Notes
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[*]
Université Paul Verlaine (Metz) / CELTED
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[1]
Voir en particulier sur ce point l’introduction programmatrice de Franckel (2002 : 3-15) au numéro 133 de Langue française consacré au « Lexique ».
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[2]
Rey (2005) : nous le citons d’autant plus volontiers que nous y avons trouvé une réelle source d’inspiration ou une confirmation de nos hypothèses, en particulier dans l’encadré « culturel » du mot canard qui est ici notre objet d’étude.
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[3]
G. Kleiber a présenté une communication intitulée « Du sens aux choses en passant par la polysémie catégorielle », le 7 février 2009, à l’Université Paul Verlaine de Metz, dans le cadre du séminaire de linguistique du département de SDL. Une première version de la « réponse » que nous présentons maintenant a été présentée dans le cadre du même séminaire le 28/03/09.
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[4]
On utilisera cette expression plutôt que celle de « sens propre » qui engage des présupposés théoriques auxquels nous ne souscrivons pas
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[5]
La même question posée à l’anglais donne des résultats équivalents. Les emplois du mot duck ne correspondent à peu près en rien à ceux du mot canard, hormis pour désigner le palmipède.
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[6]
Rey (1992) donne la « surprise » comme la valeur de la première mention de l’interjection (1464). Le TLF en fait aussi la première valeur de ouais. Voir Péroz (2009) pour un développement plus complet sur ce point d’histoire de la langue.
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[7]
Cette conception des occurrences comme étant a priori problématiques est illustrée de manière plaisante par de Vogüé (1987 : 55) à partir de l’exemple : Dans une rue où les chats sont des chats, on ne samuse guère. à propos duquel elle écrit : « Qu’un tel énoncé soit acceptable, et qu’il soit doté d’un contenu (n’étant précisément pas perçu comme tautologique), manifeste bien une discordance entre ce qui se désigne par chat, et ce qui a la propriété d’être un chat. Car ce qui confère à l’énoncé en question son contenu est bien qu’a priori les chats (ce que l’on désigne par chat) puissent ne pas être des chats (en avoir la propriété). Autrement dit, les occurrences situationnelles de chat ne sont pas nécessairement des occurrences notionnelles de chat. ».
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[8]
Nous avons déjà utilisé plus haut cette classification pour distinguer les différentes valeurs de ouais. Elle repose sur les travaux de Culioli qui a proposé de redéfinir la dichotomie « massif »/« comptable » comme un ensemble de trois opérations « discret »/« dense »/« compact », typologie qui a été étendue au domaine des procès par de Vogüé (1989). Il s’agit là d’opérations qui interviennent non seulement au niveau de la détermination nominale ou aspectuo-temporelle et de manière récursive à tous les niveaux de la construction du sens d’un énoncé. On caractérise comme « dense » la construction d’occurrences dont la délimitation se fait de manière externe par le biais d’un quantificateur qui peut être la situation elle-même, qu’il s’agisse de l’espace pour des noms non-comptables concrets ou du temps pour des procès. L’emploi du mot clé pour désigner une prise dans des arts martiaux relève de ce type (Péroz, 2002). On caractérise comme « discrète », la construction d’occurrences dont la délimitation est faite relativement à un « patron » qui en donne le format. C’est cette relation à un format préexistant qui autorise l’évaluation des propriétés de l’occurrence relativement à ce format en termes d’adéquation. L’emploi du mot clé pour désigner des outils divers relève de ce type. On caractérise comme « compact » la construction d’occurrences qui présuppose l’existence d’un support X à propos duquel on prédique les propriétés d’une notion N permettant de la désigner comme une occurrence de N. L’emploi métaphorique de clé, « Gibraltar, clé de la Méditerranée », relève de ce type.
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[9]
Dans le Dictionnaire culturel d’A. Rey (2005) : « (v. 1750) Fig. et fam. Vieilli. Fausse nouvelle lancée dans la presse pour abuser le public. — bobard. Ce n’est qu’un canard. Lancer des canards. »
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[10]
(1842) Journal de peu de valeur. « En dehors de ces articles, on imprime, chaque jour, dans une foule de petits canards, des notes plus ou moins venimeuses, plus ou moins menaçantes » (G. Duhamel, Chronique des Pasquier). - journal (quelconque). Prête-moi ton canard, ton journal. Lire le canard. - “Le Canard enchaîné”, titre d’un journal satirique.
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[11]
Sur un plan anthropologique, les choses sont assez claires : le canard, animal hybride par excellence, n’est pas là où on l’attend. Le mot lui-même semble refléter dans son fonctionnement cette observation que la langue a formulé comme l’éternelle surprise que certains œufs (qui devraient vérifier la propriété p) réservent à ceux ou celles qui les couvent (quand ils vérifient ensuite la propriété autre-que-p). Saussure (1916: 111-112) lui-même vient confirmer notre observation : « L’homme qui prétendrait composer une langue immuable, que la postérité devrait accepter telle quelle, ressemblerait à la poule qui a couvé un œuf de canard : la langue créée par lui serait emportée bon gré mal gré par le courant qui entraîne toutes les langues. »
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[12]
D’après le TLF, cette expression signifie (ou signifiait) : « Il fait un temps propice à la chasse aux canards; il fait très froid ».
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[13]
Dans son journal, Jules Renard évoque son caractère discordant et répétitif « Et la voix des canards, c’est comme des cailloux qui rebondissent, l’hiver, sur la glace des canaux. Mais les hommes n’ont pas encore dit un mot. » (Journal : 1887-1910, pp. 234-235)
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[14]
Le verbe canarder, morphologiquement dérivé du nom, mobilise l’idée d’un tir répété auquel on ne peut pas répondre. La définition donnée par le TLF est : « Tirer sur quelqu’un des coups répétés tout en restant soi-même à couvert » ; l’idée que la cible n’est pas en mesure de riposter est particulièrement sensible dans la forme pronominale « se faire canarder ». Dans son Dictionnaire culturel, A. Rey (2005) cite un helvétisme qui apparemment n’a plus cours aujourd’hui : « XIXe s. «plonger», Genève Région. (Suisse). Tomber en glissant. — On emploie aussi en ce sens le dérivé canardée n. f. «chute après une glissade». Je note que dans tous ces emplois, canarder articule deux procès, le second ne correspondant pas à ce que l’on pouvait attendre à partir du premier ; ainsi l’ensemble prend toujours une valeur déceptive qu’on a déjà observée dans l’emploi du nom.
