Notes
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[1]
I. Wolf, Comment concevoir une science du judaïsme, Pardès 19/20, p. 43.
-
[2]
G. Zimra. Freud, les juifs, les Allemands, Erès, 2002.
-
[3]
C.W. Dohm, De la réforme politique des juifs, Stock, 1984, p. 51.
-
[4]
O. Weininger, Sexe et caractère, Lausanne, Ed. L’Âge de l’homme, 1975, p. 247.
-
[5]
Cité par Le Rider, Modernité viennoise, p. 215.
-
[6]
Communauté nouvelle, n° 24.
-
[7]
H. Cohen, Germanité, judaïté, Pardès n° 5, p. 41.
-
[8]
H. Cohen. L’Éthique du judaïsme, Paris, Verdier, pp. 230-231.
-
[9]
V. Klemperer, LTI, Paris, Albin Michel, 1996, p. 265.
-
[10]
G. Scholem, Fidélité et utopie, Paris, Calman-Lévy, 1978, p. 102.
-
[11]
L’Éthique du judaïsme, p. 286.
-
[12]
H. Rauschning, Hitler m’a dit, éd Aimery Somogy, 1979, p. 196.
-
[13]
G. Scholem, Fidélité et utopie, p. 54.
-
[14]
Ibid.
-
[15]
M. Buber, Trois discours sur le judaïsme, cité par G. Scholem, Fidélité et utopie, pp. 145-146.
-
[16]
M. Buber, Judaïsme, Verdier, p. 65.
-
[17]
Ibid., p. 66.
-
[18]
A. Altmann, Les cahiers de la nuit surveillée 1982, n° 1.
-
[19]
S. Moses, Système et révélation, Paris, Seuil, 1982, p. 211.
-
[20]
G. Scholem, Cahiers de la nuit surveillée, n° 1,1982, p. 24.
-
[21]
F. Rosenzweig, L’étoile de la Rédemption, Paris, Seuil, 1982, p. 140.
-
[22]
P. Gay, Un Juif sans Dieu, Paris, P.U.F., 1989, p. 97.
-
[23]
Correspondance Freud-Pfister, Paris, Gallimard, 1966, lettre du 9 octobre 1918.
-
[24]
P. Gay, Un juif sans Dieu, Paris, P.U.F., 1989, p. 43.
-
[25]
Correspondance Freud-Pfister, lettre du 29 novembre 1918.
-
[26]
Ibid., lettre du 24 novembre 1927.
-
[27]
S. Freud, L’avenir d’une illusion, Paris, P.U.F., 1976, p. 50.
-
[28]
Ibid., p. 31.
-
[29]
Lettre de Freud à Pfister, 25 novembre 1928.
-
[30]
Lettre de Freud à Pfister, 16 février 1929.
-
[31]
E. Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Tome I, p. 40.
-
[32]
Ibid., Lettre de Jones à Freud, 23 janvier 1931.
-
[33]
U n juif sans Dieu, op. cit., p. 74.
-
[34]
Lettres de l’école freudienne n° 16.
-
[35]
Interview aux Informations Catholiques Internationales le 15 novembre 1974, n° 450.
-
[36]
Lettre adressée à J.M. Sauret publié dans Croire ?, Privat, 1982, p. 119.
-
[37]
Les conséquences d’une familiarité de 20 ans avec la psychanalyse sur ma pratique de la théologie. Concilium n° 135, mai 1978, cité par J.M. Sauret p. 131.
-
[38]
D. Anzieu, L’auto-analyse de Freud, p. 164.
-
[39]
O. Manoni, Clef pour l’imaginaire, Seuil, 1969, p. 117.
-
[40]
O. Manoni, Ça n’empêche pas d’exister, p. 26.
-
[41]
M. Krüll, Jacob fils de Schlomo, Paris, Gallimard, 1983, p. 240.
-
[42]
Ibid., p. 240.
-
[43]
M. Robert, d’Œdipe à Moïse, Paris, Calman Lévy, 1974, p. 275.
-
[44]
H.Y. Yerushalmi, Le Moïse de Freud, Paris, Gallimard, 1991, p. 186.
-
[45]
Correspondance Freud-Jung, Paris, Gallimard, lettre du 20 novembre 1908.
-
[46]
Correspondance Freud-Abraham, Paris, Gallimard, 1969, lettre du 13 février 1911.
-
[47]
Ibid., lettre du 22 janvier 1911.
-
[48]
Ibid., lettre du 13 juillet 1911.
-
[49]
Correspondance Freud-Jones, lettre du 23 mai 1933.
-
[50]
S. Ferenczi, Journal clinique, Paris, Payot, 1985, p. 254.
-
[51]
Ibid., p. 258.
-
[52]
Lettre inédite du 22 novembre 1912 à Johanes Marcinowski, cité dans la correspondance Freud-Biswanger, 1908-1938, Paris, Calman Lévy, 1995, p. 19.
-
[53]
A. Kadiner, Mon analyse avec Freud, éd. Belfond, 1978, pp. 173-174.
-
[54]
Ibid., p. 240.
-
[55]
J. Lacan, Le séminaire, l’Éthique de la Psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, pp. 197-224.
-
[56]
S. Freud, L’homme Moïse et le monothéisme, Folio Gallimard, p. 240.
-
[57]
Correspondance Freud- A. Zweig, Paris, Gallimard, 1973, lettre du 16 décembre 1934.
-
[58]
Ibid., lettre du 30 septembre 1934.
-
[59]
L’homme Moïse..., p. 63.
-
[60]
C.G. Jung, « La psychothérapie en 1934 », in Cahiers de psychanalyse jungienne, n° 96, Autonome 99, p. 51.
-
[61]
Cité par A. Falk, pp. 380-381, in J. Chemouni, Freud et le sionisme, Ed. Solin, 1988, p. 145.
1Aucune histoire de la psychanalyse, aucun historien de la psychanalyse ne peut méconnaître l’importance de la place occupée par le judaïsme de Freud et encore moins celle du religieux et de son athéisme. À quoi cela tient-il ? De la même manière on ne peut méconnaître que le siècle de Freud fut aussi celui des penseurs et des philosophes juifs, philosophes de l’espérance et du messianisme qui ont rénové la spiritualité dans une critique féroce pour certains de la religion. En quoi l’avènement de la psychanalyse tranche dans le même siècle, dans les mêmes décennies, dans la même langue avec la pensée de Hermann Cohen, Martin Buber, Gershom Scholem, Frantz Rosenzweig ? Quelle est la place de la psychanalyse au regard d’une telle pensée qui considère que la sécularisation n’est ni un achèvement ni un aboutissement ni enfin l’expression d’un progrès mais la réduction de l’homme par le politique, l’État ? Freud n’a jamais été sensible au recyclage messianique que furent le marxisme mais aussi le sionisme. S’il a toujours affirmé clairement sa judaïté au nom des valeurs universelles qui s’y exprimaient, il a tout aussi clairement refusé de se laisser enfermer dans une idéologie. Pourquoi la figure du père est-elle, au siècle de Freud, aussi centrale tant dans son élaboration doctrinale que dans la place qu’il a occupé dans le mouvement psychanalytique ?
ENTRE MÉMOIRE ET HISTOIRE
2À la naissance de Freud les juifs étaient émancipés depuis un peu plus trois décennies. Il en est résulté une prise de conscience d’une exceptionnelle acuité quant à l’histoire du judaïsme qui a construit l’édifice monumental de la Wissenschaft des Judentums, la science juive. L’histoire du judaïsme, soulignent les fondateurs de la wissenschaft, doit être considérée dans son acception la plus large et abordée en relation avec la philosophie, l’histoire, le droit, la littérature et la vie sociale. « Seule la connaissance scientifique du judaïsme déterminera la dignité ou au contraire l’indignité des juifs, jugera de leur aptitude ou de leur inaptitude à être considérés et estimés comme les autres citoyens » [1]. Par elle, les juifs doivent s’élever au niveau de l’universel, faire disparaître le sentiment d’étrangeté qu’ils ont toujours éprouvé au regard des autres. Ce panégyrique de la science traduit la nouvelle identité du juif, la condition de l’homme moderne, et son aspiration à l’universel identifiée à la science [2]. La prise de conscience de cette singularité a fait de chaque lambeau de mémoire un monument d’histoire de chaque histoire, un destin singulier. Pour Herder « la sécularisation est désormais irrémédiable ». Les juifs ont retrouvé leur histoire mais ils ont perdu ce qui en faisait la sacralité. L’heure n’est plus aux auto-accusations d’un W. Dohm lorsqu’il déclarait des juifs « Nous sommes coupables des fautes dont nous les accusons » [3]. L’universel n’est plus l’expression d’une humanité sans frontières, ayant pour centre la révolution française où les différences culturelles sont tenues pour dérisoires, il est tout au contraire appréhendé à partir du particulier, on passe ainsi de l’histoire de l’homme à celle des hommes. L’exil à Babylone, la destruction du temple, l’attente du Messie c’est cela qui a présidé à maintenir vivant un passé révolu. C’est leur lien privilégié avec la Torah, souligne Herder, qui leur permit de traverser les siècles; c’est à ce moment-là, que la Jérusalem invisible à commencer à s’édifier. « Les ruines de Jérusalem ont leur fondation pour ainsi dire au cœur du temps ». Freud écrira sensiblement les mêmes choses à Martha. Les Juifs peuvent dorénavant se pencher sur leur histoire, la comprendre, l’interpréter, elle devient un objet d’études. Le passé ne constitue plus la totalité du présent, il en est maintenant séparé. Une temporalité nouvelle apparaît, où s’inscrit la perte, l’oubli, une mémoire trouée, lacunaire, une mémoire qui archive. La mémoire de cette perte et de cet oubli, n’est plus le deuil infini de l’inconsolable perte de la souveraineté nationale qui engloutissait toute la temporalité, mais celle qui fait du passé l’archive du présent. On ne peut à la fois vivre dans la tradition et se regarder vivre, sans que celle-ci ne soit nécessairement remaniée, revue, réinterprétée, renouvelée, en un mot sans qu’elle ne participe pleinement de l’histoire. C’est dans cet écart entre ce qui se passe et ce qui est passé, que l’histoire chemine sans réduire le passé à ce qui se passe, et sans faire de ce qui se passe la marque du passé. C’est à cette condition que le passé devient un opérateur de construction du savoir et non plus la marque indélébile du destin ou de la providence. Le judaïsme de la wissenschaft ne prend la dimension de ce qui l’a constitué, qu’en entrant dans l’histoire, c’est-à-dire qu’en renonçant à la vision éternelle de l’histoire. L’histoire n’est pas venue rompre cette temporalité, mais la ponctuer, c’est-à-dire l’écrire. En se réclamant de l’histoire, les juifs se sont réappropriés un passé qui ne cessera pas de s’écrire, mais Dieu nécessairement s’est éloigné. L’assimilation ne les concerna pas seulement à titre individuel, elle les menaça aussi en tant que peuple. Les espoirs qu’avaient fait naître le triomphe des Lumières avaient vite cédé la place à la montée des nationalismes et à la naissance d’un antisémitisme qui ne cessera d’aller en s’exacerbant. Antisémitisme radicalement