Topique 2003/2 N°83

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Article de revue

Théories de la violence, politiques de la mémoire et sujets de la démocratie

Pages 43 à 53

I ? PHILOSOPHIES DE LA VIOLENCE

1Le troisième millénaire ne semble pas promis à échapper au signe de la violence. La tentation est prompte, à partir de ce constat, de penser qu?une fatalité pèse sur les sociétés, qui les pousse à reproduire, à l'intérieur et à l'extérieur, les mêmes gestes ancestraux d?affirmation de soi et de négation de l'autre. Il ne s?agirait, dès lors, que de reproduire, face à la répétition du même phénomène, les ?solutions? et les modèles déjà répertoriés par la philosophie et la théorie politique.

2Le paradoxe saute immédiatement aux yeux. Si la violence est toujours présente, voire recrudescente, c?est 1/ ou bien que les ?solutions? proposées ont échoué, ? qu?elles s?avèrent à tout le moins avoir été insuffisantes; 2/ ou bien que des formes nouvelles de violence sont apparues, qui vouent les dites solutions à la désuétude. Il n?est évidemment pas exclu que les deux hypothèses puissent au moins partiellement être vraies l'une et l'autre, et se compléter.

3On n?en déduira pas qu?il faut recommencer la réflexion en faisant table rase du passé. Le problème de la violence a toujours constitué un des défis centraux de la philosophie et de la théorie politique, et il serait à la fois vain et présomptueux de prétendre ignorer les réponses qui lui ont été données. D?un autre côté, essayer de repérer ce que les formes de violence contemporaines peuvent comporter de nouveau ne saurait s?effectuer sans garder en mémoire, ne seraitce qu?implicitement, ce qu?ont été ses formes plus anciennes.

4Comme ce sont précisément les formes inédites de violence (même s?il arrive qu?elles soient désignées par le même vocable que les anciennes, ou qu?elles n?en soient que le paroxysme) qui amènent à ré-interroger les modèles théoriques, un regard nouveau s?ouvre sur ces derniers, et les reproblématise. On peut espérer qu?en retour, la reproblématisation éclaire mieux et davantage ce qu?il en est de la violence contemporaine ? ce qui fait violence (ou violences) à notre époque.

5Il faudrait alors procéder selon deux axes de questionnement :

  1. réinterroger les modèles théoriques qui s?efforcent à la fois d?expliquer et de résorber la violence;
  2. analyser les formes nouvelles que prend cette violence aujourd?hui.

6On n?oubliera pas que les deux axes renvoient perpétuellement l'un à l'autre et s?entr?appellent. Sans le perpétuel retour en amont du côté des fondements philosophiques, l'analyse s?exposerait au risque de se perdre dans l'empiricité; inversement, sans la pierre de touche des analyses, la théorie s?exposerait au risque de verser dans l'abstraction pure.

71/ nous distinguerons, de manière très schématique, parce que programmatique, trois grands modèles théoriques (ou théorico-pratiques): Le modèle juridicoétatique; le modèle révolutionnaire; le modèle néo-libéral.

8a) le modèle juridico-étatique rassemble des auteurs qui peuvent être par ailleurs aussi différents que Kant et MaxWeber, Hobbes et Habermas. Il consiste à coupler un primat du droit (le plus souvent sous la forme de la loi) et une instance chargée de le faire respecter, l'état. Le couplage est au mieux exprimé par Habermas lorsqu?il écrit : ?L?idée d?état de droit requiert un type d?organisation de la force publique qui oblige le pouvoir politique constitué sous forme juridique à se légitimer à son tour en fonction du droit légitimement édicté? (Droit et démocratie, Gallimard 1997, p. 188). Le cercle se veut rationnel, comme est supposé l'être le droit lui-même. C?est ainsi la raison qui s?oppose à la violence, et l'on perçoit bien en quoi l'idée habermasienne d?une régulation par la raison communicationnelle tendrait à éliminer toute violence.

