de l’Évolution Psychiatrique. Hesnard, Minkowski, Henri Ey vont ainsi, au cours des années trente, développer une nouvelle approche de la maladie mentale, non plus celle du symptôme mais de la personne malade (vue hippocratique qui ouvre à un nouvel humanisme vis-à-vis de la folie et à un intérêt pour la structure des formes pathologiques).

10Il faut dire que la psychiatrie des années vingt et trente demeure fondamentalement asilaire. Le champ des névroses, étudié par Charcot, Binet et Janet à la Salpêtrière, demeure étranger à l’expérience clinique des aliénistes. Le premier numéro de l’Évolution Psychiatrique de 1925 est à cet égard éloquent : l’application à la maladie mentale porte sur la pathologie mentale grave, la schizophrénie, les troubles bipolaires. C’est probablement une des raisons de l’effet produit par la thèse de Lacan en 1932 sur l’approche psychanalytique de la paranoïa.

11Certes, les psychanalystes psychiatres des première (Laforgue, Hesnard, etc.) et seconde générations (Nacht, Lacan, Lagache) prendront soin de souligner leur dette envers leurs maîtres en psychiatrie (Dumas, Claude, Clérambault pour Lacan par exemple) mais en retour leur place dans la psychiatrie demeure discrète, théorique pourrait-on dire. Alors que la Société Psychanalytique de Paris comptait à l’origine dix membres fondateurs, elle compte 24 titulaires et 22 adhérents en 1939. Telle est la situation au moment où éclate la seconde guerre mondiale.

L’EXPANSION – 1945-1970

12L’immédiat après-guerre, la fin des années quarante et les années cinquante, sont marquées, chacun le sait, par une formidable expansion. Celle-ci d’ailleurs ne commencera réellement qu’en 1948. On lit en effet dans un compte rendu des années 45-48, publié dans le numéro 2 de l’année 49 : « En 1945 et 1946, ceux des membres de la société qui se trouvaient à Paris se retrouvèrent de temps à autre. Au cours de ces réunions restreintes, des communications furent faites par les docteurs Parcheminey, Senac, Leuba, Dolto-Marette, Schlumberger, Boutonier, Berge et Bouvet. À la fin de 1946, la société était suffisamment étoffée pour reprendre ses réunions mensuelles, comme avant-guerre ». Or, en 1950, la société compte 70 élèves. Les analystes formés juste avant la guerre, et qui n’ont alors guère plus qu’une quarantaine d’années, sont vite assaillis de demandes de formation venant d’une nouvelle génération, la troisième, celle de Lebovici et de Bouvet. Très rapidement ces derniers accèdent à leur tour au titulariat et deviendront formateurs au début des années cinquante. Les demandes sont telles que les délais d’attente s’allongent. C’est bientôt près de la moitié des internes en psychiatrie qui entament leur formation et qui, constituant la quatrième génération, deviendront formateurs à la fin des années soixante.

13Cette explosion démographique, le jeune âge des candidats, leur enthousiasme et leur prosélytisme, vont profondément toucher le milieu psychiatrique. Si la génération des psychiatres d’avant-guerre continue de marquer ses distances vis-à-vis de la psychanalyse, l’adhésion de leurs élèves lui est acquise. Même ceux qui ne s’engagent pas dans la pratique psychanalytique adoptent une attitude ouverte, curieuse et généralement bienveillante. Qu’ils s’intéressent à l’électroencéphalographie ou à la pharmacologie ne les rend guère nécessairement critiques à l’égard de la psychanalyse.

14Cette expansion tient à de nombreux facteurs : l’aura qui entoure leurs aînés, l’influence des États-Unis et de la culture anglo-saxonne, la venue des traductions de l’œuvre de Freud et de celle de ses principaux élèves, etc. Tout ceci va modifier en profondeur le paysage de la psychiatrie.

15On pense ici d’abord à la psychiatrie de l’enfant. Celle-ci connaît, en ces années d’après-guerre, une expansion parallèle à celle de la psychanalyse. Certes, elle avait pris naissance au cours de la précédente décennie et Heuyer, dans son petit service de l’hôpital des Enfants Malades, avait accueilli quelques analystes (notamment Sophie Morgenstein) mais aussi des pédiatres et des psychiatres intéressés par la psychanalyse.

16Cette expansion de la psychanalyse de l’enfant est due, après la guerre, à différents facteurs; son développement en Grande-Bretagne et en Amérique du Nord, le poids croissant d’une politique active de santé mentale et de prévention, le concept même d’enfance inadaptée, le rôle des carences affectives liées à la guerre, et plus fondamentalement une connaissance et des recherches sur le développement de l’enfant liées aux travaux de psychologues (Wallon, Piaget) et de psychanalystes (Spitz et bientôt Bowlby et Winnicott).

