Notes
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[1]
Enseignant à l’UFR Sciences Humaines Cliniques, Université Paris 7.
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[2]
Nous n’oublions pas, pour autant, les analyses socio-économiques actuelles qui entendent rendre compte du chômage et/ou du manque d’emploi. Nous en avons fait une brève recension, avant d’en exposer le point de vue spécifiquement psychanalytique dans un article intitulé : « La psychopathologie de l’exclusion : perspectives psychanalytiques » dans la Revue de l’École Doctorale de Paris 7, Recherches en Psychanalyse, n° 1, à paraître aux Editions l’Esprit du Temps.
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[3]
Bien que nous n’abordions ici que la question du projet individuel ou personnel, on ne saurait oublier que l’on parle aujourd’hui tout autant de projets collectifs que de projets sociaux ou de projets architecturaux mais peut-être de moins en moins de projets politiques auxquels on a substitué la notion de programme dans la logique de ce que l’on nomme aujourd’hui la rationalité instrumentale privilégiant le comment plus que le pour quoi voire le pourquoi.
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[4]
Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, P.U.F., collection Psychologie d’aujourd’hui; 1re édition 1990,6e édition 2001.
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[5]
Alexandra Triandafillidis, « Le projet : symptôme de la normalité », Psychanalyse à l’Université, n° 50, avril 1988.
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[6]
Ib. p. 274.
-
[7]
Piera Aulagnier, Un interprète en quête de sens, Collection Psychanalyse, Ramsay, 1986.
-
[8]
Ibid. p. 163.
-
[9]
Jacques Lacan, Écrits, Seuil, p. 617.
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[10]
Cf. à ce sujet notre analyse, du point de vue de la psychanalyse, de l’exclusion. À paraître sous le titre « La psychopathologie de l’exclusion : perspectives psychanalytiques », Recherches en Psychanalyse, n° 1, L’Esprit du Temps.
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[11]
Ib. p. 182.
-
[12]
Ib. p. 182.
-
[13]
Voir à ce sujet Winnicott et sa notion de « good enough mother ».
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[14]
Cornélius Castoriadis, « L’état du sujet aujourd’hui », in Topique, n° 38, novembre 1986, Épi « Constructions de l’identité ».
1Praticiens du social et cliniciens se trouvent aujourd’hui fréquemment sollicités pour apporter leur aide à des jeunes ou de moins jeune pour lesquels le chômage constitue une menace. Ceux-ci se trouvent invités sinon fortement incités à se donner un projet et en particulier un projet professionnel. Et ceci dans le contexte d’une « société salariale » (Castel) où l’insertion autant que la reconnaissance passent majoritairement par le travail et l’emploi. Mais ces praticiens qui entendent aider voire accompagner de telles demandes se trouvent fréquemment confrontés à une impossibilité de ces soi-disant demandeurs soit à penser un projet en l’anticipant soit, dans un second temps, à le mettre en œuvre, à le réaliser et donc à « passer à l’acte ». Les ruptures et les abandons sont fréquents et ces praticiens disent fréquemment leur désenchantement, leur démobilisation et leur souffrance lorsqu’ils ont la possibilité de s’exprimer dans des lieux où une parole non-stratégique leur devient possible. On peut également considérer les demandes de prise en charge thérapeutique comme étant motivées par une panne de projet. Les engagements et prévisions n’ont pas tenu, voire se sont effondrés, une rupture est intervenue. Envahi par ses pulsions et fantasmes, et précipité dans « ce temps qui ne passe pas » (J.-B. Pontalis, 1997), le sujet, troublé par ce qui est venu se rappeler, de la sorte, à son bon souvenir, va venir chercher chez un thérapeute ou un analyste quelqu’intelligibilité sur ce qui vient de lui arriver.
2De tels constats vont nous inviter, dans le cadre de ce texte, à devoir contextualiser cette notion de projet, devenue trop souvent un en-soi ou « un allant de soi ». Une approche historique et anthropologique nous permettra tout d’abord de la situer dans le contexte de notre actuelle modernité. La psychopathologie nous invitera à considérer la fétichisation dont le projet est devenu l’objet certes, mais aussi grâce à laquelle il peut habituellement et paradoxalement se forger. Enfin, les impossibilités constatées vont nous inviter à les resituer dans l’histoire d’un sujet singulier qui témoigne, ce faisant, d’un rapport conflictuel au temps. On verra ainsi que pour rendre ces difficultés, échecs ou ces pannes, intelligibles [2], il nous faudra nous référer au registre des différentes pathologies de la temporalité.
