Notes
-
[1]
Cf. “L’énigme de l’inceste”, in L’érotisme, Paris, Ed. de Minuit, 1957, p. 223.
-
[2]
Cf. entre autres, ses précisions données dans Anthropologie structurale deux, chap. VI “Sens et usage de la notion de modèle”, Paris, Plon, 1973.
-
[3]
Cf. Histoire de la famille, sous la direction d’A. Burguière et al., Paris, Le livre de poche, 1994, t. I, Préface, p. 9.
-
[4]
Cf. les travaux de C. Klapisch-Zuber, en particulier son récent livre L’ombre des ancêtres. Essai sur les représentations médiévales de la parenté, Paris, Fayard, 2000. Bien d’autres objets culturels semblent remplir cette fonction d’élaboration sociale de la parenté, en particulier certains jeux : cf. mon ouvrage Sept familles à abattre. Essai sur le jeu des sept familles, Paris, Seuil, 2000.
-
[5]
In La mort d’Œdipe, Paris, Denoël, coll. Médiations, 1977, p. 157 et suiv.
-
[6]
Dans On vient chercher Monsieur Jean, Paris, Gallimard, 1990.
-
[7]
Op. cit., p. 25.
-
[8]
Op. cit., p. 28.
-
[9]
Op. cit. p. 27.
-
[10]
Op. cit. p. 25.
-
[11]
Poétique de l’espace (1957), Paris, PUF, coll. Quadrige, 1994.
-
[12]
Dino Buzzati, “L’ascenseur”, in Le K, Paris, Le livre de poche, 1996, p. 196-204.
-
[13]
On se rappelle en particulier le film de Louis Malle Ascenseur pour l’échafaud, avec la musique de Miles Davis.
-
[14]
On peut penser ici aux travaux d’Otto Rank sur le “traumatisme de la naissance”.
-
[15]
Il y aurait à relier ce renversement à celui qui affecte l’arbre généalogique, figurant initialement l’Ancêtre en haut, avec la vogue de l’arbre de Jessé, souvent inversé, jusqu’aux propositions actuelles d’arbres à la carte, selon les préférences de chacun !
-
[16]
Cf. mon article “Des comptes d’Ego et de ses contes”, in Etudes psychothérapiques, n° 16,1997.
-
[17]
Paris, Hachette Littératures, 1985.
-
[18]
L’érotisme, op. cit., p. 303.
-
[19]
Dans “Considérations ethnopsychanalytiques sur la notion de parenté”, L’Homme, V, 1065, p. 240.
1L’inscription psychique du sujet dans sa parenté sociale et familiale est un aspect du « travail » de la parenté. Celui-ci passe par des formes d’élaboration qui ne sont pas sans rapport avec celles des spécialistes de la parenté eux-mêmes, anthropologues en particulier. Leurs recherches donnent lieu, entre autres, à des formalisations, des modèles et des schémas synthétisant les structures sociales de la parenté selon les terrains observés. Et les processus conduisant à ces formalisations me semblent procéder de la même nécessité que celle de chaque sujet pour se repérer et s’inscrire dans sa parenté, même si elle est sublimée dans un travail à caractère scientifique.
DES CASSE-TÊTE DE PARENTÉ
2Pour un non spécialiste de cette branche de l’anthropologie, mais y voyageant et s’en nourrissant régulièrement, la pénétration dans ces domaines arides est une expérience étonnante. Il faut avancer parfois dans des structures et des schémas faits de traits verticaux, horizontaux et obliques, de carrés, de ronds et de triangles, et parfois aussi de directions, avec des abscisses et des ordonnées, destinés à représenter précisément l’articulation de la filiation, de la consanguinité et de l’alliance. « Casse-tête » écrivait Georges Bataille, à la parution des Structures élémentaires de la parenté de Lévi-Strauss, « imbroglio absurde à plaisir » [1], en raison des effets de l’abstraction scientifique qui, selon lui, isole et juxtapose. Et si l’on suit sa logique, on peut se demander quelle validité ont ces modèles de structures de parenté en l’absence de toute référence à l’érotisme, c’est-à-dire au fait que les objets échangés entre les groupes pour fonder des alliances sont des femmes, objets de désir, et non des marchandises.