nouveau, qui tranche avec l’anti judaïsme chrétien, que Weininger traduisait ainsi : « Il ne s’agit pas tant pour moi d’une race, ou d’un peuple, ou d’une foi que d’une tournure d’esprit, d’une constitution psychique particulière représentant une possibilité pour tous les hommes et dont le judaïsme historique n’a été que l’expression la plus grandiose » [4]. La nouveauté est là, non plus dans les stéréotypes traditionnels d’empoisonnement de fontaines ou d’hosties profanées, mais dans « une tournure d’esprit représentant une possibilité pour tous les hommes ». L’image du juif inverse sa polarité; il n’est plus l’exclu, l’étranger, le marginal, l’errant, il est celui que l’assimilation ne permet plus de distinguer des autres; un juif à la fois présent et effacé, d’ici et d’ailleurs, de nulle part et de partout. Cette altérité subtile, insaisissable, fuyante interroge ce qu’est l’identité au point de faire de chaque homme un juif qui s’ignore ! Le juif de l’assimilation naissait à la modernité par effacement de ce qu’il fut, et c’est de cet effacement qu’émergèrent de nouveaux stéréotypes, de nouveaux stigmates. L’assimilation fut l’arrête vive de l’antisémitisme. La haine raciale, faisait son entrée jusque dans la chambre des députés où on pouvait entendre : « À Vienne, il y a autant de juifs que de grains de sable au bord de la mer; où qu’on aille, rien que les juifs, si vous allez au théâtre rien que des juifs; si vous vous promenez à la Ringstrass, rien que des juifs; si vous entrez dans le Stadtpark, rien que des juifs; si vous allez au concert, rien que des juifs; si vous allez à l’université, rien que des juifs... mais nous nous insurgeons contre le fait que tous les chrétiens soient opprimés et qu’à la place du vieil empire d’Autriche, s’établisse un nouveau royaume de Palestine. C’est là que réside la cause de l’antisémitisme. Ce n’est pas une haine portée aux individus, ni contre les petits juifs pauvres. Non messieurs les députés, nous n’éprouvons de la haine que contre le grand capital qui nous écrase et qui se trouve entre les mains des juifs. » [5] En 1912 un siècle après l’émancipation des juifs le journal allemand Kunswart ouvrait ses colonnes aux tenants et aux opposants de l’émancipation. Fernand Avenarius conclue ainsi le débat : une Allemagne dominée aux plans de la philosophie, des arts et de la littérature par les juifs est-elle encore allemande ? Il fait remarquer que les juifs concentrent entre leurs mains toute la puissance économique du pays alors qu’ils ne représentent à peine qu’1 %. « Il y a un juif pour plus de cent non juifs et celui-ci qui est d’origine étrangère entend gérer les biens intellectuels des autres. Si ceci est totalement vrai que sommes-nous alors nous qui ne sommes pas des juifs ? Sommes-nous des enfants que l’on prend par la main, des mineurs que l’on doit éduquer, des hommes à l’esprit paralysé, des idéologues stériles et velléitaires ou tout simplement des incapables ? » [6] Le désarroi de cette interrogation reflète parfaitement l’état d’esprit des allemands : qui sont-ils ? Qui sont-ils si les juifs sont plus allemands que les allemands ? Le sionisme acquiert des qualités nouvelles aux yeux de l’auteur car il s’oppose au mélange et à l’hybridation des ethnies, juives et allemandes. Ainsi, chaque ethnie devra exclusivement s’adresser à la sienne, pas de mélange, pas de métissage, pas d’hybridation, pas de symbiose judéo-allemande; mais des juifs d’un côté, des allemands de l’autre. La cause de cet état de chose est imputable à « l’hybridité la demi-mesure, l’absence d’audace et la dissimulation dans la “singerie de l’allemand” qui nous répugnent dans les écrits juifs... ». Il en appelle à la naissance d’une nouvelle littérature juive en yiddish ou en hébreu. Une telle littérature « made in Israël » ne saurait être soupçonnée « de prendre en charge » notre peuple selon un mode juif et de surcroît, nombreux sont ceux qui l’apprécieront hors de tout préjugé et à sa juste valeur. Il est essentiel que les juifs redeviennent les étrangers qu’ils ont toujours été, c’est cela qui constitue pour un allemand l’altérité et non la « singerie ». Avenarius ne parle pas de rejeter les juifs au dehors de l’Allemagne, ils pourront conserver « leur statut légal » mais ils devront parler une autre langue, écrire en une autre langue, penser en une autre langue. Ses vues étrangement sont proches de celles des sionistes, pour des raisons opposées. En effet, c’est en tant que minorité que les juifs doivent être tolérés et cette tolérance devra toujours se manifester par la bienveillance du majoritaire au minoritaire et non par une égale, totale, et légitime appartenance culturelle. Les allemands doivent pouvoir reconnaître le juif, à première vue, à ses écrits, à sa langue. L’émancipation des juifs, l’assimilation des juifs, a une limite : celle de demeurer juif, qui ferait du même coup que les allemands puissent se sentir allemands. La crise identitaire qui secoua les allemands fut de croire qu’ils étaient allemands, qu’ils formaient une nation homogène, avec une identité établie. Mais sitôt que le juif sorti du ghetto qu’il s’est affirmé comme plus allemand que les allemands, le désarroi, s’est emparé d’eux, et a fait voler en éclat le concept d’identité et de nation allemande que la Bildung s’est efforcée de construire. Il convenait maintenant de rendre aux juifs leurs caftans et leurs payés.
3À la même époque, Hermann Cohen philosophe Kantien, dans un article intitulé germanité et Judaïté rédigé en 1914 déclarait : « germanité et judaïsme sont étroitement unis ». Il n’y a pas d’autre terre, d’autre ailleurs hors l’Allemagne où pourrait s’exercer le messianisme des Lumières. La Jérusalem dont Herman Cohen parle est la Jérusalem de l’humanité : « c’est ce monde régénéré qui est notre Jérusalem, et non pas un territoire étriqué où une idéologie moderne aimerait nous confiner et dont l’erreur tient en une phrase : troquer notre mission religieuse dans l’histoire universelle pour une misère et une opportunité d’ordre politique... l’élection ne vient rien dire d’autre qu’une vocation historique ». La sécularisation du Judaïsme bouleversa radicalement la conception du messianisme. L’histoire désormais construit une identité, et fonde une mémoire sur la terre allemande. Il n’y a aucune terre où cette adéquation puisse être aussi grande qu’en Allemagne. C’est en cela qu’Hermann Cohen peut affirmer : Il n’y a qu’une seule réalité : « en tant qu’allemands nous voulons être juifs et en tant que juifs, allemands » [7]. Pas d’autre alternative pour Hermann Cohen que celle d’être profondément allemand en étant profondément juifs et inversement. C’est cela ce qui constitue pour lui « la symbiose judéo allemande » : « germanité et judaïsme sont étroitement unis ». Il exclut tout nationalisme juif, le sionisme est à ses yeux « une subtile prédisposition à l’apostasie des juifs » qui sont accusés de duplicité... pour la plus grande joie des antisémites. » [8] Ce sentiment d’appartenir à la nation allemande était si fort que Klemperer soulignait qu’on pouvait déjudaïser les juifs, les convertir, les assimiler, mais certainement pas les dégermaniser. « J’étais sur de ma qualité d’allemand, de ma qualité d’être humain, de mon XXe siècle. Le sang ? La haine raciale ? Pas aujourd’hui voyons, pas ici au cœur de l’Europe » [9]. Hermann Cohen fut critiqué à la fois par Scholem et par Buber. Le premier concluait à l’échec du dialogue judéo allemand, affirmant qu’il était « mort à sa naissance même » [10]; le second lui reprochait de céder aux sirènes de l’émancipation qui creusaient le lit de l’assimilation. Pourtant Hermann Cohen n’a jamais dans ses écrits prôné l’assimilation des juifs tout au contraire, il soulignait avec force : « L’émancipation deviendrait une punition pour notre religion si grâce aux prébendes et aux offres d’emploi, l’apostasie se faisait alléchante et que cette abominable simonie se poursuivait [...] C’est le bûcher des temps modernes et nous le refusons » [11]. Hermann Cohen déplace l’idée de l’élection du peuple juif sur la terre allemande, c’est l’Allemagne la patrie de l’âme juive », à qui revient la mission de rayonner sur l’humanité. L’universalisme de la Bildung, le rayonnement culturel de l’Allemagne sera réduit quelques décennies plus tard à un nationalisme. Ce n’est plus le juif qui est étranger, mais le sol allemand. Hitler soulignait à ce sujet que le peuple allemand « est en train de perdre son originalité nationale, tandis que le peuple étranger s’empare de sa langue. Le peuple dans l’ensemble est toujours allemand, mais il vit en terre germanique comme dans une maison étrangère. L’allemand 100 % n’est plus qu’un étranger toléré dans sa propre nation. C’est un résultat analogue à celui que les juifs d’une autre manière avaient presque obtenu » [12]. L’inversion est ici totale : L’étranger c’est l’allemand. Il est celui qui possède la même langue, la même culture, et qui révèle à l’autre son étrangeté, c’est-à-dire sa mêmeté. Une telle étrangeté n’a pu être endiguée que par le postulat du sang, de la race et de l’origine. Il fallait donc que la langue reposât sur le sang et l’origine sur la race. L’étrangeté qui était perçue alors était le signe d’une altérité profonde qui était au travail et qui n’avait trouvé d’issue résolutoire que dans l’extermination des juifs, l’exaltation de la supériorité raciale.
