Notes
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[*]
Conférence lue le 14 septembre 2002 à Rennes, lors d’une après-midi de travail consacrée au thème « Père et idéaux » et qui réunissait Jean-Claude Stoloff, Guy Roget et René Péran.
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[1]
J.P.Valabrega, Les Mythes, conteurs de l’Inconscient, Paris, Payot, 2001.
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[2]
J. Lacan [1956-1957], Livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 263.
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[3]
Nous connaissons bien une autre histoire de père qui réprimande. C’est l’histoire d’un jeune garçon un peu plus âgé que ne l’était le petit Hans qui s’introduit lui aussi dans la chambre de ses parents et qui, sans aucun scrupule, se met à uriner dans le pot de chambre. Son père, Jacob, le réprimande et dit notamment au jeune Sigismond : On ne fera rien de ce garçon. Freud S. [1900], L’Interprétation des rêves. P.U.F., 1967, p. 191.
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[4]
Je crois judicieux d’abandonner dès maintenant l’étude des interprétations mythologiques s’agissant de l’origine culturelle du mythe, origine indienne, védique (Reinach S. [1907], « Aetos Prometheus », in Cultes, mythes et religions, Ed. Robert Laffont, 1996, pp. 468-484 et Sechan L., [1951], Le Mythe de Prométhée, Paris, P.U.F., 2e éd., 1985, p. 11), origine indo-européenne et grecque (Vernant J.P. et Bonnafé A., [1981], « Essai et préface », in Hésiode. Théogonie, La naissance des dieux, traduit par A. Bonnafé, Paris, éd. Rivages poche, 1993, pp. 7-50), origine mésopotamienne (Duchemin J., Prométhée, Paris, Les Belles Lettres, 1974, pp. 33-46) ou s’agissant de la « raison » du mythe (Vernant J.P., « Raisons du mythe » et « Le Mythe prométhéen chez Hésiode » in Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, éd. La Découverte, 1974, pp. 177-250), en tant que mémoire d’un rituel religieux sur le feu (Séchan L., 1951, Le mythe de Prométhée, P.U.F., 2e éd., 1985, p. 2) ou en tant qu’explication historique de la conquête du feu (Frazer J.G., [1930], Mythes sur l’origine du feu, traduit de l’anglais par G.M.M. Drucker, Petite Bibliothèque Payot, éd. 1991, pp. 216 et 244). Quant aux versions littéraires du mythe, voir Trousson E., Le mythe de Prométhée et la littérature européenne, Genève,2 tomes.
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[5]
Hésiode, Les Travaux et les jours, Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1928, texte traduit et introduit par P. Mazon, 14e tirage, 1993, vers 80 à 100 p. 89. « Mais la femme, enlevant de ses mains le large couvercle de la jarre, les dispersa par le monde et prépara aux hommes de tristes soucis. Seul, l’Espoir restait là, à l’intérieur de son infrangible prison, sans passer les lèvres de la jarre, et ne s’envola pas au dehors, car Pandore déjà avait replacé le couvercle, par le vouloir de Zeus, assembleur de nuées, qui porte l’égide ».
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[6]
Hésiode, Théogonie, La naissance des dieux, traduit par A. Bonnafé, Ed. Rivages poche, vers 570 à 591, p. 111-113. « Zeus forgea un mal pour les humains. Prenant de la terre, le très illustre Boiteux modela la semblance d’une vierge respectée (...). La déesse aux yeux clairs, Athènè, la ceignit, la para d’un vêtement éblouissant de blancheur, (...) de la tête aux pieds l’enveloppa d’un voile savamment brodé, une merveille pour les yeux, (...) déposa une couronne de fleurs des prés sur sa tête, (...) puis un diadème d’or (...) forgé en mille ciselures savantes (...) L’émerveillement tenait cois dieux immortels et mortels humains à la vue de la profondeur de la ruse : contre elle les humains ne peuvent rien. C’est de celle-là que provient la race des femmes, (...) grand fléau pour les mortels ».
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[7]
Si dans la Genèse, la première femme incarne la tentation de céder aux pulsions, avec Hésiode, elle symbolise la naissance à la conflictualité. Elle est à la fois celle qui inspire l’émerveillement, celle qui tient cois dieux et mortels, celle qui, en noble épouse, est faite et bien faite pour le cœur. Elle est en même temps le grand fléau pour les mortels, celle qui, insatiable – car il lui en faut Plus qu’Assez – est œuvre de souci, œuvre de douleur. Elle représente le conflit incessant par opposition à la paix éternelle. Elle est Dolos, Tromperie. Elle symbolise Eris, la Lutte, contre laquelle l’homme ne peut rien d’autre qu’espérer. Elle balance sans trêve le mal et le bien.
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[8]
J.C. Stoloff soutient à juste titre que le progrès de la civilisation repose en partie sur la disjonction de ces deux figures paternelles, disjonction que l’avènement du monothéisme à tenter d’opérer. J.C. Stoloff,« De la difficulté à être père », in Topique, n° 72, Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 2000, pp. 67-87.
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[9]
Soulignons que le récit hésiodique sur Prométhée est introduit par un court poème évoquant l’existence de deux sortes de violence, de lutte, l’une bénéfique, l’autre cruelle et néfaste. « Ne disons plus qu’il n’est qu’une sorte de Lutte : sur cette terre, il en est deux. L’une sera louée de qui la comprendra, l’autre est à condamner. Leurs deux cœurs sont bien distants. L’une fait grandir la guerre et les discords funestes, la méchante ! Chez les mortels, nul ne l’aime; mais c’est contraints, et par le seul vouloir des dieux, que les hommes rendent un culte à cette Lutte cruelle. L’autre naquit son aînée de la Nuit Ténébreuse, et le Cronide, là-haut assis dans sa demeure éthérée, l’a mise aux racines du monde et faite bien plus profitable aux hommes. Elle éveille au travail même l’homme au bras indolent : il sent le besoin de travail le jour où il voit le riche qui s’empresse à labourer, à planter, à faire prospérer son bien : tout voisin envie le voisin empressé de faire fortune. Cette lutte-là est bonne aux mortels. Le potier en veut au potier, le charpentier au charpentier, le pauvre est jaloux du pauvre et le chanteur du chanteur. » Hésiode, Les Travaux et les jours, vers 11 à 26, pp. 86-87.
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[10]
L’origine charnelle des hommes est classiquement attribuée à Prométhée notamment chez Ésope, Lucien, Ovide, Phèdre et Platon.
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[11]
Abraham K., [1909], « Rêve et mythe, contribution à l’étude de la psychologie collective », in Œuvres complètes-I, Payot, 1965, p. 108.