3Ces formalisations et autres schémas de parenté ont un peu pour moi le caractère laborieux des graphies enfantines au moment de l’apprentissage de l’écriture, non pas dans leur réalisation graphique, ici précise et accomplie, mais dans la transposition nécessaire à leur lecture. Certes, c’est le fait de toute formalisation que de s’écarter d’un donné supposé ou apparent. Ainsi les modèles lévistraussiens ne sont pas destinés à représenter la réalité concrète, mais plutôt la gamme des systèmes de parenté possibles et donc les systèmes de transformation qui les régissent [2]. Pourtant, fixés sur un plan, ces modèles, comme d’autres schémas anthropologiques, donnent littéralement à voir des représentations de la parenté figées qui n’ont de sens scientifique qu’à connaître leur code de lecture et à rétablir l’implicite qu’ils contiennent.
4D’un point de vue psychanalytique, ce recours à l’implicite peut jouer comme dénégation. Ce qui se donne à voir littéralement, sans l’implicite, fait sens et peut être interprété comme le refoulé de ces travaux. Ainsi les prodiges de ces formalisations – mettre les questions de génération, de parenté et de sexualité en schémas – ne sont possibles que parce qu’elles répondent, au-delà des exigences de clarification scientifique, aux nécessités psychiques de mise en ordre, de classement, de domestication, et de désincarnation de ce qui semble toujours obscurément inappréhendable, parce que lié à nos origines !
5De la procèdent les représentations, conscientes et inconscientes qu’élaborent tous les sujets, notamment les analysants, en matière de parenté. Ainsi chercheurs et analysants mettent tous en travail leurs fantasmes concernant la filiation, l’alliance, et la procréation. Les uns les explorent, en lien avec leur souffrance psychique, les autres les transforment en ferments de recherches scientifiques. Et Lévi-Strauss lui-même le reconnaissait quand il qualifiait les anthropologues de la parenté de « verticaux » et « d’horizontaux », « en hommage à l’auteur de Gulliver», selon leurs partis pris penchant tantôt du côté de la filiation, tantôt du côté de l’alliance [3].
6La structuration de la parenté, d’un point de vue psychique, s’appuie, pour les uns et pour les autres, sur ses représentations sociales et culturelles. D’où l’intérêt de l’arbre généalogique, par exemple, avec sa figuration du croisement de l’horizontal et du vertical donnant la vie, et de l’écoulement du temps de la succession des générations. Cette métaphore, qui s’est élaborée et transformée au fil du temps, est encore largement diffusée aujourd’hui dans le champ social, à la portée de tous et même objet de mode. Elle est bien une façon sociale et culturelle d’organiser la parenté tout en la réinventant, et fait apparaître singulièrement sa structuration par rapport à la verticalité et l’horizontalité, l’ascendant, le descendant, le haut et le bas, l’immobile et le mobile, et la possibilité du renversement [4].
7Certaines des constructions fantasmatiques révélées sur nos divans d’analystes proposent, elles aussi, des variations instructives sur la verticalité, l’horizontalité et l’oblique, mises en mouvement, renversées dans leurs rapports, et interprétables, dans le cours de la cure analytique, comme fantasmes concernant la filiation et l’alliance. Ces constructions, si subjectives soient-elles, s’appuient éventuellement non seulement sur les métaphores socialement disponibles, mais encore sur des éléments matériels de la vie quotidienne publique, prélevés et détournés de leur fonction, pour être mis au service du fantasme. Elles relèvent parfois d’une capacité de formalisation, à partir de la figurabilité nécessaire au rêve, qui semble se jouer des logiques spatiales et temporelles, tout en respectant une logique psychique qui n’a rien à envier à la rigueur scientifique.
FANTAISIES ANTHROPOLOGIQUES ET PSYCHANALYTIQUES DE L’ASCENSEUR
8Mes rêveries, ma pensée, se sont laissées « transporter » par ces objets techniques en continuelle transformation, que sont les ascenseurs, et autres objets mobiles destinés à faciliter nos déplacements. Je n’en donnerai ici que les premières étapes.