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[15]
Le concept de forme schématique veut rendre compte d’un phénomène bien connu qui est que le sens d’un mot dépend des interactions qu’il entretient avec son contexte dans l’énoncé où il se trouve. Pour décrire ces interactions, on s’en tient le plus souvent à l’influence que le contexte exerce sur le mot, partant de l’idée elle aussi assez commune que pour ce qui est du sens « tout dépend du contexte ». La théorie des formes schématiques adopte un point de vue moins restrictif puisqu’il prend en compte aussi bien l’action que le contexte exerce sur le mot que les contraintes que le mot lui-même exerce sur son contexte. En prenant ainsi au sérieux la notion même d’interaction entre le mot et son contexte, la forme schématique prévoit que la variation sémantique se construit dans ce jeu interactionnel auquel elle associe deux plans celui de la configuration et celui de l’instanciation. La « configuration renvoie à l’idée que le mot en tant que schéma organise le cotexte, (l’) instanciation correspond à l’idée que le mot en tant que forme reçoit sa substance du cotexte » (Paillard, 2000 : 106).
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[16]
A la différence des autres acceptions non conventionnelles, celle de « sucre alcoolisé » n’est pas axiologiquement négative. Il nous semble que cet emploi est toute proportion gardée le lieu d’un coup de théâtre et le caractère normalement déceptif du mot est justement chargé d’en prévenir l’anticipation. Le canard met en scène, un résultat négatif (le sucre ne fond pas) mais c’est pour mieux satisfaire le palais d’un plaisir transgressif : celui de l’alcool. Le caractère illicite du canard se trouvant d’ailleurs régulièrement souligné par l’euphémisation « un petit canard ».
1Comment un mot comme canard dont le sens est immédiatement accessible hors contexte peut-il prendre un sens tout différent, par exemple celui de fausse note, dans un contexte donné ? Cette question est celle de la polysémie pour reprendre ici un mot qui fait à peu près consensus. L’emploi de ce terme suppose que dans le même temps on accepte le principe de l’unicité du mot. Le recours à la notion de polysémie implique en effet que l’on reconnaît au polysème une invariance dont la nature reste certes à définir mais qui est plus qu’une invariance phonétique. L’enjeu de l’analyse sémantique est donc de rendre compte de la variété des sens du mot en l’articulant à ce que l’on définira comme son unicité.
2Or cette unicité peut se concevoir de manières différentes. En nous appuyant sur les travaux de Georges Kleiber (1999), on peut considérer, en simplifiant ici son propos, qu’il en existe essentiellement deux. Soit on considère que l’unicité du N correspond à son sens le plus ordinaire, en général un sens concret que l’on obtient en répondant à la question « Qu’est-ce qu’un N ? ». On s’inscrit alors dans le cadre d’une sémantique référentielle telle que celle défendue par l’auteur. Soit l’on considère qu’elle correspond à une forme abstraite qui n’est pas directement accessible et qui n’est formulable que par une analyse de l’ensemble de ses emplois ou de ses valeurs sémantiques. On s’inscrit dans ce cas, dans le cadre d’une sémantique constructiviste telle que celle défendue par les membres de l’école culiolienne [1] à laquelle nous appartenons. Dans la mesure où ce choix n’est pas contingent, nous aimerions brièvement aborder cette question et au final justifier nos choix théoriques. En résumant ici les propos de l’auteur, nous allons voir que chacune de ces approches présente des avantages qui en sont souvent – revers de la médaille – les principaux inconvénients.
1 – Deux approches de la polysémie
3G. Kleiber (1999 : 49) montre facilement que « pour des termes comme pomme, oie, chimpanzé, bicyclette, livre […], il est intuitivement préférable de concevoir le sens comme constitué de traits référentiels (traits du prototype ou conditions nécessaires et suffisantes), qui délimitent virtuellement leur référent. ». Il ne fait aucun doute que la demande de définition de l’un ou l’autre des termes cités aboutira à l’énumération d’une série de propriétés qui appartiennent en propre à l’objet du monde communément désigné ainsi. Un des arguments les plus forts de cette thèse est le caractère partagé de ce savoir. Même hors contexte, n’importe quel locuteur est capable de définir l’un ou l’autre de ces mots, et même s’il ne le pouvait pas, il serait à même d’en désigner un spécimen ou encore de donner les principales propriétés de son référent ordinaire. Ce n’est pas rien, puisque sans cela la communication serait impossible. Partant de là, on peut aborder la question de la polysémie au cas par cas, c’est la démarche dictionnairique. Un des intérêts de cette approche est de nous plonger, sans trop de contraintes, dans l’infinie diversité des glissements de sens pour chacune des unités étudiées. Le récent dictionnaire culturel d’Alain Rey [2] témoigne de la richesse jubilatoire de cette approche. On peut aussi à partir d’études locales vouloir dégager des régularités qui permettront de faire le départ entre phénomènes polysémiques et variation sémantique ordinaire. L’intérêt est qu’il n’est plus nécessaire d’envisager de manière extensive cette variation pour une unité considérée. Le caractère transversal des phénomènes – polysémiques par exemple – assure une stabilité suffisante pour que le localisme de l’étude ne soit pas un obstacle. C’est le choix de G. Kleiber, qui, dans le chapitre conclusif de son étude, traite des contraintes assez fortes qui pèsent sur l’emploi de deux constructions du verbe commencer : <SN1commencer à INF> et <SN1 commencer SN2>. Nous y reviendrons.