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[12]
S. Freud, [1932], « Sur la possession de feu », in Résultats, idées et problèmes II, P.U.F., 2e ed. 1987, p. 191 « L’homme des origines, contraint à comprendre le monde extérieur à l’aide de ses propres sensations corporelles et des relations corporelles, n’avait pas été sans apercevoir et sans utiliser les analogies que lui indiquait le comportement du feu ».
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[13]
J. Lacan, « Kant avec Sade », in Les Écrits, Paris, Seuil, 1966.
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[14]
Du IIe au Ve siècle de notre ère, les philosophes théologiens, tels Tertullien, Lactance, saint Augustin ou Fulgence, verront dans Prométhée la figure du faux créateur des hommes. Ils opposèrent le vrai Prométhée chrétien au faux Prométhée grec.
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[15]
En 1730, la traduction intégrale du théâtre grec par le père Brumoy fait encore l’impasse complète sur Eschyle.
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[16]
Avec E. Quinet dans Prométhée, 1838, Richard Garnett dans Le crépuscule des dieux, 1888, IwanGilkin dans Prométhée, 1899 ou Elémir Bourges, dans La Nef, 1922.
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[17]
A. Gide, Prométhée mal enchaîné, Paris, Gallimard, 1899.
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[18]
K. Abraham, 1909, « Rêve et mythe, contribution à l’étude de la psychologie collective », in Œuvres complètes-I, Payot, 1965, p. 108.
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[19]
G.Bachelard, 1949, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, p.54.
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[20]
J.Laplanche, Problématiques III, La sublimation, Paris, P.U.F.,1980, p. 154.
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[21]
En effet, l’aigle qui dévore le foie de Prométhée représente le pénis se rassasiant de passion et la régénérescence quotidienne du foie représente la renaissance quotidienne des convoitises libidinales. La cruauté du supplice correspond, non pas à la violence sadique d’une répression pulsionnelle accomplie dans une cruelle démesure, mais plutôt à la vivacité et à la bonne vitalité de la libido qui ne sera jamais éteinte. Le châtiment subirait un renversement en son contraire. Il assurerait une consolation à l’homme des origines.
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[22]
En revanche, les hommes ordinaires n’accèdent à davantage de culture qu’à certaines conditions. Plusieurs opérations psychiques doivent se succéder : la première est que l’homme subisse une répression de la satisfaction de ses pulsions; la seconde est qu’il éprouve un ressentiment à l’égard de celui qui lui impose la répression des pulsions; la troisième est de mettre en acte, d’extérioriser ce ressentiment en agressant le héros qui exige le renoncement et de ce fait de mettre à mal le lien libidinal qu’il entretient avec lui; une quatrième opération qui n’est pas développée ici consistera, sous l’effet d’un sentiment de culpabilité, à édifier l’image de ce héros culturel en objet interne, c’est-à-dire en surmoi ou en idéal du moi, et de renoncer, aidé en cela par les effets édifiants de cette identification, à témoigner une passion libidinale dans la réalité. La figure d’un père mort se substituerait à celle d’un père idéalisé.
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[23]
D. Anzieu, [1970], « Freud et la mythologie », in Psychanalyser, Paris, Dunod, 2000, pp. 61-63.
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[24]
La réponse de Zeus à la première ruse de Prométhée lorsque ce dernier disposa deux lots de viande, n’est pas la ruse mais la rage et la vengeance : Depuis lors, bien sûr sa colère sans cesse en mémoire, il refusait de donner aux frênes la force ardente du feu infatigable pour les humains mortels habitants de la terre. (vers 564). La seconde réponse de Zeus, après le vol du feu est identique : Cela mordit au vif, au fond de l’être, Zeus qui gronde dans les hauteurs, cela lui emplit le cœur de bile, de voir le feu chez les humains – son éclat visible de loin. Aussitôt en contrepartie du feu il forgea un mal pour tous les humains. (vers 570).
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[25]
« J’ai le premier subjugué d’un joug l’animal, pour qu’il plie sous le collier et que son corps remplace les mortels dans les gros travaux; j’ai conduit au char les chevaux bridés, luxe orgueilleux du riche. Nul que moi n’a trouvé pour les matelots ces chars aux ailes de toile, ces coureurs de mer. (...) Tu t’étonneras plus à entendre le reste, quels arts et quels moyens j’ai imaginés. Surtout si quelqu’un tombait malade il n’avait aucun médicament dont manger ou s’oindre ou boire et, faute de remède, périssait, avant que je leur enseigne les mixtures d’ingrédients salutaires qui écartent toutes les maladies. J’ai aussi classé beaucoup de modes divinatoires. J’ai le premier discerné ceux des songes qui doivent s’accomplir. J’ai expliqué les bruits incertains, les hasards des rencontres. J’ai bien déterminé quels vols de rapaces sont propices et lesquels sont contraires (...) j’ai appris aux mortels l’art difficile d’augurer (...) Et qui dira qu’il a trouvé avant moi dans le sol ces biens qui s’y cachent aux hommes : le bronze, le fer, l’argent et l’or ? Personne, je le sais, à moins de vanterie. Et pour tout dire en une phrase : les arts humains viennent tous de Prométhée ». (Eschyle, Prométhée enchaîné, vers 462 à 507, pp. 208-209).
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[26]
Du moins dans la version d’Eschyle, alors que dans celle d’Hésiode, Prométhée est petit-fils de Gaïa et fils de Japet, lequel est un Titan, au même titre que Chronos, père de Zeus. Prométhée et Zeus sont donc cousins.
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[27]
Pasche F., [1979], « Le Prométhée d’Eschyle ou les avatars du contre-Œdipe paternel », in Le Sens de la psychanalyse, P.U.F., coll. Le fil rouge, Paris, 1988, pp. 61-69.
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[28]
pp. 63-64 : En somme, pour que les relations entre Zeus et les hommes se stabilisent, il a fallu que le Dieu-Père ait été deux fois symboliquement châtré, une première fois en subissant le vol de son feu dans la tige de fenouil phallo-forme, analogon de l’émasculation d’Ouranos, et une seconde fois en permettant que son oiseau-totem fût sacrifié. Il y a eu évidemment dans l’intervalle une maturation de la fonction paternelle allant de pair avec l’évolution du contre-Œdipe.
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[29]
A. Potamianou, « Réflexions psychanalytiques sur la « Prométhia » d’Eschyle. Rapport entre l’omnipotence et la dépression. », in Revue Française de Psychanalyse, vol 3, 1979, P.U.F., pp. 375-400.
