Notes
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Une réserve doit cependant être faite qui tient à un usage, encore hypothétique, d’armes de destruction massive (bactériologique, chimique ou nucléaire)par des organisations terroristes. Le fait qu’on évoque abondamment ce risque aujourd’hui dans les médias ne constitue pas une attestation de réalité, mais peut-être surtoutun de ces effets « publicitaires » poursuivis par le terrorisme.
INTRODUCTION
1Les journalistes sont censés être les greffiers des événements. Ils dressent, par profession, les procès-verbaux des faits sociaux ou politiques dont ils sont les témoins privilégiés. Les échos qu’ils en donnent à travers leurs publications divulguent l’événement en question et le font, pour ainsi dire, exister sur la scène sociale. Le service rendu par cette diffusion est de porter à la connaissance de tous les membres d’une société, d’une nation et parfois du monde entier, ce qu’il en est du fait concerné. Chacun peut ainsi être instruit de ce qui advient ici ou là et des éventuels enjeux que cela peut revêtir pour son existence personnelle, celle de son groupe ou celle de sa nation.
2Or, si sur un grand nombre de questions une telle « mise en échos » a bien la valeur informative attendue, certains sujets appellent un traitement médiatique particulier, leur nature ou leurs caractéristiques étant susceptibles d’influer gravement sur l’opinion publique et de provoquer des distorsions dans la représentation que celle-ci peut avoir de l’événement, allant, comme cela semble être le cas princeps du terrorisme, jusqu’à désorganiser tout ou partie du comportement collectif. Existe-t-il un rapport particulier terrorisme/médias tel que l’on puisse suspecter la mise en œuvre, à travers ce rapport, d’une procédure d’influence à type de manipulation ? C’est la question que nous allons nous efforcer d’examiner dans le présent chapitre, non sans avoir précisé au préalable que nous écartons volontairement de notre propos le cas du terrorisme étatique (d’en haut), les moyens de communication de masse étant muselés par une très forte censure, l’association par renforcement mutuel décrite ici n’existe pas. Nous faisons donc le choix de ne traiter que des rapports fonctionnels qui se développent entre les mouvements terroristes non-étatiques (d’en bas) et les organes de la presse dite libre.
I. L’« ASSOCIATION » TERRORISME ET MÉDIAS
1.1. Violence spectaculaire et pouvoir politique
3La collusion entre spectacularisation de la violence et pouvoir politique est, on le sait, très ancienne. Il y a beau temps, en effet, que les gouvernants ont compris tout ce qu’ils pouvaient attendre d’une mise en scène de leur puissance. Le spectacle des châtiments infligés aux condamnés a bien toujours eu pour principal intérêt de frapper les esprits bien plus que de punir les criminels (ce qui aurait pu se faire dans la profondeur et l’obscurité des cachots). Le souci du prince, en déchirant les corps suppliciés, était d’étaler aux yeux de tous, en place publique donc, l’éclat de son pouvoir. Les exemples abondent. Il n’est que de citer la justice royale, les tribunaux de l’Inquisition et ceux des Jacobins.
4Les doctrinaires du contre-Etat ont eux aussi bien intégré l’efficacité du procédé et ne se sont pas fait faute de le mettre en pratique à leur tour. Les Zélotes des Temps Anciens, véritables « proto-terroristes », puis les premiers révolutionnaires de la Narodnaïa Volia russe ou encore les Anarchistes ont ainsi trouvé à leur disposition une technique déjà accomplie dont il ne s’est plus agi, au fil des années, que de perfectionner les détails. Une des innovations majeures en l’occurrence fut certainement la pyrotechnie et la mise au point de la première bombe, saluée par un anarchiste allemand du nom de Most, véritable initiateur de l’effet médiatique susceptible d’être induit par les explosions. Selon sa propre formule, « il faut faire boum ». Les décennies qui se sont succédées n’ont fait que confirmer cette « philosophie de la bombe » (Laqueur, 1979). Et ceux qui parlent d’un nouveau terrorisme pour qualifier l’attentat du 11 septembre, en postulant un changement qualitatif dans la nature du phénomène perdent de vue que de l’archaïque bombe des anarchistes de la fin du XIXe à l’explosion des Twin Towers c’est la même logique de la spectacularisation qui prévaut. Ce qui change, dans ce dernier cas, c’est l’échelle de l’événement, i.e. uniquement l’aspect quantitatif, lui-même conditionné par l’époque dans laquelle il s’inscrit et les progrès technologiques (l’aviation et les médias) réalisées entre les deux. Car, même pour ce qui regardele geste suicidaire des terroristes contemporains, il ne fait que s’inscrire dans une « tradition » qui a été initiée par les anarchistes eux-mêmes, lesquels n’hésitaient pas à se jeter avec leur bombe sous les pieds des chevaux du carrosse de l’archiduc.
1.2. Un lien organique
5Aucun attentat n’est sérieusement envisagé, semble-t-il, sans que les auteurs de cette action ne se soient au préalable demandé ce qu’en feront les organes de presse, puisque son exécution a lieu dans la perspective des échos qu’il va produire dans l’opinion publique, et que là se trouve la principale raison de son existence : les cibles sont visées pour leur valeur symbolique et pour autant qu’elles sont susceptibles de susciter des réactions de la part du public.
6C’est là qu’intervient d’ailleurs la principale différence entre les actions de guerre entreprises par des armées en campagne et les attentats terroristes. Les premières ont surtout en vue des objectifs militaires, c’est-à-dire la maîtrise de points stratégiques et la destruction des forces ennemies, tandis que les secondes ne se préoccupent guère de porter efficacement atteinte au potentiel militaire de l’adversaire, et préfèrent le « combat selon l’imaginaire » (Servier, 1979, p.75), c’est-à-dire les effets psychologiques aux effets matériels. A cet égard, le terrorisme apparaît même comme une procédure « économique » de lutte, quant au nombre des victimes, très inférieur à celui des accidents de la route, par exemple, pour la même période, et a fortiori à celui du choc des armées [1]. Et il y a bien loin, du strict point de vue matériel, entre les bilans des attentats et ceux des bombardements classiques par l’artillerie ou l’aviation.