17Les psychanalystes d’enfant en France prennent une part active dans cette expansion (Lebovici, Berge, Male, Dolto), soutenus modérément par Heuyer mais activement par d’autres (comme Clément Launay et Jenny Roudinesco, cette dernière d’ailleurs deviendra rapidement psychanalyste). Les jeunes psychologues et médecins, étudiants ou fraîchement promus, qui travaillent dans ces services sont alors naturellement conduits à s’engager dans une formation de psychanalyste. Tel fut mon cas.

18La psychiatrie de l’enfant est ainsi en grande partie inspirée par la psychanalyse, tant comme science du développement que comme pratique de soin et de prévention. C’est d’ailleurs au nom de cette dernière que les pouvoirs publics et les organismes caritatifs apportent une aide matérielle très importante pour la fondation de centres de soins et de prévention, articulés avec la prévention de la délinquance et avec la pédagogie et les rééducations. C’est l’époque où sont fondées cliniques universitaires et grandes institutions semi-publiques.

19La compréhension des relations familiales, les problèmes d’adaptation sociale et scolaire, les moyens d’expression de l’enfant (jeu, dessin, psycho-drame) sont entendus en référence à la psychanalyse. De même, les modes d’entretien avec les familles et avec les enfants. La psychothérapie de l’enfant est psychanalytique.

20Telle n’est pas (encore) la situation pour la psychiatrie de l’adulte. Celle-ci conserve pour un temps une grande part de ses structures et de ses références théoriques d’avant-guerre. Telle est ma perception des choses quand, interne, je commence à fréquenter les services psychiatriques d’adultes à la Salpêtrière et à Sainte-Anne. Électrochocs (efficaces) et cures insuliniques de Sakel (peu convaincantes) continuent d’être les références thérapeutiques majeures. Au début des années cinquante, l’usage des médicaments (les barbituriques, les neuroleptiques) est surtout conçu pour des cures de sommeil et des narcoanalyses, résidu de la psychiatrie de guerre. Il faudra attendre la fin de ces années pour que se développe une réflexion psychopharmacologique.

21Mais cette période d’expansion sera donc marquée par la lente et irrésistible progression de la psychanalyse dans ce cadre laissé de l’avant-guerre. Cette progression est surtout due à la pression des jeunes générations d’internes. Certes, à la Salpêtrière, on me conseille en 54-55 de ne pas dire que je suis « en analyse » mais quand j’arrive en 56 à la salle de garde de Sainte Anne, je constate que la plupart de mes collègues sont également en formation. On ne parle que de Lacan, de Bouvet et de Nacht, d’autant que la première scission vient d’avoir lieu. Les luttes intestines du milieu analytique qui marquent toutes ces années n’ont guère d’effet inhibiteur. Les sceptiques s’en amusent, sans plus. Nos maîtres psychiatres tentent de ménager les différents groupes. L’esprit de compétition et de prosélytisme qui se développe entre ces derniers stimule davantage qu’il ne freine le mouvement. Il faut noter aussi comme facteur favorable un certain enseignement clinique des psychanalystes eux-mêmes et aussi, et peut-être surtout, celui de Henri Ey. Ce dernier exerça une influence profonde, moins par sa doctrine de l’organo-dynamisme qu’en raison de son remarquable sens clinique, sa vaste culture et ses références phénoménologiques qui permettaient de jeter un pont entre la grande tradition psychiatrique et la psychanalyse.

22Les modifications de la pratique psychiatrique sont à la fois un effet et une cause du mouvement. Le dépérissement de l’asile au profit du secteur dégagent le psychiatre de la seule pathologie des cas les plus graves. Aidés par l’instauration de la sécurité sociale, les jeunes psychiatres arrivés en nombre, s’installent en pratique privée où les références psychanalytiques deviennent presque une nécessité.

23Il y a jusqu’au développement de la psycho-pharmacologie qui œuvre dans ce sens. Les tranquillisants ne contrecarrent l’approche psychothérapique que pour ceux qui le veulent, patients ou soignants. Les antidépresseurs modifient surtout la situation des mélancoliques mais n’auront d’application étendue dans les états dépressifs que plus tard et sans réellement contrecarrer l’approche psychothérapeutique. Quant aux neuroleptiques, en agissant sur les symptômes les plus graves, rendent accessibles à une approche psychothérapique des psychoses des malades auparavant coupés de ce genre d’approche.