4La seconde approche, que nous défendrons par la suite, se veut tout à la fois localiste et généraliste puisqu’elle cherche à établir, pour une unité donnée les mécanismes de construction du sens de ses différentes valeurs qu’elle rapporte à un schéma abstrait propre à l’unité en question. Cette approche dite généralement « constructiviste » présente l’avantage de s’attacher à rendre compte de manière unitaire de tous les emplois de l’unité étudiée. C’est ainsi que les auteurs d’une étude sur le verbe passer peuvent, selon G. Kleiber (1999 : 48) : « expliquer toute une foule d’emplois (passer le pont, passer prof, passer pour un imbécile, se passer d’alcool, passer sur l’essentiel, passer (au jeu de cartes), passer par les armes etc.) de manière fort économique ». Comme en témoigne un livre récent de Paillard et Franckel sur les prépositions, cette approche a été le plus souvent appliquée à des termes grammaticaux. Leur fonctionnement toujours relationnel et leur sémantisme abstrait faisaient d’eux des objets d’étude particulièrement adaptés à cette approche « contextualiste » (Kleiber, 1999 : 42) et explicative. Le danger de ces propositions – « formes sémantiques » chez Cadiot ou « formes schématiques » chez Culioli que G. Kleiber rassemble dans l’approche constructiviste – est « celui d’être d’une certaine manière incontrôlables et celui d’être trop puissantes ». Par « incontrôlables, [l’auteur veut] dire deux choses : qu’il est parfois difficile d’interpréter la formule définitoire abstraite proposée et, deuxièmement, que, de ce fait, il est aussi difficile de la falsifier, c’est-à-dire de vérifier sa pertinence applicative sur des données discursives » (Kleiber, 1999 : 47). Ce danger est d’autant plus réel quand on aborde des unités non grammaticales. G. Kleiber (1999 : 46) souligne ironiquement la distance que le sémanticien doit parcourir entre la forme schématique de lit proposée par J.-J. Franckel et D. Lebaud (1992: 101) : « lit est la détermination qualitative que confère un prédicat P à son repère de construction par le fait qu’il ne construit rien d’autre que P » et le sens habituel de ce mot : « il est fort probable que l’on ait du fil à retordre pour coucher un tel sens dans son “lit” ». Ironie pour ironie, on peut noter que l’auteur confirme bien involontairement l’analyse constructiviste. Il se trouve en effet que la formulation qui vient sous la plume de G. Kleiber (« Le fil à retordre d’un tel sens à coucher ») illustre bien ce que disent les auteurs de l’article : « Il s’établit une relation nécessaire entre lit et P du fait que rien d’autre que P ne peut y être localisé. D’où les effets de centrage de P, de « court-circuitage » du sujet. Ce court-circuitage suggère lui-même une explication au fait que dans les séquences du type lit de P, lit soit localisateur de calamités bien plutôt que de bienfaits, cette caractéristique constituant un critère permettant de discriminer lit de termes voisins (lieu, champ etc.) (c’est nous qui soulignons) ». La distance n’est donc pas si grande que G. Kleiber voulait bien le dire.
5L’approche constructiviste est sans doute mise au défi lorsqu’elle aborde des unités à sens plein mais elle ne nous paraît pas pour l’instant invalidée. Le serait-elle que l’approche référentialiste ne serait pas pour autant une garantie de résultats. Dans l’étude de la polysémie, là où nous étudierions l’extension maximum des emplois du verbe commencer, G. Kleiber, dans le but de dégager des régularités sémantiques, s’attache à comparer les deux constructions que nous avons citées plus haut. Cette confiance dans la stabilité de l’interprétation référentielle de deux emplois n’est-elle pas source d’erreurs potentielles ? C’est ce que nous voudrions montrer rapidement.
6L’observation faite par l’auteur est la suivante : la construction en commencer à Inf accepte un sujet animé ou inanimé, tandis que la construction commencer SN2 (objet matériel) n’acceptera qu’un sujet animé. G. Kleiber rejette les analyses fondées sur un prédicat intercalé (commencer SN2 = commencer [à réaliser / lire / manger etc ] SN2) pour un modèle « non temporel » qui fait l’économie de ce prédicat implicite (Kleiber, 1999 : 209) :
La raison de la contrainte se trouve, selon nous [G. Kleiber] ailleurs. Dans la différence entre la séquence temporelle (d’un processus) sur laquelle fonctionne commencer à inf. et le parcours spatial sur lequel opère commencer SN2 ‘objet matériel’. Dans le premier cas, comme déjà signalé, c’est le temps qui s’écoule, SN1 ne bouge pas : il peut donc être inanimé ou animé. Dans le second, par contre, SN1, doit effectuer le parcours spatial sur l’objet : il ne peut donc qu’être animé.
8Passons rapidement sur la première partie du raisonnement : on nous accordera que la relation transitive établie entre l’écoulement du temps, l’immobilité du SN1 et la neutralisation du trait animé / inanimé est assez fragile. Le temps peut s’écouler et SN1 se déplacer (tout en étant inanimé d’ailleurs) : « Le rocher a commencé à dévaler la pente ». Venons-en à la seconde qui se supporte d’ailleurs de la précédente : « Dans le second [cas], par contre… ». C’est l’obligation de déplacement sur l’objet (matériel) du sujet qui impliquerait le trait animé. La logique « spatiale » de l’argument ne tient cependant qu’à la condition de considérer que l’objet existe. Sinon l’interprétation est toujours celle de « faire exister, réaliser ». Ainsi, « Jacques a commencé la maison » s’interprétera comme « à commencé à construire la maison ». Et même si l’objet existe, l’interprétation ne sera pas celle d’un parcours mais d’un procès de modification du SN2. Ainsi, « Jacques a commencé la chambre » s’interprétera le plus naturellement comme « Jacques a commencé à tapisser, refaire etc. la chambre » et non la parcourir ! Et même si la réfection implique un déplacement, il n’est concevable que dans le cadre de ce procès « implicite ». Cela fait quand même beaucoup en faveur de la thèse du prédicat implicite. Et peut-on dire jamais que SN1 se « déplace sur l’objet » ? Même dans les exemples donnés par l’auteur, la paraphrase est inadéquate, ainsi pour « Jacques a commencé le gâteau » ou bien dans « Jacques a commencé son roman » ? Si enfin cette analyse était vraiment pertinente, pourquoi les SN2 qui impliquent réellement un parcours spatial ne donnent-ils pas lieu à des énoncés naturels ? Que faut-il penser des énoncés suivants ? Sans être impossibles, ils ne correspondent pas à ce que l’hypothèse laissait prévoir :
? Ayant chargé la voiture, toute la famille embarqua et nous commençâmes la route.
? Pour se rendre chez notre grand-mère, il fallait traverser les propriétés de notre cousin Lemoine. Nous avons commencé le champ de la Hune
10Il nous paraît que l’affaire n’est pas entendue. Certes, le constructivisme court le risque de perdre son objet dans son désir de prendre en compte l’ensemble de la variation sémantique des unités auxquelles on l’applique. Mais comme on vient de le voir, le référentialisme n’est pas à l’abri de l’excès inverse qui consiste à généraliser hâtivement des observations qui étaient convaincantes, localement. Il nous paraît donc légitime de proposer de travailler encore dans le cadre constructiviste et en particulier sur des termes non grammaticaux qui sont, comme nous l’avons vu plus haut, un objet d’étude difficile dans ce cadre mais pour cette raison même un enjeu pour sa validation.