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[30]
A. Potamianou, « Le Deuil de Prométhée », in Revue Française de Psychanalyse, vol. 1-2,1977, P.U.F., p. 205.
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[31]
C. Lechevalier, « Les formes de Prométhée. Mythe et Symbole dans les traductions et les adaptations du Prométhée enchaîné d’Eschyle, à la fin du XIXe siècle. », in Mythes et psychanalyse, publication du colloque de Cerisy de juillet 1995 sous la direction de Anne Clancier et Cléopâtre Athanassiou-Popesco, Paris, éd.. In Press, 1997, pp.145-154.
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[32]
J. Lacan, [1938], « Les Complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essai d’analyse d’une fonction enpsychologie », in Autres écrits, Seuil, Paris 2001, p. 42.
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[33]
J.C. Stoloff, « De la difficulté à être père », in Topique, n° 72, Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 2000, pp. 67-87.
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[34]
G. Roger, « Les enjeux de l’imprescriptible tiercéité », in Topique, n° 72, Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 2000, pp. 49-65.
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[35]
« Mais l’heure viendra où Zeus anéantira à son tour cette race d’hommes périssables : ce sera le moment où ils naîtront avec des tempes blanches. Le père ne ressemblera plus à ses fils, ni les fils à leur père; l’hôte ne sera plus cher à l’hôte, l’ami à son ami, le frère au frère, ainsi qu’aux jours passés. À leurs parents, sitôt qu’ils vieilliront, ils ne montreront que mépris; pour se plaindre d’eux, ils s’exprimeront en des paroles rudes, les méchants ! et ne connaîtront même pas la crainte du Ciel. Aux vieillards qui les auront nourri, ils refuseront les aliments. Nul prix ne s’attachera plus au serment tenu, au juste, au bien : c’est à l’artisan de crimes, à l’homme tout démesure qu’iront leurs respects; le seul droit sera la force, la conscience n’existera plus. Le lâche attaquera le brave avec des mots tortueux, qu’il appuiera d’un faux serment. Aux pas de tous les misérables humains s’attachera la jalousie, au langage amer, au front haineux, qui se plaît au mal. Alors, quittant pour l’Olympe la terre aux larges routes, cachant leurs beaux corps sous des voiles blancs, Conscience et Vergogne, délaisseront les hommes, monteront vers les Éternels. De tristes souffrances resteront seules aux mortels : contre le mal il ne sera point de recours ». Hésiode, Les Travaux et les jours, vers 179 à 202, pp. 92 et 93.
1Le mythe de Prométhée est un mythe d’origine, un mythe fondateur de la culture grecque. Comme tout mythe d’origine, il est construit, dirait J.P. Valabrega [1], sur un paradoxe fondamental, un paradoxe irréductible. Car il raconte, nous dit-il, l’origine première et la fin ultime, tout en étant causalité de l’inexplicable, de l’inconnaissable et du mystère.
2Le mythe de Prométhée a inspiré poètes et écrivains. Il a sans aucun doute servi et sert encore aujourd’hui, à un moindre degré, de pôle identificatoire dans l’introjection de figures paternelles. Ce récit légendaire raconte l’histoire d’un héros qui déroba au maître de l’Olympe le feu divin pour l’offrir aux hommes qui en étaient dépourvus et qui vivaient dans l’ignorance, le désordre et la confusion. Au geste généreux du premier répondit le terrible châtiment du second. Le voleur de feu fut enchaîné sur un rocher et condamné par Zeus à d’éternelles souffrances. Le récit du mythe nous introduit d’emblée sur un paradoxe qui n’est pas sans éveiller notre curiosité analytique. Ce qui me paraît intéressant dans ce mythe, au-delà de la culture grecque dans laquelle il s’affirme, c’est qu’il soulève une question fondamentale qui concerne la castration. La magie de ce discours originaire est qu’il met en scène sous la forme d’un drame très vivant l’étroite proximité, évidemment toujours actuelle, qui existe entre la création et l’inhibition, mais également entre la toute puissance des désirs infantiles et la castration constitutive d’une maturité accomplie. La question qui se pose alors est de savoir quelle fonction remplit l’idéal dans l’inflexion de ce destin.
3Je me souviens avoir lu un jour une phrase du séminaire de Lacan dans un chapitre qui traitait du père du petit Hans et qui m’avait inspiré cette réflexion. Cette phrase déplorait l’incapacité de ce père à se mettre en colère contre son fils qui faisait irruption la nuit dans la chambre de ses parents. Cette phrase, la voici : Malheureusement, le père [de Hans] n’est jamais là pour faire le dieu Tonnerre [2]. Je partage ce point de vue. Le père doit en effet trouver une ressource en lui suffisamment puissante pour réussir à contraindre son enfant [3]. Faut-il pour autant adjoindre une dose de père idéalisé, en la personne du dieu Tonnerre, pour que s’accomplisse chez le père réel la fonction symbolique de dire « non » ? L’étude que je vous propose cherchera à répondre à cette question.
4Je vous invite à une courte promenade dans le récit du mythe de Prométhée. Parmi les très nombreuses interprétations [4] qu’il a reçu, j’en retiendrai cinq qui me semblent assez bien illustrer notre propos d’aujourd’hui s’agissant de la place des figures idéalisées dans l’exercice de la fonction paternelle. Les deux premières interprétations appartiennent à la préhistoire de la psychanalyse. Elles ont été conçues au VIIIe et au Ve siècle avant notre ère. Les trois suivantes sont l’œuvre partielle ou totale de la pensée psychanalytique.
51 – Le première interprétation résout artificiellement le paradoxe. Elle est représentée par la version d’Hésiode qui veut que le bienfait culturel soit passible de châtiment pour la simple et bonne raison que la naissance de l’humanité est rattachée à une faute originelle. La race humaine vivait auparavant sur terre à l’écart et à l’abri des peines, de la dure fatigue, des maladies douloureuses, qui apportent le trépas aux hommes [5]. Par la seule faute du voleur de feu, les hommes connaîtront la souffrance, la maladie et la mort, matérialisées par l’arrivée de Pandore, la première femme sur terre [6]. La naissance de l’humanité, son ouverture à la connaissance éclairée du bien et du mal introduisent les hommes sur un chemin sans retour, où, tel Prométhée, ils subiront l’incessante torture et l’éternelle prison de la conflictualité psychique. Voilà une belle métaphore de la castration. La comparaison est évidente avec le mythe hébraïque du bannissement d’Adam et Ève du Paradis. Dans ces deux mythes, nous retrouvons des thèmes en commun : une loi qui interdit et dont le contenu est voilé par une ruse, une transgression qui est agie et qui donne accès à la connaissance du bien et du mal, une punition finale qui aboutit à la rude condition des hommes sur terre et enfin une responsabilité qui est déplacée sur la femme [7].
