Notes
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[1]
Les attestations les plus récentes de sale et foutu sont celles de 2013 dans Frantext (ancienne version) sur laquelle se base notre étude. Nous avons limité la période d’étude à 30 ans pour minimiser l’influence diachronique.
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[2]
Sale[POST] ne tolère pourtant pas la gradation dans toutes ses acceptions (p.ex. argent sale).
-
[3]
Les occurrences signifiant ‘capable de’ et celles de bien / mal foutu ne sont pas prises en compte ici.
-
[4]
L’exemple donné par Milner (1978), un très sale imbécile, n’est pas approprié car la combinaison sale imbécile est peu produite même sans très. En effet, Frantext n’en présente aucune occurrence. C’est pourquoi nous l’avons remplacée par sale con, qui compte 78 occurrences dans le même corpus.
-
[5]
Selon un relecteur anonyme, un très sale con ne pose aucun problème. On trouve en effet de nombreuses attestations de très sale con sur Google, quoiqu’aucune attestation ne soit présente dans Frantext.
-
[6]
Les cinq autres occurrences vont à l’encontre de notre hypothèse. Par exemple, dans Nous avions tous les deux un foutu caractère (A. Gavalda, La Consolante, 2008, p. 299), l’absence de foutu[ANTE] rend difficile la compréhension de l’énoncé, à part l’interprétation exclamative. Mais sa valeur est plus intensive que qualificative, nous semble-t-il, comme sacré antéposé, aussi à valeur intensive (voir Schnedecker, 2010).
-
[7]
À la rigueur, il l’accepte avec le sens qualificatif de ‘malpropre’.
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[8]
Le syntagme nominal sale chanteur est acceptable au sens qualificatif, c’est-à-dire ‘mauvais chanteur’ (quelqu’un qui chante mal). Mais ce sens peut être distingué de celui de sale[ANTE] constituant une insulte où le même adjectif n’a pas cette fonction qualificative. Par exemple, un sale menteur n’est pas forcément un mauvais menteur.
1 – Introduction
1Bien que leurs sens soient complètement différents en postposition, les adjectifs épithètes sale et foutu antéposés au nom sont donnés comme synonymes, avec fichu, sacré, vilain, par le Grand Robert (2005). Ces adjectifs antéposés, de même que maudit, damné, satané, pauvre, petit, malheureux, etc., constituent une classe à part dans la catégorie adjectivale selon certains linguistes, parce qu’ils ont des propriétés syntaxiques particulières (nous les évoquerons au § 3.2). Cette classe est appelée « adjectif de Qualité » par Milner (1978) et « adjectif affectif » par Marengo (2011). Dans cette étude, nous adopterons le terme d’adjectif affectif. Grosso modo, par rapport à la classification adjectivale, ces adjectifs sont dits « inclassables », c’est-à-dire ni qualificatifs ni relationnels ; ils appartiennent donc à un « troisième type » (Schnedecker, 2002).
2Si nous sommes d’accord sur le fait qu’il s’agit d’adjectifs atypiques, leur statut ne nous semble cependant pas homogène à l’intérieur de cette classe. En effet, certains d’entre eux ressemblent peu à un adjectif, alors que d’autres s’en approchent plus. Le contraste entre sale et foutu nous servira à décrire cette différence, qui n’a jamais été approfondie dans les études citées ci-dessus. Notre conclusion se résumera à la proposition que sale a un caractère adjectival plus conséquent que foutu, même en position d’épithète antéposée.
3Du point de vue morphologique, on constate que certains adjectifs le sont à part entière (sale, pauvre, petit, etc.), mais que d’autres sont formés à partir de participes passés de verbes (foutu, fichu, maudit, sacré, damné, etc.). Sale et foutu représentent respectivement l’un et l’autre groupe. Sale est un adjectif authentique, issu du francique salo signifiant ‘qui est trouble, terne’. Foutu, de son côté, est le participe passé du verbe foutre, une variante vieillie signifiant l’acte sexuel, et aujourd’hui une variante familière du verbe faire (Qu’est-ce que tu fous ?).
2 – La méthodologie
2.1 – Les données
4Les données de cette étude proviennent principalement de la Base textuelle Frantext (désormais Frantext), et partiellement du Grand Robert et du Trésor de la Langue Française informatisé (désormais TLFi). Quelques autres exemples ont été imaginés par des locuteurs natifs francophones. Afin d’éviter une variation diachronique trop grande, le champ chronologique des ressources de référence Frantext a été limité à la période 1983-2013 [1].