7Ainsi peut se comprendre que, dans la préparation de l’acte terroriste, intervienne en priorité et de manière anticipée l’article de presse qui en rendra compte, puisqu’aussi bien c’est le compte rendu de presse, et l’impact qu’il aura sur le public, qui reste l’objectif central de toute action terroriste. Dans l’attentat des Twin Towers, le 11 septembre à NewYork, le nombre élevé des victimes ne représente qu’une composante relativement secondaire par rapport à la valeur symbolique de la cible et des modalités d’exécution, ainsi qu’au bouleversement mondial produit. Il semble qu’on soit là en présence d’une logique à double entrée, où l’une conditionne l’autre, puisqu’un attentat organisé sans que soit envisagé le compte rendu qui va en être fait serait voué à manquer l’essentiel de sa cible, quand bien même il serait réussi au plan des opérations. Notons que, si les terroristes commettent une erreur au regard des rapports que la presse est susceptible d’en faire non seulement le bénéfice attendu de l’opération est nul, mais il peut également nuire à la cause défendue en faisant l’objet d’une interprétation publicitaire désastreuse. On se souvient du plasticage par l’O.A.S. de l’appartement de Malraux en février 1962 à Paris. La bombe causa des dégâts à l’appartement voisin et une fillette de 4 ans, Delphine Renard, qui y habitait avec ses parents reçut des éclats qui lui occasionnèrent des coupures au visage notamment. Les photos de la petite fille ensanglantée et les commentaires des journaux (« Ses yeux blessés ne verront peut être plus les jouets qu’elle aimait », titrait le Paris Match du 10 février 1962, parfait exemple de la pathémisation du discours – cf. Charaudeau, 2000), ont soulevé l’indignation du public, et il n’est peut être pas exagéré de dire que, ce jour-là, l’O.A.S. a perdu une bataille médiatique capitale.
8C’est donc bien dans les pages des journaux et sur les écrans de la presse télévisée que se jouent les scénarios orchestrés par les terroristes. Leur but est double : agir sur les esprits et provoquer les décisions politiques en faveur de leur cause. Ainsi, un attentat se déploie sur la scène sociale selon deux dimensions essentielles : une dimension événementielle, à travers laquelle se décrit le fait terroriste dans les termes de sa réalisation pratique et technique, avec les différents caractères que l’on est en mesure de prêter à cet événement là – désignation des auteurs éventuels, rattachement à un contexte politique particulier, modalités de réalisation, étendue des dégâts, nombre des victimes, réactions des autorités, etc.; et une dimension imaginaire/symbolique qui inscrit l’attentat dans un discours médiatique exerçant sur le public une action de type psychologique, notamment sur sa manière d’appréhender l’événement. La puissance de l’impact terroriste se décrit alors dans la combinaison de ces deux dimensions pour aboutir à l’attentat dans sa forme accomplie. On peut donc bien considérer qu’il existe un lien organique entre le terrorisme et les médias en ce sens que l’un est déjà dans l’autre. Parler de « lien symbiotique » (Hoffman, 1999, p. 167) est, de la sorte, tout juste suffisant dans la mesure où le compte rendu de presse apparaît non pas seulement lié intimement à l’attentat dont il rend compte, mais est, pour ainsi dire, déjà « présent » avant l’exécution de cet attentat qu’il conditionne.
1.3. Un lien fonctionnel
9Les médias modernes possèdent une puissance qui leur permet d’assurer aujourd’hui à tout attentat une « onde de choc » dépassant très largement les effets matériels immédiats. Cette loi de propagation qui tient au fonctionnement propre des médias entre au premier rang en ligne de compte pour les terroristes qui obtiennent souvent, grâce à ce « coefficient multiplicateur » (Mannoni, 1992, p. 127), des résultats hors de proportion avec le petit « pétard » qu’ils ont fait sauter.
10Des innovations techniques sont d’ailleurs venues apporter leur involontaire contribution à la diffusion du pouvoir du terrorisme. Effectivement, à partir de 1830, on entre dans l’ère de la communication de masse avec la presse d’imprimerie à vapeur, puis avec les rotatives et, vers 1870, l’utilisation de l’énergie électrique. Mais c’est assurément les progrès de la télévision, avec notamment la mise en orbite, en 1968, du premier satellite américain, qui furent décisifs. Dès lors, l’information sortait de ses cadres limités pour atteindre une dimension supra-nationale, voire mondiale. Et il est intéressant de constater que le terrorisme a connu un développement parallèle, devenant lui aussi trans-étatique avant de prendre, comme c’est le cas actuellement, les Etats-Unis pour cible privilégiée. La principale raison de ce choix tient essentiellement « aux exceptionnelles occasions de publicité et d’exposition que les terroristes du monde entier savent obtenir des grands médias d’information américains », ainsi que le note Hoffman (1999, p. 168). Les terroristes peuvent ainsi escompter une audience mondiale et le monde entier peut suivre en direct (ou presque) l’événement et ses diverses péripéties orchestrées comme les séquences d’un palpitant spectacle. Non seulement l’action terroriste devient attrayante en elle-même, mais encore elle peut, à l’occasion, profiter d’une « locomotive » en se développant sur (et au détriment d’) une manifestation internationale ayant déjà capté l’attention du public mondial, comme ce fut le cas pour les Jeux Olympiques de Munich en 1972.