9Il reste la définition que donne Weber de l'état comme instance détenant ?le monopole de la violence légitime (ou supposée légitime)?, définition d?inspiration hobbesienne, mais qu?un Kant aurait tout aussi bien pu accepter. La violence n?est jugulée qu?au prix d?une autre violence, en quelque sorte préventive, qui suppose que la violence des hommes demeure au moins latente, toujours menaçante, toujours à juguler de nouveau. La distinction qu?effectue Kant entre le droit (qui a pour support l'arbitre, et qui ne demande qu?une conformité extérieure aux normes) et la morale (qui a pour supports la volonté et la raison, et qui demande l'adhésion intérieure) le montre au mieux. L?état, dès lors, devient le moyen qu?a trouvé la raison pour, sinon s?imposer, du moins se maintenir. Mais un moyen paradoxal, puisqu?il consiste à importer dans le système rationnel ce qui au point de départ était donné pour son contraire, la violence. Il est ainsi permis de penser que Hobbes, qui laisse au prince (ou à l'assemblée gouvernante) sa violence naturelle, n?est pas plus inconséquent que ceux qui prétendent rationaliser l'état de part en part.

10Même Hobbes, toutefois, a besoin de présupposer des individus rationnels pour engendrer l'état (il faut que chacun découvre in petto que la paix serait plus avantageuse que la guerre généralisée, et en tire les lois naturelles auxquelles le monarque donnera effectivité et force): à présupposer que naîtra en chacun un désir d?état, un désir que la violence des autres et la sienne propre soient tenues en quelque sorte en lisière, ou retenues, par un état. Les individus hobbesiens ne visent qu?à pouvoir s?occuper en paix de leurs propres affaires. En insistant sur le caractère co-originel des droits privés et des droits politiques, Habermas se donne les moyens théoriques d?une légitimation plus rationnelle de l'état, mais, du même coup, met involontairement en lumière la fragilité pratique de cette légitimation.

11La prévalence croissante des droits et des intérêts privés sur les droits et les soucis politiques à pour résultat de miner la légitimité de l'état (en tendant à le réduire à un simple mainteneur d?ordre) au momentmême où le processus de globalisation restreint son champ de man?uvre. L?équilibre entre raison et violence, ou plutôt la mise en forme de la violence par la raison, qui donnait au modèle son assise, tend à se défaire. C?est alors une violence à la fois endémique et irrationnelle qui apparaît. Endémique, parce que ce qui constituait pour Hobbes un point de départ à conjurer ? la peur généralisée de l'autre?, s?insinue entre les individus. Irrationnelle, parce ce que même le noyau initial de rationalité sur lequel Hobbes prenait appui, ? la préservation de soi ?, est ébranlé par des modes de violence suicidaire.

12Une des tâches principales serait d?explorer cette crise du modèle juridicoétatique, au moyen d?un aller retour permanent entre ses bases théoriques et les phénomènes de violence propres à notre époque.

13b) le modèle révolutionnaire repose sur une critique du modèle précédent, notamment sur une remise en cause de l'état comme figure de rationalité. L?état, qui se présentait dans le modèle précédent comme une instance de contre violence, apparaît là (par exemple dans la critique des Principes de la philosophie du droit de Hegel qu?effectue Marx) comme une instance qui dissimule et renforce une violence de classe. Il est justifié, dès lors, d?exercer à son endroit comme à l'endroit de la classe dominante une contre violence. Le geste de légitimation de sa propre violence ressemble d?assez près à celui sur lequel fait fond le modèle juridico-étatique : la violence se justifie d?être une réponse à une violence antérieure ? d?être une contre violence. La différence est qu?ici, la contre violence est supposée devoir abolir à terme toute violence, même résiduelle, puisqu?elle doit mener à la disparition de l'état.

14Il ne s?agirait pas d?explorer ce modèle, comme c?était le cas pour le précédent. Il s?agirait plutôt d?analyser les effets de son progressif effacement de la scène. En mettant l'accent sur les scissions inhérentes à la société (ou du moins sur l'une d?entre elles, la scission de classe), le modèle, là en tout cas où il n?était pas en mesure d?abolir ce à quoi il s?opposait, était capable de rassembler des mécontentements, de les unifier en leur donnant un espoir et une forme d?expression politique.