9Les agents de transport extérieurs sont nombreux, dans notre société, et tendent vers diverses formes d’autonomie : le téléphérique, le train, la voiture, la navette spatiale, etc. Le téléphérique est encore dépendant de la pente et de ses structures de pylônes et de câbles, de même que le train, lié à ses câbles et à ses rails. Mais que dire de cette autre modalité du transport apparemment autonome, celle des navettes spatiales, dont les trajectoires en courbes sortent de nos dimensions quotidiennes pour explorer si librement, semble-t-il, un extérieur, sans lien matériel palpable avec aucune structure ni le sol lui-même, en « extraterrestre » ! Il est vrai que tout l’équipement de contrôle terrestre du parcours et de sa conduite rend la navette dépendante d’une tout autre façon que des cabines ou des wagons.
10Dans tous les cas, ces engins sollicitent diversement nos rêves d’autonomie, et même, d’échappée des limites de la terre, des limites de l’humain. Quant à l’automobile, elle est bien entre les mains du chauffeur, du moins quand la technique suit, et elle peut le livrer à des parcours plus ou moins horizontaux, plus ou moins obliques, mais en principe jamais verticaux.
11Les objets de transport intérieur, quant à eux, nous entraînent aussi bien sous terre, sous la mer, que dans les constructions humaines, avec les ascenseurs. C’est sur eux que je veux m’attarder particulièrement. Ces objets techniques semblent propices à la circulation non seulement des humains et de leurs charges, mais encore, de leurs fantasmes : par rapport à la verticalité et l’horizontalité, le haut et le bas, le dedans et le dehors, le mobile et l’immobile, et cela en anticipant sur les réalisations techniques successives.
12Des psychanalystes ont exploré certains fantasmes de ce type, notamment Mélanie Klein, avec le pénis-matrice, le pénis creux maternel. D’où le lien avec d’autres fantasmes s’appuyant sur des objets contenants, mobiles et pénétrants, tel le cheval de Troie, que Conrad Stein a suggestivement nommés « fantaisies du cheval de Troie » [5].
13L’ascenseur, lui, apparaît comme agent transporteur et inscrit bien, pour l’usager, une problématique de l’entrée et de la sortie. Mais son parcours est intérieur et non celui d’une pénétration, celle-ci ayant déjà eu lieu, en quelque sorte, par la construction elle-même. Entrer et sortir de l’ascenseur se font donc à l’intérieur, un intérieur dans lequel l’objet se déplace. Ce déplacement donne lieu à un mouvement de va et vient, de haut en bas et de bas en haut, qui a souvent été référé à celui de l’acte sexuel ainsi qu’aux balancements du corps in utero.
14Les fantasmes générés par l’ascenseur ou qui l’utilisent pour être figurés transgressent volontiers ses lois de fonctionnement ainsi que ses usages sociaux. Beaucoup de nos formules de langage le disent aussi. C’est ainsi que l’ascenseur est souvent convoqué dans l’évocation du dépassement des limites et de ses effets, depuis le « septième ciel » jusqu’au « trente-sixième dessous », effets physiques, émotionnels, sentiments de transgression, insécurité psychique…
15Certains poètes ont été particulièrement inspirés par le mouvement de va et vient de ce « transport ». Ainsi « L’ascenseur » de Jean Tardieu [6] est vieux, lent, marqué par les arrivées du père, que son fils guettait, « comme s’il remontait du fond des années révolues » [7]. Mais paradoxalement, ce mouvement lent est parallèle au rythme vif de l’action à laquelle l’enfant se livrait parfois, pendant la lente ascension du père, depuis son « observatoire du corridor » : « quelque action puérile, bien innocente et pourtant défendue ». Plus tard, a lieu son initiation d’adolescent par une femme de quarante ans : « à la sauvette, dans le fameux couloir qui donne sur le palier de l’ascenseur : nous pouvions, de la sorte, mieux surveiller une arrivée inopportune : celle du père, qui se signale si bien à l’avance, ou celle, plus discrète et plus fugitive, de ma mère, par conséquent plus dangereuse…» [8].