11Il semble bien acquis aujourd’hui qu’on soit là en présence d’un drame (au sens théâtral du terme) qui exige d’être « monté » et « montré » (Mannoni, 1992, p. 127). Pour Jenkins (1975, cité par Hoffman, 1999), de fait, « le terrorisme, c’est du théâtre ». « La violence (terroriste) doit en effet adopter les canons du genre médiatique : il faut tout d’abord qu’elle soit mise en scène. Il en découle une sorte d’esthétique de la violence » (Sommier, 2000, p. 21). Et les effets attendus sont bien ceux de toute mise en scène : captiver l’attention par des moyens qui sont plus pathiques que logiques, plus émotionnels que rationnels. D’où aussi le choix des moyens entrant dans ce type de scénario : armes, blessures et cibles définies et élues pour leur valeur symbolique et leur capacité à jouer sur le registre des émotions (cf. Bonardi et Mannoni, 2002).
12Des caractéristiques fonctionnelles viennent s’ajouter aux caractéristiques structurelles ou techniques des moyens de communication de masse. Parmi les principales, on peut décrire l’avidité de la presse à rendre compte des événements que les agences leur font connaître, avec une soif de show et dans le jeu d’une concurrence qui les contraint à des réactions rapides, le plus souvent sans recul critique. Mais il y a lieu d’évoquer également la relation que les médias entretiennent avec leur public. Bourdieu (1996), s’attache en effet à montrer par quels mécanismes la télévision représente une forme de violence symbolique s’exerçant « avec la complicité tacite de ceux qui la subissent et aussi, souvent, de ceux qui l’exercent » (id., p. 16), entendant par là que public et journalistes prennent une part active quoique inconsciente à l’élaboration de l’information quotidienne : « les journalistes ont des « lunettes » particulières à partir desquelles ils voient certaines choses et pas d’autres; et voient d’une certaine manière les choses qu’ils voient. Ils opèrent une sélection et une construction de ce qui est sélectionné. Le principe de sélection, c’est la recherche du sensationnel, du spectaculaire. La télévision appelle à la dramatisation, au double sens : elle met en scène, en images, un événement et elle en exagère l’importance, la gravité, et le caractère dramatique tragique » (id., p. 18). De plus, l’image dramatique ou non est redoublée par le discours (les mots chocs, qui frappent, etc.) qui en donne le sens, la décrypte, dit ce qu’il faut y voir et ce que l’on doit en croire : «… le simple compte rendu, le fait de rapporter, to record, en reporter, implique toujours une construction sociale de la réalité capable d’exercer des effets sociaux de mobilisation (ou de démobilisation)» (id., p. 21). Le tri médiatique opéré fait que la circulation de l’information est assujettie non à sa seule valeur informative mais à la force de son impact, c’est-à-dire au « coup » médiatique, au scoop, à l’information extra-ordinaire. Elle entre, toujours selon Bourdieu (1996), dans le registre médiatique par effraction, s’imposant au moins à l’un des mediums, avant d’être relayée par le mécanisme de la concurrence que se livrent les médias. Le mécanisme de la dramatisation, de la mise en scène médiatique pousse ainsi les journalistes à donner à tout événement un relief suffisant pour devenir ce qui leur semble être une information. Le moindre fait divers n’est jamais donné comme tel mais retraité de manière à devenir digne d’être rapporté. « L’actualité telle qu’elle est présentée dans les médias imprimés ou audio-visuels, peut être assimilée à un déluge de « pseudo-événements » : fuites calculées, interviews à sensation, « petites phrases » lancées au bon moment prennent le devant de la scène. Obsédés par la recherche d’informations exclusives, le « scoop », les journalistes tendent à privilégier le détail au détriment de l’essentiel, le commentaire aux dépens de la réalité. Ainsi ils créent l’actualité de toutes pièces lorsque les faits par eux-mêmes n’offrent rien d’assez captivant. La boulimie de nouvelles finit par contaminer le public : en tournant le bouton de son poste, l’automobiliste qui se rend à son travail attend déjà du neuf par rapport à ce que contient son quotidien du matin » (Baylon et Mignot, 1991, pp. 165-166). Leur travail de réélaboration de la réalité est simplifié dans le cas des attentats, en ce sens que les terroristes leur ont déjà préparé la besogne. Ce qui ne les prive naturellement pas d’y rajouter quelque chose de leur cru.
13Les médias finissent ainsi par être pris en quelque sorte en otages (parfois en même temps que les otages réels), aboutissant à une inflation qui bénéficie logiquement aux terroristes. Entre autres exemples on se souviendra de la couverture par les médias américains du détournement du volTWA 847 par des terroristes chiites du Hezbollah le 1er juin 1985. Après diverses péripéties, 39 américains furent retenus à bord : « Pendant les dix-sept jours que dura la crise, alors que les otages américains étaient détenus à Beyrouth, près de 500 sujets d’information – 28.8 par jour en moyenne – furent diffusés par les trois principales chaînes de télévision américaines (ABC, American Broadcasting Corporation : NBC, National Broadcasting Corporation; CBS, Columbia Broadcasting System). En effet, en moyenne, les deux tiers de leur journal télévisé de début de soirée, la « grande messe » (14 minutes sur 21) parlaient de l’épisode des otages; et leur grille de programmes fut interrompue au moins 80 fois pendant ces dix-sept jours par des éditions spéciales ou des flashs d’information » (Hoffman, 1999, p. 162). Précisons encore que la couverture de l’événement avait mobilisé une « petite armée » de 85 personnes pour les trois chaînes en état d’alerte permanente au Liban. Cet exemple, évoqué également par Schmid (1989, p. 548), n’empêche pas cet auteur de considérer cependant ce type d’action terroriste comme des « pseudo-événements » (p. 539).