2 – La polysémie dans le cadre de la sémantique référentielle : le cas de canard
11Pour cette raison, nous avons choisi de parler du mot canard. Nous l’avons retenu parce qu’il a été donné par G. Kleiber comme l’exemple d’un lexème peu compatible avec une approche constructiviste et qui a contrario appelle une description de type référentialiste (comme les mots cités plus haut : pomme, oie, chimpanzé, bicyclette, livre). Car comme l’a dit Kleiber : « un canard, c’est d’abord un canard dans l’eau etc. » [3]. Difficile de ne pas être d’accord, pour deux raisons.
12La première, que nous avons déjà évoquée plus haut, est que la démarche constructiviste est d’autant plus facile à mettre en œuvre que les termes auxquels elle s’applique remplissent deux conditions : être des termes relationnels (comme le sont toujours les morphèmes grammaticaux) c’est-à-dire des termes qui contraignent nécessairement leur cotexte et avoir a priori un sens relativement abstrait (comme l’ont généralement les morphèmes grammaticaux). On voit bien, à l’aune de ces deux critères, que le canard n’est pas près de passer à la casserole constructiviste.
13La seconde est qu’une approche en termes de « propriétés » ou plus savamment de « sèmes » permet de rendre compte assez simplement de la polysémie du mot. C’est bien ce qu’a proposé G. Kleiber, lors de son intervention, pour l’acception alcoolisée du canard que l’on fait plonger dans le liquide comme peut le faire le palmipède. On pourrait de la même manière montrer comment on peut passer du cri du canard (lequel peut : cancaner, caqueter ou nasiller) au couac musical qui partage avec le cri du canard son caractère criard ou désagréable. Quant au journal dont on n’aurait pas la meilleure opinion, il serait par métonymie rempli de fausses nouvelles qu’on a appelées un temps des « canards ». De manière plus ou moins raffinée, on retrouve la démarche dictionnairique qui tend à faire du sens conventionnel [4] la source « naturelle » des autres acceptions du mot à travers une sélection de traits afférents ou contextuels.
14Ainsi, en prenant le mot canard comme exemple, G. Kleiber voulait justement dire qu’une théorie constructiviste était – par nature – bien en peine de rendre compte tant de la variété de ses acceptions (entre le canard que l’on chasse et la fausse note) que de leur caractère éminemment prosaïque (entre le canard alcoolisé et le journal que l’on achète). Qu’on nous permette aujourd’hui de relever ce gant.
15Pour commencer, revenons aux résultats de l’approche référentialiste que nous avons déjà évoqués. Ce genre d’approche nous laisse sur notre faim, en particulier parce qu’elle n’explique rien. S’il est si naturel de passer du volatile au sucre alcoolisé pourquoi n’observe-t-on pas cela dans d’autres pays ? Les canards y seraient-ils différents ? S’il est si naturel d’observer que les canards sont de sortie même par les plus grands froids pourquoi n’observe-t-on pas cela en Allemagne où l’on pense qu’il s’agit de « froid de chien » (Hundekälte) ? S’il est si naturel de considérer les fausses notes comme des canards en pensant à leur cri nasillard, pourquoi le couac malheureux est-il en Allemagne un « cri de chat » (Katzengesang) ? Pourquoi une personne sans gêne qui se pose là sans égards pour les autres est-elle un « cul de canard » (Entenarsch) en Allemagne et pas en France? S’il est si naturel de penser que les canards sont boiteux, pourquoi ne le sont-ils pas en Allemagne où ils lambinent simplement comme ces chauffeurs trop lents à qui l’on dit Du lahme Ente ! Enfin, sans aller ailleurs [5], et pour rester dans le domaine animal, pourquoi dans une équipe y a-t-il des « canards boiteux » et pas des « loups boiteux » ?
16La réponse est évidente : « ça ne dépend pas des pays, ça dépend des langues ». Mais alors, si ça dépend des langues, pourquoi ne donne-t-on à ces variations que des raisons extralinguistiques ? On me dira que : « ça dépend de l’histoire de la langue, c’est bien connu ! ». Dès lors que, dans ce cadre théorique, on est à la recherche d’une explication de l’existence et de la coexistence de ces différentes valeurs, on est renvoyé à une recherche des « causes premières » et donc à la contingence culturelle, sociale et historique. On voit bien comment, dans le cadre référentialiste, on peut parler de polysémie sans considérer qu’il y a unicité du terme. Les inventions métaphoriques ou métonymiques imprévisibles fondent des emplois qui de manière légitime n’ont pas grand-chose à voir les uns avec les autres. Du coup, la seule mise en ordre possible, en s’appuyant sur une analyse sémique, va situer les différentes acceptions en un réseau plus ou moins régulier dont la seule justification est de nature empirique.
17Pour surmonter ce qui nous apparaît comme un obstacle épistémologique dans le traitement de la variation sémantique, les mots grammaticaux sont intéressants parce qu’ils nous donnent assez clairement les éléments d’une approche différente de la question. Ce sont toujours des termes relationnels et qui, comme tels, « affichent » leurs paramètres de variation. Il suffit de faire varier les termes qui instancient les places dont ils sont les fonctions pour voir, comme en laboratoire, leurs différents sens s’organiser. C’est là l’origine de leur fréquence comme objets d’étude, dans les théories constructivistes. Un exemple assez simple est celui de l’interjection ouais dont nous avons eu l’occasion de présenter le fonctionnement (Péroz, 2009) que nous rappelons brièvement.
3 – La polysémie dans le cadre de la sémantique constructiviste, le cas de ouais
18Ouais est indéniablement un terme relationnel : si l’on dit ouais, c’est que l’on dit ouais à quelque chose ou à quelqu’un. On voit donc que l’énonciation de ouais implique la construction d’une place qui doit être instanciée (par un terme que nous noterons p). On peut ramener à trois les différentes valeurs de ouais : la « confirmation », le « doute » et la « surprise ».
- Dans un cas, l’identification de p par l’énonciateur (noté So dans le schéma ci-dessous) marque que sa construction était tout à fait inattendue dans la situation d’énonciation (notée Sito). C’est la valeur de « surprise » qui est historiquement la première valeur de ouais [6]. Les valeurs de ce type que nous nommerons « dense » ont pour point commun de reposer sur la construction temporelle de p – temporel signifiant que la construction de p échappe aux attentes de l’énonciateur – (notation * dans le schéma).