HISTOIRE ET ÉTERNITÉ
4Il nous faut saisir maintenant le sens d’une conception nouvelle de la spiritualité dans le Judaïsme qui est issue de la modernité. Scholem reconnaissait : « Sans le réveil provoqué par les partisans de la sécularisation, nous ne serions jamais allés aussi loin. Un retour direct, non dialectique au judaïsme traditionnel est impossible, historiquement parlant. » [13]. Pour autant il considère que faire du peuple juif un peuple comme les autres est une entreprise suicidaire, car ce serait lui supprimer en quelque sorte ce qui l’a maintenu en vie pendant plus de trois millénaires. Et de s’interroger alors jusqu’à quel point l’histoire du peuple juif est-elle séparée de l’histoire sainte, de la croyance dans le monothéisme ? Comment se dégager du discours théologique pour ne considérer que celui de la science ? Scholem « rejette la proposition stupide selon laquelle les juifs devraient devenir “un peuple comme les autres” ». Il reconnaît à la fois la « leçon dialectique de l’histoire » et la nécessité de préserver au judaïsme sa dimension anhistorique, atemporelle. Sans cela, le judaïsme disparaîtrait. « Une entrée dans l’histoire est toujours une assimilation à celle-ci [...] Si les juifs essayent de s’expliquer eux-mêmes uniquement dans la dimension de l’histoire, il faudra qu’ils se préparent à leur disparition et à leur destruction totale » [14]. La sécularisation du judaïsme, la laïcisation de la société représente aux yeux de Scholem la disparition de l’éthique de l’atemporel, qui seul peut résister à la gestion du quotidien par le politique. La figure de Dieu éternel, transcendante, doit demeurer inconciliable avec le temps historique de l’humanité, sans pour autant en être coupé, sans pour autant se réfugier dans les dénégations ou le refoulement. Il souligne par là son opposition au règne de la raison pure, outil perfectionné de destruction, qui a conduit à tant de catastrophes pour laisser place à ce qui reste encore d’excès dans l’homme, d’impensé, d’inouï. Seul le sionisme lui paraissait une alternative heureuse à cette situation. Celui de Scholem habité par la Kabbale et l’histoire du judaïsme était animé par la révolte contre le père qui le chassa du domicile familial. Celui de Buber qui voyait dans les juifs de l’Est, la renaissance « des ossements desséchés » un sionisme plus spirituel, moins rationaliste, moins positiviste que celui de Herzl. Tous d’une manière ou d’une autre furent confrontés à la question du père. Révolte de Buber contre l’institution, contre la religion, contre ce qui était structuré, établi, institué et qui bridait les forces vives, les innovations, seules capables de produire un élan nouveau, une renaissance. Jamais ces forces vives n’ont pu s’exprimer dans le judaïsme, elles furent toujours opprimées. Il ne cache pas « sa profonde aversion pour la loi et la halakha ». La loi parce qu’elle avait maintenu l’homme dans son étau, l’avait figé, la halakha parce qu’elle institutionnalisait l’oppression. « La force du judaïsme n’était pas seulement opprimée du dehors, par les épreuves et les souffrances... mais du dedans par le despotisme de la “loi” défigurée, par la contrainte d’un système d’obligation dur et statique, qui anéantissait toute tendance vers la lumière et vers la joie, toute soif de beauté, toute élévation, qui détraquait la sensibilité et enchaînait la pensée... seuls étaient autorisés, les innombrables ouvrages commentaires des commentaires. » [15]. Plus encore, il ajoute que le renouvellement du judaïsme doit proclamer la dissolution du judaïsme sans toucher à la religiosité juive. Buber plaide pour une régénération des juifs, c’est-à-dire pour le renouvellement de la culture juive par un renouvellement de la personne. Il appelle à une réinvention du judaïsme, à retrouver sa « richesse primordiale ». Ce n’est ni une nostalgie du passé, ni une quête de l’origine glorieuse des juifs qui l’anime, mais l’invention d’un « immédiat » où puissent s’exprimer les forces vives de la créativité [16]. Ainsi ce sont les dogmes, les rites et les prescriptions qui ont figé la religion au point d’anéantir toute religiosité qui est le principe créateur pour Buber en opposition à la religion qui est le principe organisateur : « la religiosité repart à neuf dans chaque être jeune que vient ébranler le mystère... Au nom de la religiosité, les fils se lèvent contre leurs pères, afin de trouver leur propre Dieu. Au nom de la religion, les pères maudissent leurs fils, lorsque ces derniers refusent de les laisser leur imposer leur Dieu. Religion signifie préservation, religiosité signifie renouvellement » [17]. Ainsi, pour Buber ceux qui ont renoncé au judaïsme et ceux qui sont restés fidèles ne se distinguent plus; car ils n’ont pas renouvelé le message du judaïsme, les apostats, comme orthodoxes ont géré une même réalité, les premiers par la fuite et le reniement, les seconds en se faisant les gardiens d’une loi morte devenue caduque, fossilisée dans le temps, pour en n’avoir jamais renouvelé la lettre et l’esprit. La religion en cela a été la gardienne des morts, elle a vénéré un Dieu mort, pour sauvegarder l’institution, le cadre et le lien social. Elle n’a été que le contenant et non le contenu, la structure et non la force, l’enveloppe et non le message. Buber comme Scholem marquent une certaine rupture avec le judaïsme tel qu’il a été conçu. Destruction de la forme chez Buber, tentation de l’anarchie chez Scholem, ouvrent une nouvelle conflictualité centrée par la figure du père.
5Rosenzweig (1886-1929) est celui qui a le mieux exprimé cette spécificité de l’existence juive. Le judaïsme est défini comme une expérience purement religieuse qui exclue l’esthétique et le politique au nom de l’absolu de cette expérience. Celle-ci doit être saisie comme la marque de l’éternité qui échappe aux variations de l’histoire dont la pesanteur est assumée par le christianisme. Dans une lettre à Hans Ehrenberg datée du 26 septembre 1910 Rosenzweig écrit : « L’intellectualisme religieux de Hegel ne peut plus être nôtre; l’histoire ne peut plus être interprétée comme un processus divin qui se développerait dans le temps et aurait à être contemplé comme un spectateur, mais doit être reconnue comme la somme des actions humaines. Elle ne présente pas un processus impersonnel, mais des actions personnelles, des relations et des rencontres, par conséquent nous refusons de voir « Dieu dans l’histoire » parce que nous ne voulons pas regarder l’histoire comme une image ou comme un être qui se déploie. Nous reconnaissons Dieu dans chaque être humain dans sa valeur éthique, et non pas dans le tout accompli de l’histoire. Pourquoi aurions-nous besoin d’un Dieu si l’histoire était semblable à Dieu ? » [18]
6La critique que Rosenzweig porte à Hegel est celle d’une rationalité qui prétend saisir tout le réel. La philosophie n’est pas toute contenue dans la raison comme si on avait une maîtrise du langage, elle doit exprimer aussi la subjectivité de la pensée et non pas seulement la cohérence du logos fermé sur lui-même. En ce sens pour exister elle doit non pas être une somme mais se renouveler dans chaque philosophe. Il s’agit de rompre avec la pensée politique de Hegel, mais surtout avec la philosophie de l’histoire. Hegel pense le christianisme à partir de l’histoire, qu’il établit comme totalité; il fait de celui-ci l’achèvement de la civilisation, la fin de l’histoire. Pour Hegel, les juifs sont restés dans la religion mosaïque « religion née du malheur et pour le malheur » « face à un horizon bloqué ». Or pour Rosenzweig la réalité du peuple juif échappe à la totalité du système hégélien, parce qu’elle est conçue comme une réalité trans-historique. En effet Hegel souligne que les peuples ne prennent part à l’éternité que durant la période où leur esprit national s’identifie à l’universel, c’est dire que chaque peuple ne représente qu’une part de l’histoire universelle; or le peuple juif « n’est pas confronté à un horizon bloqué », parce qu’il ne participe pas à ce devenir historique, par conséquent son horizon est éternel dans la mesure où son mythe national fonde d’emblée son universalité [19]. Pour Hegel l’accomplissement est l’œuvre du langage, mais d’un langage désincarné qui éteint la voix de la parole, une réduction du langage à la philosophie. Pour Rosenzweig, il fallait revenir aux réalités fondamentales : Dieu, l’homme, le monde. La vérité se révèle à travers le langage, les vérités de la Révélation sont à appréhender dans la relation du je et du tu. L’idéalisme allemand a privilégié la logique de la pensée au détriment du langage, la pensée de l’être à la relation de l’homme à l’homme. L’Absolu, pour Rosenzweig s’est retiré. Il consiste pour lui dans la Révélation, c’est-à-dire dans la parole adressée à l’homme. Celle-ci ne consiste pas à croire, comme l’écrit Stéphane Moses, que Dieu existe, mais à le faire exister; c’est-à-dire à réintégrer dans la parole la dimension de l’absolu qui a déserté le langage par le nivellement des différences. La Révélation est la découverte sur le mode de la subjectivité de cette altérité absolue. Pour l’idéalisme allemand, avant la pensée, il n’y a que le néant car, le mouvement qui mène à la connaissance est progressif, là où Rosenzweig postule que l’être est donné d’emblée. La Révélation est la découverte sur le mode de la subjectivité de cette altérité absolue; elle est irruption, événement. La philosophie antique réduisait Dieu et l’homme au cosmos. Le Moyen Âge avait adopté la philosophie grecque qui rapportait l’homme et le monde à Dieu. Descartes et Spinoza furent les premiers hérétiques et la philosophie moderne avec Hegel, « le père de la nouvelle Église » ramenait Dieu et le monde à l’homme; l’absorption de la philosophie païenne est achevée. Le sommet de la philosophie est atteint au tournant des années 1800. Scholem souligne que la théologie s’était effondrée quand lui fut assignée au siècle dernier de traiter des questions frontières avec la philosophie, et quand celle-ci a sombré, la théologie l’a accompagnée dans sa chute. La science remplaçait la foi, et la théologie fut revêtue de l’habit séculier. « Le Dieu, qui a été remplacé en psychologie par l’homme et en sociologie par le monde, n’a plus voulu continuer d’habiter dans les cieux. Il a remis le trône de la justice au matérialisme dialectique et le trône de la miséricorde à la psychanalyse. » [20]. Dieu, poursuit Scholem, a peut être été congédié parce qu’on n’avait plus besoin de lui. Le judaïsme en inversant la temporalité, renverse l’ordre des choses. La chronologie est abolie, l’éternité est saisie dans l’immédiateté de l’instant. L’avenir doit être saisi dès le présent, il est cet instant irréel au cœur de l’expérience subjective le principe de la hâte, l’impatience messianique au cœur du présent, la marque de l’absolu, l’avenir du futur. Il n’y a donc pas de marche vers l’avenir ni vers son substitut le progrès, mais la tension qui unit et qui sépare un instant d’un autre, qui le rend proche et lointain, immédiat et différé dans l’immanence du surgissement de l’événement. Dans l’Étoile de la rédemption Rosenzweig écrit : « Le progrès “infini” est un progrès qui ne cesse d’avancer pas à pas et chaque instant est certain de venir à son tour... la véritable idée de