1. LE PROJET ET (DANS) L’HISTOIRE DE LA MODERNITÉ
3Un constat tout d’abord. L’idée de projet, telle que nous la connaissons aujourd’hui et telle qu’elle s’est généralisée dans nombre d’activités [3], n’a pas toujours existé. Il suffit pour s’en convaincre d’en reprendre les moments significatifs. L’idée de projet, en suivant ce faisant Jean-Pierre Boutinet, anthropologue [4], est liée à ce point à ce que l’on a nommé la modernité qu’elle en est devenue la figure emblématique.
4Il existait des sociétés sans projet au sens où l’on a parlé, à la suite de Pierre Clastre, de sociétés sans histoire. Mais la nôtre va se lancer, à partir du Quattrocento, dans une exploration du futur (mais aussi de « l’outre-mer ») pour l’anticiper, le maîtriser, l’assujettir et tenter de réduire ainsi l’angoisse qui lui est toujours attachée.
5Ce fut d’abord le projet architectural, plus proche de la notion de plan, plus que jamais d’actualité dans nos sociétés technologiques puisque cette conception qui présuppose une adéquation du projet et de sa réalisation concrète domine les représentations communes de la notion de projet, d’un projet réduit à n’être qu’un programme. Mais c’est avec les lumières que va se développer une réelle pensée du projet puisqu’on y abandonne les notions de destin et de fatalité. L’homme s’institue et entend devenir l’agent, l’acteur voire le créateur de l’histoire et de son histoire. Dans ce contexte, la notion naissante de progrès va se trouver associée à celle de projet. Fichte, dans la ligne de l’idéalisme allemand et des analyses qui conduiront à la Révolution française, peut ainsi affirmer que tous nos maux ne sont pas une fatalité. Et si le moi est unité de la conscience et du réel, il est aussi marqué par sa finitude et son inachèvement donc sa temporalité. Il s’ensuit sur le versant social et politique, la possibilité sinon la nécessité d’une lutte et d’un effort collectif pour la réalisation d’êtres libres et sur le plan individuel, c’est la reconnaissance d’un sujet qui se considère comme tel, certes mais lié à un objet qui tient sa consistance de la reconnaissance du désir de l’autre et d’une réalité extérieure incontournable.
6Cette notion de progrès, aujourd’hui controversée, recevait déjà des acceptions différentes dès lors que pour Fichte l’histoire est un progrès et pour Rousseau une chute. Dans ce contexte de perfectibilité, l’éducation, les projets d’éducation voire de société acquièrent quelque consistance, des projets dans lesquels se trouvent associés choix et refus, affirmation d’un avenir et dépassement d’un passé.
7Avec la phénoménologie et en particulier Husserl, la notion de projet est associée à celle, centrale, d’intentionnalité et avec Brentano au concept thomiste d’intention sur lequel il fonde la singularité de la conscience. Une conscience qui se caractérise moins par ses états que par sa direction, une conscience tournée vers ses objets qui lui sont d’ailleurs extérieurs. Il ne s’agit pas d’une conscience en soi mais d’une conscience de quelque chose. Celle-ci noue avec les objets de son environnement un rapport intentionnel, c’est-à-dire une visée : vécu intentionnel qui est conscience de quelque chose, d’un objet avec lequel elle entre en relation. Dès lors, le savoir repose moins sur la certitude des propositions énoncées que sur le sens de cette certitude. Et nous voyons ainsi se nouer des liens entre cette intentionnalité et ce qui deviendra dans le cadre d’une théorie de l’action, le projet.