16Ce « fatidique aéronef » [9] est donc celui qui amène et reprend les personnages familiaux du père et de la mère, à différentes époques, et non celui qui transporte l’enfant. Ou plutôt, il aiguillonne fantasmatiquement d’autres transports, érotiques, ceux-là, par l’univers sonore qu’il crée chez celui qui « dresse l’oreille » [10], et l’amplification des saveurs du risque dans la transgression sexuelle !
17Depuis la tour Eiffel jusqu’aux gratte-ciel, les ascenseurs ont pris de la vitesse et n’ont pas cessé d’inspirer les auteurs. Et l’on s’étonne presque que Bachelard n’ait rien eu d’autre à dire sur l’ascenseur que des regrets d’escalier, mais ils sont si suggestivement écrits : « Les ascenseurs détruisent les héroïsmes de l’escalier. On n’a plus guère de mérite d’habiter près du ciel. Et le chez soi n’est plus qu’une simple horizontalité. » [11] Sans doute aimait-il trop les escaliers pour savourer les nouvelles perspectives de verticalité offertes par l’ascenseur et évidentes dans certains rêves d’analysants…
18Dino Buzzati, quant à lui, nous entraîne volontiers dans les gratte-ciel et autres tours comme « La tour Eiffel ». Il se sert de l’ascenseur pour explorer tous les vertiges que celui-ci peut susciter, « vertige viscéral », vertige de la lenteur et de la vitesse, de l’infini, de la chute, laissant le doute sur les places respectives de la réalité physique de l’ascenseur et de la réalité fantasmatique du narrateur dans ce vertige viscéral et de désir… Son ascenseur, en tout cas aura « dépassé le rezdechaussée » et permis quelques audaces : « Je m’étonnais de me sentir aussi maître de moi dans cette situation cauchemardesque, de me sentir presque un héros. » [12]
DES ASCENSEURS-PRISONS AUX ASCENSEURS SANS LIMITES
19Les rêves d’ascenseurs sont le plus souvent référés à la problématique de la naissance et aux phobies d’enfermement avec les difficultés éventuelles de sortie, mises en scène diversement aussi bien dans les rêves que dans les productions artistiques, cinématographiques, etc. [13] Les enjeux de la sortie semblent en quelque sorte plus directement évoqués que ceux de l’entrée, comme si l’entrée elle-même ne pouvait être, le plus souvent, qu’implicite. En ce sens, les enjeux de pénétration correspondraient plutôt aux « fantaisies du cheval de Troie » et pourraient éventuellement se figurer avec des sous-marins, des fusées ou autres engins plus propres à la pénétration que l’ascenseur.
20Je pense au rêve d’un analysant dans lequel apparaissait, notamment, un ascenseur arrêté entre deux étages. La problématique de la sortie se résumait ainsi : inquiet sur la façon de sortir, le rêveur craignait, en s’extirpant, d’être « coupé en deux, la tête d’un côté, le corps de l’autre ». Les associations avaient établi un lien avec les difficultés pour cet homme de se concevoir père, pour cause de filiation paternelle mal intégrée, alors que les conditions mêmes de sa naissance l’avaient déjà privé définitivement de sa mère.
21Cette crainte de s’arrêter « entre deux » est couramment générée par le fonctionnement de l’ascenseur et y « rester coincé » s’avère bien être une expérience réelle. Mais sur le plan fantasmatique, cette formulation résonne avec les étapes difficiles de la naissance, non seulement physiologique, mais psychique. Ce sont ces situations extrêmes d’impossible sortie du champ de l’Autre, de sorties traumatiques, de sorties « à moitié », situations de sujets qu’on pourrait dire parfois « à moitié nés psychiquement », dont la naissance s’est trouvée prise dans un univers psychique parental trop mortifère [14].