progrès ne s’insurge contre rien d’autre que contre la possibilité que le but “idéal” puisse et doive être atteint dès l’instant prochain, peut être même dès celui-ci. Sans cette anticipation, sans cette volonté “de faire venir le Messie avant son heure”, sans cette tentation “de faire violence au royaume des cieux”, l’avenir n’est pas un avenir, mais seulement un passé, indéfiniment étiré et projeté en avant. Car sans une telle anticipation, l’instant au lieu d’apparaître comme éternel, n’est qu’un voyageur qui se traîne interminablement sur la longue route du temps » [21]. Il refuse le verdict de l’histoire et n’attend aucun sens ultime « de la fin de l’histoire ». Le juif en se retirant de l’histoire brûle de l’éternité du feu de l’étoile qui éclaire le chemin de la chrétienté. « Pour nous, écrit Rosenzweig... Notre vie ne s’attache plus à rien d’extérieur; nous avons pris racine en nous-mêmes; sans racines terrestres, éternels voyageurs, nous sommes partout enracinés en nous-mêmes, dans notre propre corps et notre propre sang. C’est cette enracinement en nous-mêmes qui est la garantie de notre éternité ». Ce texte est rédigé alors que le mouvement sioniste est en pleine expansion, il en est le contre point. La vision métaphysique du judaïsme ne tient pas en compte la situation des juifs allemands, les juifs sécularisés n’intéressent pas Rosenzweig; le seul partenaire du christianisme est le juif séparé de l’histoire. On pourrait répondre que les juifs ne sont pas un concept abstrait et s’ils vécurent hors de l’histoire, ils vécurent aussi dans l’histoire. C’est par conséquent à l’essence du judaïsme que Rosenzweig s’intéresse. Le sionisme capitule devant l’histoire en cédant au nationalisme. Si le sionisme pouvait incarner l’impossible, l’utopie, il appartiendrait à la sainteté; s’il n’aspire qu’à vivre au milieu des nations comme n’importe quelle nation il n’aurait pas plus d’importance souligne-t-il qu’une ligue qui lutte contre l’antisémitisme. Il reconnaît pourtant que les juifs aujourd’hui vivent dans l’histoire, mais les États ne font qu’apparaître et disparaître dans le tourbillon de la violence de l’histoire, et de plus ils représentent en eux-mêmes une violence supplémentaire. Il s’adresse aux juifs de la diaspora, bien avant la Shoah. Il se déclare plus proche de Martin Buber qui prône un sionisme culturel, lors même que ses prises de position sur le sionisme sont proches d’Hermann Cohen. Sa conception de la souveraineté nationale est conforme à la Torah. Le mythe originel de l’exil est contenu dans l’exclamation que Dieu adresse à Abraham : Lekh lekha, « Va, pars ! Vers quel pays ? Vers « le pays que je t’indiquerai. » Il ne s’agit pas de retrouver une terre d’origine, celle-ci doit être, précisément, quittée; il s’agit au contraire de se rendre sur la terre marquée par l’étranger, parce que l’homme n’est pas possédé par la terre mais par Dieu, parce que l’enracinement dans le sol est contraire à la rédemption, parce que sa sédentarisation l’installera dans le quotidien, lui fera oublier la puissance du moment. La naissance des nationalismes est-elle autre chose que la sécularisation de Dieu ? La christianisation de tous les peuples ? la chute de Dieu dans la barbarie de l’histoire, l’exaspération théologique des messianismes, politiques, révolutionnaires, marxistes ont vidé le ciel pour mettre aux gouvernes les nationalismes. Les nazis en voulant exterminer le peuple juif voulaient également effacer tout autant l’élément messianique de l’histoire. Pour Rosenzweig l’Église emprunte la voie du monde, avec ses compromissions, mais le peuple juif devait rappeler que la Révélation vient de Dieu et non de l’esprit national, des juifs et non des grecs, des prophètes et non des politiques. Le judaïsme réalise pour les chrétiens une vigilance aiguë de la trans-histoire, les témoins privilégiés de la Révélation, les guetteurs de l’éternité. Témoins des Écritures, témoins du Christ, les chrétiens assurèrent la médiation entre les juifs et les païens dans la diffusion du message universel; sans christianisme pour assurer la prolongation historique du judaïsme, que serait devenu le judaïsme ? Et en retour qu’est-ce qu’un chrétien, comme le demandait Luther, sinon un homme adossé à la Torah ? Demeure dans ce qui les oppose, le conflit de la lettre, celui de l’interprétation, le sens même de l’histoire et de son progrès.
PSYCHANALYSE ET RELIGION
7Freud s’il est héritier de l’Aufklärung, de Darwin, de Copernic, de Voltaire, de Rousseau, n’est pas pour autant héritier des Lumières juives, de la Haskala. L’animosité de Buber contre la psychanalyse n’était pas nouvelle, et Rosenzweig considérait avec Buber que Freud au regard de son apport au judaïsme « pouvait aussi bien ne pas avoir existé » [22]. Une telle remarque de l’un de ses contemporains mérite que l’on s’y intéresse. L’avènement de la psychanalyse est indissociable de celui de la science, de la modernité, et de l’entrée des juifs dans l’histoire, c’est-à-dire de leur sortie de l’éternité. On peut avancer, que la psychanalyse n’eut certainement pas été possible sans le retour sur le temps et l’histoire, sur le passé et son refoulé qui permettent de saisir le présent comme une enclave au cœur du passé. Cette myopie du présent, de l’actuel, de l’histoire dans laquelle les juifs vécurent si longtemps, a les rapports les plus étroits avec la trouvaille freudienne. Pour Freud, le passé n’est pas une catégorie achevée, finie, caduque, il est au contraire, ce qui ne cesse de faire irruption dans le présent. Ce qui ne cesse de témoigner. Le passé n’est pas simple retour du refoulé, il est dans ce qui fait retour, ce qui transforme radicalement le présent. Il n’est ni un refuge, ni un abri, mais une archive qu’on ne cesse d’établir, et qui ne cesse de modifier l’histoire. En faisant de l’homme le sujet d’une histoire, Freud a montré ce que l’histoire contient de fictif, et la fiction de vérité. Cette prise en compte de la temporalité, ce va-et-vient entre le passé et le présent, devient la condition de l’homme moderne, responsable de son destin, étranger aux promesses rédemptrices. L’identité, dans le siècle de l’assimilation, ne se donnait plus comme une et indivisible, mais plurielle, fragmentaire, lacunaire, trouée, captive des mots, de la langue, des identifications. Un tel éclatement de l’identité ne pouvait, au même siècle, être jugulé par les antisémites que par le postulat de la race et du sang. Prendre la parole, ne s’effectue désormais, que d’un lieu marqué par l’oubli, hanté par l’absence, et où s’exerce le sujet. Ce que Freud redoutait par dessus tout fut que sa trouvaille soit réduite à une science juive, assignée à une place où elle aurait été enfermée, ou encore à un de ces monuments d’érudition un peu vain que la Wissenschaft des judentums avait produit. Pourtant sa judaïté fut à chaque fois soulignée, réaffirmée, revendiquée en même temps qu’il défendait avec la même énergie son athéisme et stigmatisait l’obscurantisme religieux.
8Dans une lettre à Oskar Pfister, Freud l’interroge : « tout à fait en passant, pourquoi la psychanalyse n’a-t-elle pas été créée par l’un de tous ces hommes pieux, pourquoi a-t-on attendu que ce fut un juif tout à fait athée ? » [23]. Cette question pour sarcastique qu’elle est, souligne que la psychanalyse pour être inventée, exige la destitution, le partage, la division, la séparation. Comment une telle doctrine peut-elle alors vénérer ce qu’elle brûle ? Comment maintenir le père et vouloir le dépasser ? Comment préserver la structure en libérant les forces ? L’athéisme n’est pas une position idéologique chez Freud, il est la dégradation d’un certain nombre de signifiants, Dieu, la religion, le père, qui permettent d’établir la grammaire singulière propre à chaque sujet. En soulignant que la psychanalyse émane d’un juif « tout à fait athée ». Freud s’inscrit dans la tradition des Lumières, du positivisme et de la science, mais aussi dans celui de l’émancipation qui creusa le lit de la révolte des fils contre les pères. Jamais donc un juif n’aurait pu inventer la psychanalyse s’il était demeuré pieux, s’il avait préservé les valeurs du père. Jamais la psychanalyse n’aurait pu être inventée si la conception de la temporalité n’avait pas été fondamentalement remaniée par la sécularisation du judaïsme. C’est en renouant avec une temporalité historique et chronologique que Freud fait de l’inconscient une archive achronique et atemporelle. Comme tous ses prédécesseurs de l’Aufklärung, il rejette l’idée d’un salut qu’il soit séculier ou messianique. Avec la pulsion de mort et le destin de l’agressivité comme instance d’autodestruction et d’anéantissement, Freud se dégage de Kant comme de Spinoza. La raison seule ne peut rendre compte de la complexité humaine. Il y a une autre instance, un autre lieu, une autre scène qui préexiste à la raison : l’inconscient. Dans cette perspective, il considère avoir assené à l’homme sa troisième humiliation après Darwin et Copernic, celle qui fait que l’homme n’est pas maître dans sa demeure qu’il est plus parlé qu’il ne parle lui-même. Le savoir que Freud dégage avec la psychanalyse s’écarte des savoirs philosophiques parce qu’il n’est pas un savoir constitué mais un savoir qui se révèle à l’homme dans sa singularité et qui engendre non pas un gain de savoir ou une autre rationalité, mais une posture nouvelle devant la vie qui ne relève pas de la pose du philosophe devant l’histoire : « parce que son athéisme était particulier, soulignait Peter Gay, parce qu’il était juif athée qu’il lui a été donné de faire une découverte aussi essentielle que la psychanalyse. » [24]. Il paraît plus cohérent de considérer son athéisme plutôt comme la conséquence de ses élaborations que comme les présupposés de sa doctrine.
9La réponse de Pfister à la lettre de Freud est surprenante mais aussi éclairante «...et que tous les hommes pieux n’étaient pas la plupart du tout digne d’une telle tâche. Et puis, d’ailleurs, premièrement vous n’êtes pas juif ce qui... me fait beaucoup de peine, et deuxièmement vous n’êtes pas athée, car quiconque vit par la vérité, vit en Dieu... je dirai aussi de vous : jamais il n’y eut de meilleur chrétien. » [25]. Si Pfister regrette que Freud ne soit plus juif, il le regrette certainement aussi au sens où l’Aufklärung a fait sortir le juif de son éternité pour le faire entrer dans l’histoire et la sécularisation. S’il en fait un chrétien, c’est au sens où il conçoit la psychanalyse comme une bonne nouvelle faite à l’homme qui serait la version rénovée de la religion. Il dénonce chez Freud à son tour l’illusion que les Lumières ont entretenues, l’ennui, l’absence d’espérance. « Ce monde sans Temple, sans grand art, sans poésie, sans religion, est à mes yeux une île du diable, sur laquelle seul un Satan, et non pas le hasard aveugle, a pu précipiter les hommes. » [26] Car ce à quoi rêve Pfister c’est que la psychanalyse puisse non seulement guérir les hommes, mais aussi les pourvoir d’une foi inébranlable. Institutionnalisée, elle serait la version moderne du salut, le relais de la religion dans la promesse du progrès. On comprend mieux que Freud insiste sur le mot juif parce qu’il est histoire et trajet d’une histoire et récuse celui de pieux parce qu’il est conservatisme, fermeture.