2.2 – Les cadres théoriques
2.2.1 – La notion d’adjectivité
5Nous supposons, à l’instar de Goes (1999), différents degrés d’appartenance à la catégorie adjectivale, dits d’« adjectivité » : certaines unités lexicales ont une adjectivité plus forte, d’autres plus faible. Il n’y a donc pas de distinction rigoureuse entre un adjectif et un non-adjectif, mais plutôt un continuum. Nous nous servirons des trois critères que Goes propose pour mesurer le degré d’adjectivité :
- la possibilité de gradation par très
- la possibilité de mouvement ANTEPOST
- la possibilité de fonction d’attribut
6Plus une unité répond à ces critères, plus elle peut être classée comme adjectif. Le mouvement ANTEPOST désigne le fait qu’un adjectif épithète peut s’antéposer et se postposer au nom sans changement de sens (un agréable séjour / un séjour agréable). Les deux derniers critères [1b, 1c] consistent, pour nous, à déterminer si la valeur des unités sale et foutu en fonction d’épithète antéposée peut se retrouver lorsque ces termes sont en postposition ou en fonction d’attribut. En plus de ces trois critères, nous estimons pour ce qui est de la sémantique que la qualification est une fonction cruciale qui donne à un mot son statut adjectival. Par « qualification », nous entendons, avec Riegel et al. (1994 : 355-356), le fait d’« indiquer une caractéristique, essentielle ou contingente, du terme auquel ils se rapportent : forme, dimension, couleur, propriété (concrète ou abstraite) au sens large du terme, etc. ». La corrélation entre l’adjectivité et la qualification est soutenue d’abord par le fait que ce sont les adjectifs qualificatifs, et non pas les adjectifs relationnels, qui répondent généralement aux critères d’adjectivité évoqués ci-dessus. Cette corrélation est observée aussi pour les substantifs adjectivés. Lorsqu’un substantif est adjectivé (débat marathon), la lecture qualificative est le phénomène « le plus libre et le plus général » selon Noailly (1990 : 35). Goes (1999 : 155) lui-même, en analysant la même construction, affirme que « la qualification est l’effet sémantique qui rapproche le plus adjectif et substantif épithètes » (vêtement sport → de sportif à relaxe).
2.2.2 – La notion d’affectivité
7Une autre notion est indispensable pour l’analyse des adjectifs affectifs : l’affectivité. En quoi les adjectifs affectifs sont-ils « affectifs » ? Certains auteurs s’accordent à dire que l’utilisation d’un tel adjectif implique une nuance propre à la profération d’un juron. Selon le TLFi, foutu antéposé au nom « s’emploie pour indiquer que le référent du nom est qqc. dont on dit “foutre !” ». Gaatone (1988 : 170-171), qui a étudié les constructions affectives « N1 (juron) de N2 » telles que putain / sapristi / nom de Dieu de / etc., rejoint la description du TLFi :
Compte tenu de leur description, supposons que l’affectivité des adjectifs affectifs est celle qui découle d’un juron tel que Foutre ! ou Nom de dieu !, etc. Sa valeur dépend ainsi d’une situation immédiate d’énonciation (ou une situation évoquée dans le contexte immédiat). Cette caractérisation rejoint celle de Milner (1978 : 208), selon qui les adjectifs en question « ne peuvent recevoir de définition qui ne fasse intervenir leur emploi en acte dans une expression qualitative : “satané”, “fichu”, etc. ne valent que dans et par leur énonciation ». Nous reviendrons sur l’affectivité de sale et foutu au § 4.« En effet, il [= N1] ne caractérise pas le N2, c’est-à-dire, ne lui attribue aucune propriété, mais désigne plutôt l’attitude du locuteur à l’égard de N2. Il s’agit donc d’un véritable terme modal. C’est de ce genre de CA [= construction affective] que l’on peut rapprocher les groupes nominaux de forme (Det) Adj. N, à valeur affective aussi, et où l’adjectif n’a pas d’emploi prédicatif (cf. Milner, 1978 : 208) : cette sacrée pluie, ce satané couloir, cette maudite histoire, un fichu, foutu métier. »
3 – L’application des critères d’adjectivité
3.1 – Sale et foutu en postposition
8Avant de passer à l’antéposition, il n’est pas vain de vérifier comment les deux adjectifs sale et foutu réagissent aux critères d’adjectivité en postposition (désormais sale[POST], foutu[POST]). Voyons d’abord la gradation par très :