24Ainsi, entre 1955 et 1965, s’opère une transformation importante de la psychiatrie, marquée conjointement par la réforme des structures de soins, les médicaments psychotropes et la psychanalyse. À l’occasion des événements du printemps 68, cette transformation donnera naissance à trois mouvements. L’un, l’engouement pour l’anti-psychiatrie, ne fera pas long feu grâce, je pense, à la solide implantation de la psychanalyse et à la politique de secteur. Le second, la création d’un enseignement propre de la psychiatrie (C.E.S. de Psychiatrie) où la place de la psychanalyse est triplement reconnue (évaluation des aptitudes, sensibilisation à la psychothérapie pour tous et place prépondérante accordée à la psychopathologie psychanalytique). Le troisième, la séparation de la neurologie et de la psychiatrie au niveau de la qualification et du statut professionnel. N’oublions pas que, hors Paris, l’enseignement officiel de la psychiatrie était le plus souvent sous l’autorité de professeurs neurologues, peu intéressés par la psychanalyse.

25Pour conclure sur cette période, je voudrais ici faire remarquer que si les résistances de l’avant-guerre n’avaient guère permis chez les psychiatres qu’un intérêt théorique pour certains développements de la psychanalyse, c’est à un bouleversement des pratiques de soins que nous avons assisté après la guerre, alors même que la théorie psychanalytique demeurait peu connue en dehors du milieu psychanalytique.

1970-1990 – EMPRISE OU COEXISTENCE PACIFIQUE ?

26Selon une perspective optimiste, ces années ont été marquées par une coexistence pacifique entre les pratiques. La psychanalyse occupe une place reconnue et le trépied social-biologique-psychothérapique paraît fonder l’exercice de la psychiatrie.

27Vue du côté de la psychiatrie, cette coexistence apparaît satisfaisante. Au niveau du soin, elle offre au patient une « médecine » éclectique, prudente et respectueuse des préférences et des options de chacun. Peu de pays peuvent se réclamer d’une telle tolérance et d’un tel éclectisme.

28Vue du côté de la psychanalyse, cette coexistence permet un développement continu. Les demandes de formation entraînent un flux démographique sensible. Certaines institutions en profitent plus que d’autres mais la présence des psychanalystes dans les institutions de soins et au sein des pratiques privées est notoire.

29Or cette situation, en apparence heureuse, est moins l’expression d’une véritable intégration que celle d’une différenciation des pratiques, d’un clivage des soins pourrait-on dire. Le plus souvent, les lieux de traitement, secteurs, centres universitaires, se focalisent sur une approche, qu’elle soit sociale, biologique ou psychodynamique, aux dépens des autres. On va apprendre le maniement des médicaments chez les uns et la psychanalyse chez d’autres. La pratique ainsi mise de côté n’est pas exclue mais tenue pour un adjuvant qui ne mérite guère plus de considération. En pratique libérale, on va consulter l’une ou l’autre selon le type de soin que l’on attend, du moins si l’on est assez informé de ces « subtilités » de la spécialité. Cette situation est tolérée au sein de la communauté en général mais crée des antagonismes et des querelles d’école plus vives chez les pédopsychiatres. Il n’est qu’à penser à la controverse sur le traitement de l’autisme infantile qui a suscité une véritable guerre, à laquelle ont participé les familles au point de provoquer un recours auprès du Comité National d’Éthique.

30Il faut bien reconnaître que les psychanalystes, arrivés à une position forte, n’ont pas su toujours se défendre d’un certain abus de pouvoir dont leurs aînés avaient eu tant à souffrir. De manière à peine voilée, les grilles d’évaluation dans les concours des hôpitaux prenaient en compte une formation psychanalytique. Dans les oraux d’admission, on ne se gênait pas pour mettre l’accent sur son appartenance à la psychanalyse. Lors d’un de ces concours, il fut demandé à un candidat de dire dans quelle lettre à Fliess Freud avait fait mention d’une certaine remarque théorique et, devant l’ignorance du candidat, il lui fut rappelé que ceci avait autant d’intérêt que la formule chimique d’un médicament psychotrope ! Des anecdotes, des abus isolés ? Certes, mais qui témoignent d’un certain état d’esprit et qui ne sont pas sans expliquer certains revirements ultérieurs. Certains psychanalystes se croyaient encore des pionniers alors qu’ils avaient accédé au pouvoir. Ceci n’a pas été sans conséquences sur les promotions d’enseignants, dans le domaine de la psychiatrie comme dans celui de la psychologie clinique.

31Autres abus, cette fois à l’encontre de pratiques psychothérapiques différentes. J’ai dû personnellement, en tant que professeur de psychiatrie, défendre à leurs débuts les cliniciens qui pratiquaient des thérapies comportementales tant ils étaient l’objet d’un ostracisme de la part des psychanalystes. Ceci me fut vivement reproché par la suite.

32La psychanalyse se trouvait alors menacée d’un excès de conformisme et les exclusions réciproques entre écoles y ont contribué. Un des risques fut que la candidature à la formation psychanalytique était parfois inspirée par un opportunisme professionnel plutôt que par un intérêt réel.