6Quelle est le rôle des personnages idéalisés dans cette première lecture du mythe ? Je dirais que leur rôle semble davantage de figurer des représentations psychiques insuffisamment élaborées, car enveloppées d’une pénombre de mystère ou de charge libidinale non maîtrisée. La fonction de ces images paternelles grandioses est de figurer de façon caricaturale et amplifiée, ce qui est encore inconnu ou non maîtrisé par l’homme des origines, un peu à la manière de l’enfant qui met en scène dans ses cauchemars ou dans ses dessins des personnages caricaturaux et démesurés. Dans cette perspective, Zeus, le dieu Tonnerre qui gronde dans les nuages, est une figure de père tout autant idéalisée que symbolique. Il y aurait une coalescence bénéfique entre ces deux figures du père, à ce stade précoce du développement des hommes [8]. Le mythe serait un culte de la loi, celle que le père des hommes et des dieux, tout à la fois incarne et impose. Le mythe serait déjà un début d’élaboration d’une violence primordiale bénéfique [9].
7Cette première réponse représentée ici par la version d’Hésiode confirme le propos de J.P. Valabrega, s’agissant de définir le mythe d’origine comme la tentative d’expliquer l’inexplicable. En effet, le mythe de Prométhée, au même titre que le mythe d’Adam et Ève, invente une faute originelle pour donner sens au mystère de la condition humaine, à l’inexplicable de l’origine etde la finitude de l’homme [10]. Voilà une définition du mythe qui rejoint également celle donnée par Sophie de Mijolla-Mellor, qui dans un livre récent, Le Besoin de savoir, conçoit le mythe d’origine comme une construction magico-sexuelle dont l’ambition serait d’expliquer l’énigme de la sexualité des parents. Dans cette perspective, le conflit de ruses qui oppose Prométhée et Zeus sous les yeux attentifs des hommes serait à lire comme une vaste scène primitive ouverte au regard et à la compréhension débutante de l’enfant. Karl Abraham et Freud ont eux aussi avancé une théorie du mythe qui mettait l’accent sur le procédé de figuration propre au récit mythologique dont l’ambition est de représenter un inconnaissable. Le premier considère que le mythe est exactement construit comme un rêve, avec ses procédés de figuration, de déplacement, de condensation, sans oublier l’élaboration secondaire. L’inconnaissable serait ici l’inconscient [11]. Le second avance une théorie du mythe tout à fait novatrice. Pour lui le mythe est une tentative chez l’homme primitif de représenter et de comprendre le monde extérieur à partir de la représentation et de la compréhension qu’ilse donne de son propre corps [12].
82 – La deuxième interprétation promeut la solution sacrificielle. Elle est représentée par le Prométhée enchaîné d’Eschyle. L’action de l’ensemble de la pièce est centrée sur le châtiment. La tragédie, issue de la trilogie des Prométhéides, vante les qualités d’endurance de Prométhée dont la principale visée est de permettre à Zeus une prise de conscience de sa propre tyrannie destructrice. Dans cette apologie du sacrifice, Eschyle nous peint un Prométhée doublement héroïque. C’est le héros de l’humanité puisqu’il la sauve de l’errance et de l’ignorance en lui apportant le feu. C’est aussi le héros des dieux auxquels il enseigne la tempérance et la mesure dans le maniement du pouvoir. La version éschylienne magnifie le culte du dépassement de soi tout en sacralisant le culte du sacrifice de soi. Elle semble juxtaposer à la figure symbolique d’un Prométhée guidé par la loi de son désir [13] celle imaginaire d’un Prométhée assujetti à la toute puissance de l’autre. Face à la barbarie d’un tyran tout puissant, la solution masochiste originelle que conseille le tragédien est en fait de courber l’échine, d’endurer la souffrance, d’accepter le sacrifice, de tenir bon mais de ne céder ni à la tentation mélancolique, ni à celle d’un assujettissement sans borne. Un jour viendra où le tyran de lui-même renoncera à l’abus de pouvoir.
9Quelle est la fonction des figures idéalisées dans cette version sacrificielle du mythe ? Il me semble qu’elles jouent un rôle économique dans le traitement de la violence. En effet, Prométhée atténue et tempère la destructivité latente amorcée par Zeus. La solution proposée est celle d’un masochisme originel dont la vertu est de développer la capacité à tolérer un certain degré de pulsion de mort désintriquée.
10Il est intéressant ici de s’accorder une courte pause historique. Cette version sacrificielle fut refoulée pendant plusieurs siècles. L’interprétation qu’elle contient a particulièrement dérangé les hommes d’Église. Il est vrai que le supplicié du Caucase ressemble trop au crucifié [14]. Jusqu’au XVIIIe siècle, la lecture des classiques se passait d’Eschyle, alors que les tragédies de Sophocle ou d’Euripide étaient appréciées [15]. Nous devons l’exhumation du Prométhée enchaîné à Diderot. Cette tendance à christianiser Prométhée est réapparue à la fin du XIXe siècle sous la plume de nombreux écrivains [16]. Le culte du sacrifice a aussi été battu en brèche. En 1899, A. Gide publie son Prométhée mal enchaîné, et nous en livre une version critique et satirique [17].
113 – Le troisième groupe d’interprétations solutionne de façon expéditive le paradoxe du mythe par le déni pur et simple du châtiment. Nombreux écrivains et philosophes dès le début du XIXe siècle retiennent cette lecture du mythe, glorifiant le culte de l’action, du dépassement de soi et de l’accomplissement de soi tout en laissant dans l’ombre le châtiment. Dans son Prométhée, œuvre de jeunesse, Goethe loue la détermination inébranlable, la force d’âme et la puissance d’action de celui qu’il assimile à un fils qui se doit de crier victoire sur un père bassement tyrannique. Nietzsche voit lui aussi en Prométhée la figure d’un artiste créateur. Ce besoin titanesque de devenir en quelque sorte l’Atlas de tous les autres hommes et de les soulever de plus en plus haut sur ses larges épaules, de les porter de plus en plus loin, c’est le trait commun au prométhéisme et au dionysisme. Porté par cet élan littéraire et philosophique et nourri de la découverte récente de l’inconscient, K.Abraham est le premier psychanalyste à proposer une interprétation dans ce sens héroïque. Il assimile la puissance d’action de Prométhée à celle d’un Moïse et d’un Héraclès. Le mythe serait pour lui l’apothéose de la puissance génératrice de l’homme [18]. Freud retient lui aussi l’idée d’un Prométhée héros culturel. D’autres auteurs ont soutenus ultérieurement ce point de vue. Bachelard considère que tout homme doit, tel Prométhée, désobéir et dépasser ses pères et ses maîtres [19]. J. Laplanche voit dans ce mythe l’expression de la sublimation réussie de la libido [20].