II. COMMUNICATION MÉDIATIQUE ET PERSUASION
2.1. Traitement de l’information destinée à l’opinion publique
14Dans un travail sur l’émergence de représentations relatives à la psychanalyse en France, Moscovici (1961/1976) montre que le processus d’apport d’informations par les médias est plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. Les différents organes de presse étudiés par l’auteur ont pour tâche, outre l’apport de connaissances, de rendre celles-ci acceptables par le public, et travaillent ainsi à ne pas heurter les convictions fondamentales des uns et des autres, tout en donnant des clés pour intégrer les informations nouvelles. Pour être reçue et acceptée toute information doit correspondre aux normes, convictions et habitudes de pensées de chacun, l’intégration de nouvelles informations se faisant toujours en rapport avec les anciennes. Moscovici résume les mécanismes de l’information suivant trois grands modes de communication : la diffusion, la propagation et la propagande.
15La diffusion d’information par les médias n’a pas pour vocation directe d’exercer une influence sur les récepteurs du message (le public), mais de transmettre un savoir, à chacun ensuite de l’assimiler en fonction de ses propres cadres de référence et systèmes d’interprétation. S’adressant à un large public, la diffusion ne tient pas compte des insertions sociales spécifiques et se trouve ainsi opérer dans une zone que l’on pourrait qualifier de neutre idéologiquement parlant. L’objectif est de former une sorte d’unité entre le médium et le lecteur, tout en maintenant unedifférenciation des rôles. On peut ainsi penser la diffusion d’informations ou de connaissances comme un moyen d’exposer des points de vue divergents voire contradictoires, dans le but d’informer le public mais sans chercher délibérément à le convaincre de la prévalence d’une conception ou d’une autre. Cette perspective « démocratique » de répartition du savoir nouveau s’accommode d’une grande liberté de propos, sans orientations particulières, si ce n’est de transmettre de l’information au plus près du point de vue des uns et des autres. C’est sans doute à ce point de vue que se rattachent le plus largement les journalistes eux-mêmes, lorsqu’ils sont amenés à définir leur profession comme « informative », lieu d’une médiation entre l’événement et le public à informer. Ce qui peut, dans le cas particulier du terrorisme, avoir un effet pervers lié au phénomène de réverbération (effet-écho) évoqué plus haut. C’est aussi la raison pour laquelle certains auteurs proposent un « rétrécissement » des informations (Utley, 1997).
16La communication par propagation, quant à elle, véhicule en plus un ensemble de significations à donner à l’objet, et s’adresse à des catégories de public sensibles à l’argumentaire développé. La transmission des informations par propagation dispose donc a priori d’une aire d’action limitée mais directe, qui interpelle par ses messages un public donné et s’inscrit dans un cadre de référence déjà existant. Son objectif est alors de faire accepter par le groupe une conception de l’objet mûrement établie par certains de ses membres et d’ajouter ainsi un surcroît de sens à celui qui existe. Le message délivré est ainsi une connaissance toute faite, un ensemble d’opinions prêtes à être utilisées. Les médias oscillent alors entre la publication des revendications des terroristes et leur cautionnement lorsqu’ils touchent un public « sensible » à la cause défendue.
17Enfin la diffusion d’information de type propagande est résolument au service de l’action, potentielle ou future, d’un groupe à propos d’un objet social. Moscovici (1976, p. 442) la définit comme « (…) une modalité d’expression d’un groupe en situation conflictuelle et d’élaboration instrumentale, en vue de l’action, de la représentation qu’il se fait de l’objet du conflit ». Faire de la propagande c’est en quelque sorte orchestrer un ensemble de communications en prenant position pour ou contre. L’objet social à l’origine de la communication est source de conflit entre les groupes, ce qui met en péril chacun d’eux mais aussi la cohérence de leur vision du monde. La propagande produit alors une représentation de l’objet que tout le groupe s’approprie. L’objectif de la propagande est ainsi de restaurer l’identité du groupe, menacée par le conflit, en éliminant les contradictions qui existent à propos de l’objet social. Comme pour la propagation, les médias concernés vont créer un système ou plutôt un modèle social dont la vocation n’est pas tant celle d’une élaboration intellectuelle que celle d’une affectation de significations à l’objet et d’un positionnement de celui-ci dans un contexte social précis. Le message diffusé par propagation s’impose alors comme vrai à la conscience de tous les membres du groupe, donne un sens à la réalité et guide les comportements des personnes. Le terrorisme en sort définitivement paré de légitimité.
18Ces modalités de circulation de l’information constituent des « guides d’opinion » (Rouquette, 1994a) diversifiés, de type proximal (pour la diffusion), « expert » (pour la propagation) ou « militant » puisque destiné à des groupes engagés idéologiquement et socialement (pour la propagande). Cependant, le peu de recul dont dispose le public pour faire la part des choses dans le flot médiatique, entre l’information « objective » et le commentaire orienté, voire idéologisé, fait qu’il est de plus en plus malaisé de prétendre distinguer information et propagande de type politique.
19Dans tous les cas, et quelles que soient les circonstances, l’objectif médiatique principal se conçoit sous les auspices d’un processus d’influence : convaincre, persuader, faire faire.