10Si on venait à apprendre aux hommes souligne Freud « qu’il n’y a pas de Dieu juste et tout puissant, pas d’ordre divin de l’univers, pas de vie future, alors ils se sentiront exempts de toute obligation de suivre les lois de la civilisation. » [27] La religion par conséquent occupe dans la civilisation une place de régulation. Elle est depuis Totem et Tabou la première organisation civilisatrice de l’homme, et fonde son éthique sur le renoncement aux pulsions. La mort du père primitif marque la naissance de Dieu. « Dieu est un père exalté, la nostalgie du père est la racine du besoin religieux. » [28] Si la religion n’avait pas tenu un temps cette place dans la civilisation, nous en serions encore au père primitif avant son meurtre, donc il n’est pas question non plus que la religion disparaisse au nom de la raison triomphante car « le chaos que nous avons banni par un travail de civilisation millénaire recommencera »; et puis « même si on savait et on pouvait prouver que la religion n’est pas en possession de la vérité, il faudrait le taire et se conduire comme le demande la philosophie du “comme si” on éviterait ainsi une “cruauté gratuite”. » Qu’on ne se méprenne pas pour autant, Freud ne se livre pas à une défense de la religion. Celle-ci ne saurait se pérenniser dans le temps sans courir le risque de faire régresser la civilisation. La religion serait en quelque sorte la maladie infantile de l’humanité dont il faudra guérir, si on veut que l’humanité progresse. Freud reconnaît à la fois la fonction civilisatrice de la religion et la limite de la civilisation gouvernée par la religion. Mais du même coup s’émancipant de la religion, l’homme aussi doit s’émanciper également de la figure du père que la religion a sécrété et donc de Dieu. La religion n’est qu’une étape de la pensée, comme le père n’est qu’une étape de la construction freudienne depuis la théorie de la séduction jusqu’à Moïse et le monothéisme en passant par l’Œdipe et Totem et Tabou. C’est ce travail de construction qui fait que la pensée de Freud ne s’est pas laissée séduire ni par le marxisme ni par le sionisme, ou par l’espérance messianique. Il a soutenu la cohérence de sa doctrine jusqu’à son renversement dialectique : Du père primitif à Moïse, de la fondation de la loi à son assomption symbolique.
11Freud, pourtant, ne manque pas de souligner la rupture de la pensée scientifique, sa limite, dès qu’il s’agit de Dieu ou du Christ, là où la pensée analytique, au contraire n’est pas arrêtée. Ainsi, poursuit-il, si on déclarait à quelqu’un « tes péchés te seront remis; lève toi et marche » la question serait alors de savoir comment une telle assertion peut-elle se soutenir ? et qui la soutient ? Si c’est le fils de Dieu, c’est une invite à un transfert illimité, si c’est le professeur Sigmund Freud « quel impair » ! [29] La rupture désignée par Freud n’est pas entre science et religion. Elle est dans le fait que la démarche scientifique s’arrête au seuil de l’église, un peu comme Darwin précise-t-il qui, durant la semaine faisait avancer la science et qui se rendait à l’église le dimanche. [30] C’est cela ce qui constitue pour Freud un symptôme qui vient se loger entre la science et la religion. Cette séparation n’affecte pas la science mais la religion, il en veut pour preuve la permission que doivent demander les prêtres à leurs évêques avant d’entamer une analyse. La séparation que Freud stigmatise, interroge le statut de la vérité. Celle du sujet mais aussi celle qui s’oppose au sujet, à savoir l’institution religieuse. La psychanalyse a les moyens d’interpréter la religion dont elle traite les productions comme des délires.
12Dans une lettre à Fliess du 6 février 1899, Freud parle « de le religion de la science ». Jones relate que Freud avait un besoin de « croire en quelque chose » « et pour lui ce quelque chose fut la science avec un grand S. » [31] La psychanalyse est-elle une religion ? De nombreux contemporains de Freud, parmi ses élèves ou ses dissidents en étaient convaincus; Karl Kraus, sarcastique, comparait la psychanalyse à une maladie juive comme le diabète. Dans une lettre à Freud [32], Jones relate qu’un certain Kroubach maître de conférence au collège théologique hébraïque de Cincinnati, exhorte les fidèles à apporter leur contribution financière et généreuse à la psychanalyse. « Qui donnera de l’argent pour la recherche religico-psychanalytique aura fait un pas sur la voie par excellence où l’argent peut se mettre au service de la religion »; Peter Gay, à l’inverse, rapporte que le grand rabbin de New York, Nathan Kress, membre du judaïsme réformé américain, considéra que la psychanalyse « est un mensonge » car elle a « la prétention d’expliquer la réalité de Dieu » [33]. D’autres considéraient que la psychanalyse représentait une subversion grave par rapport à l’enseignement de la Torah car l’enseignement de Freud revenait « à mettre en pièces la conscience du client ». L’institution psychanalytique n’a pas échappé à cette religiosité diffuse et la personne de Freud n’est pas étrangère à ce sentiment. Sa place dans le mouvement psychanalytique en tant que père fondateur de la psychanalyse en témoigne, mais aussi sa théorisation de la fonction du père est un élément essentiel de sa doctrine. La psychanalyse est née du malaise dans la civilisation. De ce point de vue elle s’est trouvée confrontée au religieux, au politique, et à la science.
13Lacan dans sa conférence de presse à Rome en 1974 [34] faisait remarquer : « Si la religion triomphe comme c’est le plus probable, je parle de la vraie religion, il n’y en a qu’une seule de vraie, ce sera le signe que la psychanalyse a échoué » parce que la religion est « increvable » cela parce que la science va produire de tels bouleversements dans l’homme qu’il faut bien donner un sens à la vie. Or qui plus que la religion donne du sens depuis des millénaires ? Un sens à ce qu’est la vie humaine, un sens exigé par la transformation du réel pour répondre au défaut de sens, et dont le nihilisme est l’expression la plus aboutie : le sens de l’absence de sens, celui des intégrismes qui voient dans la rencontre de Dieu avec la modernité, une insupportable alliance. Refaire naître Dieu dans le cataclysme de feu et de sang relève d’un mythe purificateur dont le nihilisme apparaît comme la promesse d’un renouveau.
14La spiritualisation de la psychanalyse a été la tentation de bien des analystes. Françoise Dolto s’insurge contre une conception névrotique, réactionnaire et culpabilisante du catholicisme, pour mieux inciter à vivre comme le Christ : « Allez dans le sens de vos désirs, écrit-elle, parce que si vous y allez vous me trouverez. Vous ne pouvez que trouver Dieu puisque vous êtes sortis de lui... Ta chair c’est une parole de Dieu en même temps que c’est la parole du corps de tes parents... c’est à cette parole de Dieu qui est en toi que tu dois t’identifier. » [35] Lorsqu’on lui demande si la psychanalyse allait se mettre au service de l’Évangile, comme jadis la philosophie, elle répond qu’elle ne s’est pas occupée des rapports de la religion et de la psychanalyse mais de « spiritualité ». « Le livre que j’ai écrit a tenté toutes les religions. Les premiers ont été les juifs, puis les protestants, maintenant les catholiques qui essayent de récupérer mon travail aux fins de soutenir leur religion vis-à-vis de leurs coreligionnaires. Je n’y suis pour rien. » [36] Cette opposition entre l’institution religieuse et la spiritualité courre tout au long de l’histoire de la mystique chrétienne; le désir de Dieu chez les mystiques y est manque à dire, désir de l’absence, désir excédentaire là où la religion dit le manque, l’obture, le gère, l’ordonne. Néanmoins l’expérience mystique participe encore du religieux dans la mesure où elle n’en sort, que parce qu’elle y est déjà entrée. L’institution récupère cette expérience et l’intègre à son corpus. Ce qu’il y a d’ineffable, de mystérieux, de transcendant échappe, poursuit Françoise Dolto, à la psychanalyse parce que l’homme est fini alors que « le désir nous entraîne toujours plus loin » et le sens qui nous interroge au plus profond de nous-mêmes relève du champ de Dieu. Or la psychanalyse prétend échapper au sens, à l’explicatif, dans la mesure où le sujet n’est représenté par des signifiants qui le représentent pour d’autres signifiants. Si au lieu de l’Autre on met Dieu, on passe nécessairement à la dimension d’un transfert infini, illimité, qui entrave toute écriture possible du sujet, puisque celui-ci est renvoyé à un absolu. Ce qui caractérise le champ de l’Autre ce n’est pas seulement qu’il est le lieu intarissable de la langue, mais aussi celui où la langue ne saurait s’inscrire comme toute. L’infini de Dieu n’est pas l’infini de la langue, loin de converger ils ne peuvent que diverger. C’est dans cet écart plus que dans l’union mystique avec Dieu, que l’humanité de l’homme s’exerce dans sa finitude.
15La psychanalyse a été à la fois promesse et menace pour l’institution ecclésiale. Promesse quand il s’est agi de ressourcer une lecture de l’Évangile à la lumière de la psychanalyse, menace quand la psychanalyse devenait l’instrument d’une émancipation et d’une libération de tous les carcans, idéologiques, politiques où religieux qui maintenaient l’homme sous leurs tutelles. Jean-Marie Pohier, théologien et psychanalyste à l’École freudienne de Paris, a été interdit d’enseignement par sa hiérarchie à la suite de ses prises de position : « L’impact essentiel de la psychanalyse sur ma pratique de la théologie, écrit-il, a été de convertir à la finitude le désir où j’étais de connaître Dieu, non point parce que Dieu ne serait pas l’infini mais parce que je suis fini. Je ne puis tenir sur Dieu qu’un discours partiel, marqué du sceau de la contingence et de la finitude qui est la mienne. Et ma façon d’honorer Dieu n’est pas d’échapper à ce lieu qui est le mien mais de dire qu’il est là où je suis. » [37] Cette prise de position inverse l’infini du désir mystique en une finitude humaine de la connaissance de Dieu. L’homme ne peut appréhender Dieu seulement de là où il est, c’est-à-dire, à partir d’une manière de penser, de parler, mais aussi du langage, de l’histoire et de la culture. L’humanité, poursuit-il, n’est pas que Dieu divinise l’homme en le faisant échapper à sa condition humaine, car « Dieu n’est plus tout pour moi... Dieu est Dieu ce qui est déjà inouï ». Cette position permet au croyant de prendre la mesure de sa castration, de sa finitude, sans attendre que tout vienne de la providence ou de faire de Dieu l’échappatoire de son désir. C’est donc une invitation à sortir de l’illusion narcissique dans laquelle l’homme loge la divinité et de la culpabilité de vouloir l’en déloger.
PÈRE DE LA PSYCHANALYSE ET PSYCHANALYSE DU PÈRE
16La place du père est au cœur de l’œuvre freudienne. Père de la psychanalyse, Freud a été tout autant père de la doctrine analytique. Quelles conséquences cette situation a-t-elle eue sur la doctrine et le mouvement psychanalytique ?
