NOTES
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[*]
Université de Lille III
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[1]
Les noms généraux de parties séparées (cf. Vénérin-Guénez, 2006b), déverbaux ou bases verbales pour la plupart, constituent un groupe lexical hétérogène, réuni autour d’une conjonction de traits : la concrétude tridimensionnelle héritée du tout concret solide initial et des limites aléatoires ou programmées. Les Np.brisées et les Np.découpées rassemblés sous le terme de Np.séparées malgré certaines différences répondent à plusieurs critères sémantico-syntaxiques fondamentaux :
- ils dénotent prioritairement le résultat d’une séparation artificielle d’un tout concret solide, c’est leur sens premier ;
- ils sont des noms relationnels généraux qui ne permettent pas d’accéder précisément à la référence du tout d’origine ;
- leur référent est non repérable dans le tout d’origine (c’est-à-dire qu’il n’existait pas avant en tant qu’individu) ;
- ils constituent un syntagme en Npl, argument pluriel d’un verbe de séparation ou caractérisation d’un nom ;
- ils quantifient la matière et peuvent étendre leur champ d’affectation référentielle.
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[2]
Kleiber, Schnedecker et Ulma (1994 : 24) définissent le principe d’aliénation comme « la capacité du prédicat à autonomiser une partie d’un tout. Par exemple, le verbe étrangler dans :a pour effet d’isoler et de rendre saillant la partie cou d’un individu humain ou animal, ce que ne fait pas une locution verbale comme dévorer des yeux, qui ne peut sélectionner la même zone référentielle. »Jean a été étranglé. Le cou est en effet tout couvert de bleus.
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[3]
Les faits de reprise du référent de l’objet affecté par un pronom personnel singulier ont été débattus par C. Schnedecker & M. Charolles (1993), M. Charolles & C. Schnedecker (1993), G. Kleiber (1997a, b), M. Charolles & J. François (1998), C. Vetters (2001) et C. Vénérin-Guénez (2006a).
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[4]
Nous avons montré ailleurs (cf. Vénérin-Guénez, 2006b) que les reprises par un pronom relatif sont également faiblement attestées quand le prédicat verbal dénote un processus de destruction (moins d’une trentaine d’occurrences trouvées via Google sur environ 270 pour une requête du type « en morceaux qui … »). Les accords au singulier ou au pluriel montrent que le pronom relatif reprend parfois le nom du tout, mais le plus souvent, il reprend le Np.séparées. Ces reprises d’un nom sans déterminant par un pronom relatif sont étonnantes en français moderne. Le pronom relatif est moins exigeant que le pronom personnel : il ne semble pas avoir besoin du maintien de l’identité sortale du référent initial. Il se contente apparemment de récupérer l’information intensionnelle (non référentielle) contenue dans le Np.séparées.
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[5]
Contrairement à Vieu (1991) ou Aurnague (2004), nous pensons que les noms de localisation interne tels que haut, fond, etc. ne peuvent pas être traités comme des morceaux et ne relèvent donc pas de la relation qu’ils appellent ‘morceau / tout’. Le seul critère de non-fonctionnalité n’est pas suffisant, d’autant plus que les Np.séparées comme morceau, fragment, tranche sont originellement des noms de parties réellement détachées de leur tout concret solide. Leur trait de concrétude tridimensionnelle encodé se transmet au référent du nom qu’ils introduisent. L’image mentale associée à un morceau de N2 est toujours liée à une opération de prélèvement, même virtuelle.
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[6]
A propos de tranche, on peut se reporter à une étude de Crévenat-Werner (1996, 1997), spécifiquement consacrée à tranche avec les noms concrets et abstraits.
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[7]
Bout se trouve également réuni à bribe dans l’analyse comparative de Normand (1997).
1 – Introduction
1Les verbes de séparation constituent un sous-groupe dans la vaste classe des verbes qui sélectionnent au moins un argument exclusivement pluriel (désormais pl). Dans cette famille, on rencontrera par exemple des verbes de foisonnement comme pulluler (Wpl pulluler dans / sur X), des verbes de dispersion comme éparpiller (W éparpiller Xpl dans / sur Y), des verbes de regroupement comme amonceler (W amonceler Xpl en Y) ou des verbes de séparation comme briser (W briser X en Ypl) ou trancher (W trancher X en Ypl).