8Avec Heidegger, il ne s’agira plus d’élaborer une nouvelle épistémologie de la conscience connaissante avec le monde qui l’environne mais de fonder une philosophie de l’existence possible à partir d’une position qualifiée « d’être au monde ». Le projet traduit alors la capacité de l’homme à devenir ce qu’il peut être en fonction de sa liberté. Le projet se fera dévoilement de l’homme au mieux de l’être de l’homme. « Comprendre, écrit Heidegger, signifie se projeter en visant une possibilité et, à travers le projet, se tenir à chaque fois dans la possibilité ». Mais un sentiment de déréliction domine : l’être au monde est projeté vers ses possibilités mais il est également un être déjà déchu, révélé à lui-même par l’angoisse. Le projet, c’est la conscience anticipante et le projet devient, par exemple pour Bloch, une méthodologie de l’anticipation à savoir une ontologie du non-être encore qui va donner crédit à l’utopie et aux projets de société.
9En des termes qui rejoignent ceux de la psychanalyse, Sartre concevra la réalité humaine comme un manque et dans une telle perspective, le concept de projet visera un dépassement perpétuel pour parvenir à une toujours impossible coïncidence avec soi; le projet devra permettre au sujet de transcender les déterminations qui ne cessent de peser sur lui. Ce projet s’identifie avec la liberté des possibles qui nous sont proposés mais le sujet court le risque de se laisser absorber par l’objet, permettant aux déterminations extérieures de reprendre le dessus.
10Un projet qui va devenir avec Merleau-Ponty le lien existentiel que maintient le sujet avec son environnement. Ainsi, au-delà de la notion de progrès, incarnée par celle de développement, le projet est là pour indiquer que les choses ne sont pas guidées par un automatisme aveugle et qu’il y a possibilité d’un dépassement.
11Le projet empêche ainsi l’individu de coïncider avec lui-même; il le met en tension et, de l’autre, il lui permet de transcender les déterminations qui ne cessent de peser sur lui.
12Ce bref rappel, issu de l’histoire des idées, nous permet alors d’associer l’idée d’un projet consistant à donner un sens et à lutter contre l’absurde à d’autres notions émergentes telles celles de progrès, de conscience de soi, de perfectionnement et ceci au cœur d’une culture qui va générer de plus en plus une pensée du futur, de l’anticipation, de la prévision, du développement oscillant entre un désir de maîtrise au travers d’une technique toujours plus poussée et l’imprévisibilité d’une nature qui demeure fondamentalement capricieuse et violente.
13Le projet a donc pour visée, en quelque sorte, de forcer le destin et de projeter le sujet dans un devenir.
2. D’UN PROJET TOUJOURS QUELQUE PEU FÉTICHISÉ
14Si l’on s’en tient aux projets individuels tels qu’ils sont actuellement portés, associés ou non à de l’angoisse, par les parents et/ou la société, inquiets pour le devenir de « leurs jeunes », on ne peut que constater à quel point cette inquiétude s’exprime sur fond de fétichisation. Peut-être s’agit-il du prix à payer de la socialisation croissante de la notion de projet, au sens où Marx, se faisant ici clinicien, stigmatisait dans ses analyses du capitalisme, la « fétichisation de la marchandise ». Celle-ci y devient un produit tout comme, aujourd’hui, le projet souvent réduit à son énoncé. Freud, de son côté, nommait « nervosité moderne » ou « malaise dans la civilisation » ce rapport « symptomatique » au temps. Que dire alors de l’urgence moderne qui sévit un peu partout ! On ne peut qu’abonder dans son sens en constatant aujourd’hui la jouissance dans l’urgence ni s’empêcher de penser à un projet actuellement et majoritairement transformé en un étiquetage, destiné à décrire puis à orienter un produit dans le même temps où ce dernier sera chargé de condenser les espérances autant que les angoisses de l’entourage.