15La question est de savoir dans quelle mesure son étiolement pratique n?ouvre pas la porte à une violence que ne canalise plus aucun espoir et qui n?a plus d?autre moyen d?expression qu?elle-même. Ce type de violence n?est pas seulement physique, il peut consister à voter de la manière la plus aberrante possible ? au besoin contre ses intérêts en apparence les plus évidents, et comme hors de toute rationalité.

16c) le modèle néo-libéral s?en prend au modèle révolutionnaire, mais finit aussi par se retourner contre le modèle juridico-étatique, comme le fait la critique qu?un Hayek adresse au ?constructivisme?. Comme le rationnel est dans les ?justes règles? issues du développement spontané d?une société, et que les dites règles sont le plus souvent trop complexes pour être véritablement formulées, l'état ne saurait faire mieux que les laisser advenir et les laisser être. L?état, en d?autres termes, ou les citoyens réunis, ne sauraient légiférer que dans des cas limites, sauf à exercer une violence d?ordre ?constructiviste?, précisément, contre la société.

17Les ?justes règles? sont obtenues à partir de conduites qui ont réussi, par un processus donc de sélection. Ceux qui appartiennent à une culture ou à une civilisation dont les règles se trouvent placées en concurrence avec ces règles qui permettent de réussir (ou de réussir mieux), sont placés devant le dilemme soit de conserver leur culture et de disparaître avec elle, soit de l'abandonner pour adopter les justes règles et survivre. La structure de fond est, mutatis mutandis, darwinienne. Comme les ?justes règles? ne sauraient, par définition, émaner d?une volonté consciente (qu?elle soit individuelle ou collective), elles s?imposent aux hommes à la manière des lois de la nature, et ce qui était culture ou civilisation se réduit à n?être qu?un simple ?milieu?.

18Que le modèle, qui est en fin de compte celui de l'autorégulation du marché, minimise considérablement le rôle de l'état, est une évidence. Que son extension sans frein ni contrepoids produise de la violence, en est une autre. Mais, pour le modèle lui-même, la violence qu?il engendre est sans responsable, elle n?est due qu?à la force des choses et qu?à la logique du processus, ou à l'incapacité des ?victimes? à s?adapter; quand à la critique qui le prend pour cible, elle est rejetée du côté des rêves dangereux du totalitarisme.

19Pour exprimer les choses dans le vocabulaire d?Hannah Arendt, on a là un triomphe de la vie comme zoe sur la vie comme bios, de la vie comme production et reproduction sur la vie véritablement humaine et politique. Le modèle, en d?autres termes, fait violence à l'humanité. Que la concurrence jusqu?à un certain point canalise l'agressivité des humains est une chose. Autre chose est de savoir ce que devient cette agressivité chez ceux qui se trouvent comme éjectés du système, ou ceux qui se trouvent en concurrence non pas dans le système, mais à l'extérieur du système et pour y rentrer. Nous rencontrons en ce point les thématiques du chômage, de l'exclusion et de la simple survie.

20Le risque que s?enclenche ici une contre violence, ou que naisse une violence comme moyen de survie, conduit à recourir à l'état comme simple opérateur d?ordre; comme l'ordre en question n?ouvre aux individus concernés nulle possibilité de s?occuper de leurs affaires en rentrant dans le système économique, ou de participer à la vie publique, on voit mal comment ils pourraient le considérer comme autre chose qu?une violence exercée à leur endroit.

2/ les formes nouvelles que prend la violence

21Comme nous les avons au moins implicitement rencontrées dans les développements qui précédent, nous ne ferons que les énumérer en les accompagnant d?un bref commentaire.