2Les verbes de séparation et les noms qu’ils sélectionnent dans l’argument Y permettent d’étudier la partition sous un angle original car la structure générale V X en Ypl renvoie à des relations partie / tout différentes, et particulièrement à une relation atypique fragment / objet, exclue de l’étude classique de la méronymie. Ces verbes à argument pluriel permettent d’aborder également la quantification à travers des modes d’expression diversifiés. Les verbes de séparation sont tout à fait spécifiques dans le rapport à la notion de quantité puisque le procès qu’ils expriment est toujours un passage de l’unicité à la pluralité. L’information quantitative est véhiculée à la fois par le verbe lui-même et/ou par le pluriel du nom constituant l’argument Y. Les noms sélectionnés pour l’argument Y peuvent aussi véhiculer l’information quantitative dans la mesure où ils connaissent des emplois qui les rapprochent des déterminants de noms massifs tel que morceau dans couper X en morceaux / un morceau de X.
3Après avoir évoqué les caractéristiques des verbes V X en Ypl que nous rangeons sous la dénomination ‘verbes de séparation’, nous décrirons les liens qui rattachent ces verbes à la notion de quantité pour aboutir aux emplois quantificateurs spécifiques des noms sélectionnés dans l’argument Y.
2 – Description des verbes de séparation V X en Ypl
2.1 – Des verbes de transformation parmi d’autres
2.1.1 – Une classe verbale sémantique hétérogène
4Beaucoup de verbes sémantiquement reliés à la notion de transformation ne sous-catégorisent pas obligatoirement l’un de leurs arguments au pluriel. Nous évoquerons rapidement quelques types de verbes inventoriés selon des approches différentes.
5Charolles et François (1998), par exemple, dressent une typologie des prédicats transformateurs du type SVO fondée sur des critères ontologiques. Cette approche des prédicats transformateurs, qui s’appuie sur l’état final de l’entité X affectée, aboutit aux quatre groupes suivants :
- X n’existe pas avant le procès dénoté par le verbe (prédication à patient produit) : creuser un trou, tracer un trait ;
- X existe avant le procès dénoté par le verbe mais n’existe plus à son terme (patient annihilé ou remplacé) : reboucher un trou, casser un vase ;
- X existe avant le procès et continue d’exister après sous une même forme mais dans un état différent : laver une assiette, égorger un poulet ;
- X existe avant le procès et continue d’exister à son terme mais sous une forme différente : écraser des noix, solidifier un gaz.
2.1.2 – Les verbes du type V X en Ypl
6Les verbes de séparation comme briser un vase en morceaux semblent partager la structure syntaxique du type V X en Ypl avec les verbes de regroupement comme empiler les branches en tas / fagots. Les contraintes qui pèsent sur l’argument X des verbes de regroupement sont toutefois plus fortes. Leur argument X est nécessairement au pluriel. Ainsi, on rencontrera indifféremment pour les verbes de séparation :
- Pierre empile les branches mortes en tas / fagots.
- *Pierre empile la branche morte en tas / fagots.
- Pierre empile le bois mort / le branchage en tas / fagots.