2.2. La communication médiatique, lieu où s’exerce en continu la persuasion
20Les mécanismes classiques des influences sociales ont fait l’objet d’une attention soutenue dans le domaine de la psychologie sociale (voir par exemple Paicheler, 1985; Mugny, Oberlé et Beauvois, 1995), notamment, pour ce qui nous intéresse ici, sous l’angle des discours, véhicules de l’influence. A partir d’une approche psycho-socio-pragmatique du fait communicatif, on a ainsi été amené à montrer l’importance de la rhétorique argumentative ou persuasion par la parole : «…le pouvoir est au bout de la parole, les médias instituent le réel par l’image et la parole en le mettant en scène, en l’insérant dans des modèles argumentatifs pré-construits » (Ghiglione, Dorna et Bromberg, 1984, p. 591). Selon ces auteurs (et pour les seuls médias télévisés), dans la communication persuasive de type médiatique, un rapport est établi entre l’individu producteur de sens et la pa role instrument de persuasion, les faits éta nt examinés sous l’angle des utilités sociales et des enjeux de pouvoir, le tout se développant au grand jour et à l’intention d’un vaste public : « Persuader par la parole est de loin le meilleur moyen d’assurer les régulations sociales nécessaires à des fonctionnements sociaux relativement harmonieux et durables. En effet, ce type de persuasion suppose, peu ou prou, une acceptation par l’autre du monde qui lui est proposé (et non, du moins apparemment, imposé) et donc une appropriation de ce réel, qui passe du statut de monde possible parmi d’autres à celui de monde réel, exclusif de tout autre. Nous sommes là dans le domaine du politique » (Ghiglione, 1993, p. 117) qui est le domaine de prédilection du terrorisme. Tout l’art consiste, en effet, à faire croire au public ce que l’on veut qu’il croie. Si le locuteur, homme de pouvoir (ou de puissance) séduit, ce faisant il enferme et contrôle également la pensée du public. A ceci s’ajouterait, selon Bourdieu (1982), la mise en mouvement par le discours de rapports de types sociaux, économiques ou politiques afin d’atteindre au mieux le but fixé par la communication. L’avènement de l’image (des messages imagés) ajoute une dimension supplémentaire au pouvoir des médias. L’image elle-même participe du codage du message adressé au public et se trouve ancrée par le commentaire qui l’accompagne et qui conduit le public à choisir parmi la multiplicité de sens potentiels qu’elle véhicule. La persuasion s’appuie donc davantage sur un appel à l’imaginaire, aux attentes ou aux craintes du public que sur le contenu d’un message organisé dans le seul but d’apporter des preuves incontestables, qui constituent bel et bien les attestations dont le terrorisme se nourrit.
21Reste que, si les médias ont ici toute latitude sur le plan de la parole et de l’image, les déclencheurs de celle-ci sont ailleurs et disposent donc du pouvoir. Ce sont bien, en effet, les terroristes qui font parler les médias. Ainsi peut-on dire que le discours médiatique est à la fois manipulateur du public et manipulé par les auteurs des événements rapportés. En tant que promoteurs d’événements, les terroristes détournent à leur profit et canalisent cette machine à persuader que sont les médias.
22Pour ce qui est du sujet social, c’est-à-dire du public cible de la mécanique persuasive, on reconnaît, depuis Cialdini, Levy, Herman et Evenbeck (1976), qu’il n’est jamais totalement passif mais met en place une sorte de mouvement de contre persuasion. Tout message, qu’il soit visuel ou non, dispose en lui-même d’une dimension symbolique et nécessite pour être correctement décodé, le partage de codes culturels et linguistiques. Mais c’est en fin de compte le public qui donnera à ce message un sens définitif. Reste que, l’information médiatique s’attache à limiter la dimension de cette capacité interprétative : l’amitié franco-arabe dicte, par exemple, en France une certaine prudence dans la condamnation des actes de violence commis par les Palestiniens, et l’interprétation qu’en proposent les israéliens. Le traitement de l’information portant sur les actes terroristes dépend alors notamment des éléments de contextualisation historico-politiques et des inscriptions idéologiques sous-jacentes.
III. RÉPERCUSSIONS SUR LA PSYCHOLOGIE COLLECTIVE : LA DÉSORGANISATION DE L’OPINION COLLECTIVE
3.1. Psychoses et rumeurs
23Lorsqu’il est question du terrorisme, l’effet de rayonnement médiatique suppose un certain traitement de l’information reposant sur une mise en avant des implications de l’acte lui-même. Le compte rendu de presse ou télévisé suppose une mise en scène d’au moins deux protagonistes (deux nations, deux religions, et), donc la confrontation de deuxidéologies (idéo-logiques ?) ou, pour le dire autrement, de deux représentations du monde (dans leurs dimensions économique, sociale, politique, culturelle). Tout événement terroriste se trouve ainsi recréé par les médias qui le mettent en lien avec d’autres événements de même nature et l’inscrivent dans un climat social déterminé au moyen d’une logique explicative, de type causaliste le plus souvent. On voit ainsi réémerger, depuis les événements de 2001, l’idée d’un réseau terroriste mondial (ou une ligue) fortement structuré et bien organisé (désignation/identification d’un leader et de responsables, partition en sous-groupes évoluant sur des territoires distincts, etc.). Toute une série d’attentats récents (Bali, Snipper deWashington, cargo français auYémen, Moscou) se trouve de la sorte reliée, dans les discours médiatiques, à ce réseau mondial par une chaîne causale dont l’ampleur est fonction des informations possédées à un moment précis de l’épisode. C’est dire que l’environnement médiatique du terrorisme, en ces années 2000, fonctionne sur la base d’une trame commune à tous les épisodes : chaque événement « suspect » qui se produit en un point du globe est rattaché aux autres selon une logique explicative adaptée à ce que l’on pourrait nommer l’événement médiatique princeps (attentat de NewYork). Dans certains cas, les médias se trouvent même en position de contribuer à l’émergence de véritables psychoses (cas de l’antrax après le 11 septembre, l’explosion de l’AZF à Toulouse) et sont, par conséquent, sans doute également impliqués dans la recrudescence de fausses alertes en divers points du globe, entretenant ainsi cet effet parano-médiatique d’une ramification mondiale, omniprésente et toute puissante. Ceci constitue un terreau des plus propices à l’émergence, l’entretien et la transmission de rumeurs qui représentent l’« expression continuée d’un état psychosocial » (Rouquette, 1994b, p. 53)(cf. également Kapferer, 1995)
24Un climat d’angoisse est ainsi maintenu qui, à la moindre alerte, resurgit comme candidat explicatif potentiel : le lien est toujours tissé ou esquissé entre épisodes antérieurs et vécu immédiat. Les terroristes seraient ainsi dotés d’un « plan » et d’intentions précises : frapper un grand coup pour atteindre la planète entière, fêter l’anniversaire de l’attentat de NewYork, porter atteinte à l’Europe alliée de toujours des USA (ou entraver sa construction et sa montée en puissance), atteindre des populations innocentes en les contaminant, etc. On leur prête un but, des stratégies, une logique : le terrorisme a maintenant un visage, l’adversaire à combattre est désigné, mais le sont aussi ses moyens d’action et de diffusion médiatique (la chaîne TV Al Djazira). Bref, les médias veillent à ce que les catégories soient clairement délimitées, amalgames et simplifications à l’appui : il y a dorénavant les « bons » (les nations dites civilisées) et les « méchants » (le réseau terroriste mondial, mais aussi certains pays-refuges ou complices, les « Etats voyous »). Nous sommes là en présence du mécanisme le plus classique inhérent à toute catégorisation sociale de quelque niveau qu’elle soit (voir, par exemple, Bourhis et Leyens, 1994), qui tout à la fois débouche sur « une extrémisation des références idéologiques et des catégorisations réciproques » (Rouquette, 1994a, p. 125), renforce la cohésion intragroupe (des « bons ») et la discrimination intergroupes (entre « bons » et « méchants »).