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  1. la peur généralisée de l'autre, de plus en plus présente sous forme endémique, n?est sans doute pas une violence en elle-même; elle est plutôt une crainte anticipée de la violence, une méfiance à l'égard de l'autre qui apparaît ainsi comme un danger potentiel. On pourrait exprimer la chose en termes, cette fois, lacaniens : tout se passe comme si régnait là un imaginaire que ne vient médiatiser ou relayer aucun symbolique. Sans doute ? c?est au moins une hypothèse de travail ?, peut-on relier cette peur à la prévalence croissante de l'individualisme concurrentiel qui fait le fond du modèle néo-libéral. Elle en montre en ce cas les limites et les insuffisances, puisque la peur finit par engendrer un appel à l'état sécuritaire au moment même où la seule réponse appropriée serait la restauration d?un rapport de confiance tel qu?il peut exister entre citoyens.
  2. l'exclusion est un terme approximatif et discutable pour désigner ce qui a été appelé ?la production de l'homme jetable? (B. Ogilvie). Il ne s?agit plus, comme pouvait encore le penser Marx, de chômeurs constituant pour le capitalisme un volant de sécurité permettant de faire baisser les salaires; s?il s?agit toujours de chômeurs, ils se retrouvent en situation d?être superflus, surnuméraires en quelque sorte, comme à jamais inutilisables. Exclus pour ainsi dire de l'intérieur, puisqu?ils ne peuvent par ailleurs échapper à la société de marché et aux jouissances qu?elle fait miroiter aux yeux de tous?
  3. ce que nous avons évoqué sous le nom de violence suicidaire désigne cette violence à la fois hétéro- et autodestructrice qui semble échapper à toute rationalité, comme si elle était une pure négativité se retournant contre tout et finalement contre soi ? un mélange instable de rage et de jouissance à être antihumain en général. On la rencontre dans certaines violences urbaines (pensons par exemple aux émeutes de Los Angeles, en 1993).
  4. il faudrait ajouter la recrudescence des violences ethniques, avec leur cortège de tortures, de viols systématiques et de mutilations, qui contresignent un échec manifeste du modèle juridico-étatique à se débarrasser de son lien avec le nationalisme.

II ? POLITIQUES DE LA MÉMOIRE ET SUJETS DE LA DÉMOCRATIE

23Nietzsche disait qu?il faut savoir oublier pour vivre. HannahArendt souligne au contraire qu?il n?y a pas d?éducation ni de transmission, dans un espace démocratique, sans la mémoire de la tradition, fut-ce pour rompre avec cette tradition. Au-delà de cette réflexion générale, on peut donner comme symptômes du temps présent une interrogation réglée sur la mémoire de la violence, et sur les politiques de la mémoire, dont on peut distinguer en France trois cibles privilégiées en tant qu?elles constituent aussi des enjeux pour la philosophie politique et pour l'exercice collectif de la citoyenneté dans l'espace public démocratique.