17Il fut un temps où Jones laissait à croire que l’invention de la psychanalyse relevait du seul génie de Freud, reléguant dans l’ombre Fliess, son double noir. Une telle attitude qui fait de Freud l’acte de naissance de la psychanalyse, en fait tout autant son acte de décès. La paranoïa de Fliess a été trop communément employée par Freud pour voiler ce qui du transfert était à l’œuvre chez lui. Didier Anzieu insiste bien plus sur « le rôle d’ami, de soutien, de confident, de caisse de résonance, d’amplificateur... Sans Fliess la découverte de la psychanalyse n’aurait sans doute pas eu lieu. » [38] La question qui se pose alors est la place tenue par Fliess auprès de Freud, la limite qu’Octave Manoni interroge : « où passe exactement cette ligne subtile et presque insaisissable qui sépare le délire de Fliess du savoir de Freud ? » [39] De la même manière il souligne à propos de Schreber : « faute de Freud, Schreber est bon pour le cabanon, faute de Schreber, la théorie de Freud devient “la folie de Freud” » [40]. Qu’est-ce donc qui permet d’aborder la théorie de Freud autrement qu’un délire ? Probablement la place et le rôle de père que Freud occupa auprès de ses élèves, la construction doctrinale de l’Œdipe, et la lecture de la psychanalyse par les historiens. Marianne Krüll fait de l’abandon par Freud de la théorie de la séduction, une nécessité pour la doctrine freudienne de sauver le père par l’invention d’une théorie fantasmatique » [41]. La théorie serait en quelque sorte le délire qui masquerait la névrose de Freud et qui se transmettrait chez les analystes de père en fils ! D’où il s’en suit que les analystes à venir ne peuvent eux aussi que sauver le père et être complices de ses forfaits. De plus poursuit l’auteur, Freud devait par ce biais triompher de la tradition judaïque « sans qu’il lui fut permis de toucher à un de ses aspects fondamentaux, celui du respect du père » [42]. La psychanalyse serait l’histoire de cette faute.
18L’insistance chez les historiens de la psychanalyse à traiter de la question du père chez Freud reflète autant la place que celle-ci occupe dans la doctrine freudienne, que la problématique œdipienne de Freud. Le père est autant le symptôme névrotique de Freud que l’axe central de sa doctrine. Pour Marthe Robert nous retrouvons la même préoccupation. Juif est le signifiant de l’humiliation subie par le père dans la trop célèbre histoire du bonnet qui alimenta le désir de vengeance de Freud et qui fut selon elle le moteur de la trouvaille freudienne. Cet épisode a contribué pour elle à forger le mythe d’un père déchu, d’un père « inconsistant et médiocre », qui enferme Freud « dans les limites intolérables de l’infériorité de la naissance » [43] dans l’obsession de l’origine. Cette vision du père impose et ordonne une nouvelle filiation pour Freud. Il sera pour Marthe Robert fils de personne, plutôt que fils d’un père déchu, enfanté par ses œuvres, ayant rompu la chaîne des générations pour s’affranchir « de tous les pères, parents, ancêtres qui le renvoient ensembles à la scandaleuse limitation de l’être ». En faisant de Freud un homme aliéné par sa famille, humilié par l’humiliation que son père a subi, enfermé dans sa tradition, Marthe Robert fait du mythe œdipien de Freud, celui de la psychanalyse. Elle établit une identité entre Freud et la psychanalyse. Loin d’être « un fils de personne » Freud n’a cessé sa vie durant, d’affirmer sa place entre deux cultures, deux langues, deux traditions, qui lui permirent certes d’échapper au destin de la « majorité compacte » mais aussi d’y être confronté. C’est à la suite de l’ouvrage de Marthe Robert, qu’Anna Freud envisagea un comité de défense contre les affirmations mensongères des écrits biographiques. L’histoire de la psychanalyse s’écrit aussi dans ce qu’en écrivent les historiens de la psychanalyse. De la même manière David Bakan n’hésite pas à traiter Freud d’apostat, et Yerushalmi de voir dans la psychanalyse « un judaïsme sans Dieu » [44]. La psychanalyse serait au bout du compte un monothéisme laïque, réconcilié avec la figure du père, une expiation de son meurtre.
19Cette prépondérance de la figure du père chez Freud se retrouve dans sa correspondance avec ses élèves. À Jung, Freud écrit le 17 novembre 1908 que Fliess « a développé une belle paranoïa après s’être débarrassé de son penchant pour moi ». Effrayé par les désastres d’une telle amitié, Jung lui demande de n’avoir d’autre relation que « celle d’un père et d’un fils » [45]. C’est exactement dans les mêmes termes que se fera leur rupture. De la même manière il met Abraham en garde contre Fliess. « Je suis sûr que vous ne nous trahirez pas auprès de lui ». [46] Ce thème de la trahison tient là aussi autant à la personne de Freud qu’à sa doctrine. Quiconque s’écarte de la doctrine s’éloigne nécessairement de Freud.
20Freud dénoncera ainsi « la gentille petite paranoïa » d’Adler [47] et demande à Jung d’user avec lui « avec la prudence psychiatrique qui s’impose » [48]. Le 6 octobre 1910, dans une lettre devenue célèbre, Freud relate à Ferenczi la leçon qu’il a tiré de sa relation avec Fliess « d’avoir réussi là où le paranoïaque échoue ». Quelques semaines avant sa mort Ferenczi fustigeait lors du congrès de Wesbaden l’hypocrisie des analystes, le fonctionnement sectaire de l’Association, et le rôle joué par la didactique au cœur de l’institution. La théorie psychanalytique est-elle au service du père où des analystes ? Le diagnostic concernant Ferenczi avait déjà fusé dans la bouche de Freud, lorsqu’il faisait part à Jones « d’une dégénérescence psychique qui a pris la forme d’une paranoïa qui s’est développée simultanément avec sa logique terrifiante. » [49] Dans son journal clinique, Ferenczi souligne ce que lui inspire l’attitude de Freud vis-à-vis de la doctrine, et le lien que celui-ci noue avec ses disciples. « Que le père doit mourir quand le fils devient grand, explique sa peur de permettre à quelconque de ses fils de devenir indépendant. » [50] Toute la doctrine freudienne n’a été mise en place que pour éluder la véritable question, celle de la castration de Freud. Il écrit : « Dans sa conduite Freud joue seulement le rôle du Dieu castrateur, il ne veut rien savoir du moment traumatique de sa propre castration dans l’enfance. Il est celui qui ne doit pas être analysé. » [51] La question que pose à juste titre Ferenczi est celle de l’origine des signifiants : d’où vient que Freud dit « le vrai sur le vrai » ? Qui l’a fait roi ? Faute de ne vouloir rien en dire « pour ne pas risquer son autorité » Freud conforte son image de père et renvoie à ses disciples celle de fils ou de cher héritier. Il peut à juste titre mettre sur le compte du transfert l’attitude de ses élèves à son égard comme il l’écrit à Johannes Marcinowski, mais il n’en demeure pas moins pour autant que Freud occupe pour la psychanalyse le signifiant de l’origine, là où il n’est question que de l’origine des signifiants. La paranoïa est le signifiant de la dissidence contre Freud, elle est à la fois un opérateur de la construction du savoir et la fabrique d’une transmission orientée un temps sur les « chers fils » ou les « chers héritiers ».
21« Je crois que vous m’enfermez tous dans un rôle de père... Tantôt je suis le vieux père honoré qui mérite piété et compréhension... tantôt le sinistre tyran qui punit toute manifestation d’indépendance par l’exclusion, ou enfin Chronos qui dévore ses propres enfants... je pense que ce ne sont là qu’illusions dues aux jeux de miroir du transfert. » [52] Abraham Kardiner se souvient de son analyse avec Freud. « Pendant des dizaines d’années hélas ! le moindre désaccord avec les idées de Freud a été mis sous le compte de l’ambition personnelle, du désir de renchérir sur Freud, ou de la résistance, ou tout simplement de la folie. Ceux qui s’étaient institués les gardiens de l’orthodoxie ont systématiquement découragés, toutes les tentatives d’innovation : ils avaient acquis des intérêts dans la conservation du pouvoir et de l’influence qui était les leurs, et ils ne pouvaient se maintenir qu’en gelant la recherche dans la forme où celle-ci se trouvait, ce qui disqualifiait automatiquement toute nouveauté. Il en résulte, entre autres, que le système de références fut lui aussi immobilisé tel quel. Si l’on n’est pas analyste on est immanquablement conduit à comparer une telle description avec l’endoctrinement des fidèles par un dogme religieux. Une science qui bloque ainsi sa propre connaissance se met à ressembler à un culte. » [53] Le père ne peut se prévaloir d’être père en prétendant l’être et l’incarner car tout ce qui relève de la fonction et du père, relève du rapport qu’il entretient avec la dette symbolique, avec la loi.
MOÏSE : POUR SORTIR DU PÈRE
22En abordant le Moïse, Freud s’attaque à la question de la vérité historique et de la vérité matérielle. Le texte biblique loin d’éclairer le lecteur, l’égare, son récit est rendu opaque par les différentes versions qui en dérobent le sens. L’écriture voile l’événement qu’elle prétend révéler, elle recouvre ce qu’elle décrit. Elle est trace d’une absence, d’une irréversible perte, d’un point d’origine qui ne peut être atteint. La vérité dès lors ne saurait être assignée à une présence textuelle. Elle parle d’ailleurs, elle est en exil au regard du texte. Ce qui nous en parvient ce sont les déformations. « Qu’il en va de la déformation d’un texte comme d’un meurtre. » Il reconnaît les traces de ce meurtre dans tout ce qui a été omis, rejeté, exclu, rajouté; l’effacement d’une trace demeure comme trace de cet effacement, de sorte que la trace contient une exigence de vérité fondamentale. S’il existe plusieurs écarts dans la lecture qu’on peut faire d’un texte, ceux-ci ne tiennent pas à des divergences d’interprétations ou d’exégèse mais à des temporalités différentes qui hantent le texte. Comment la conviction dans de tels récits peut-elle être emportée ? Il faut qu’il y ait un acte fondateur suffisamment fort qui puisse permettre le passage d’un temps à un autre. Cet acte, c’est le meurtre du père pour Freud. L’origine pour autant serait-elle l’acte ? Peut-on replier l’origine sur l’acte, et les fondre en un temps commun ? C’est cela même que Freud a repoussé dans Totem et Tabou. L’acte ne dit rien de ce qui l’a suscité, de ce qui l’a précédé et instruit. L’origine est par conséquent renvoyée toujours à une origine de l’origine. Elle ne peut être appréhendée que dans la répétition. Ce qui partage la vérité historique de la vérité matérielle c’est le meurtre du père, en tant qu’il recèle le savoir inconscient. Freud en avait pressenti la nécessité et l’exigence vingt-cinq ans auparavant avec le meurtre du père primitif, il en prend acte maintenant avec Moïse. Avec Moïse, c’est le père primitif qui entre dans l’histoire, on passe ainsi d’une fabrique du mythe à celle d’une fiction historique, ou encore comme il l’avait initialement désigné, « un roman historique ». À quelques nuances près toutefois, le meurtre de Moïse est postérieur à la loi, alors que c’est le contraire avec le père primitif, c’est le meurtre qui précède la loi. Freud s’en explique en soulignant que : « le cadre de la religion de Moïse n’offrait aucun espace à l’expression directe de la haine meurtrière du père » [54]. Il fallait par conséquent, pour ne pas renoncer à la promesse d’élection, disculper Dieu en rejetant la culpabilité sur les hommes. Le meurtre de Moïse s’impose pour Freud comme une nécessité d’écriture. Là où aucune trace, aucun récit, aucun écrit ne pouvait attester, relater le meurtre du père primitif, le meurtre de Moïse se révèle pleinement à la lumière de la doctrine freudienne comme un opérateur de l’écriture, c’est-à-dire de la dette symbolique contractée par chacun, avant d’être celui du crime réel qui reste énigmatique. C’est par ce meurtre que Freud ouvre la possibilité du refoulement dans l’histoire. C’est l’écriture qui sert de pierre tombale à Moïse. Pour les juifs jusqu’alors, la mémoire c’est le réel qui dure, tout le passé était contenu dans le présent, de sorte qu’il n’y avait de présent que passé. Freud va bouleverser cette conception de la temporalité, en décodant, en repérant dans les symptômes présents les enclaves du passé, l’histoire refoulée.