2.2 – Le choix du descripteur métalinguistique séparation
2.2.1 – La séparation : un détachement réel
7La structure générale V X en Ypl est commune non seulement aux verbes de regroupement comme empiler en, aux verbes de bris comme casser en, aux verbes de découpage comme trancher en, mais aussi aux verbes d’agencement comme organiser en, qui expriment une (ré)organisation interne d’un tout, mais pas le détachement réel de parties de ce tout. Nous avons plus volontiers choisi de dénommer la catégorie des verbes qui dénotent des processus de détachement réel « verbes de séparation » et non « verbes de division » ou « de fractionnement ». Le descripteur métalinguistique « séparation » présente l’avantage par rapport à « fractionnement » et à « division » de ne pas suggérer les circonstances de déclenchement du procès, alors que la fraction et la division dénotent intrinsèquement des détachements volontaires et engendrent des entités qui sont des portions, des parties constitutives du tout, voire des membres d’une collection. Le terme « séparation » connaît des emplois plus larges qui recouvrent la dénotation du détachement volontaire et du détachement accidentel des entités obtenues. La distinction entre les verbes dénotant le bris, le découpage ou la subdivision (interne) est ténue, comme en témoignent les exemples suivants où le verbe diviser est toujours possible :
8Dans ces énoncés qui illustrent la structure V X en Ypl, le sens du verbe mais aussi la nature des référents des arguments X et Y sont prépondérants pour différencier les prédicats de découpage et d’agencement. Nous définirons les verbes de séparation du type V X en Ypl comme des verbes de détachement réel affectant un tout concret solide, l’argument Y dépendant à la fois du verbe et de la nature du référent de l’argument X.
2.2.2 – Les contraintes sur les arguments X et Y dans les verbes de séparation du type V X en Ypl
9Un verbe comme couper par exemple sélectionne un argument direct X qui comporte un nom de tout approprié, comme par exemple couper le rideau ou déchirer le rideau. En revanche, si le nom est inapproprié, le prédicat verbal est inacceptable, comme *ébrécher le rideau ou *casser le rideau. Une fois cet ensemble réalisé, le prédicat verbal V Xapproprié peut ensuite sélectionner certains noms pour préciser la transformation subie par le référent du X dans une construction du type séparer X en Ypl, comme dans déchirer le rideau en morceaux / en lambeaux. Il s’agit bien de sélection car le choix de lambeau par exemple ne serait pas possible dans le prédicat *(dé)couper le rideau en lambeaux. Cette incompatibilité de l’association (dé)couper, rideau et lambeaux est due au verbe selon toute vraisemblance, car le référent du nom affecté rideau accepte d’être décrit par lambeau dans les SN les lambeaux du rideau ou le rideau en lambeaux. A cette sélection argumentale du verbe s’ajoute une sélection interne entre X et Y. Cette troisième contrainte explique l’inacceptabilité d’un prédicat tel que *couper le saucisson en brins. Couper et saucisson sont compatibles dans un prédicat comme couper le saucisson en rondelles ; couper et en brins sont également compatibles dans un prédicat comme couper la laine en brins. En revanche, en brins n’est pas approprié à saucisson, le référent du nom associé à en brins doit être fin et allongé.
10Nous récapitulerons ce système complexe de sélection interne dans le prédicat verbal du type V X en Ypl en disant que le verbe de séparation sélectionne un argument direct X qui est un nom de tout concret solide et un argument indirect Ypl qui comporte un nom de parties séparées [1] (désormais Np.séparées) compatible avec le procès de séparation dénoté par le verbe.
2.2.3 – Les verbes de séparation : du fractionnement volontaire au fractionnement accidentel
11Les deux sous-types de verbes de séparation relèvent bien de la même structure générale V X en Ypl, que nous schématisons plus précisément par V Dét1 N1 en (Dét2) N2 pl, comme en [6] et [7] :
- des verbes exprimant un découpage intentionnel :
- une intention de partage (focalisation sur la quantité des parties, leur proportion) :
- verbes : diviser, fractionner, morceler, partager ;
- noms compatibles dans l’argument Y : fraction, morceau, parcelle, part, parcelle ;
- un conditionnement du tout (focalisation sur les limites des parties) :
- verbes : débiter, (dé)couper, segmenter, trancher ;
- noms compatibles dans l’argument Y : brin, lamelle, morceau, segment, tranche, tronçon ;
- une intention de partage (focalisation sur la quantité des parties, leur proportion) :
- des verbes de destruction partielle ou totale (volontaire ou pas) :
- au moyen d’un outil affûté :
- verbes : couper, hacher, lacérer, tailler ;
- noms compatibles dans l’argument Y : morceau, pièce ;
- par écrasement du tout :
- verbes : broyer, concasser, écraser, émietter, pulvériser ;
- noms compatibles dans l’argument Y : miette, poussière, brisure ;
- par un choc asséné sur le tout solide par un autre objet ou par une chute :
- verbes : briser, casser, éclater, fendre, fracasser, fragmenter ;
- noms compatibles dans l’argument Y : bout, bribe, débris, éclat, fragment, miette, particule, pièce ;
- par des tractions opposées sur un tout souple :
- verbes : déchiqueter, déchirer, disloquer ;
- noms compatibles dans l’argument Y : fragment, lambeau, morceau.