15Ainsi fonctionne ce que nous nous proposons de nommer la fétichisation d’un projet, isolé de son contexte historique tout autant que de l’histoire propre d’un sujet dans son rapport à sa temporalité. Ce temps qui voit tout, disait Sophocle. Car si l’on y réfléchit, faire ou se donner un projet, compte tenu du fait que l’on peut très bien mourir demain, c’est toujours un pari sur l’avenir. Et si la mort, tout en étant inéluctable, demeure cependant imprévisible en ce qui concerne le moment de sa survenue, se permettre, voire s’autoriser à faire un projet, c’est en quelque sorte nier la mort ou disposer des ressources nécessaires pour faire fi de cette évidence. « Le projet, écrit alors Alexandra Triandafillidis [5], permet de faire comme si l’événement de la mort était exclu du temps qui sépare son élaboration de sa réalisation ». Rendu possible par le clivage du moi, par un « je sais bien mais quand même » « l’immanente potentialité de la mort se double d’une méconnaissance qui annule pour partie les effets de ce savoir » [6].
16Ainsi, la possibilité de faire un projet renvoie-t-elle à un certain déni par lequel le désir de ne pas mourir s’exprime sans que se trouve pour autant détruit le savoir sur sa mort. Un clivage du moi voire une déchirure obligée qui conduirait à considérer tout projet comme une forme de « symptôme ».
17Or, ce déni que le projet utilise pour voir le jour, ce n’est pas nécessairement celui du fétichiste mais le déni, comme le dit Freud, qui fait partie de la vie, celui que sollicite un « je sais bien mais quand même » et que ne peuvent utiliser celles ou ceux qui ne peuvent faire de projet envahis qu’ils sont par un « à quoi bon » mortifère.
18Ainsi, pour pouvoir faire un projet, sommes-nous conduits à dénier la mort et à entrer ainsi dans une certaine normalité faite de méconnaissance, tout en reconnaissant, avec Freud, que cette normalité ne saurait être qu’une fiction idéale.
19On sera moins étonné au terme de cette réflexion et avant de considérer comme nous allons bientôt le faire, en relation avec ce que donne à comprendre le parcours d’une analyse, à savoir celle d’une dynamique progrédiente mais aussi régrédiente, que la société se soit saisie du projet comme d’un fétiche puisque, d’une certaine façon, il l’est déjà. Une certaine négation de la mort et de la castration ou tout au moins une certaine croyance en l’avenir, est en effet nécessaire à tout travail d’anticipation et de projection de soi dans un futur proche ou lointain.
3. PROJET ET DEMANDE IDENTIFICATOIRE
20C’est à Piera Aulagnier [7] que nous devons une lecture du parcours analytique en termes de projet. Celle-ci éclaire le contenu de la demande initiale, induite par le contexte où elle est préattendue et qui interroge, ce faisant, autant la demande que l’offre. Il me semble alors que l’expression : « Il ou elle n’a pas de projet, il ou elle ne sait pas quoi faire » prendrait un tout autre sens si, à l’instar de ce qui devient explicite dans un parcours analytique, on faisait l’hypothèse de l’absence de projet au sens progressif du terme mais surtout de l’évidente omniprésence d’un projet lequel, pour être régressif, n’en est pas moins, me semble-t-il, un véritable projet. En témoigne ce qui se met au jour dans un parcours analytique et nous suivrons sur ce point Piera Aulagnier.
21C’est la demande qui va donner à l’objet, en l’occurrence le psychanalyste, la valeur qu’on lui impute ou qu’on lui présuppose. En référence à ce que nous nommons la clinique, la position ou mieux la posture, l’éthique de ce dernier est de s’abstenir de tout savoir préalable pour s’en tenir à ce qui va se découvrir, se dévoiler au sein de la relation qui va se nouer. Dès lors poursuit l’auteur « le candidat s’offre pour la vérification d’un savoir et d’un pouvoir qu’il nous attribue, et cette vérification, il l’identifie à la visée de notre désir. De ce fait, le candidat formule une demande conforme à l’offre car toute demande implique chez le demandeur la connaissance imaginaire de ce qu’est l’objet du désir de celui auquel elle s’adresse [8] ». Nombre de lettres dites de motivation, si fréquentes aujourd’hui, nous montrent à l’envi des demandeurs en rivalité près à s’assujettir au désir de l’autre et à en rajouter, témoignant ainsi des ressorts de l’aliénation sociale (La Boétie). Dans la psychanalyse, le demandeur s’offre ainsi comme objet de notre désir présumé et espère s’assurer, ce faisant, une place en même temps qu’un repère identificatoire stable. Nous pouvons ici reprendre le propos de Lacan : « Par l’intermédiaire de la demande, tout le passé s’entr’ouvre jusqu’au fin fond de la première enfance. Demander, le sujet n’a jamais fait que ça et nous prenons la suite [9] ».