- Dans un autre cas, l’identification de p par l’énonciateur ne correspond pas à celle qui pouvait être attendue, ce décalage intersubjectif correspond aux valeurs de type dubitatif. Les valeurs de ce type que nous dirons « compact » et parmi lesquelles on trouve aussi « l’ironie » se signalent par une forme de prédication instable (notation # dans le schéma).
- Dans le dernier cas, l’identification de p par l’énonciateur correspond à ce qui pouvait être attendu par son coénonciateur, cela correspond aux valeurs de « confirmation » ou de « suivi ». Les valeurs de ce type que nous nommons « discret » ont pour point commun de reposer sur une forme d’ajustement à un patron initial (notation = dans le schéma).
19Dans la mesure où l’on peut caractériser ces relations, on peut ramener la variation sémantique de ouais à des régularités linguistiques. On montre par là que même si la contingence historique est la « cause » des différentes valeurs de ouais dont l’apparition peut être effectivement datée, leur existence et les relations qu’elles entretiennent en synchronie ne relèvent pas de cette même contingence mais d’une nécessité qui est d’ordre linguistique.
20Notre démarche suppose un changement de point de vue relativement à la variation sémantique. La question n’est plus de savoir uniquement quel rapport telle ou telle acception entretient avec le sens conventionnel comme seul repère mais de savoir comment elles se « construisent » les unes par rapport aux autres dans les énoncés qui les supportent. On voit alors à quel point la question de la contextualisation (et non celle de la référence mondaine) est importante. C’est dans la mesure où l’on peut décrire le fonctionnement du marqueur comme mettant en jeu son contexte que des régularités linguistiques sont identifiables.
21Autant dire que nous sommes loin du compte avec le mot canard. Le canard n’est pas (le) canard de X ou pour X ou à X ce qui nous ouvrirait les portes d’une approche co(n)textuelle. Le terme apparaît comme une sorte de monade qu’on ne saurait appréhender autrement que de manière référentielle.
4 – Canard : un casse-tête pour la sémantique constructiviste ?
22Nous faisons pourtant le pari, non pas qu’il soit autre chose que ce qu’il est, mais qu’une approche constructiviste, aussi fragile soit-elle en l’occurrence, nous en apprendra plus sur le mot canard que l’approche référentialiste ou dictionnairique habituelle.
23La méthode sera donc de transformer ce mot en terme relationnel. Encore que « transformer » est abusif. Nous allons tout simplement considérer qu’une occurrence de canard est une occurrence construite. Construction signifie que pour une occurrence donnée de canard le rapport de la propriété ‘être canard’ au terme qui lui donne un support ne va pas de soi [7]. Si nous notons X le support de la propriété ‘être canard’, on peut schématiser ainsi la construction de l’occurrence dans une situation d’énonciation donnée (Sit).
24Contrairement à ce que le caractère abstrait de la notation pourrait laisser penser, nous sommes au plus près des pratiques métalinguistiques les plus ordinaires. La question est toujours – G. Kleiber y revient régulièrement – : « Qu’est-ce qu’un canard ? » et non pas comme on pourrait s’y attendre en sémantique lexicale : « Qu’est-ce que canard ? ». Ainsi, quand on pose la question du sens, c’est toujours celle du sens des occurrences de la notion et non du sens de la notion. En demandant ce qu’est un canard, on rétablit subrepticement les conditions d’une énonciation minimale, confirmant par là, bon gré mal gré, la notion même de construction du sens.
25L’intérêt du redéploiement de la notion d’occurrence est qu’elle nous fournit en la présence des paramètres X et ‘être canard’, les sources potentielles de régulation de la variation sémantique dont canard est le lieu. Une première source de variations correspond aux différentes formes d’instanciation du terme X en contexte. Une seconde source de variations correspond aux contraintes que le mot lui-même exerce sur la configuration de l’occurrence de canard.
26C’est donc à la présentation de ces deux plans (instanciation / configuration) que nous allons maintenant nous attacher.
4.1 – Différentes formes d’instanciation de X
27On va voir que les différentes acceptions du mot canard s’organisent en partie en fonction des différentes formes d’instanciation de X.
4.1.1 – Les X qui « se trouvent » être des canards
28X se trouve instancié par un terme dont les propriétés ne sont normalement pas celles qui permettent d’en faire le support de la propriété « être canard ». C’est le caractère « discordant » de l’actualisation du terme qui finalement va imposer cette appellation.
29X n’existe pas comme canard indépendamment de la situation qui le localise dans le temps.
- Quand X est une note, l’occurrence de canard est un événement, un « couac » qui n’existe que dans le temps. Elle est quelque chose que l’on perçoit et qui dans ce moment-là « se trouve » être un canard.
- Quand X ralentit la progression de l’équipe à laquelle il appartient, cet événement donne la certitude que « se trouve » dans l’équipe un canard boiteux. Il faudra ensuite l’identifier pour l’éliminer sans pitié, selon la formule consacrée.
4.1.2 – Les X que l’énonciateur appelle « canards »
30X est instancié par un terme dont les propriétés ne sont normalement pas celles qui permettent d’en faire le support de la propriété « être canard ». S’ils font l’objet de cette appellation cela ne manque pas de poser un problème d’ajustement qui se résout sur le plan subjectif.
31X n’existe pas comme canard indépendamment de la prédication dont il fait l’objet.
- Quand X est un proche, le plus souvent un enfant, il peut être « mon canard », « mon petit canard », voire « mon pauvre petit canard ».
- Quand X est une nouvelle qui finalement s’avère fausse, ce n’est qu’« un canard », selon une expression qui avait encore cours au siècle dernier. [9]
4.1.3 – Les X qui sont des canards
32Il y a des X qui sont des occurrences de la propriété parce qu’ils sont d’emblée conformes à un patron temporel, spatial ou culturel qui permet de les reconnaître comme étant des canards. Dans cette configuration X est UN canard, sans qu’il soit nécessaire de faire appel à un jugement ou à une construction contingente pour justifier cette appellation.
- Dans « Je vais nourrir les canards », canards réalise une occurrence de la propriété ‘être canard’ à travers des individus qui n’ont d’existence qu’à travers cette propriété. Ce sont, par excellence, les canards qu’il faut déterminer comme étant sauvages ou domestiques. Il s’agit d’occurrences discrètes de la propriété ‘être canard’.
- Le canard peut être obtenu en suivant une recette qui mêle sans doute des recommandations pragmatiques et la nécessité d’une certaine ambiance festive. En tout cas, c’est parce qu’on a recours à un patron, en l’occurrence une recette, que nous rangerons dans la même catégorie, le sucre alcoolisé que l’on nomme canard. Il est alors un « canard réussi » ou « agréable » qui « fait du bien » etc.