9Sale[POST] accepte la gradation par très [2], alors que foutu[POST] la refuse. Par contre, ce dernier est bien compatible avec complètement, un adverbe révélant souvent l’aspect accompli. La compatibilité de foutu[POST] avec cet adverbe nous rappelle son origine morphologique, c’est-à-dire verbale
10Quant au mouvement ANTEPOST, les deux adjectifs ne peuvent retrouver leur sens en antéposition. En fonction d’attribut, par contre, ils le peuvent au sens de ‘malpropre’ pour sale[POST] et ‘cassé’ pour foutu[POST] :
11Il est à noter que pour foutu, c’est plutôt sa fonction d’épithète postposée qui est mise en question. Celle-ci est beaucoup plus rare que la fonction d’attribut (et la fonction d’épithète antéposée). Sur les 100 premières occurrences de foutu en fonction d’épithète postposée, antéposée et d’attribut dans Frantext, 4 occurrences seulement sont en fonction d’épithète postposée, contre 39 occurrences en attribut (et 57 occurrences en fonction d’épithète antéposée) [3]. Par contre, sale a 35 occurrences en postposition contre 14 occurrences en fonction d’attribut (et 51 occurrences en antéposition).
12Enfin, les deux adjectifs qualifient bien le nom sur lequel ils portent, c’est-à-dire qu’ils indiquent chacun une propriété physique du référent du nom, ‘malpropre’ et ‘cassé’, comme nous venons de le mentionner. Il peut pourtant s’agir aussi d’une propriété plus abstraite, comme des histoires sales (‘obscènes’) ou un type foutu (‘ruiné’).
13Pour résumer, nous pouvons affirmer que les deux adjectifs n’acceptent pas le mouvement ANTEPOST. En ce qui concerne les deux autres critères, sale[POST] répond positivement aux deux, alors que foutu[POST] refuse la gradation par très. Nous pouvons en déduire que le premier a un caractère adjectival plus marqué que le second.
3.2 – Sale et foutu en antéposition : les critères proposés par Goes (1999)
14Examinons maintenant sale et foutu en antéposition (désormais sale[ANTE], foutu[ANTE]), en y appliquant d’abord les critères d’adjectivité proposés par Goes (1999). Milner (1978 : 208) avait déjà signalé que les adjectifs affectifs – « de Qualité » comme il les appelle – y compris sale[ANTE] et foutu[ANTE] ont les propriétés syntaxiques suivantes : ils n’acceptent pas la modification de degré, ni la postposition (donc absence du mouvement ANTEPOST), ni la fonction d’attribut (sans changement de sens) :
15Toutes ces propriétés prouvent, selon nous, que les deux unités ont un faible degré d’adjectivité. Mais pour sale[ANTE], le constat doit être nuancé : d’abord, la possibilité de gradation par très est influencée par le nom auquel il se rapporte. Certes, sale[ANTE] refuse la gradation lorsqu’il est associé à un nom péjoratif comme con [5], lequel Milner (1978) appelle « nom de Qualité » (nous y reviendrons au § 4.1). Mais Salles (2001 : 24) remarque avec les exemples suivants que l’adjectif « paraît autoriser le degré d’intensité avec certains substantifs » :
- un très sale type
- une très sale histoire
16Sa gradabilité dépend aussi du déterminant selon Marengo (2011 : 126), qui affirme que « la gradation semble apparaître surtout avec le déterminant indéfini » :
- un très sale type
- ??ce très sale type
17Pour notre part, nous avons relevé quelques exemples modifiés par l’adverbe très, souvent accompagnés en effet d’un nom ordinaire et du déterminant indéfini :
18Pour ce qui est de foutu[ANTE], il ne compte aucune occurrence modifiée par une expression de degré. Les exemples suivants nous permettent de vérifier que la gradation par très est inacceptable, même avec un nom ordinaire et le déterminant indéfini :
– Une foutue messe a bouché tout le boulevard, bougonna Retancourt, qui n’aimait pas qu’on bloque son chemin.
3.3 – Sale et foutu en antéposition : la qualification
19Au niveau sémantique, également, sale[ANTE] se comporte plus comme un adjectif que foutu[ANTE] dans sa fonction qualificative. La comparaison des deux exemples suivants rendra plus claire la différence entre ces deux adjectifs sur ce point :
- Quel sale temps !