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  1. e premier enjeu de cette interrogation sur la mémoire porte sur la violence nazie. Et il y aurait concernant la mémoire du nazisme deux types de production philosophique. Le paradigme de l'une pourrait être le livre de Enzo Traverso : La violence nazie, une généalogie européenne (la fabrique, 2001). L?hypothèse défendue par Traverso est de prendre les camps de concentration et d?extermination non pas comme une particularité allemande, mais comme un héritage logique de l'Europe libérale du dix-neuvième siècle, et l'aboutissement d?un processus de déshumanisation et d?industrialisation de la mort atteste depuis la guillotine et qui aurait peu à peu pénétré la rationalité du monde moderne de l'usine, de la bureaucratie et de la prison. La singularité du nazisme ne résiderait que dans sa capacité à faire synthèse des formes diverses de la violence attestées en Occident, du racisme de classe au racisme colonialiste, jusqu?au racisme antisémite. Ce qui autorise à donner la mémoire d?Auschwitz comme interrogeant directement la conception européenne du sujet et de la communauté politiques, en refusant de faire du nazisme le simple produit d?un antibolchévisme (Ernst Nolte), d?un antilibéralisme (François Furet) ou d?une pathologie allemande (Daniel Goldhagen). L?autre paradigme serait à trouver dans le livre de Charlotte Beradt : Rêver sous le troisième Reich, et du texte de présentation qu?en donne Martine Leibovici à l'édition française (Payot, collection Critique de la politique, 2001). Il s?agit de la publication d?un recueil de rêves de femmes et d?hommes ordinaires entre 1933 et 1936, qui rendent visible comment le nazisme installe sa domination jusque et y compris sur la vie onirique des individus, et peuvent se constituer comme des clefs de compréhension de la réalité de la violence nazie en train de se mettre en place, et aussi des résistances à cette mise en place. Ici aussi il s?agit de retrouver la mémoire de la terreur et de l'effroi dans leur efficience, en tant qu?ils ont anticipé l'avènement même du nazisme. Et finalement, la question ici posée à propos des causes et des effets de la violence nazie, à travers ces deux paradigmes, serait peut être de réactiver par la mémoire ce que le tribunal de Nuremberg s?est avéré impuissant à produire, une communauté politique post-totalitaire comme impossible du temps.
  2. un autre enjeu, très sensible en France, serait celui de la mémoire de la guerre d?Algérie. Une interrogation, comme l'a bien vu Jacques Rancière dans « la cause de l'autre » (revue Lignes, numéro Algérie-France : regards croisés, 30/février 1997), qui porte sur le rapport entre le passé et le présent, le même et l'autre, le national et l'étranger, l'inclus et l'exclu, l'intégriste, l'homme et l'humanitaire. La mémoire de cette guerre n?est pas simplement historienne, elle ne porte pas seulement sur le rapport guerre/vérité, sur l'aveu de la torture, etc. Mais est d?abord un questionnement de nous-mêmes sur nous-mêmes, sur la constitution d?une communauté politique post-coloniale, elle-même impossible du temps. La volonté de célébrer en France, depuis les toutes dernières années, la journée du 17 octobre 1961, date de cette manifestation parisienne des algériens à l'appel du FLN et qui fut marquée par une répression sauvage de la part de la police recouverte du silence officiel sur le nombre des victimes, une journée qui fut aussi celle de l'engagement d?un certain nombre de français dans la cause des algériens, est certes un effet de la volonté de rendre visible les exactions et les tortures pratiquées par les Français pendant la guerre d?Algérie; mais ce qu?échoue à produire cette mémoire de la violence coloniale, convoquée au tribunal de l'histoire, c?est sans doute une communauté politique qui puisse jouer aujourd?hui d?un rapport d?inclusion/exclusion. Comme on peut le lire sous la plume de Sidi Mohammed Barkat dans un autre texte : Des français contre la terreur d?état (Algérie 1954-1962) (Editions Reflex, 2002), « la stratégie qui consiste à taire la dimension institutionnelle de la terreur empêche que l'on prenne la mesure de la force de la représentation sociale construite à cette époque, de son pouvoir de perdurer par-delà la période coloniale. Elle nuit considérablement à notre capacité de prendre en compte les conséquences sociales mais aussi administratives, judiciaires et policières actuelles de cette rupture : discrimination devant le travail ou le logement, contrôles d?identité arbitraires, zones de rétention soumises à l'impératif policier, expulsions du territoire parfois au mépris de conventions internationales signées par l'état, double peine, entrave à la circulation des personnes, etc. Une chose est de rouvrir la terreur coloniale, une autre de la traiter en allant plus loin dans ce qui la structure et en fait une réalité tout entière née d?institutions qui, pour partie au moins, continuent de survivre à la décolonisation (p. 11)». L?oubli de la guerre d?Algérie, c?est aussi, comme le souligne Jacques Rancière, l'oubli de l'altérité intérieure, de la différence de la citoyenneté à elle-même qui est propre à la politique ? et en France l'oublié fait retour sous la forme du « problème immigré » de Le Pen et des déchirements nouveaux du racisme. Ici encore, la question qui se pose est donc, avec le travail de la mémoire, celui de la subjectivation politique et de la communauté impossible.
  3. avec la mémoire de la violence nazie et celle de la guerre d?Algérie, une troisième mémoire a saisi et interroge la pensée politique en France, celle des dictatures militaires en Amérique du sud, et se donnant singulièrement comme enjeu la question des disparus et engendrant jusqu?à des recours juridiques et l'intervention du droit international, en France comme dans d?autres pays européens, contre Pinochet et contre des généraux argentins. Ici encore, il s?agit au-delà du rétablissement des faits historiques et de la sanction matérielle, de reposer à nouveaux frais la question du sujet et de la communauté politiques. En témoigne le remarquable travail d?une jeune chercheuse chilienne résidant en France, Antonia Garcia Castro : La mort lente des disparus au Chili sous la négociation civils-militaires (1973-2002) (Maisonneuve et Larose, 2002). Dans cet ouvrage, le disparu devient un authentique personnage philosophique, un concept opératoire pour penser la communauté politique au présent.