22C’est dans ce contexte que l’on peut dire que toute demande, dans la mesure où elle exprime le souhait de se conformer au désir de l’autre, est identificatoire, comme le manifeste, en rapport avec le processus régressif, l’identification primaire. Par cette première relation à la mère, le sujet se constitue sur le modèle de l’autre, sans que cet autre ait été préalablement posé comme indépendant. Et je propose d’associer ce que l’on nomme communément une absence de projet (en référence au « il ou elle ne sait pas quoi faire plus tard » voire à ce qu’on appelle communément : l’ennui) à un engluement dans ce que le sujet croit être le désir de l’autre, fut-ce sur un mode persécutif... [10] Une identification primaire que Piera Aulagnier formule ainsi en la divisant en deux séquences « La mère désire que l’infans demande » et « l’infans demande que la mère désire ».
23L’identification au projet s’effectuera plus tard et en deux temps, celui de la castration comme « temps pour comprendre », et celui du projet identificatoire en rapport avec l’idéal.
24C’est la castration, en tant qu’épreuve imposée au sujet qui viendra ouvrir le passage de l’identification prégénitale vers l’identification préœdipienne en maintenant la distance entre l’obtenu et le souhaité. C’est ce que Piera Aulagnier, reprenant, en un sens différent, une formule précédemment utilisée par Lacan nommera : « le temps pour comprendre ».
25En effet et à partir du moment où le pénis, perçu par l’enfant comme instrument privilégié du plaisir et de l’offre, devient ce qu’il propose au plaisir de la mère, s’annonce le drame œdipien. La mère comprend que l’enfant est devenu un sujet. Elle s’interdira alors toute réponse et son interdit, elle le prononcera au nom du père en confrontant, ce faisant, l’enfant à sa propre castration et au fait qu’elle soit elle-même assujettie au désir du père mais aussi à la Loi. Dès lors, confronté à la réalité du désir du père et de la mère pour ce dernier, l’enfant rencontre l’interdit de l’inceste, là où il espérait trouver la réalisation de son désir [11] ». Il est alors mis face à la castration et à la menace d’une coupure insoutenable, s’il ne renonce pas à cette demande.
26Le « projet se manifeste alors sur la scène du conscient, comme effet des mécanismes inconscients propres à l’identification; il en représente, à chaque étape, le compromis en acte [12] ». Ce que le sujet demande et nous demande, c’est de soutenir son idéal, c’est-à-dire cette image d’un moi futur, cette visée de son agir. Et le projet, poursuit l’auteur, ne représente pas autre chose que la réponse que le sujet se forge chaque fois qu’il se demande ce qu’il est, il est ce qu’il offre à sa propre demande identificatoire. Mais on aura remarqué que la demande adressée à l’autre est devenue, chemin faisant, une demande adressée à soi-même traduisant l’émergence de la réflexivité et de la subjectivité : « Je me dis » et « qui suis-je ». Cet idéal, primitivement à l’abri de tout conflit, avec la complicité d’une mère suffisamment bonne, favorisant temporairement l’illusion [13], permet à l’enfant de croire temporairement en un futur où le conflit n’aurait plus de place, soutenant un « quand je serai grand » quelque peu illusoire. On voit à quel point, dans ce premier état du projet, le principe de plaisir conforte le tout puissant narcissisme infantile.
27Mais au terme de ce temps pour comprendre et après l’écroulement du projet initial, suite à l’interdiction de la mère comme objet de jouissance, ce sera à l’idéal d’assurer cette exigence. Invité à devenir autre, le sujet maintiendra l’écart entre moi et projet identificatoire. Interviendra dès lors le principe de réalité, l’invitant à des compromis et donc à un « et » qui vient unir espoir narcissique et principe de réalité. Un « et » devant lequel le sujet d’un projet, s’agissant ici du passage à l’acte, hésite car il y pressent la nécessité de devoir mettre de l’eau dans son vin, en anticipant les contraintes et modifications que la confrontation aux autres et à une réalité, toujours imprévisible, y compris celle d’une mort potentiellement imminente, viendra apporter à son projet initial.