- Quel foutu temps !
20Bien que l’implication affective du locuteur ne puisse être niée dans les deux énoncés, sale[ANTE] caractérise aussi le temps qu’il fait en ce sens que sale temps renvoie obligatoirement à la pluie (ou à la neige). En effet, on l’emploie difficilement par beau temps comme en [19a]. À ce titre, un sale temps est un mauvais temps. Par contre, foutu[ANTE] ne donne aucune précision météorologique. Foutu temps peut ainsi désigner un temps ensoleillé, à condition que ce temps ne convienne pas au locuteur comme en [19b] :
- ??Si ce sale temps continue, mes champs seront asséchés.
- Si ce foutu temps continue, mes champs seront asséchés.
21Comme dans les exemples précédents, la valeur de sale[ANTE] se rapproche souvent de celle de mauvais, adjectif qualificatif parmi les « prototypes-meilleurs exemplaires » de l’adjectif (Goes 1999 : 48) :
– Des bruits courent sur toi, Tyrone. De sales bruits.
22Signalons toutefois que sale[ANTE] est plus connoté que mauvais ; sale bruit en [20], par exemple, évoque une rumeur malsaine, louche, désagréable. Cette connotation n’est pas sans rapport avec celle de sale[POST] attachée au sens de ‘malpropre’ ou ‘obscène’.
23Dans les exemples suivants, la substitution de sale[ANTE] par mauvais est assez maladroite, mais il est toujours possible de trouver un adjectif qualificatif qui le remplace, comme par exemple hostile, amer, méprisable, insupportable, pénible. Nous le constatons respectivement en [24]-[28] :
24La qualification par sale[ANTE] est justifiée aussi par le fait qu’elle sert à déterminer l’extension du référent. En effet, si l’on supprime l’adjectif sale[ANTE] en [24]-[28], la compréhension des énoncés deviendra difficile à cause d’un manque d’informations sur la propriété du référent du nom :
25De tels exemples sont assez nombreux dans Frantext. Sur les 100 premières occurrences de sale[ANTE], 34 occurrences deviendraient problématiques si sale[ANTE] était occulté.
26Foutu[ANTE], de son côté, rejette toute substitution par un adjectif qualificatif, quel que soit le cas de figure :
27De plus, pour 95 des 100 premières occurrences, la suppression de foutu[ANTE] n’influence pas la compréhension du contenu propositionnel des énoncés [6]. Comme pour les constructions affectives, foutu[ANTE] n’attribue aucune propriété au référent du nom, mais désigne plutôt une attitude affective (plainte, colère, indignation, etc.) du locuteur.
28Nous constatons, pour finir, qu’en antéposition, les deux adjectifs répondent moins aux critères d’adjectivité qu’en postposition, puisqu’en fonction d’attributs, ils ne peuvent pas retrouver leur sens. Il apparaît néanmoins que par rapport à foutu[ANTE], sale[ANTE] se montre plus adjectif, acceptant la gradation par très et pouvant remplir une fonction qualificative.