25Posant d?abord la question : qu?est-ce qu?un disparu ?, elle fait varier la notion de disparition en extension et en compréhension, et en arrive à lui donner le statut de crime politique en évitant le recours aux rapports d?Amnistie International parce que ceux-ci s?inscrivent dans une logique de la dénonciation. Partant de quatre réquisits : 1) qui dit disparition dit arrestation impliquant des agents de l'état; 2) qui dit disparition dit manque d?information sur le sort connu par les prisonniers; 3) qui dit disparition dit au moins deux « victimes », le disparu et ses proches; 4) qui dit disparition dit contournement de la loi; elle en arrive à l'énoncé de cette définition : « Est considéré comme disparu l'individu qui, ayant été arrêté par des agents de l'état, est durablement détenu dans le secret, sans que cette arrestation soit reconnue par les autorités impliquées », qu?elle complète ainsi : « mort durant son emprisonnement, sa dépouille est occulte, sans que son décès soit notifie à ses proches ». Restituant ensuite la logique de la disparition, qui nécessite au moins trois acteurs : un acteur agissant (les agents de la Dinah), une cible directe (le prisonnier occulte) et une cible indirecte (le tiers témoin), Antonia Garcia identifie la disparition comme étant, du point de vue du pouvoir qui l'organise, une technique permettant de neutraliser dans le long terme la capacité d?action d?individus engagés dans des réseaux sociaux : La disparition est « un crime non codifié comme tel supposant une chaîne de procédures délictueuses, dont l'arrestation arbitraire, l'emprisonnement clandestin, la torture des prisonniers, leur assassinat et finalement l'occultation durable des dépouilles ». Après avoir identifié le sujet (le disparu) et l'acte (la disparition), Antonia Garcia propose de caractériser le mouvement, l'acte de la puissance en tant qu?elle est en puissance : « Qu?est-ce que faire disparaître ? Une technique coercitive spécifique fondée sur un usage règle du secret permettant dans le long terme des réseaux sociaux de telle manière que toute organisation d?un mouvement politique oppose aux projets de pouvoir militaire soit impossible et que celui-ci puisse agir en toute impunité ». Ce qui est important, c?est qu?Antonia Garcia ne fait pas de la disparition une pratique matérielle de répression, mais une technique spécifique, un instrument de pouvoir : non pas simplement une tactique politique, mais un mode de gouvernement.

26Et de faire de la disparition un objet pour la philosophie politique, elle en tire de retrouver la mémoire à plusieurs niveaux. Il y a d?abord la mémoire des disparus chez les proches, et la tentative d?extirper l'identité de la victime du monde des survivants. Une identité qui est aussi une construction sociale, et effacer une identité est ici non pas seulement occulter des corps, mais par ce geste altérer la capacité de tous les autres de se représenter les absents comme des individus en société, morts ou vivants, transformer les victimes en entités immatérielles, en fantômes. Mais il y a aussi les effets spécifiques de la disparition dans le cercle familial, qui engendre la mobilisation des familles. Une mobilisation qui fait de la mémoire individuelle une mémoire collective ou sociale. Antonia Garcia tire de là que toute mémoire est une pensée qui ne reproduit pas le passé, mais repense le passé au présent pour l'avenir (avec ce que cela peut comporter comme omissions, oublis et modifications). Et ce processus de réinterprétation du passé a une fonction sociale qui est non seulement de resserrer les liens sociaux, mais aussi de marquer des différences : Se souvenir serait ainsi une manière de décliner sa position dans le monde, de se penser soi-même avec autrui, parfois contre autrui. Enfin, il y aurait des mémoires, des représentations du monde diverses, se donnant en partage au sein de différents groupes composant une société.