33Peut-être ai-je tort de mettre ainsi l’accent sur certains effets regrettables de l’influence exercée par les psychanalystes de ces années soixante-dix quatrevingt. Je vois deux raisons à cela. La première est que ces effets ne sont pas sans avoir joué un rôle dans le mouvement régressif qui marquera la période suivante. La seconde raison est plus subjective. Elle tient à une certaine déception que ce constat a entraîné pour certains de ma génération qui, appelés à jouer un rôle dans l’enseignement et la politique de la psychiatrie, ont œuvré pour faciliter l’intégration et ont du en constater les limites.

34Il a manqué sans doute une élaboration théorique suffisante qui aurait pu reprendre, avec d’autres concepts, celle de l’organo-dynamisme de Ey.

1990-2004 – UN DÉCLIN ?

35Pour décrire ces quinze dernières années, je ne parlerai pas de récession ou de crise. Ne confondons pas le recrutement des psychanalystes et la place de la psychanalyse dans la psychiatrie. Nous rencontrons des difficultés dans les deux cas, mais ce ne sont pas les mêmes.

36Peut-on parler actuellement d’une crise de la psychanalyse ? Nombre de candidats, demandes de soins, présence dans le monde de la culture et des médias, ne montrent pas en France les mêmes signes d’inquiétude que dans d’autres pays. Je parlerais plutôt d’un tassement. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le nombre des psychanalystes ne soit plus croissant. En bon démographes, nous pouvons souhaiter que le nombre de jeunes égale celui des départs. L’effet de mode sur les médias et un certain engouement culturel provoquent naturellement des reflux. Les psychanalystes ont toujours des patients. Peut-être la demande porte-t-elle davantage sur des formes « allégées » de psychanalyse et de psychothérapie. Mais les psychanalystes ont sans doute trop promis à peu de frais pour ne pas en recueillir aujourd’hui les fruits amers. La psychanalyse prend du temps et les psychothérapies aussi, cela coûte quel que soit le tiers payeur. Ce qui menace les institutions psychanalytiques c’est plutôt la désaffection des cliniciens à les rejoindre. La psychanalyse en free-lance ne souffre pas de pénurie.

37Mais venons-en à la question de la présence de la psychanalyse dans la psychiatrie. Si l’on considère les pratiques, qu’elles soient privées ou en institution, il ne semble pas, pour l’instant du moins, que l’on ait à constater un reflux. La demande de soins demeure forte et l’offre stable. Le vrai problème est plutôt d’ordre scientifique.

38Constatons d’abord les faits invoqués. Le moindre nombre de vocations est souvent invoqué. Je parlerai plutôt d’un certain désintérêt général. Je ne pense d’ailleurs pas qu’il s’agisse d’une réaction hostile, d’un refus, mais plutôt d’une usure. On croit connaître la psychanalyse, on pense pouvoir être bon psychiatre et bon psychothérapeute, sur un mode éclectique, sans passer par les contraintes d’une sur-spécialisation. Un peu de psychodynamique, quelques recettes de thérapie cognitivo-comportementale suffisent. Mais il n’est pas sûr que ces tendances affectent les vraies vocations psychanalytiques. Après tout, la pratique de la psychanalyse n’est pas donnée à tout le monde.

39Moins de professeurs psychanalystes ? S’il ne s’agit pas d’un ostracisme en retour, cela n’est pas grave. Une difficulté toutefois : à une époque où il est demandé aux enseignants d’avoir des activités de recherche, ceci ne risque-t-il pas d’avantager ceux qui connaissent les formules des molécules par rapport à ceux qui ont lu les lettres de Freud à Fliess ?

40Plus préoccupante me semble la distance prise par la clinique psychiatrique vis-à-vis de la psychopathologie psychanalytique. Sans partager les récriminations à l’égard des classifications américaines et l’influence maligne de l’industrie pharmaceutique, il me semble que le risque majeur est de revenir à une perspective clinique purement descriptive et classificatoire au détriment d’une compréhension psychologique de l’individu. C’est là, me semble-t-il, le danger principal.

41Il ne s’agit pas de contester l’intérêt des perspectives descriptives et classificatoires mais de savoir pourquoi on peut se départir de l’approche psychologique individuelle. Pourquoi la clinique psychiatrique serait autorisée à se détourner de cette dimension psychologique individuelle ? Quand il s’agit d’évaluer la qualité des soins et l’efficacité des stratégies thérapeutiques, les psychanalystes ont gravement sous-estimé l’importance des recherches méthodologiques sur ces pratiques d’évaluation. Ce n’est pas étonnant, et ce sera ma conclusion, que la question de l’évaluation des soins soit un des enjeux majeurs pour donner à la psychanalyse la place qu’elle doit avoir au sein de la psychiatrie. C’est en la traitant le plus sérieusement possible que l’on sera à même de faire face à deux enjeux majeurs : la formation des psychothérapeutes et leur statut professionnel.

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