4 – Affectivité de sale[ANTE] et foutu[ANTE]
4.1 – Quand sale[ANTE] se rapproche de foutu[ANTE]
29Il faut cependant admettre que sale[ANTE] n’est pas toujours qualificatif :
30En [32]-[34], même si la substitution par un adjectif qualificatif (mauvais par exemple) n’est pas totalement exclue, le sens est fort différent. Ici, foutu[ANTE] ou d’autres adjectifs affectifs comme fichu, maudit, satané, etc. remplacent mieux sale[ANTE]. Remarquons aussi que sale[ANTE] dans ces emplois accepte difficilement la gradation par très [7], d’où l’évident rapprochement avec foutu[ANTE]. Il serait possible de qualifier cette valeur de sale[ANTE] d’« affective », mais son affectivité doit être distinguée de celle qui a été définie au §2.2.2. Celle-ci correspondait, rappelons-le, à celle d’un juron dont la valeur dépendait d’une situation immédiate d’énonciation. Le passage suivant de Gaatone (1988 : 171) illustre bien cette dépendance par rapport à la situation donnée :
Or, foutu[ANTE], ainsi que les autres adjectifs affectifs, ne sont pas réfractaires à un usage lié à la situation immédiate, tandis que sale[ANTE] n’y est pas adapté :« Il n’est sans doute pas inutile d’ajouter que ce n’est pas nécessairement le référent en tant que tel qui inspire cette réaction [affective], mais plutôt une situation donnée dans laquelle ce référent est impliqué. Ainsi, dans l’exemple suivant : (Où donc est passée) cette nom de Dieu de voiture ? (Milner 1978 : 230), c’est la disparition de la voiture, et non ses qualités propres, qui est responsable du juron. »
31Pour sale[ANTE], au contraire, c’est le nom support lui-même, plutôt que la situation, qui inspire la réaction affective, semble-t-il. Si sale[ANTE] entre bien en [32] (Cette sale bagnole est encore en panne), c’est parce qu’on peut comprendre que la voiture était déjà tombée en panne, comme le suggère l’adverbe encore, et que le mécontentement du locuteur vise le référent de la bagnole. En [33] et [34], de même, le locuteur déteste, méprise ce pays ou leur école même. La valeur négative n’est pas réservée à une situation donnée. Illustrons cette différence avec un autre exemple de foutu[ANTE] :
32En [36], le locuteur se plaint de nuisances sonores. Par contre, cette sale musique laisserait entendre que sa plainte porte sur la musique elle-même. Autrement dit, sale[ANTE] maintient son lien sémantique avec le nom auquel il se rapporte, ici son référent. Or, il va sans dire que le lien avec le nom hôte est une des propriétés fondamentales d’un adjectif.
4.2 – Insulte
33Un autre cas de sale[ANTE] non qualificatif est celui où l’adjectif constitue une insulte :
– C’est pas vrai, sale menteur, c’est des meubles qu’il vend.
34Là encore, sale[ANTE] n’accepte pas la gradation par très. Cet emploi caractérise sale[ANTE], puisque foutu[ANTE] et les autres adjectifs affectifs le remplacent difficilement. Cet énoncé apparaît très souvent sous forme averbale, sans déterminant. Sale[ANTE] y exprime clairement le mépris du locuteur, mépris alimenté par une classe, une catégorie ou un statut désigné par le nom support. Autrement dit, le sujet est méprisé en tant que menteur, fonctionnaire, Roumain, etc. C’est pourquoi cet usage s’associe difficilement à un nom qui suscite peu le mépris comme chanteur (« Sale chanteur ! ») par exemple [8], même si le locuteur devait mépriser le référent du nom pour une raison quelconque. Dans Frantext se trouvent d’autres noms combinés à sale[ANTE], dont la classe ou la nature risque toujours d’être méprisable par défaut, comme con, pervers, pute, brute, ou bête, truie, cochon, singe (au sens figuré et péjoratif), ou bien impérialiste, égoïste, feignant, réac, etc. Cela confirme ainsi encore une fois le lien étroit de sale[ANTE] avec son nom support, cette fois-ci avec la classe désignée par celui-ci.
35Quant à foutu[ANTE], même si l’adjectif s’associe à des noms du même genre, son affectivité est validée par une situation spécifique :
– Le know-how, comme disent, de façon thorrible, ces foutus Ricains…
36En [42], par foutu[ANTE], le locuteur reproche aux bureaucrates de ne pas avoir ordonné l’affectation bien à l’avance, et non pas d’être bureaucrates, contrairement à sales fonctionnaires en [39]. En [43], l’adjectif se rapporte à un nom de nationalité (péjoratif), toutefois son affectivité ne vise pas la nationalité américaine, comme c’est le cas de sale Boche en [41], mais le fait que les Américains parlent souvent du know-how.
5 – Conclusion
37Les adjectifs affectifs, souvent considérés comme atypiques dans la catégorie adjectivale, ne sont en réalité pas homogènes par rapport à leur adjectivité. À l’opposé de foutu[ANTE] qui répond plus difficilement aux critères d’adjectivité, sale[ANTE] peut accepter la gradation par très et faire valoir la fonction qualificative au niveau sémantique. Certes, l’adjectif sale[ANTE] n’est pas toujours qualificatif, mais même dans ce cas, il garde son lien sémantique avec le nom hôte (soit son référent, soit la classe désignée par le nom), ce qui peut être aussi appréhendé comme ayant un caractère adjectival.