12Cette lecture édifiante du mythe qui ne voit que le culte du dépassement de soi, et qui passe sous silence la cruauté du châtiment, contient, en fait, en toile de fond, une très sévère remise en question de l’autorité paternelle. Elle préfigure la lente agonie que le XIXe siècle réservera aux dieux. Shelley, contemporain anglais de Goethe, donne dans son Prométhée délivré une version d’une extrême violence à l’égard du père. Le rôle des figures paternelles idéalisées mises en scène dans le mythe est ici de remettre en question le culte du père, de malmener les personnages d’autorité dont la mission est de contraindre et d’incarner la loi au profit d’un nouveau culte, celui du créateur, héros de génie sans entrave, et que rien n’arrête.
134 – Le quatrième groupe d’interprétations est représentée par la très intéressante interprétation que nous propose Freud en 1932. Face à la barbarie d’un tyran tout puissant qu’il assimile d’ailleurs aux pulsions du ça, Freud conçoit lui aussi un Prométhée, héros de grande envergure, capable, non pas de créer une œuvre culturelle novatrice, mais surtout de contraindre les hommes à renoncer aux satisfactions pulsionnelles. Freud opère une synthèse entre les précédentes interprétations. Il conserve le culte du père qui contraint, intègre celui du grand homme et va bientôt adjoindre celui du sacrifice. En effet, Freud ne passe pas sous silence la question du châtiment. Il en donne deux explications. La première concerne le supplice de l’aigle. Pour Freud, le supplice est, par le jeu de retournements, une joyeuse consolation [21]. Mais Freud va plus loin, il ajoute une deuxième explication. L’enchaînement de Prométhée sur le rocher représente le ressentiment et l’hostilité de l’humanité à l’égard de celui qui exige le renoncement pulsionnel. Nous retrouvons là un thème qui nous était familier vingt ans auparavant avec Totem et tabou et qui sera repris et développé dès 1933 jusqu’en 1938 dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste. Le progrès de la civilisation n’advient qu’après l’accomplissement par les hommes d’un meurtre, celui du père primitif, du grand homme, du héros ou du guide. L’interprétation freudienne du châtiment et du supplice de Prométhée, par le jeu des renversements, souligne combien les progrès de la civilisation ne peuvent se réaliser qu’au prix d’une hostilité à l’égard du héros qui éclaire d’un feu divin l’humanité vers plus de civilisation.
14Je trouve que l’habileté et la justesse de l’interprétation freudienne attribuent deux fonctions à la figure paternelle idéalisée. La première est que Prométhée participe incontestablement à l’idéalisation de l’action de contraindre. Exiger le renoncement pulsionnel sur la personne d’autrui serait un acte héroïque, idéalisé, dénué de scrupule [22], source d’admiration et qui inviterait irrésistiblement à l’identification. La figure idéalisée d’un tel Prométhée incarnerait un certain idéal de force intérieure, nécessaire au dépassement de soi. Elle sera dans le meilleur des cas un pôle identificatoire majeur pour assurer aux hommes l’édification de leur surmoi culturel. La deuxième fonction est que ce père idéalisé sera dés-idéalisé, attaqué, et transformé en père mort. Nous parvenons à cette idée essentielle et totalement novatrice selon laquelle le mythe met en scène des personnages dont la fonction est de perlaborer la destructivité inhérente à tout mouvement progrédiant. Prométhée, en tantque figure paternelle idéalisée doit être sacrifiée sur l’autel de la civilisation.
15Parmi les analystes qui se sont intéressés au mythe de Prométhée, notons que seul D. Anzieu partage intégralement le point de vue de Freud [23].
165 – Le cinquième et dernier groupe d’interprétations est le plus récent et date des vingt dernières années. Ces interprétations soutiennent que, si châtiment il y a, c’est qu’une faute cachée a bien été commise, celle d’avoir secrètement satisfait à la démesure de désirs infantiles. Dans cette lecture, Zeus et Prométhée sont tous les deux concernés.
17Lorsque Zeus inflige une punition avec fermeté, nous découvrons que son acte d’autorité dissimule en fait la réalisation d’un désir homosexuel sadique anal dont l’enjeu est de savoir qui va tromper l’autre, à moins qu’il ne s’agisse d’une joute sadique-urinaire comme le souligne Freud dans laquelle le défi à relever est d’éteindre d’un jet d’urine la flamme de l’autre. Dans le conflit de ruses qui l’oppose à Prométhée, Zeus se laisse volontairement berner pour mieux se venger. Emporté par une réaction de rage, nous dit le poète, il forgera un mal pour tous les humains [24]. Cette passion homosexuelle que nos deux protagonistes se vouent réciproquement réduit considérablement la fonction d’autorité qui était dévolue au Maître de l’Olympe. Nous remarquerons par symétrie qu’à l’acte coercitif exercé par Zeus répond le masochisme érogène de Prométhée.
18Le mythe nous en dit plus. Zeus se révèle en effet particulièrement soucieux de préserver sa propre mégalomanie. Il est résolument décidé à ne jamais partager son pouvoir. Il ne donnera pas le feu aux hommes. Il ne leur transmettra pas le pouvoir de la foudre qu’il détient. Prométhée se situe dans l’excès inverse. Il préservera lui aussi sa propre mégalomanie par la satisfaction d’une libido orale et phallique sans limite. Il nourrit les hommes, qu’il transforme en l’occurrence en nourrisson passif, en leur imposant généreusement le feu et la connaissance [25].
19Enfin, le mythe qui est censé nous introduire à la dimension de la castration en nous invitant à reconnaître le principe de réalité, à renoncer à l’idéalisation d’une vie sans conflit, à modérer toute forme d’abus de pouvoir, nous apprend simultanément le contraire. Zeus ne tolère aucun rival. Il éradique le moindre descendant qui risquerait de le détrôner comme il avait lui-même non seulement détrôné mais aussi chassé définitivement de l’Olympe son propre père, Chronos. De même, nous découvrons que Prométhée qui est enchaîné par d’infrangibles liens à son rocher satisferait secrètement au désir incestueux de s’unir à sa mère Gaïa, la Terre aux larges flancs [26].