23Faute d’avouer le meurtre du père, la culpabilité ne put être résorbée, elle s’est trouvée au contraire exacerbée. Freud là-dessus rejoint saint Paul. Lacan [55] dans son séminaire sur l’éthique faisait remarquer cet étrange christocentrisme de Freud. Dieu dans le judaïsme n’est pas le père. C’est une altérité absolue, imprononçable, dont le nom ehyé asher éhyé, je suis ce que je suis, ne renvoie à rien d’autre. Le christocentrisme de Freud est lié à la fonction qu’il attribue au surmoi, à sa violence que Paul a reconnu comme celle de toutes les exigences, de tous les renoncements, de tous les sacrifices. Or nous dit Freud, l’aveu du meurtre que les juifs n’ont pas fait, a produit une culpabilité « qui était insatiable » et rendait « les commandements toujours plus rigoureux, plus vétilleux et aussi plus mesquins. » [56] Les juifs purent atteindre « des hauteurs éthiques qui étaient restées inaccessibles aux autres peuples antiques ». Ainsi, plus la loi morale se fait exigeante pour le sujet plus elle renforce chez lui les exigences du Surmoi, de sorte que les plus vertueux s’accusent d’être les plus grands pêcheurs. Or le christocentrisme de Freud ne désigne pas la loi symbolique qui inscrit le sujet dans la dette, c’est au contraire une « loi du Surmoi », qui traduit l’impasse symbolique du sujet, l’impossibilité pour lui de résoudre la question du père autrement qu’en en faisant une instance intériorisée dont on ne peut se débarrasser de crainte de perdre l’amour qu’il nous porte. Le renoncement à l’exigence pulsionnelle est alors plus supportable que la menace de perdre l’amour du père. Mais jusqu’à quel point peut-on accepter tous les renoncements sans que ceux-ci ne se retournent contre soi ? Freud a montré que l’enfant pour ne pas perdre l’amour du père, retournera sur lui-même sa propre méchanceté, par identification au père idéal. C’est ce qui va constituer le Surmoi, comme héritier du complexe d’Œdipe dont Freud nous dit qu’il est la voix morale, l’impératif catégorique et inconditionnel de Kant. Tant que l’image idéale d’un père digne d’être aimé subsistera, la fonction du Surmoi sera d’assurer en soi cette présence du père. Freud établit le lien entre la préservation de l’amour et la nécessité de son retournement en méchanceté sur soi, soulignant ainsi que les racines de l’amour sont alimentées par la cruauté du Surmoi, par la répression de la haine. C’est cette haine dont le destin est d’être inhibée pour qu’advienne l’exigence éthique et morale de l’amour du prochain. Aimer son prochain comme soi-même, commandement que Freud trouve abusif, ignore de quel amour ce « soi-même » est alimenté. En substituant l’amour à la loi, Paul prend nécessairement le risque de voir la haine déferler sur le prochain, puisque aucune loi ne pourra endiguer cette haine. Ce commandement ne peut être atteint que parce que l’homme demeure dans la méconnaissance de « sa propre méchanceté », c’est-à-dire, celle qu’il nourrit à l’égard de lui-même, mais aussi à l’égard d’autrui. Car jusqu’à quelle limite pourrais-je encore aimer mon prochain ? Jusqu’à quand mon prochain reste-t-il mon prochain ? Quelle est la limite de l’altérité ? En substituant la foi à la loi, Paul fait de l’amour un principe unificateur, au point d’en faire un principe de l’universel. L’amour devient l’unique commandement, celui qui réalise tous les autres. Mais quelle est la garantie que l’amour reste l’amour ? L’aveu, le repentir, serait-il alors ce qui vient pacifier le sujet, en effaçant toutes les exactions qu’il a commises ? La violence du Surmoi cesse-t-elle de s’exercer pour autant qu’elle est avouée ? Paul en abolissant la loi, n’abolit pas pour autant les exigences pulsionnelles, ni la méchanceté de l’homme. Il institue dans l’exigence d’amour, l’abolition de la dette symbolique, dette générationnelle. La loi ne se laisse pas réduire à la loi, elle excède la loi, elle ne saurait se dire ni se réaliser toute, mais cheminer dans la faille de chaque sujet à la fois comme promesse et exigence de mon rapport à l’autre. La loi par conséquent ne se donne pas une fois pour toute, mais elle exige d’être traversée par chaque génération; la mort d’un homme ne peut sauver les hommes, mais la mort d’un homme concerne tous les hommes. Freud a méconnu que l’esprit des prophètes ne consacre pas seulement, la révolte, l’insurrection, ou l’indignation, contre les tyrannies, les oppressions et les injustices, il s’est voulu aussi une voix, au-delà des mots, des sacrifices des rites, et des prescriptions, qui rappelle et renouvelle la loi dans ce qui excède le message, la promesse, la bonne nouvelle : la parole.
24L’écriture du Moïse, comme en témoigne la correspondance avec A. Zweig, se fait dans un climat d’abattement et de découragement chez Freud. Son projet lui paraît démesuré et redoute d’avoir « érigé une statue effrayante de grandeur sur son socle d’argile, de sorte que n’importe quel fou pourra la renverser » [57]. Ce travail ne lui paraît « ni bien assuré et ne [lui] plaît pas tellement » [58], car « enlever à un peuple l’homme qu’il honore comme le plus grand de ses fils n’est pas une chose que l’on entreprend volontiers ou d’un cœur léger surtout quand on appartient soi-même à ce peuple » [59]. Le juif n’est plus pour Freud une figure immuable, éternelle, atemporelle, pas plus que l’exil n’est la pérégrination des juifs à travers les peuples, ni l’attente d’un messie rédempteur, ni la quête d’une terre promise n’est promesse de félicité et de paix. Le retour n’est pas retour à, mais un retour de. Il faut en revenir avant d’y retourner; car le retour au même, à l’identique est illusoire, utopique, mythique, il nourrit le mirage d’une restauration de ce qui a été perdu, la résurrection de ce qui est mort, le fantasme de revenir au point de départ et tenir pour nulle la traversée de l’histoire. Freud au contraire nous invite à nous écarter de la fascination de réintégrer le point mythique de l’origine, du retour aux sources, et refuse de considérer ceux-ci comme ce qui fondent un sujet dans son identité. Il invite au contraire à prendre acte de ce qui se transforme, s’altère, se métamorphose, pour mieux saisir l’homme qui est en exil de lui-même, l’étranger qui habite en chacun. L’égyptianité de Moïse réside par conséquent en chacun de nous, elle réside là où l’origine se prétend originelle. Freud établit une hétérogénéité dans chaque homme là où les nazis opposèrent l’homogénéité de la pureté de la race aryenne. Freud avait repéré ce renversement chez les Allemands, voyant dans les raisons de l’antisémitisme une barbarie toujours à l’œuvre. Avec l’égyptianité du Moïse Freud opère un renversement : l’identité d’un sujet n’est pas identique au sujet, mais à l’étrangeté qui l’habite. En faisant de Moïse un Égyptien, Freud procède à une nouvelle filiation du judaïsme, il établit une hétérogénéité à l’intérieur du judaïsme. Il souligne qu’il n’y a pas de signifiant originaire que l’origine exige, impose et nécessite le mélange, le métissage, l’hybridation. À ceux qui avaient décrété l’élection auto-engendrée de leur peuple, Freud oppose l’homme qui forge son destin en le dépassant, en le transcendant, en refusant d’être captif de quelque identité qui soit. L’élection n’est pas l’auto-proclamation du national socialisme, elle vient de l’Autre. De la même manière il répond à Jung sur ses considérations de l’inconscient aryen [60]. Accablé par l’immensité de sa tâche et le défaut cruel de preuves historiques relatif au Moïse, Freud souhaite garder secret son travail. Cette nécessité du secret n’est pas sans rapport avec l’écriture du Moïse de Michel-Ange qu’il ne signa que dix ans après. Accoler son nom à celui de Moïse était déjà à l’époque conçue comme un « déshonneur » fait à Moïse. Ce n’est qu’en 1924, qu’il reconnaîtra comme il l’écrit à Edoardo Weiss cet « enfant illégitime » et dans lequel nous voyons préfigurer une autre illégitimité : celle de Moïse égyptien. Le secret dans lequel Freud veut tenir son travail nous semble avoir les plus étroits rapports avec le nom propre, et la question du père. L’enfant illégitime interrogeait la paternité de Freud, de ses œuvres. Freud ne pouvait nommer de son nom ce Moïse-là. Souvenons-nous des évanouissements de Freud quand il voyait sa place de père contestée, essentiellement avec Jung mais aussi avec Fliess. L’évanouissement a laissé place à l’effacement. Dix ans après il consent à donner son nom à cet enfant illégitime, c’est là seulement que Moïse est nommé du nom de Freud. La voie est maintenant ouverte pour affronter une autre illégitimité : celle de Moïse égyptien. Après avoir écrit l’homme Moïse, Freud, dans sa note préliminaire I, a de nouveau la tentation de garder secret son travail. Il y a certes l’antisémitisme de l’Église qui le pousse à pareille discrétion mais il est aussi envahi par une étrange rêverie, celle de voir son manuscrit tomber dans l’oubli avant de pouvoir en sortir et « aller à la lumière » un jour, trouvé par « quelqu’un qui sera parvenu aux mêmes conclusions et aux mêmes vues : “Il eut déjà quelqu’un en des temps obscurs, qui pensa la même chose que vous” ». Freud inscrit son travail dans une double nécessité : celle d’être frappé par l’oubli, c’est-à-dire être soumis au travail du refoulement, et celle d’être ensuite découvert par un autre. Ce n’est plus du nom de Freud que l’on nommera la psychanalyse, mais du nom de celui qui l’aura redécouverte, et de ce fait seulement fera passer le nom de Freud à la psychanalyse. Il y a dans ses propos un changement radical dans l’attitude de Freud, qui n’est plus maintenant de lier une œuvre à un nom, mais de faire qu’un nom quelconque fasse passer l’œuvre à la postérité. Cela suppose comme le suggère Freud qu’il y ait une réinvention de la psychanalyse. Ceci marque une rupture avec la figure de Freud comme père de la psychanalyse. Celle-ci pour se transmettre n’impose plus le nom de Freud pour garantir sa transmission mais exige d’en passer par sa redécouverte. Telle est la métaphore du manuscrit oublié, le redécouvrir n’est pas simplement l’exhumer et le sortir de l’oubli, mais montrer en quoi l’oubli constitue une mémoire toujours actuelle de ce qui se transmet. Le temps des « chers héritiers » et des « chers fils », successeurs du père et du maître est bien loin. L’héritier n’est pas celui qui vient après, pas plus qu’il n’est le garant de la transmission ou le gardien de la doxa. L’héritier est celui qui est venu, tard après Freud, et qui fait de son nom propre, l’expérience de la trouvaille freudienne, et assure le passage de Freud à la psychanalyse. Le nom propre devient quelconque, il assure un passage, non une fonction. Freud conçoit non seulement le Moïse, mais toute la doctrine analytique comme un véritable travail d’archéologue qui n’aurait pas fini de délivrer toutes ses énigmes. La lecture est écart où le présent n’est pas simple réactualisation du passé, remémoration, souvenir, mais transformation du présent lui-même. En nommant l’homme Moïse du nom de Freud, Freud s’extrait de l’irrévocable nom de Moïse, tout en réalisant l’assomption de la loi symbolique qui fonde l’altérité dans le sujet. La véritable filiation ne concerne ni le sang, ni la terre, ni le nom propre mais l’inscription de chaque homme dans une généalogie des signifiants qui lui permette de produire l’héritage plus que de le recevoir.