- Enfin il y a des canards que l’on peut lire, ce sont les journaux, autrefois de piètre qualité [10] que l’on nomme « canard » et qui ont dans cet emploi toutes les propriétés des termes discrets. Ils sont alors de « bons » ou de « mauvais » canards (journaux) quand cela n’était guère possible pour les fausses nouvelles qui s’avéraient être des canards.
4.1.4 – Trois types d’instanciation
33Même si cela ne nous dit pas mieux ce qu’est un canard, cela nous montre que la mise en place des valeurs du mot ne répond pas au seul hasard historique mais pour une part à des règles de nature linguistique.
34On aura noté que les types d’instanciation que nous venons d’identifier ne sont pas propres au mot canard. C’est d’ailleurs ce qui est rassurant. Cela montre qu’au moins à ce niveau, le passage d’une valeur à une autre se fait selon des modalités qu’on peut décrire comme des régularités linguistiques. Mais elles ne permettent pas de différencier toutes les valeurs puisqu’à chaque type d’instanciation correspondent plusieurs valeurs. Pour les différencier, il nous faut mettre en évidence le rôle du deuxième plan de variation que nous avons associé aux contraintes que le mot canard va imposer à son contexte et plus particulièrement à la construction de l’occurrence.
4.2 – Différentes formes de configuration de l’occurrence
35Nous partirons des sens non conventionnels du mot. Ainsi que nous le rappelions plus haut, les démarches constructivistes sont condamnées à chercher des traits communs à toutes les valeurs d’où leur attention toute particulière aux emplois que l’on dit figurés ou aux expressions idiomatiques. Le danger, justement souligné par G. Kleiber, est d’arriver à des formulations d’une généralité difficilement falsifiable. Nous allons essayer d’éviter ce danger en étant aussi concret que possible.
36Soit la fausse note que l’on nomme canard. X est une note qui finalement ne vérifie pas les propriétés qu’elle devrait normalement avoir. Elle devait être juste (soit p), elle est fausse (soit autre-que-p).
37Soit maintenant l’équipier qui ralentit la progression de l’équipe. X non seulement se dandine (soit p) comme on pourrait s’y attendre pour un canard mais il fait plus que cela : il boite (soit autre-que-p).
38Soit enfin le canard domestique. X est un animal dont le cri est normalement une propriété caractéristique parce que son actualisation s’accompagne toujours de son itération : il nasille, cancane, caquette etc., tout ce qui signale l’itération caractéristique de son cri : coin-coin (p, autre-que-p).
39Il est possible à partir de ces trois exemples de dégager une régularité de fonctionnement qui nous servira d’hypothèse. On a constaté que dans chaque exemple, on nomme canard un X censé vérifier une propriété p et qui en vérifie finalement une autre que nous avons notée de manière générique autre-que-p. La conséquence de cela est que les valeurs de canard sont généralement déceptives [11].
40La variation sémantique est dépendante des formes prises par cet autre-que-p. Nous en distinguons trois.
4.2.1 – Altérité p, non-p
41Dans le cas de la note qui s’avère être une fausse note, autre-que-p est le complémentaire strict de p, nous dirons qu’il s’agit d’une altérité de type p, non-p. C’est aussi le cas de la nouvelle que l’on nomme canard : on pouvait s’attendre à ce qu’elle vérifie la propriété ‘être vraie’ tandis que c’est le contraire qui se trouve actualisé. Et c’est aussi le cas du sucre alcoolisé que l’on nomme canard. C’est un sucre que l’on fait plonger dans le café ainsi que le font les canards, comme les canards ressortent de l’eau, on sort ensuite le sucre pour le déguster. Autrement dit, on nomme canard un sucre qui finalement ne vérifie pas les propriétés qu’il devait normalement vérifier : il devrait fondre, mais comme on l’a alcoolisé, il ne fond pas.
4.2.2 – Altérité p, p’
42Dans le cas du canard qui se dandine mais qui finalement est boiteux, autre-que-p apparaît comme une dégradation de p, ou plus généralement un autre degré, certes inattendu, de la propriété p. Nous dirons qu’il s’agit d’une altérité de type p, p’. C’est aussi le cas du journal dont on peut s’attendre à ce qu’il ait une certaine tenue et qui finalement s’avère assez médiocre. C’est aussi le cas du froid de canard qui si on lui rend son sens habituel en français contemporain [12], évoque une température qui pour être évaluée ne peut être que simplement plus froide encore que celle qui était attendue.
4.2.3 – Altérité pi, pj
43Dans le cas de l’animal qui répète le même cri, autre-que-p n’est différent de p qu’en tant qu’il s’agit d’une itération de l’occurrence de p [13]. Nous dirons qu’il s’agit d’une altérité de type pi, pj. C’est aussi le cas, dans les séquences « chasse aux canards », « mare aux canards », « vol de canards » dans lesquels, contrairement à ce qui se passe par exemple pour « chasse à l’ours », la localisation d’une occurrence s’accompagne toujours de son itération possible.
44En croisant les deux plans de variation, nous pouvons dès lors rendre compte de l’organisation des différentes valeurs du mot qui dépendent à la fois de la nature des termes qui viennent instancier le paramètre X (support de la propriété ‘être canard’) et des contraintes que fait peser le mot canard sur cette instanciation en particulier le fait que ce n’est pas la propriété p normalement associée à X qui va se trouver actualisée dans la construction de l’occurrence [14].
4.3 – Forme schématique de canard
45Nous ne savons pas mieux ce qu’est « un canard » ; pour cela il vaudra mieux se reporter à un manuel d’ornithologie. Mais nous savons mieux comment fonctionne le mot canard dans le langage. La variation sémantique dont il est le lieu n’est pas spécifique pour ce qui concerne le premier plan de variation : l’instanciation de X. Cela est bien naturel puisqu’il s’agit là d’une variation d’origine contextuelle. Elle l’est en revanche, pour ce qui concerne le deuxième plan de variation : celui de la configuration de l’occurrence de canard. Cela est bien naturel puisqu’il s’agit des contraintes que ce mot, et nul autre, exerce sur la construction de l’occurrence.