22Sortir de l’ascenseur, c’est passer à l’horizontalité de la marche autonome après un temps de dépendance dans le transport vertical. L’ascenseur, dans sa mobilité spatiale, invite simultanément à un jeu avec le dehors-dedans : le dedans où il nous accueille se trouve être lui-même au-dedans de l’immeuble, du bâtiment. Et les innovations permettant l’installation des ascenseurs à l’extérieur des immeubles n’est pas sans provoquer certains effrois, certains troubles, du type de l’inquiétante étrangeté, où les repères entre l’intérieur et l’extérieur ne sont plus reconnaissables. De même, la transparence de ces nouvelles structures, parfois à l’intérieur même d’une autre structure transparente, comme celle des ascenseurs de l’Institut du monde arabe, à Paris, déplace les repères quant à l’intimité, le caché à l’intérieur, l’invisible, en tant qu’inaccessible du creux maternel, de la matrice, du lieu originaire.
23Quelles que soient les innovations techniques, l’ascenseur propose un jeu limité avec la mobilité dehors-dedans. Et les rêves d’ascenseurs qui débordent de leur limite, qui traversent les toits ou s’ouvrent au-dessous d’eux sur un gouffre, semblent se rapporter plutôt à des fantasmes suicidaires et à des perturbations de l’intégrité psychique. On peut se demander si les innovations techniques, dans toutes sortes de domaines, les trouvailles dont elles sont le fruit, ne sont pas littéralement inspirées par les fantasmes. Par exemple, il se trouve que l’ascenseur a été choisi par Einstein lui-même pour faire ce que les scientifiques appellent une « expérience mentale », celle du principe d’équivalence, base de la relativité générale. Son énoncé est lui-même vertigineux : « Dans un ascenseur en chute libre, une personne n’éprouve plus la sensation de pesanteur. » Terreur de la chute libre, éprouvée dans tant de cauchemars !
24Tout cet univers scientifique de la chute, de la pesanteur et de la gravité donne lieu ainsi à des énoncés qui, supposés détachés de leur portée émotionnelle, laissent transparents les fantasmes qui les génèrent, tout aussi effrayants que ceux rencontrés dans certains rêves et représentations des analysants ! De ce point de vue, la portée clandestine, déniée, de ces énoncés, peut être rapprochée des effets paradoxaux des schémas de parenté évoqués plus haut.
UNE CAGE GÉNÉALOGIQUE
25Voici un récit de rêve d’ascenseur, reformulé, certes, par mon écriture, mais qui combine ces fantasmes tout en proposant une issue désirante dont je ne ferai que donner quelques éléments. Chaque lecteur pourra éventuellement imaginer des pistes interprétatives.
La rêveuse est dans un ascenseur avec des amies. Elles doivent se rendre au dernier étage d’un grand immeuble. Elle s’aperçoit que le bouton sur lequel elle a appuyé n’est pas le bon. C’était pourtant le dernier de la série, mais elle voit qu’une autre série de boutons se déroule verticalement, légèrement décalée de l’autre, le tout faisant comme une ligne brisée. Le bouton sur lequel elle avait appuyé n’était donc que celui d’un palier intermédiaire. Elle réalise alors que l’ordre des boutons est inversé par rapport à l’ordre habituel : celui du dernier étage se trouve être le plus bas de la série et non le plus haut. Elle s’inquiète à ce moment-là de savoir si elle pourra, une fois que l’ascenseur sera parvenu au palier intermédiaire, appuyer sur le bon bouton pour repartir vers le dernier étage.
Le rêve se transforme et elles se retrouvent à l’extérieur de l’immeuble, toujours dans l’ascenseur, mais « à l’horizontale » et sur roulettes, un peu comme une voiture ou plutôt, un autobus. La rêveuse fait remarquer à ses amies que c’est étonnant de rouler ainsi en ascenseur, et en plus sans chauffeur… et que ce soit possible ! Dehors, il pleut et il y a du vent.
28Le rêve fait donc exister deux trajectoires, une verticale, d’abord, celle d’un ascenseur, puis une horizontale qui détourne la fonction de l’ascenseur. Dans la trajectoire verticale, la question de la verticalité se représente à l’intérieur même de l’ascenseur, par les boutons à actionner : ceux-ci révèlent un double écart par rapport à la réalité d’un ascenseur : - dans l’inversion de leur ordre; le « dernier » étage correspondant au bouton le plus bas; - dans la ligne des boutons qui, au lieu d’être disposés en deux parallèles, comme pour les grands immeubles, font une seule ligne, mais « brisée ».