- au moyen d’un outil affûté :
2.2.4 – L’argument Y : un choix sémantico-logique
12L’aptitude des verbes de séparation à inférer l’existence de morceaux par exemple comme en [12] ou l’existence de tranches par exemple comme en [13] peut laisser penser que l’argument Y du type en (Dét) Np.séparées est facultatif :
- Pierre brise le vase.
- Pierre brise le vase en morceaux.
13Quoi qu’il en soit, ces verbes qui sélectionnent un argument pluriel expriment toujours une partition démultiplicatrice et dispersante. Ils sont tout à fait spécifiques dans leur rapport à la notion de quantité puisque le procès qu’ils dénotent est toujours un passage de l’unicité à la pluralité.
3 – Les vecteurs de l’information quantitative
14L’une des raisons de distinguer les verbes de bris et les verbes de découpage concerne directement la notion de quantité, à savoir la distinction entre le nombre et l’étendue des entités obtenues par le bris ou la découpe d’un tout concret solide. Le fractionnement (ou découpage) est un processus volontaire et implique nécessairement le détachement en portions dont l’étendue et le nombre sont prévus par l’agent qui exécute l’action. Le bris est, lui, un processus accidentel et engendre des débris au nombre et aux formes aléatoires (quand bien même le bris serait volontaire, l’agent briseur ne peut prévoir ni le nombre ni la forme des éléments obtenus, en cassant un vase par exemple). La relation des verbes de séparation à la quantité est complexe car l’information quantitative est véhiculée par plusieurs vecteurs, soit intrinsèquement par le verbe lui-même ou par le pluriel du N2 (Np.découpées ou Np. brisées), soit par le déterminant du N2.
3.1 – Le verbe, indicateur inférentiel de quantité
15Les verbes de séparation sans argument prépositionnel permettent en effet d’inférer le résultat du processus qu’ils dénotent. Ils expriment toujours le passage de l’unicité à la pluralité en présupposant l’existence de morceaux ou de tranches par exemple. Ils satisfont donc au principe d’aliénation [2] du référent du tout concret solide qu’ils affectent. L’expression anaphorique associative est possible comme en [12a] et [13a] :
- Pierre a brisé le vase. Les morceaux jonchent le sol du salon.
- Marie coupe le cake puis elle dispose les tranches sur un plat.
- Pierre a brisé le vase ; * ils jonchent le sol du salon.
- Marie coupe le cake puis * les dispose sur un plat.
3.2 – Le déterminant de l’argument Y
16L’information quantitative peut être nettement explicitée par le déterminant du N2 et/ou le modifieur (un adjectif quantitatif indéfini) comme en [15] et [16] :
- Pierre a brisé le vase en plusieurs / dix morceaux mais Paul a pu les recoller.
- Marie coupe le cake en plusieurs / douze tranches et les sert aux invités.
- Pierre a brisé le vase en plusieurs / petits morceaux mais Paul a pu les recoller.
- Marie coupe le cake en plusieurs / fines tranches et les sert aux invités.
3.3 – L’absence de déterminant devant l’argument Y
17Les verbes de bris et les verbes de découpage se distinguent en effet lorsque l’argument Y est introduit sans déterminant. Les Np.brisées sélectionnés comme argument prépositionnel par les verbes de destruction ne se comportent pas comme les Np.découpées en raison de leur relation différente à la question de l’identité. Cette différence se manifeste spécialement dans les prédicats successifs mettant en jeu des faits de reprise pronominale, soit du référent initial au singulier [3], soit du référent final au pluriel.