3.2. Les représentations sociales
25La communication, dans ses différentes formes sociales (institutionnelle, médiatique, intra- ou interindividuelle) est un lieu d’élaboration des représentations sociales dans la mesure où il n’y a de réalité sociale que dans l’interaction des individus et des groupes à propos d’objets sociaux (cf. Moscovici, 1961/1976; Roussiau et Bonardi, 2001). L’individu a donc nécessairement un rôle d’acteur qui remodèle et catégorise les informations auxquelles il est confronté. Une représentation sociale est en quelque sorte une grille de lecture de la réalité, socialement construite, chaque groupe social l’élaborant en fonction de ses propres intérêts et de ses propres préoccupations. Connectées à l’activité mentale que déploient les individus et les groupes, les représentations sociales prennent forme par rapport à des situations et des objets qui sont socialement importants. En ce sens, elles sont une connaissance pratique qui permet de situer et de maîtriser l’environnement. On peut donc énoncer, au plus court, qu’une représentation sociale est une organisation d’opinions, attitudes, valeurs, croyances, images, socialement construites relativement à un objet donné; que cette représentation résulte d’un ensemble de communications sociales qui permettent de maîtriser l’environnement (en orientant notamment les conduites) et de se l’approprier en fonction d’éléments symboliques propres à son (ou ses) groupe(s) d’appartenance. Trois conditions président, selon Moscovici (1961/1976) à la mise en place d’une représentation sociale : 1/ la dispersion de l’information dans l’environnement, laquelle permet à des connaissances indirectes et fragmentaires, via la communication, de se constituer en savoir social non exempt de distorsions. 2/ la focalisation, conduisant un groupe social donné à sélectionner les aspects qui correspondent à ses propres intérêts et qui donc déterminent sa position par rapport à l’objet. 3/ enfin, la pression à l’inférence, qui permet aux individus de combler les lacunes de leur savoir en reconstruisant en quelque sorte « sur le tas » une cohérence.
26Issue d’une tradition sociologique forte, animée principalement par Durkheim (par exemple, 1893), la notion de représentation s’appliquait alors aux données qui relient ensemble les individus d’une même société regroupés sous les auspices d’une conscience collective. Celle-ci apparaît comme une réalité en soi, au fonctionnement propre (dans le sens de distinct du fonctionnement individuel), destinée à assurer cohésion et pérennité à la société. Les représentations collectives qu’elle est supposée englober sont de même nature : sociétales et durables. Avec Moscovici (1961/1976) les représentations prendront, pour le compte de la psychologie sociale, une envergure moindre (dans le sens où elles sont portées par des groupes spécifiques et non plus par tout le corps social, ce qui leur octroie une plus forte diversité) et une dynamique plus visible (leur évolution suit celles des groupes et non plus des sociétés).
27Pour ce qui regarde le terrorisme, il va de soi queles communications médiatiques contribuent largement à la création ou à la transformation des représentations sociales, comme elles le fontd’ailleurs pour n’importe quel autre objet. « La clé de l’avènement politique des médias tient en quelques mots : ce qui n’est pas montré à un public supposé égalitaire n’existe pas pour lui, ce qui n’est pas désigné à ce public échappe à son environnement. On vise ainsi à créer une indispensable médiation entre la réalité et les consciences. Dépendants, éduqués, les hommes sont toujours en apprentissage » (Rouquette, 1994a, p. 29).
28Si l’on considère le cas du récent épisode terroriste de Moscou sur le versant des commentaires médiatiques de la presse et de la télévision françaises, les Tchétchènes apparaissent dans un premier temps représentés comme les auteurs d’une prise d’otages (sous les auspices d’un commando terroriste). Dans les commentaires de la population retransmis par les médias, on note que des voix (dont soit dit en passant on n’est pas en mesure d’apprécier la forceni le nombre) s’élèvent pour réclamer que l’on fasse la paix en Tchétchénie. Après le dénouement de l’épisode terroriste, la population russe apparaît encore (toujours au travers des médias) partagée dans son analyse de l’événement (soulagement, renforcement du pouvoir de Poutine, réaffirmation de la nécessité d’une paix durable ou au contraire demande d’un durcissement de la politique russe envers la Tchétchénie). L’opinion publique française se trouve donc confrontée à des prises de position différenciées. Ses propres représentations du problème tchétchène aussi bien que du terrorisme et des terroristes seront donc organisées et orientées (cf. Moscovici, 1961/1976) à la fois en fonction de ces apports d’information, du tri sélectif qu’ils en feront nécessairement à partir d’un background de valeurs, de connaissances, d’informations antérieures et de pratiques sociales. En ce sens, si les médias créent l’événement, le décrivent et l’analysent au jour le jour sans forcément le présenter d’une manière univoque, les représentations sociales que s’en forgera la population leur échappent en partie puisque d’autres paramètres de la vie personnelle et groupale entrent en ligne de compte dans la formation de ces représentations. Reste que l’enjeu, pour les médias autant que pour les politiques (et peut-être pour les politiques à travers les médias), est bel et bien de diriger, d’orienter autant que faire se peut la mise en place de ces représentations.