29Dans la trajectoire horizontale, l’ascenseur transgresse ses lois de fonctionnement : à l’extérieur, sur roulettes, et à l’horizontale. Un certain nombre de renversements se produisent donc dans ce rêve, relié dans les associations de la rêveuse, par le biais de ces trajectoires, à la filiation et à l’alliance. La « ligne brisée » évoque en effet, pour elle, une sorte de compromis entre la double lignée paternelle et maternelle, n’existant pas tout à fait distinctement en deux lignes, ni confondues complètement, non plus. Et la brisure figure le forçage nécessaire pour tenter d’inscrire une double lignée. Il faut préciser que cette problématique liée à un fantasme de lignée unique avait déjà été largement explorée au cours de cette analyse.
30Dans ce transport, il se serait agi de rejoindre l’ancêtre, ou les ancêtres, ceux-ci s’avérant finalement situés « en bas », c’est-à-dire à l’envers, par rapport à l’ordre généalogique traditionnel [15]. La brisure est donc suivie d’une inversion généalogique, selon laquelle l’ancêtre se trouve là précisément d’où la rêveuse elle-même vient ! Inversion pour une confusion des places, donc. Le rêve répond alors par un autre renversement : à la place de l’arrivée chez l’ancêtre renversé, une sortie de l’ascenseur hors de sa cage, un changement de fonction avec son renversement à l’horizontale, un renversement de perspective, en quelque sorte, qui permet la sortie de la cage généalogique et l’horizontalité de l’alliance. Mais à quel prix !
31A propos de cette trajectoire horizontale, en effet, l’analysante reviendra sur plusieurs éléments, au fil des séances. En particulier l’autobus : lors d’une séance, elle le relie à celui d’un film très marquant pour elle où « des voyageurs partent en autobus et sous la pluie à la rencontre de leur mémoire juive, mémoire de brisures, aussi », personnages proches de fantasmes qu’elle avait rêvés et élaborés au cours de son analyse. Une autre fois, c’est un deuxième film qui lui revient, et qu’elle met en relation avec cet autre détail du rêve : « il pleut et il y a du vent ». Elle a vu un documentaire sur les tornades dans lequel était expliquée la formation de cette « colonne verticale, en forme d’entonnoir, se déplaçant à l’horizontale au-dessus du sol et ravageant tout sur son passage ».
32Sur fond de ligne brisée et de ravages, donc, ce rêve déploie des transformations en série, des renversements, des passages de bas en haut et de haut en bas, du vertical à l’horizontal, jusqu’à cette formation de compromis, d’abord perçue par la rêveuse comme ouverture – c’est bien « une solution de sortie » – puis relue comme « marquée de forçage, de destruction et de ravages ». Cette sortie apparaît alors comme un compromis dangereux de verticalité et d’horizontalité, fruit de transgressions et de confusions, puisque c’est la structure contenante elle-même qui sort, au lieu d’une sortie du sujet hors d’elle, mettant en danger cette structure elle-même, hors de son cadre et « sans chauffeur » ! Le rêve, d’ailleurs, fait l’impasse sur le moment du renversement lui-même. Ainsi ce compromis de sortie figure bien les ravages de l’alliance quand la filiation est inscrite comme une ligne brisée et non comme une double lignée, maternelle et paternelle.
DES SPÉCIALISTES DE LA PARENTÉ ?
33Compter, renverser, orienter, comparer sont des opérations caractéristiques de ce rêve. Elles s’effectuent dans une figurabilité spatiale et donnent le mouvement d’une structuration psychique, avec ses repères, ses impasses, ses confusions, ses fractures, ses solutions de compromis, et ses renversements. Ces opérations psychiques se figurent d’une façon qu’on pourrait schématiser en lignes verticales, horizontales, brisées, en mouvements de bas en haut et de haut en bas, en angles droits, en quart de cercle, etc. Mais elles font récit de rêve.