20Le rôle des figures paternelles idéalisées, dans cette lecture psychanalytique moderne du mythe, serait de cacher et de révéler en même temps les apories de l’exercice d’une fonction paternelle. Zeus et Prométhée sont suffisamment magnifiés dans le mythe pour que leurs actes, de coercition et de création, fassent illusion. Nos deux personnages accomplissent l’un et l’autre une fonction paternelle de façon héroïque. Simultanément, ils nous dévoilent les fantasmes infantiles qui nourrissent leurs secrètes intentions. La fonction de l’idéal est donc ici de nous révéler le succès et l’écueil de l’accomplissement de la fonction paternelle.
21Les psychanalystes qui se sont récemment penchés sur le matériel analytique qu’offrait le récit du mythe ont donné des interprétations tant narcissiques qu’œdipiennes. F. Pasche pense que toute la Théogonie est dominée le contre-Œdipe négatif [27]. L’impasse dans laquelle s’épanouit le moi idéal mégalomaniaque de Prométhée ne sera surmontée, d’après lui, que lorsque, celui qui incarne la fonction de père, réussira à tolérer une auto-castration symbolique [28]. Tout en reconnaissant la relation sadique-anale réciproque, A. Potamianou, considère davantage que Prométhée voue un sentiment d’amour narcissique envers Zeus [29]. Elle ne retient pas l’interprétation œdipienne. Prométhée ressemblerait, d’après elle, aux patients qui sont dans l’incapacité de tolérer la moindre séparation avec leur mère parce qu’ils vivent cette séparation, non pas comme une perte d’objet, mais comme une perte de maîtrise d’eux-mêmes [30]. C. Lechevalier va plus loin dans son interprétation relative à l’attachement maternel, en avançant que la tragédie reflète le monde archaïque et confus de la mère originelle, monde fusionnel dans lequel les corps sont encore indifférenciés [31].
22Cette étude nous montre combien ce récit mythique des origines se prête à des interprétations diamétralement opposées. Tantôt elles glorifient le culte du père et de la loi, tantôt c’est tout le contraire, la figure du père ou de l’autorité est malmenée au profit d’un moi créateur hypertrophié. Tantôt il s’agit du culte du dépassementde soi, tantôt celui du sacrifice de soi.
23Il est intéressant de remarquer l’évolution des interprétations analytiques du mythe de Prométhée au fil de l’histoire. La première série d’interprétations datent des années 1910 et exalte l’apothéose d’une libido accomplie. Le deuxième temps est celui des années 1930 dans une Vienne meurtrie par la montée d’une contre-culture et correspond à l’interprétation qui fonde l’enracinement du bienfait culturel à partir du renoncement pulsionnel. La troisième série d’interprétations date des années 1980 et met l’accent sur la toute puissance mégalomaniaque d’un Prométhée-enfant qui serait confusément resté attaché à une mère fusionnelle.
24Notons qu’en toile de fond à ces interprétations, se situe une autre réflexion analytique très actuelle portant sur le déclin de l’imago paternelle idéalisée. Ce déclin, déjà annoncé par J. Lacan en 1938 [32], est ré-examiné aujourd’hui par Jean-Claude Stoloff à travers le prisme de la place nouvelle qu’occupe la religion de nos jours [33] et par Guy Roger à travers l’évolution de la juridiction en matière de parentalité [34]. Là encore le mythe de Prométhée a lui aussi son mot à dire puisque dans sa plus ancienne version grecque, le poème se termine par un court récit sur le mythe des races dans lequel Hésiode nous informe que Zeus anéantira bientôt la race des hommes car l’ordre de succession des générations et la loi du père semblent de moins en moins respectées [35].
25Au terme de cette étude, nous parvenons à formuler l’idée selon laquelle les figures idéalisées et paternelles du mythe remplissent tour à tour plusieurs fonctions : elles servent tout d’abord de support à la figuration d’éprouvés insuffisamment connus ou maîtrisés; elles sont ensuite l’objet de vénération, d’admiration nécessaires à l’accomplissement de l’identification héroïque; puis elles rendent possible la solution du conflit de violence inhérent à tout processus identificatoire progrédiant; enfin, elles nous révèlent l’obstacle défensif et fantasmatique à l’accomplissement de la fonction symbolique.
Notes
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Conférence lue le 14 septembre 2002 à Rennes, lors d’une après-midi de travail consacrée au thème « Père et idéaux » et qui réunissait Jean-Claude Stoloff, Guy Roget et René Péran.
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[1]
J.P.Valabrega, Les Mythes, conteurs de l’Inconscient, Paris, Payot, 2001.
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[2]
J. Lacan [1956-1957], Livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 263.
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[3]
Nous connaissons bien une autre histoire de père qui réprimande. C’est l’histoire d’un jeune garçon un peu plus âgé que ne l’était le petit Hans qui s’introduit lui aussi dans la chambre de ses parents et qui, sans aucun scrupule, se met à uriner dans le pot de chambre. Son père, Jacob, le réprimande et dit notamment au jeune Sigismond : On ne fera rien de ce garçon. Freud S. [1900], L’Interprétation des rêves. P.U.F., 1967, p. 191.
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[4]
Je crois judicieux d’abandonner dès maintenant l’étude des interprétations mythologiques s’agissant de l’origine culturelle du mythe, origine indienne, védique (Reinach S. [1907], « Aetos Prometheus », in Cultes, mythes et religions, Ed. Robert Laffont, 1996, pp. 468-484 et Sechan L., [1951], Le Mythe de Prométhée, Paris, P.U.F., 2e éd., 1985, p. 11), origine indo-européenne et grecque (Vernant J.P. et Bonnafé A., [1981], « Essai et préface », in Hésiode. Théogonie, La naissance des dieux, traduit par A. Bonnafé, Paris, éd. Rivages poche, 1993, pp. 7-50), origine mésopotamienne (Duchemin J., Prométhée, Paris, Les Belles Lettres, 1974, pp. 33-46) ou s’agissant de la « raison » du mythe (Vernant J.P., « Raisons du mythe » et « Le Mythe prométhéen chez Hésiode » in Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, éd. La Découverte, 1974, pp. 177-250), en tant que mémoire d’un rituel religieux sur le feu (Séchan L., 1951, Le mythe de Prométhée, P.U.F., 2e éd., 1985, p. 2) ou en tant qu’explication historique de la conquête du feu (Frazer J.G., [1930], Mythes sur l’origine du feu, traduit de l’anglais par G.M.M. Drucker, Petite Bibliothèque Payot, éd. 1991, pp. 216 et 244). Quant aux versions littéraires du mythe, voir Trousson E., Le mythe de Prométhée et la littérature européenne, Genève,2 tomes.