29Notons encore, en revanche, que les commentaires médiatiques sont unanimes à désigner le groupe des preneurs d’otages comme des terroristes. On est alors en droit de s’interroger sur ce que pourrait être, dans la population française, la représentation sociale de l’objet terrorisme lui-même. Des travaux (non publiés) que nous avons nous-mêmes dirigés se sont penchés sur cette question (Garino, 2002; Védie-Clapier, 2002). A partir d’un questionnement standardisé, mis au point sur la base d’une théorisation tridimensionnelle des processus présidant à la dynamique représentationnelle (Doise, 2001), la représentation sociale du terrorisme a été explorée dans des groupes de populations distingués par leur âge, leur lieu de résidence et leur statut socio-professionnel. Il en est ressorti nettement que, si la représentation sociale du terrorisme repose bien sur une base commune consensuelle (dans le sens de portée par l’ensemble des populations interrogées), celle-ci est de type minimaliste. Ce qui frappe davantage, ce sont les modulations que subit cette représentation en fonction des insertions sociales de chacun des groupes, portant à conclure à un ancrage de la représentation sociale du terrorisme dans les appartenances sociales. En ce sens, si les médias prennent bien pour cible ce que l’on a coutume de nommer l’opinion publique et que leur influence vise à s’exercer à un tel niveau en orientant et dirigeant les analyses et les conceptions de celle-ci, ils atteignent en fin de compte non pas une masse, une foule, un peuple, un public, mais les pressions qu’ils exercent se trouvent in fine avoir un pouvoir différencié suivant les groupes sociaux (ce qui représente bien un ancrage groupal des représentations sociales). On pourrait ainsi avancer que les médias ont pour vocation de fabriquer des représentations collectives au sens durkheimien de représentations partagées par une société dans son ensemble, mais qu’en fin de compte les groupes sociaux transforment cette matière première pour créer à leur propre usage des représentations sociales au sens où Moscovici l’entend.
IV. APPROCHE EXPÉRIMENTALE
30L’étude psychosociale de la logique terroriste peut être entreprise, nous l’avons vu, à différents niveaux. Nous rendrons compte ici des apports d’une psychologie sociale de type expérimental à la compréhension d’une certaine forme d’impact de la menace terroriste sur les sujets susceptibles d’en être les victimes ou les spectateurs impliqués, et du rôle que les médias peuvent être amenés à y jouer.
4.1. Menace et renforceurs de menace
31Dans la perspective de rendre analysable la situation créée par les attentats terroristes répercutés par les médias, et avec le souci privilégié de tenter de comprendre les mécanismes qui président au déploiement des comportements dans ce contexte, nous avons procédé à une première tentative de modélisation expérimentale (Mannoni et Bonardi, 2001): des individus (étudiants, tous volontaires) ont été invités à participer à de prétendus travaux sur les mécanismes d’apprentissage. Ces sujets étaient placés dans des conditions individuelles ou de groupe (dans lesquels ont pris parfois place des compères). Les consignes dont on leur faisait part leur laissaient entendre clairement qu’ils étaient exposés durant leur travail à la menace de chocs électriques distribués aléatoirement par une machine à laquelle ils étaient reliés par des électrodes (bien entendu aucun choc électrique n’était jamais administré, la menace seule étant l’élément important). Ainsi, pensions-nous, était recréé l’essentiel de la situation de menace terroriste : exposition à un danger susceptible de survenir d’une manière imprévisible. Durant l’expérience, les sujets avaient à accomplir des tâches cognitives. L’objectif était de confronter des individus isolés ou en groupe à des situations de stress de manière à étudier leurs modalités de réactions en termes de stratégies d’ajustement.
32Dans une variante de cette expérience, nous avons introduit un renforceur sous la forme d’un cri poussé par un compère (membre du groupe ou, pour les cas d’exposition solitaire à la menace, sujet censé passer l’expérience dans une pièce attenante). Les sujets avaient trois tâches à réaliser, le renforceur de la menace intervenant dans le cours de la seconde tâche. Ceci permettait de délimiter trois situations de menace : l’une (tâche 1) relevant de la seule évocation des chocs électriques possibles, la seconde accréditant la menace par la simulation de réception d’un choc électrique, la troisième enfin permettant de contrôler l’impact à plus long terme du renforceur.
33En matière de performances, le rôle du renforceur est manifeste. En effet, d’une part, les scores obtenus sont moindres en situation de menace aléatoire que dans le cas où les sujets réalisent les tâches cognitives sans être exposés à la menace (situation dite de contrôle), et, d’autre part, les conditions de vécu de la menace ont un impact différencié sur les sujets selon qu’ils sont isolés ou en groupes. Dans la situation d’isolement, les performances des sujets diminuent régulièrement et diffèrent significativement à chacune des trois tâches, tandis qu’en situation de groupe, le renforceur de menace agit bien puisque les performances diminuent beaucoup plus sensiblement entre les tâches 1 et 2. Ainsi, lorsque la menace, de simple devient renforcée, les conséquences se précipitent sous forme de désorganisation émotionnelle-cognitive. Or, les médias peuvent être considérés, au vu de ce qui a été établit plus haut, comme des facteurs de renforcement particulièrement actifs.