46Le concept de « Forme schématique » [15] vise à rendre compte de manière synthétique de ce qui fait ainsi la spécificité du mot, c’est-à-dire : au croisement de ces deux plans, le mode finalement unique qu’il a d’interagir avec son contexte. Pour ce qui concerne canard nous la formulerons ainsi :
« Si X vérifie normalement p, sa construction comme canard s’accompagne de l’actualisation de autre-que-p. »
48La forme schématique correspond à une synthèse de nos observations. Comme telle, elle peut nous aider à « penser » le sens des emplois hypocoristiques du mot : les mon canard, mon petit canard et autres mon pauvre petit canard. Ils correspondent toujours à une instanciation de type compact. Mais on ne peut pas dire avec certitude que le locuteur souligne ainsi telle ou telle forme d’actualisation de autre-que-p (altérité pi, pj, altérité p, non-p ou altérité p, p’).
49En l’absence de toute forme de situation véritablement discriminante, je ferai malgré tout l’hypothèse qu’on doit pouvoir les distinguer des autres expressions affectueuses comme mon lapin ou mon chat. Pour cela, je m’appuierai sur ce qu’énonce la forme schématique de canard. Il me semble que si cet appellatif paraît moins valorisant que mon chat, mon petit chat qui connote la séduction ou la douceur, ou moins tendre que mon lapin, mon petit lapin qui connote la tendresse ou l’innocence, c’est parce que le canard connote pour sa part une dimension événementielle, répétitive ou détrimentale sans doute difficile à effacer complètement. La connotation éventuellement déceptive qui s’attache à cet emploi du mot canard n’est sans doute pas étrangère à l’ironie qui perce dans le poème d’Aragon :
Quand on a peiné tout le jour
Fait son devoir gagné son pain
Tour à tour
On est bienheureux de trouver son coin
Pour dormir jusqu’au lendemain
Afin de peiner son pain tout le jour
Gagner son devoir et perdre son tour
Coin-coin
Qui n’a pas son petit canard
Son petit pain
Son petit lupanar
Son petit bonheur son petit soleil
Son petit sommeil
Coin-coin
5 – Conclusion
51Que la description d’un fonctionnement abstrait comme celui de la construction du sens d’un mot s’apparente à un récit, ici plutôt décevant [16] : « finalement quand X est un canard, cela ne donne pas ce qu’on pouvait attendre » ne nous paraît pas de nature à disqualifier le propos. Qu’un récit se cache dans chaque repli de la langue n’est pas une idée nouvelle. Elle est même récurrente sous la plume de ceux qui s’intéressent au langage, qu’ils soient philosophe (P. Ricœur), écrivain (M. Proust) ou psychanalyste (S. Freud). Dans le domaine de la linguistique, c’est une remarque souvent faite par Culioli (1990 : 102) « que tout marqueur fournit l’histoire de sa construction » ou encore « qu’il n’y a pas de marqueur sans la trace mémorisée de sa genèse ».
52Notre démarche est donc à l’opposé d’une approche réductionniste. En ramenant l’identité du mot non à une nature mais à une invariance de fonctionnement nous ouvrons le champ de nos observations à tous les plans de variation que nous n’avons pas étudiés et qui se nichent dans chacun des éléments de la forme schématique. Comme chacun le sait, l’analyse n’est jamais terminée.
Bibliographie
Références
- Culioli, A. 1990, « La Négation : marqueurs et opérations », Pour une linguistique de l’énonciation, Vol. 1, Paris, Ophrys, p. 91-114.
- Kleiber, G., 1999, Problèmes de sémantique. La polysémie en questions, Presses Universitaires du Septentrion (Collection : Sens et structures).
- Franckel, J-J., 2002, « Introduction », Langue française, 133, p. 3-15.
- Franckel, J-J et Lebaud, D., 1992, « Lexique et opérations Le lit de l’arbitraire », in La théorie d’Antoine Culioli, Paris, Ophrys, p. 89-106 (Collection : H.L.D.).
- Paillard, D., 2000, « À propos des verbes “polysémiques” : identité sémantique et principes de variation », Syntaxe & Sémantique, 2, p. 99-119.
- Péroz, P., 2002, « Le mot clé : variations sémantiques et régularité des fonctionnements », Langue française, 133, p. 29-41.
- Péroz, P., 2009, « On ne dit pas Ouais! Usages sociaux, variation sémantique et régularité des opérations linguistiques », Langue française, 161, p. 99-111.
- Rey, A., 1992, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert.
- Rey, A., 2005, Dictionnaire culturel de la langue française, Paris, Le Robert.
- Saussure, F. de, 1916, Cours de Linguistique générale, Paris, Payot (édité par Ch. Bally et A. Sechehaye).
- Vogüé, S. de, 1987, « Aspect: Construction d’occurrences », T.A. informations, 28, Paris, Klincksieck, p. 47-61.
- Vogüé, S. de, 1989, « Discret, dense, compact : Les enjeux énonciatifs d’une typologie lexicale », La notion de prédicat, Université de Paris VII, p. 1-37 (collection: ERA 642).
Notes
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[*]
Université Paul Verlaine (Metz) / CELTED
-
[1]
Voir en particulier sur ce point l’introduction programmatrice de Franckel (2002 : 3-15) au numéro 133 de Langue française consacré au « Lexique ».
-
[2]
Rey (2005) : nous le citons d’autant plus volontiers que nous y avons trouvé une réelle source d’inspiration ou une confirmation de nos hypothèses, en particulier dans l’encadré « culturel » du mot canard qui est ici notre objet d’étude.
-
[3]
G. Kleiber a présenté une communication intitulée « Du sens aux choses en passant par la polysémie catégorielle », le 7 février 2009, à l’Université Paul Verlaine de Metz, dans le cadre du séminaire de linguistique du département de SDL. Une première version de la « réponse » que nous présentons maintenant a été présentée dans le cadre du même séminaire le 28/03/09.
-
[4]
On utilisera cette expression plutôt que celle de « sens propre » qui engage des présupposés théoriques auxquels nous ne souscrivons pas
-
[5]
La même question posée à l’anglais donne des résultats équivalents. Les emplois du mot duck ne correspondent à peu près en rien à ceux du mot canard, hormis pour désigner le palmipède.
-
[6]
Rey (1992) donne la « surprise » comme la valeur de la première mention de l’interjection (1464). Le TLF en fait aussi la première valeur de ouais. Voir Péroz (2009) pour un développement plus complet sur ce point d’histoire de la langue.