28Ainsi la mise en œuvre, le passage à l’acte d’un projet initial, préalablement écrit, parlé ou tout simplement pensé confronte-t-il le sujet à la castration, au « pas tout », par lequel il lui faudra passer pour en poursuivre la réalisation. C’est ce devant quoi le sujet hésite et ce pour quoi il vient chercher de l’aide lors d’une demande d’analyse tout comme il vient solliciter un clinicien, averti de ces embûches du projet, pour l’accompagner dans une telle aventure.
29Et ceci d’autant que notre société moderne semble faire bonne place à ce que Lacan s’est proposé de nommer la jouissance. Un terme qu’il dégage, pour le promouvoir au titre de concept, de son commentaire de « Malaise dans la culture », le texte même dont nous avons rappelé le lien, au début de cet article, avec ce que Freud appelait la « nervosité moderne ». La jouissance, pour Lacan, s’opposerait ainsi au plaisir, lequel, en tant que satisfaction d’un besoin, abaisserait les tensions de l’appareil psychique au niveau le plus bas. Et après Castoriadis qui parlait de la difficulté actuelle à « surseoir à son désir » [14] au profit d’une immédiateté et « d’un tout, tout de suite », on comprend pourquoi, après que le projet ait pu être le paradigme de la modernité, les difficultés rencontrées par sa mise en œuvre, par le fait de « passer à l’acte » en soient devenues désormais le symptôme. Et cette notion de projet, désormais fétichisée parce qu’on ne prête qu’aux riches, demande à être contextualisée et, pour ce faire, à recourir autant à l’anthropologie qu’à la psychanalyse afin de la réinscrire et la redéployer dans la et dans sa temporalité.
Mots-clés éditeurs : Projet, Demande identificatoire, Fétichisation, Régression, Identification au projet, Modernité
Notes
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[1]
Enseignant à l’UFR Sciences Humaines Cliniques, Université Paris 7.
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[2]
Nous n’oublions pas, pour autant, les analyses socio-économiques actuelles qui entendent rendre compte du chômage et/ou du manque d’emploi. Nous en avons fait une brève recension, avant d’en exposer le point de vue spécifiquement psychanalytique dans un article intitulé : « La psychopathologie de l’exclusion : perspectives psychanalytiques » dans la Revue de l’École Doctorale de Paris 7, Recherches en Psychanalyse, n° 1, à paraître aux Editions l’Esprit du Temps.
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[3]
Bien que nous n’abordions ici que la question du projet individuel ou personnel, on ne saurait oublier que l’on parle aujourd’hui tout autant de projets collectifs que de projets sociaux ou de projets architecturaux mais peut-être de moins en moins de projets politiques auxquels on a substitué la notion de programme dans la logique de ce que l’on nomme aujourd’hui la rationalité instrumentale privilégiant le comment plus que le pour quoi voire le pourquoi.
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[4]
Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, P.U.F., collection Psychologie d’aujourd’hui; 1re édition 1990,6e édition 2001.
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[5]
Alexandra Triandafillidis, « Le projet : symptôme de la normalité », Psychanalyse à l’Université, n° 50, avril 1988.
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[6]
Ib. p. 274.
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[7]
Piera Aulagnier, Un interprète en quête de sens, Collection Psychanalyse, Ramsay, 1986.
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[8]
Ibid. p. 163.
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[9]
Jacques Lacan, Écrits, Seuil, p. 617.
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[10]
Cf. à ce sujet notre analyse, du point de vue de la psychanalyse, de l’exclusion. À paraître sous le titre « La psychopathologie de l’exclusion : perspectives psychanalytiques », Recherches en Psychanalyse, n° 1, L’Esprit du Temps.
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[11]
Ib. p. 182.
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[12]
Ib. p. 182.
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[13]
Voir à ce sujet Winnicott et sa notion de « good enough mother ».
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[14]
Cornélius Castoriadis, « L’état du sujet aujourd’hui », in Topique, n° 38, novembre 1986, Épi « Constructions de l’identité ».