34Pour tenter de rendre encore davantage compte du caractère actif des médias dans le vécu du fait terroriste par les populations, nous avons développé une nouvelle série d’expériences destinées à mettre en évidence le rôle de renforceurs d’une menace joué par les médias dans le traitement par le public d’un événement stressant. Il nous est ici apparu utile de nous rapprocher de la réalité événementielle et des comptes-rendus fournis par la presse en faisant intervenir un autre type de renforceurs de la menace que le cri d’un compère, sous forme d’articles de journaux ou d’extraits d’émissions télévisées. Pour ce faire, nous avons utilisé comme matériel de véritables émissions télévisées ayant traité, entre autres, de la modélisation expérimentale mise au point par nous-mêmes. Nous avons apporté à ces émissions les retouches indispensables au montage expérimental (ce qui a été modifié portant essentiellement sur les commentaires révélant trop évidemment ce qu’il en était des attendus de l’expérience) de manière à apprécier l’impact de l’image et des discours des journalistes à ce propos. Sur la base de ces émissions nous avons également fabriqué de faux articles de journaux en retranscrivant les propos tenus comme s’il s’agissait de véritables articles de presse. Le protocole expérimental restait par ailleurs identique à celui de notre première série d’expériences. Les résultats attendus d’une telle modélisation (expérience en cours) concernent, bien évidemment l’impact des informations médiatiques sur la perception de leur situation par ceux qui y sont exposés.
4.2. L’altruisme
35A partir d’une autre série d’expériences nous avons également été amenés à nous interroger sur ce que devenait le lien social dans des situations critiques de ce type. En effet, dans une des variantes expérimentales, nous avions installé un dispositif permettant à des individus en groupes (avec possibilité ou non de communiquer entre eux durant l’expérience) d’éviter les chocs électriques en appuyant en toute discrétion sur une pédale placée à leurs pieds. Ils étaient néanmoins informés que tout recours à la pédale (délestage de la menace) les mettant à l’abri des chocs électriques augmentait la probabilité pour les autres membres du groupe de recevoir un choc électrique. Les résultats obtenus à cette nouvelle expérience (cf. Mannoni et Bonardi, 2001) conduisent à s’interroger sur l’impact d’autrui dans la mesure où les groupes autorisés à communiquer entre eux durant l’expérience n’utilisaient que très peu le contrôle instrumental de la menace mis à leur disposition (25 % des sujets appuyaient effectivement sur la pédale), tandis que, dans les groupes où la communication n’était pas autorisée, le contrôle des chocs électriques s’avérait significativement plus fort (75 % des sujets utilisaient la pédale de délestage). Nous avons ainsi été amenés à nous demander si, d’une manière générale, le lien intragroupal n’étaitpas plus apparent que réel en ce sens qu’il dépendrait directement des éléments opportunistes et serait donc susceptible de varier avec eux. Dans un tel cas, les comportements observés pourraient faire appel à des normes différentes, lesquelles entreraient en compétition lorsqu’elles sont mobilisées par des données contextuelles contrastées. Pour avancer dans les analyses et les explications, nous avons développé un deuxième type d’expérimentations susceptible d’éclairer ce qu’il en était du sentiment moral et de son devenir lorsque des couples d’individus étaient appelés, dans diverses conditions expérimentales (sujets naïfs, ou confrontés à un compère), à déclarer leur intention de supporter d’une façon conjointe et solidaire un choc électrique d’intensité non négligeable (60 ou 220 volts selon les cas) en le partageant par moitié. Tantôt le compère adoptait ouvertement, en le proclamant, un comportement pro-social de partage du choc, tantôt il déclarait tout aussi ouvertement qu’il refusait de partager. Globalement, on constate, de manière contre-intuitive, que la décision prise par le sujet naïf de partager ou non le choc électrique avec le compère est beaucoup plus largement conditionnée par les dires de celui-ci que par l’intensité du choc à partager. Plus précisément, il s’avère que les sujets ne sont pas plus altruistes en situation neutre (deux sujets naïfs) qu’en situation où le compère déclare ne pas vouloir partager le choc électrique. En revanche, le comportement altruiste du compère qui déclare partager est largement suivi par les sujets naïfs qui sont alors eux-mêmes plus enclins au partage. Ce qui a des conséquences non négligeables pour l’évaluation du comportement social ou moral, puisqu’il semblerait au bout du compte, que les dispositions prosociales (orientées vers autrui) soient en somme décalquées du comportement inducteur d’un partenaire social, ce que les psychologues appellent un comportement vicariant.
CONCLUSION
36En assurant aux attentats un retentissement dont le compte rendu de presse excède le simple procès-verbal de la réalité, les médias exercent ainsi une action psychologique sur l’opinion publique dans le sens d’une désorganisation qui affecte aussi bien les comportements que les jugements, bouleverse le système des valeurs et retentit même sur le lien social. Les médias apparaîtraient ainsi comme des inducteurs du comportement du public et agiraient à terme sur les autorités. Les enjeux paraissent tels qu’il est plus que jamais nécessaire d’approfondir, par des analyses de nature psychosociale en particulier, les composants d’un phénomène dont l’importance s’impose aujourd’hui grâce en particulier aux médias.
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Mots-clés éditeurs : Médias, Opinion publique, Manipulation, Terrorisme
Notes
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[1]
Une réserve doit cependant être faite qui tient à un usage, encore hypothétique, d’armes de destruction massive (bactériologique, chimique ou nucléaire)par des organisations terroristes. Le fait qu’on évoque abondamment ce risque aujourd’hui dans les médias ne constitue pas une attestation de réalité, mais peut-être surtoutun de ces effets « publicitaires » poursuivis par le terrorisme.