POUR CONCLURE
25La psychanalyse est née du malaise dans la civilisation. Elle s’inscrit dans l’histoire, la science, la modernité, et a tenu pour suspect toute dimension rédemptrice de l’homme, refusant de se considérer comme une weltanschauung. Dieu n’est pas le père pour le monothéisme juif, il ne l’est que dans la religion du fils. La théorisation de Freud de la question du père touche à la problématique de la castration qui s’inscrit dans l’axe des générations. Certes le ciel est vide pour Freud, mais c’est précisément ce vide qui a fonction de trou, d’incomplétude du symbolique qui fait que tout ce que nous nommons manque à dire, et c’est ce manque qui selon qu’il est comblé ou qu’il demeure troué qui fige les signifiants de notre histoire ou au contraire leur donne une fluidité qui ne tient rien pour définitivement acquis. Ce qu’il importe ce n’est pas que Dieu existe, souligne Stéphane Moses dans son commentaire de Rosenzweig, mais de le faire exister, de permettre à l’homme de réinvestir la dimension de l’absolu qui a été réduite par le nivellement de l’altérité. Aujourd’hui comme naguère la psychanalyse est confrontée au malaise dans la civilisation. L’intégrisme est la tentation nihiliste de faire exister Dieu en le retranchant de l’histoire de la civilisation et de passer ainsi de Dieu le père au père de Dieu.
26La méfiance de Freud au regard du religieux, et du recyclage des espérances messianiques ne peut mieux être illustrée que la compréhension qu’il avait du sionisme, à la croisée des chemins du religieux, du nationalisme, du messianisme quand il déclara un jour au fils de Hertzl venu le consulter : « votre père est d’une « race très rare et dangereuse. Elle comprend les Garribaldi, les Edison, les Lénine. Je les nommerai simplement les opposants les plus acharnés de mes travaux scientifiques. Il est de mon travail sans prétention de simplifier les rêves, de les rendre clairs et ordinaires. Eux au contraire en rendant les résultats confus les renversent, commandent au monde tandis qu’ils restent eux-mêmes de l’autre côté du miroir psychique. Ils forment un groupe spécialisé dans la réalisation des rêves. Je m’occupe de psychanalyse, ils s’occupent de psycho-synthèse... ce sont des valeurs souterraines du monde inconscient... restez éloignés d’eux jeune homme, restez éloignés même si l’un d’eux était votre père... peut-être pour cette raison même » [61].
Mots-clés éditeurs : Sionisme, État, Émancipation, Histoire, Mémoire, Messianisme, Identité, Père, Eternité, Sécularisation, Assimilation, Religion, Science juive, Dieu
Notes
-
[1]
I. Wolf, Comment concevoir une science du judaïsme, Pardès 19/20, p. 43.
-
[2]
G. Zimra. Freud, les juifs, les Allemands, Erès, 2002.
-
[3]
C.W. Dohm, De la réforme politique des juifs, Stock, 1984, p. 51.
-
[4]
O. Weininger, Sexe et caractère, Lausanne, Ed. L’Âge de l’homme, 1975, p. 247.
-
[5]
Cité par Le Rider, Modernité viennoise, p. 215.
-
[6]
Communauté nouvelle, n° 24.
-
[7]
H. Cohen, Germanité, judaïté, Pardès n° 5, p. 41.
-
[8]
H. Cohen. L’Éthique du judaïsme, Paris, Verdier, pp. 230-231.
-
[9]
V. Klemperer, LTI, Paris, Albin Michel, 1996, p. 265.
-
[10]
G. Scholem, Fidélité et utopie, Paris, Calman-Lévy, 1978, p. 102.
-
[11]
L’Éthique du judaïsme, p. 286.
-
[12]
H. Rauschning, Hitler m’a dit, éd Aimery Somogy, 1979, p. 196.
-
[13]
G. Scholem, Fidélité et utopie, p. 54.
-
[14]
Ibid.
-
[15]
M. Buber, Trois discours sur le judaïsme, cité par G. Scholem, Fidélité et utopie, pp. 145-146.
-
[16]
M. Buber, Judaïsme, Verdier, p. 65.
-
[17]
Ibid., p. 66.
-
[18]
A. Altmann, Les cahiers de la nuit surveillée 1982, n° 1.
-
[19]
S. Moses, Système et révélation, Paris, Seuil, 1982, p. 211.
-
[20]
G. Scholem, Cahiers de la nuit surveillée, n° 1,1982, p. 24.
-
[21]
F. Rosenzweig, L’étoile de la Rédemption, Paris, Seuil, 1982, p. 140.
-
[22]
P. Gay, Un Juif sans Dieu, Paris, P.U.F., 1989, p. 97.
-
[23]
Correspondance Freud-Pfister, Paris, Gallimard, 1966, lettre du 9 octobre 1918.
-
[24]
P. Gay, Un juif sans Dieu, Paris, P.U.F., 1989, p. 43.
-
[25]
Correspondance Freud-Pfister, lettre du 29 novembre 1918.
-
[26]
Ibid., lettre du 24 novembre 1927.
-
[27]
S. Freud, L’avenir d’une illusion, Paris, P.U.F., 1976, p. 50.
-
[28]
Ibid., p. 31.
-
[29]
Lettre de Freud à Pfister, 25 novembre 1928.
-
[30]
Lettre de Freud à Pfister, 16 février 1929.
-
[31]
E. Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Tome I, p. 40.
-
[32]
Ibid., Lettre de Jones à Freud, 23 janvier 1931.
-
[33]
U n juif sans Dieu, op. cit., p. 74.
-
[34]
Lettres de l’école freudienne n° 16.
-
[35]
Interview aux Informations Catholiques Internationales le 15 novembre 1974, n° 450.
-
[36]
Lettre adressée à J.M. Sauret publié dans Croire ?, Privat, 1982, p. 119.
-
[37]
Les conséquences d’une familiarité de 20 ans avec la psychanalyse sur ma pratique de la théologie. Concilium n° 135, mai 1978, cité par J.M. Sauret p. 131.
-
[38]
D. Anzieu, L’auto-analyse de Freud, p. 164.
-
[39]
O. Manoni, Clef pour l’imaginaire, Seuil, 1969, p. 117.
-
[40]
O. Manoni, Ça n’empêche pas d’exister, p. 26.
-
[41]
M. Krüll, Jacob fils de Schlomo, Paris, Gallimard, 1983, p. 240.
-
[42]
Ibid., p. 240.
-
[43]
M. Robert, d’Œdipe à Moïse, Paris, Calman Lévy, 1974, p. 275.
-
[44]
H.Y. Yerushalmi, Le Moïse de Freud, Paris, Gallimard, 1991, p. 186.
-
[45]
Correspondance Freud-Jung, Paris, Gallimard, lettre du 20 novembre 1908.
-
[46]
Correspondance Freud-Abraham, Paris, Gallimard, 1969, lettre du 13 février 1911.
-
[47]
Ibid., lettre du 22 janvier 1911.
-
[48]
Ibid., lettre du 13 juillet 1911.
-
[49]
Correspondance Freud-Jones, lettre du 23 mai 1933.
-
[50]
S. Ferenczi, Journal clinique, Paris, Payot, 1985, p. 254.
-
[51]
Ibid., p. 258.
-
[52]
Lettre inédite du 22 novembre 1912 à Johanes Marcinowski, cité dans la correspondance Freud-Biswanger, 1908-1938, Paris, Calman Lévy, 1995, p. 19.
-
[53]
A. Kadiner, Mon analyse avec Freud, éd. Belfond, 1978, pp. 173-174.
-
[54]
Ibid., p. 240.
-
[55]
J. Lacan, Le séminaire, l’Éthique de la Psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, pp. 197-224.
-
[56]
S. Freud, L’homme Moïse et le monothéisme, Folio Gallimard, p. 240.
-
[57]
Correspondance Freud- A. Zweig, Paris, Gallimard, 1973, lettre du 16 décembre 1934.
-
[58]
Ibid., lettre du 30 septembre 1934.
-
[59]
L’homme Moïse..., p. 63.
-
[60]
C.G. Jung, « La psychothérapie en 1934 », in Cahiers de psychanalyse jungienne, n° 96, Autonome 99, p. 51.
-
[61]
Cité par A. Falk, pp. 380-381, in J. Chemouni, Freud et le sionisme, Ed. Solin, 1988, p. 145.