38Afin de développer notre propos, le cas de sale[ANTE] constituant une insulte mérite une réflexion ultérieure plus approfondie. En effet, son lien sémantique avec la classe désignée par le nom support rappelle au moins deux types d’adjectifs antéposés, autres que les affectifs : les intensionnels tels que grand (politicien) qui s’interprète comme ‘grand en tant que politicien’ (Goes, 1999 : 92) et les épithètes de nature telles que vertes (prairies) dont « le sémantisme est inclus dans le sémantisme du substantif » (Delente, 2005 : 242). Les études existantes sur ces deux types d’adjectifs pourraient peut-être apporter des indices permettant un traitement plus adjectival de sale[ANTE].
Références bibliographiques
- Delente É., 2005, « L’épithète de nature ou “Les terroristes sont-ils dangereux ?” », in François J., Actes du colloque “L’adjectif en français et à travers les langues”, Caen, Presses universitaires de Caen, p. 241-255.
- Gaatone D., 1988, « Cette coquine de construction : remarques sur les trois structures affectives du français », Travaux de linguistique, 17, p. 159-176.
- Goes J., 1999, L’adjectif : entre nom et verbe, Bruxelles/Louvain, Duculot.
- Marengo S., 2011, Les adjectifs jamais attributs. Syntaxe et sémantique des adjectifs constructeurs de la référence, Bruxelles, De Boeck/Duculot.
- Milner J.-C., 1978, De la syntaxe à l’interprétation : Quantités, insultes, exclamations, Paris, Le Seuil.
- Noailly M., 1990, Le substantif épithète, Paris, PUF.
- Riegel M., Pellat J.C. et Rioul R., 1994, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF.
- Salles M., 2001, « Hypothèse d’un continuum entre les adjectifs “modaux” et les adjectifs qualificatifs », L’Information grammaticale, 88, p. 23-27.
- Schnedecker C., 2002, « Présentation : les adjectifs “inclassables”, des adjectifs du troisième type ? », Langue française, 136, p. 3-19.
- Schnedecker C., 2010, « L’adjectif sacré entre modalité d’énonciation et modalité d’énoncé. Une drôle d’enclosure ! », in Goes J. et Moline E., L’adjectif hors de sa catégorie, Arras, Artois Presses Université, p. 265-287.
Sitographie
- Base textuelle Frantext : www.frantext.fr
- Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi) : http://atilf.atilf.fr
Mots-clés éditeurs : insulte, épithète postposée, qualification, adjectivité, adjectif, épithète antéposée, affectivité
Date de mise en ligne : 20/04/2021
https://doi.org/10.3917/tl.080.0049Notes
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Les attestations les plus récentes de sale et foutu sont celles de 2013 dans Frantext (ancienne version) sur laquelle se base notre étude. Nous avons limité la période d’étude à 30 ans pour minimiser l’influence diachronique.
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[2]
Sale[POST] ne tolère pourtant pas la gradation dans toutes ses acceptions (p.ex. argent sale).
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[3]
Les occurrences signifiant ‘capable de’ et celles de bien / mal foutu ne sont pas prises en compte ici.
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[4]
L’exemple donné par Milner (1978), un très sale imbécile, n’est pas approprié car la combinaison sale imbécile est peu produite même sans très. En effet, Frantext n’en présente aucune occurrence. C’est pourquoi nous l’avons remplacée par sale con, qui compte 78 occurrences dans le même corpus.
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[5]
Selon un relecteur anonyme, un très sale con ne pose aucun problème. On trouve en effet de nombreuses attestations de très sale con sur Google, quoiqu’aucune attestation ne soit présente dans Frantext.
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[6]
Les cinq autres occurrences vont à l’encontre de notre hypothèse. Par exemple, dans Nous avions tous les deux un foutu caractère (A. Gavalda, La Consolante, 2008, p. 299), l’absence de foutu[ANTE] rend difficile la compréhension de l’énoncé, à part l’interprétation exclamative. Mais sa valeur est plus intensive que qualificative, nous semble-t-il, comme sacré antéposé, aussi à valeur intensive (voir Schnedecker, 2010).
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[7]
À la rigueur, il l’accepte avec le sens qualificatif de ‘malpropre’.
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[8]
Le syntagme nominal sale chanteur est acceptable au sens qualificatif, c’est-à-dire ‘mauvais chanteur’ (quelqu’un qui chante mal). Mais ce sens peut être distingué de celui de sale[ANTE] constituant une insulte où le même adjectif n’a pas cette fonction qualificative. Par exemple, un sale menteur n’est pas forcément un mauvais menteur.