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[5]
Hésiode, Les Travaux et les jours, Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1928, texte traduit et introduit par P. Mazon, 14e tirage, 1993, vers 80 à 100 p. 89. « Mais la femme, enlevant de ses mains le large couvercle de la jarre, les dispersa par le monde et prépara aux hommes de tristes soucis. Seul, l’Espoir restait là, à l’intérieur de son infrangible prison, sans passer les lèvres de la jarre, et ne s’envola pas au dehors, car Pandore déjà avait replacé le couvercle, par le vouloir de Zeus, assembleur de nuées, qui porte l’égide ».
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[6]
Hésiode, Théogonie, La naissance des dieux, traduit par A. Bonnafé, Ed. Rivages poche, vers 570 à 591, p. 111-113. « Zeus forgea un mal pour les humains. Prenant de la terre, le très illustre Boiteux modela la semblance d’une vierge respectée (...). La déesse aux yeux clairs, Athènè, la ceignit, la para d’un vêtement éblouissant de blancheur, (...) de la tête aux pieds l’enveloppa d’un voile savamment brodé, une merveille pour les yeux, (...) déposa une couronne de fleurs des prés sur sa tête, (...) puis un diadème d’or (...) forgé en mille ciselures savantes (...) L’émerveillement tenait cois dieux immortels et mortels humains à la vue de la profondeur de la ruse : contre elle les humains ne peuvent rien. C’est de celle-là que provient la race des femmes, (...) grand fléau pour les mortels ».
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[7]
Si dans la Genèse, la première femme incarne la tentation de céder aux pulsions, avec Hésiode, elle symbolise la naissance à la conflictualité. Elle est à la fois celle qui inspire l’émerveillement, celle qui tient cois dieux et mortels, celle qui, en noble épouse, est faite et bien faite pour le cœur. Elle est en même temps le grand fléau pour les mortels, celle qui, insatiable – car il lui en faut Plus qu’Assez – est œuvre de souci, œuvre de douleur. Elle représente le conflit incessant par opposition à la paix éternelle. Elle est Dolos, Tromperie. Elle symbolise Eris, la Lutte, contre laquelle l’homme ne peut rien d’autre qu’espérer. Elle balance sans trêve le mal et le bien.
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[8]
J.C. Stoloff soutient à juste titre que le progrès de la civilisation repose en partie sur la disjonction de ces deux figures paternelles, disjonction que l’avènement du monothéisme à tenter d’opérer. J.C. Stoloff,« De la difficulté à être père », in Topique, n° 72, Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 2000, pp. 67-87.
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[9]
Soulignons que le récit hésiodique sur Prométhée est introduit par un court poème évoquant l’existence de deux sortes de violence, de lutte, l’une bénéfique, l’autre cruelle et néfaste. « Ne disons plus qu’il n’est qu’une sorte de Lutte : sur cette terre, il en est deux. L’une sera louée de qui la comprendra, l’autre est à condamner. Leurs deux cœurs sont bien distants. L’une fait grandir la guerre et les discords funestes, la méchante ! Chez les mortels, nul ne l’aime; mais c’est contraints, et par le seul vouloir des dieux, que les hommes rendent un culte à cette Lutte cruelle. L’autre naquit son aînée de la Nuit Ténébreuse, et le Cronide, là-haut assis dans sa demeure éthérée, l’a mise aux racines du monde et faite bien plus profitable aux hommes. Elle éveille au travail même l’homme au bras indolent : il sent le besoin de travail le jour où il voit le riche qui s’empresse à labourer, à planter, à faire prospérer son bien : tout voisin envie le voisin empressé de faire fortune. Cette lutte-là est bonne aux mortels. Le potier en veut au potier, le charpentier au charpentier, le pauvre est jaloux du pauvre et le chanteur du chanteur. » Hésiode, Les Travaux et les jours, vers 11 à 26, pp. 86-87.
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[10]
L’origine charnelle des hommes est classiquement attribuée à Prométhée notamment chez Ésope, Lucien, Ovide, Phèdre et Platon.
-
[11]
Abraham K., [1909], « Rêve et mythe, contribution à l’étude de la psychologie collective », in Œuvres complètes-I, Payot, 1965, p. 108.
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[12]
S. Freud, [1932], « Sur la possession de feu », in Résultats, idées et problèmes II, P.U.F., 2e ed. 1987, p. 191 « L’homme des origines, contraint à comprendre le monde extérieur à l’aide de ses propres sensations corporelles et des relations corporelles, n’avait pas été sans apercevoir et sans utiliser les analogies que lui indiquait le comportement du feu ».
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[13]
J. Lacan, « Kant avec Sade », in Les Écrits, Paris, Seuil, 1966.
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[14]
Du IIe au Ve siècle de notre ère, les philosophes théologiens, tels Tertullien, Lactance, saint Augustin ou Fulgence, verront dans Prométhée la figure du faux créateur des hommes. Ils opposèrent le vrai Prométhée chrétien au faux Prométhée grec.
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[15]
En 1730, la traduction intégrale du théâtre grec par le père Brumoy fait encore l’impasse complète sur Eschyle.
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[16]
Avec E. Quinet dans Prométhée, 1838, Richard Garnett dans Le crépuscule des dieux, 1888, IwanGilkin dans Prométhée, 1899 ou Elémir Bourges, dans La Nef, 1922.
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[17]
A. Gide, Prométhée mal enchaîné, Paris, Gallimard, 1899.
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[18]
K. Abraham, 1909, « Rêve et mythe, contribution à l’étude de la psychologie collective », in Œuvres complètes-I, Payot, 1965, p. 108.
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[19]
G.Bachelard, 1949, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, p.54.
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[20]
J.Laplanche, Problématiques III, La sublimation, Paris, P.U.F.,1980, p. 154.
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[21]
En effet, l’aigle qui dévore le foie de Prométhée représente le pénis se rassasiant de passion et la régénérescence quotidienne du foie représente la renaissance quotidienne des convoitises libidinales. La cruauté du supplice correspond, non pas à la violence sadique d’une répression pulsionnelle accomplie dans une cruelle démesure, mais plutôt à la vivacité et à la bonne vitalité de la libido qui ne sera jamais éteinte. Le châtiment subirait un renversement en son contraire. Il assurerait une consolation à l’homme des origines.