27L?auteur se lance ensuite dans une phénoménologie du vécu de la disparition et de la quête du disparu du point de vue des familles, pour aborder la question de la réparation, qui engendre un autre niveau politique de la mémoire. Est en jeu non seulement la recherche des corps, mais aussi une exigence de vérité et de justice, et dans cette liaison de la vérité, de la justice et de la mémoire, c?est toute la (re)construction d?une subjectivation politique qui est engagée. Une subjectivation qui passe par l'action de l'association des familles de disparus et transcende toute organisation partidaire, et dont le sens se transforme de l'opposition au gouvernement militaire sous la dictature à la critique de la commission Rettig. Elle a d?abord réinventé un espace public où puisse se jouer une revendication de justice au nom des droits de l'homme, qui se constitue peu à peu comme prenant place sur la scène du politique comme indissociablement liée à la lutte contre la dictature militaire. Mais cette recherche de la vérité et de la justice va se heurter ensuite à l'exigence politique de réconciliation nationale du gouvernement de transition, d?autant que la vie politique se libéralisant se dépolitise au sens où elle devient un mode de gestion de la société sous condition des valeurs de la réussite et de la prospérité économique. Il s?agit dès lors de surmonter les divisions entre les Chiliens, et si la finalité du débat devient d?assurer une réconciliation, autrement dit de faire en sorte que ces violations des droits de l'homme perpétrées sous la dictature militaire cessent d?être un facteur de division entre les Chiliens, le but est de mettre fin au débat. Le rapport de la commission nationale de vérité et de réconciliation présenté le 4 mars 1991 est en conséquence une déclaration de principe fondée sur une certaine interprétation du passé, et un usage de la mémoire et de l'oubli qui vise à constituer les disparus comme des morts que tous peuvent pleurer. Faire apparaître les disparus devant l'impératif juridique qui permet de tuer les morts, et faire juger par les tribunaux ordinaires les cas litigieux, pour répondre à l'impératif politique de réparation.

28Ce qui est en jeu, ici comme ailleurs, c?est bien alors la nature de la démocratie chilienne, et les fondements sur lesquels elle repose. « Raconter l'histoire. Faire le deuil. Mais qui fera cette histoire ? Est-ce aux hommes politiques de la faire ? »: Antonia Garcia renvoie la question de la mémoire à celle du sujet politique et de la communauté impossible après le tribunal de la commission Rettig. Un questionnement qui est aussi celui de Sandrine Lefranc dans ses travaux sur la rhétorique du pardon et de la réconciliation, montrant que sous prétexte de réconciliation nationale et de paix civile, c?est peut-être l'idée même d?une fracture à l'intérieur de la nation que l'amnistie cherche à exorciser, reconduisant par la recherche d?un consensus la quête de l'unité qui caractérisait les régimes autoritaires (voir Sandrine Lefranc : « Les politiques de réconciliation dans le cône sud latino-américain : dissensus démocratique ou oubli de l'histoire ? », Annales Franco-latino-américaines de Philosophie, numéro 1, L?Harmattan, 2003). La question des politiques de la mémoire de la violence requiert donc une réflexion philosophique sur les espaces publics de la démocratie, l'actualité du personnage philosophique de la citoyenneté et l'impossibilité de la communauté politique. L?enjeu de cette question pourrait être que le travail de la mémoire et de la réparation ne soit pas une manière d?annuler le politique dans la relation entre un état social et un état du dispositif étatique, et dans le consensus, qui est le contraire de la démocratie, si on la définit comme lien de la division et libre expression du dissensus.


Mots-clés éditeurs : Modèles de la violence, Sujetpolitique, Mémoire, Démocratie, Consensus/dissensus

https://doi.org/10.3917/top.083.0043

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