-
[7]
Cette conception des occurrences comme étant a priori problématiques est illustrée de manière plaisante par de Vogüé (1987 : 55) à partir de l’exemple : Dans une rue où les chats sont des chats, on ne samuse guère. à propos duquel elle écrit : « Qu’un tel énoncé soit acceptable, et qu’il soit doté d’un contenu (n’étant précisément pas perçu comme tautologique), manifeste bien une discordance entre ce qui se désigne par chat, et ce qui a la propriété d’être un chat. Car ce qui confère à l’énoncé en question son contenu est bien qu’a priori les chats (ce que l’on désigne par chat) puissent ne pas être des chats (en avoir la propriété). Autrement dit, les occurrences situationnelles de chat ne sont pas nécessairement des occurrences notionnelles de chat. ».
-
[8]
Nous avons déjà utilisé plus haut cette classification pour distinguer les différentes valeurs de ouais. Elle repose sur les travaux de Culioli qui a proposé de redéfinir la dichotomie « massif »/« comptable » comme un ensemble de trois opérations « discret »/« dense »/« compact », typologie qui a été étendue au domaine des procès par de Vogüé (1989). Il s’agit là d’opérations qui interviennent non seulement au niveau de la détermination nominale ou aspectuo-temporelle et de manière récursive à tous les niveaux de la construction du sens d’un énoncé. On caractérise comme « dense » la construction d’occurrences dont la délimitation se fait de manière externe par le biais d’un quantificateur qui peut être la situation elle-même, qu’il s’agisse de l’espace pour des noms non-comptables concrets ou du temps pour des procès. L’emploi du mot clé pour désigner une prise dans des arts martiaux relève de ce type (Péroz, 2002). On caractérise comme « discrète », la construction d’occurrences dont la délimitation est faite relativement à un « patron » qui en donne le format. C’est cette relation à un format préexistant qui autorise l’évaluation des propriétés de l’occurrence relativement à ce format en termes d’adéquation. L’emploi du mot clé pour désigner des outils divers relève de ce type. On caractérise comme « compact » la construction d’occurrences qui présuppose l’existence d’un support X à propos duquel on prédique les propriétés d’une notion N permettant de la désigner comme une occurrence de N. L’emploi métaphorique de clé, « Gibraltar, clé de la Méditerranée », relève de ce type.
-
[9]
Dans le Dictionnaire culturel d’A. Rey (2005) : « (v. 1750) Fig. et fam. Vieilli. Fausse nouvelle lancée dans la presse pour abuser le public. — bobard. Ce n’est qu’un canard. Lancer des canards. »
-
[10]
(1842) Journal de peu de valeur. « En dehors de ces articles, on imprime, chaque jour, dans une foule de petits canards, des notes plus ou moins venimeuses, plus ou moins menaçantes » (G. Duhamel, Chronique des Pasquier). - journal (quelconque). Prête-moi ton canard, ton journal. Lire le canard. - “Le Canard enchaîné”, titre d’un journal satirique.
-
[11]
Sur un plan anthropologique, les choses sont assez claires : le canard, animal hybride par excellence, n’est pas là où on l’attend. Le mot lui-même semble refléter dans son fonctionnement cette observation que la langue a formulé comme l’éternelle surprise que certains œufs (qui devraient vérifier la propriété p) réservent à ceux ou celles qui les couvent (quand ils vérifient ensuite la propriété autre-que-p). Saussure (1916: 111-112) lui-même vient confirmer notre observation : « L’homme qui prétendrait composer une langue immuable, que la postérité devrait accepter telle quelle, ressemblerait à la poule qui a couvé un œuf de canard : la langue créée par lui serait emportée bon gré mal gré par le courant qui entraîne toutes les langues. »
-
[12]
D’après le TLF, cette expression signifie (ou signifiait) : « Il fait un temps propice à la chasse aux canards; il fait très froid ».
-
[13]
Dans son journal, Jules Renard évoque son caractère discordant et répétitif « Et la voix des canards, c’est comme des cailloux qui rebondissent, l’hiver, sur la glace des canaux. Mais les hommes n’ont pas encore dit un mot. » (Journal : 1887-1910, pp. 234-235)
-
[14]
Le verbe canarder, morphologiquement dérivé du nom, mobilise l’idée d’un tir répété auquel on ne peut pas répondre. La définition donnée par le TLF est : « Tirer sur quelqu’un des coups répétés tout en restant soi-même à couvert » ; l’idée que la cible n’est pas en mesure de riposter est particulièrement sensible dans la forme pronominale « se faire canarder ». Dans son Dictionnaire culturel, A. Rey (2005) cite un helvétisme qui apparemment n’a plus cours aujourd’hui : « XIXe s. «plonger», Genève Région. (Suisse). Tomber en glissant. — On emploie aussi en ce sens le dérivé canardée n. f. «chute après une glissade». Je note que dans tous ces emplois, canarder articule deux procès, le second ne correspondant pas à ce que l’on pouvait attendre à partir du premier ; ainsi l’ensemble prend toujours une valeur déceptive qu’on a déjà observée dans l’emploi du nom.
-
[15]
Le concept de forme schématique veut rendre compte d’un phénomène bien connu qui est que le sens d’un mot dépend des interactions qu’il entretient avec son contexte dans l’énoncé où il se trouve. Pour décrire ces interactions, on s’en tient le plus souvent à l’influence que le contexte exerce sur le mot, partant de l’idée elle aussi assez commune que pour ce qui est du sens « tout dépend du contexte ». La théorie des formes schématiques adopte un point de vue moins restrictif puisqu’il prend en compte aussi bien l’action que le contexte exerce sur le mot que les contraintes que le mot lui-même exerce sur son contexte. En prenant ainsi au sérieux la notion même d’interaction entre le mot et son contexte, la forme schématique prévoit que la variation sémantique se construit dans ce jeu interactionnel auquel elle associe deux plans celui de la configuration et celui de l’instanciation. La « configuration renvoie à l’idée que le mot en tant que schéma organise le cotexte, (l’) instanciation correspond à l’idée que le mot en tant que forme reçoit sa substance du cotexte » (Paillard, 2000 : 106).
-
[16]
A la différence des autres acceptions non conventionnelles, celle de « sucre alcoolisé » n’est pas axiologiquement négative. Il nous semble que cet emploi est toute proportion gardée le lieu d’un coup de théâtre et le caractère normalement déceptif du mot est justement chargé d’en prévenir l’anticipation. Le canard met en scène, un résultat négatif (le sucre ne fond pas) mais c’est pour mieux satisfaire le palais d’un plaisir transgressif : celui de l’alcool. Le caractère illicite du canard se trouvant d’ailleurs régulièrement souligné par l’euphémisation « un petit canard ».