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[22]
En revanche, les hommes ordinaires n’accèdent à davantage de culture qu’à certaines conditions. Plusieurs opérations psychiques doivent se succéder : la première est que l’homme subisse une répression de la satisfaction de ses pulsions; la seconde est qu’il éprouve un ressentiment à l’égard de celui qui lui impose la répression des pulsions; la troisième est de mettre en acte, d’extérioriser ce ressentiment en agressant le héros qui exige le renoncement et de ce fait de mettre à mal le lien libidinal qu’il entretient avec lui; une quatrième opération qui n’est pas développée ici consistera, sous l’effet d’un sentiment de culpabilité, à édifier l’image de ce héros culturel en objet interne, c’est-à-dire en surmoi ou en idéal du moi, et de renoncer, aidé en cela par les effets édifiants de cette identification, à témoigner une passion libidinale dans la réalité. La figure d’un père mort se substituerait à celle d’un père idéalisé.
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[23]
D. Anzieu, [1970], « Freud et la mythologie », in Psychanalyser, Paris, Dunod, 2000, pp. 61-63.
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[24]
La réponse de Zeus à la première ruse de Prométhée lorsque ce dernier disposa deux lots de viande, n’est pas la ruse mais la rage et la vengeance : Depuis lors, bien sûr sa colère sans cesse en mémoire, il refusait de donner aux frênes la force ardente du feu infatigable pour les humains mortels habitants de la terre. (vers 564). La seconde réponse de Zeus, après le vol du feu est identique : Cela mordit au vif, au fond de l’être, Zeus qui gronde dans les hauteurs, cela lui emplit le cœur de bile, de voir le feu chez les humains – son éclat visible de loin. Aussitôt en contrepartie du feu il forgea un mal pour tous les humains. (vers 570).
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[25]
« J’ai le premier subjugué d’un joug l’animal, pour qu’il plie sous le collier et que son corps remplace les mortels dans les gros travaux; j’ai conduit au char les chevaux bridés, luxe orgueilleux du riche. Nul que moi n’a trouvé pour les matelots ces chars aux ailes de toile, ces coureurs de mer. (...) Tu t’étonneras plus à entendre le reste, quels arts et quels moyens j’ai imaginés. Surtout si quelqu’un tombait malade il n’avait aucun médicament dont manger ou s’oindre ou boire et, faute de remède, périssait, avant que je leur enseigne les mixtures d’ingrédients salutaires qui écartent toutes les maladies. J’ai aussi classé beaucoup de modes divinatoires. J’ai le premier discerné ceux des songes qui doivent s’accomplir. J’ai expliqué les bruits incertains, les hasards des rencontres. J’ai bien déterminé quels vols de rapaces sont propices et lesquels sont contraires (...) j’ai appris aux mortels l’art difficile d’augurer (...) Et qui dira qu’il a trouvé avant moi dans le sol ces biens qui s’y cachent aux hommes : le bronze, le fer, l’argent et l’or ? Personne, je le sais, à moins de vanterie. Et pour tout dire en une phrase : les arts humains viennent tous de Prométhée ». (Eschyle, Prométhée enchaîné, vers 462 à 507, pp. 208-209).
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[26]
Du moins dans la version d’Eschyle, alors que dans celle d’Hésiode, Prométhée est petit-fils de Gaïa et fils de Japet, lequel est un Titan, au même titre que Chronos, père de Zeus. Prométhée et Zeus sont donc cousins.
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[27]
Pasche F., [1979], « Le Prométhée d’Eschyle ou les avatars du contre-Œdipe paternel », in Le Sens de la psychanalyse, P.U.F., coll. Le fil rouge, Paris, 1988, pp. 61-69.
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[28]
pp. 63-64 : En somme, pour que les relations entre Zeus et les hommes se stabilisent, il a fallu que le Dieu-Père ait été deux fois symboliquement châtré, une première fois en subissant le vol de son feu dans la tige de fenouil phallo-forme, analogon de l’émasculation d’Ouranos, et une seconde fois en permettant que son oiseau-totem fût sacrifié. Il y a eu évidemment dans l’intervalle une maturation de la fonction paternelle allant de pair avec l’évolution du contre-Œdipe.
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[29]
A. Potamianou, « Réflexions psychanalytiques sur la « Prométhia » d’Eschyle. Rapport entre l’omnipotence et la dépression. », in Revue Française de Psychanalyse, vol 3, 1979, P.U.F., pp. 375-400.
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[30]
A. Potamianou, « Le Deuil de Prométhée », in Revue Française de Psychanalyse, vol. 1-2,1977, P.U.F., p. 205.
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[31]
C. Lechevalier, « Les formes de Prométhée. Mythe et Symbole dans les traductions et les adaptations du Prométhée enchaîné d’Eschyle, à la fin du XIXe siècle. », in Mythes et psychanalyse, publication du colloque de Cerisy de juillet 1995 sous la direction de Anne Clancier et Cléopâtre Athanassiou-Popesco, Paris, éd.. In Press, 1997, pp.145-154.
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[32]
J. Lacan, [1938], « Les Complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essai d’analyse d’une fonction enpsychologie », in Autres écrits, Seuil, Paris 2001, p. 42.
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[33]
J.C. Stoloff, « De la difficulté à être père », in Topique, n° 72, Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 2000, pp. 67-87.
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[34]
G. Roger, « Les enjeux de l’imprescriptible tiercéité », in Topique, n° 72, Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 2000, pp. 49-65.
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[35]
« Mais l’heure viendra où Zeus anéantira à son tour cette race d’hommes périssables : ce sera le moment où ils naîtront avec des tempes blanches. Le père ne ressemblera plus à ses fils, ni les fils à leur père; l’hôte ne sera plus cher à l’hôte, l’ami à son ami, le frère au frère, ainsi qu’aux jours passés. À leurs parents, sitôt qu’ils vieilliront, ils ne montreront que mépris; pour se plaindre d’eux, ils s’exprimeront en des paroles rudes, les méchants ! et ne connaîtront même pas la crainte du Ciel. Aux vieillards qui les auront nourri, ils refuseront les aliments. Nul prix ne s’attachera plus au serment tenu, au juste, au bien : c’est à l’artisan de crimes, à l’homme tout démesure qu’iront leurs respects; le seul droit sera la force, la conscience n’existera plus. Le lâche attaquera le brave avec des mots tortueux, qu’il appuiera d’un faux serment. Aux pas de tous les misérables humains s’attachera la jalousie, au langage amer, au front haineux, qui se plaît au mal. Alors, quittant pour l’Olympe la terre aux larges routes, cachant leurs beaux corps sous des voiles blancs, Conscience et Vergogne, délaisseront les hommes, monteront vers les Éternels. De tristes souffrances resteront seules aux mortels : contre le mal il ne sera point de recours ». Hésiode, Les Travaux et les jours, vers 179 à 202, pp. 92 et 93.