34Les raconter par écrit, hors du cadre de la cure, produit peut-être le même effet de réduction et d’écart qu’un schéma de parenté indiquant de façon arrêtée ce qui est de l’ordre de mouvements, de combinaisons, de transformations, et qui ne devrait s’envisager que par rapport au « fait social global », comme le rappelait Bataille. Si Lévi-Strauss parlait de modèles à interpréter, ici, dans cette écriture d’un récit de rêve, le jeu métaphorique de la langue laisse place à une forme d’interprétation du lecteur, à ses associations, car il n’y a pas à comprendre mais plutôt, là aussi, à se saisir d’une structure, autant en écrivant qu’en lisant. Car, dans tous les cas, la logique des schémas de parenté, celle des rêves, celle de l’écriture de l’expérience psychanalytique de la structuration de la parenté, nous renvoient à la nécessité, vitale psychiquement, de compter, construire, conter, jouer sa parenté [16]. Et peut-être cette nécessité est-elle présente dans bien d’autres formes de classements, telles celles de Georges Perec, écrivant Penser classer [17], ou celle du peintre Arpad Szenes intitulant un de ses tableaux « Développement vertical de l’horizon ».
35Alors que Georges Bataille concluait « Le spécialiste n’est jamais à la mesure de l’érotisme » [18], et que Georges Devereux, lui, affirmait « L’inconscient n’est pas spécialiste des systèmes de parenté » [19], je proposerais volontiers de considérer chaque sujet comme étant potentiellement un spécialiste de la parenté, mais tel un acrobate inconscient, spécialiste des pirouettes de sa parenté subjective.
Notes
-
[1]
Cf. “L’énigme de l’inceste”, in L’érotisme, Paris, Ed. de Minuit, 1957, p. 223.
-
[2]
Cf. entre autres, ses précisions données dans Anthropologie structurale deux, chap. VI “Sens et usage de la notion de modèle”, Paris, Plon, 1973.
-
[3]
Cf. Histoire de la famille, sous la direction d’A. Burguière et al., Paris, Le livre de poche, 1994, t. I, Préface, p. 9.
-
[4]
Cf. les travaux de C. Klapisch-Zuber, en particulier son récent livre L’ombre des ancêtres. Essai sur les représentations médiévales de la parenté, Paris, Fayard, 2000. Bien d’autres objets culturels semblent remplir cette fonction d’élaboration sociale de la parenté, en particulier certains jeux : cf. mon ouvrage Sept familles à abattre. Essai sur le jeu des sept familles, Paris, Seuil, 2000.
-
[5]
In La mort d’Œdipe, Paris, Denoël, coll. Médiations, 1977, p. 157 et suiv.
-
[6]
Dans On vient chercher Monsieur Jean, Paris, Gallimard, 1990.
-
[7]
Op. cit., p. 25.
-
[8]
Op. cit., p. 28.
-
[9]
Op. cit. p. 27.
-
[10]
Op. cit. p. 25.
-
[11]
Poétique de l’espace (1957), Paris, PUF, coll. Quadrige, 1994.
-
[12]
Dino Buzzati, “L’ascenseur”, in Le K, Paris, Le livre de poche, 1996, p. 196-204.
-
[13]
On se rappelle en particulier le film de Louis Malle Ascenseur pour l’échafaud, avec la musique de Miles Davis.
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[14]
On peut penser ici aux travaux d’Otto Rank sur le “traumatisme de la naissance”.
-
[15]
Il y aurait à relier ce renversement à celui qui affecte l’arbre généalogique, figurant initialement l’Ancêtre en haut, avec la vogue de l’arbre de Jessé, souvent inversé, jusqu’aux propositions actuelles d’arbres à la carte, selon les préférences de chacun !
-
[16]
Cf. mon article “Des comptes d’Ego et de ses contes”, in Etudes psychothérapiques, n° 16,1997.
-
[17]
Paris, Hachette Littératures, 1985.
-
[18]
L’érotisme, op. cit., p. 303.
-
[19]
Dans “Considérations ethnopsychanalytiques sur la notion de parenté”, L’Homme, V, 1065, p. 240.