18Dans le cas des prédicats de découpage, autrement dit « de fractionnement volontaire », la reprise du référent de l’objet affecté par un pronom personnel au singulier ou au pluriel ne pose pas problème, que l’état final du référent soit lexicalisé grâce au SP en (Dét2) tranches, comme en [19a] et [19b], ou que cet état ne soit pas lexicalisé par le SP comme en [19c] :
- Marie découpe le cake en tranches puis les dispose dans un plat.
- Marie découpe le cake en tranches puis le dispose dans un plat.
- Marie découpe le cake puis le dispose dans un plat.
19On aurait tort de croire que la présence d’un SP du type en Np.découpées ou en Np.brisées autorise aussi facilement la reprise pronominale au pluriel dans l’un et l’autre cas. La reprise pronominale au pluriel passe difficilement après une prédication de destruction :
3.4 – De la quantité à l’intensité
20La confrontation des faits de reprise par un pronom personnel pluriel est donc significative : les noms sélectionnés dans le complément prépositionnel des prédicats de découpage et de destruction n’ont pas le même statut syntaxique. Les Np.découpées gardent leur statut nominal avec ou sans déterminant et sont susceptibles d’être pronominalisés par un pronom personnel pluriel. Les Np.découpées individualisent des entités nouvelles, des portions. Ils sont intrinsèquement rattachés à la quantité. En revanche, les Np.brisées dans un SP sans déterminant perdent leur statut nominal et leurs référents ne peuvent pas être repris par un pronom personnel pluriel. Ils servent à massifier l’objet concret solide affecté par le bris. Le SP en Np.brisées se rapproche davantage du statut adverbial et de la notion d’intensité. La comparaison des énoncés suivants montre une différence interprétative sensible. Dans l’énoncé [21a], le bris peut être fortuit ou volontaire, le geste de Pierre est exécuté peut-être une seule fois :
- Pierre casse la plaque de chocolat.
- Pierre casse la plaque de chocolat en deux / en trois.
- Pierre casse la plaque de chocolat en morceaux.
- Pierre casse la plaque de chocolat en petits / mille morceaux.
4 – Les noms de parties séparées et la détermination approximative d’un nom massif
21Les processus de bris et les processus de découpage se distinguent encore à travers les Np.séparées sélectionnés dans leur argument Y lorsque ces noms sont employés comme déterminants dénotant la quantité approximative faible, voire très faible comme bribe, éclat, miette. Dans la structure binominale du type Dét Np.séparées de N2 comme un morceau de vase ou une tranche de pain, la ressemblance formelle est frappante, l’impression quantitative l’emporte.
4.1 – Les noms de parties séparées ne sont pas toujours des déterminants nominaux
22La structure Dét Np.séparées de s’apparente aux déterminants nominaux avec lesquels elle partage bon nombre de critères définitoires. D’une manière générale, les déterminants nominaux sont définis comme partiellement désémantisés et comme réductibles à de simples partitifs (cf. Dessaux, 1976) :
- Marie a ajouté du beurre.
- Marie a ajouté un morceau / un bout de beurre.
23La désémantisation partielle des déterminants nominaux s’opère surtout par la rupture d’avec la référence précise à un objet du monde auquel le terme renvoie ; le terme garde cependant les traits de dimensionnalité propices à la quantification. Le nom exprimant la quantité (désormais Nq) n’est pas la tête sémantique de la structure binominale, comme on peut en juger en testant son effaçabilité :
- Jean a bu son thé avec un nuage de lait.
- *Jean a bu son thé avec un nuage.
- Jean a ramassé un morceau de pierre.
- *Jean a ramassé un morceau.
- Le morceau de margarine est trop gros / pèse 100 grammes.
- *Le morceau de margarine est trop grosse.
- Le morceau de margarine est fondu.
- *Le morceau de margarine est fondue.
24Flaux et Van de Velde (2000), au chapitre intitulé « Des noms qui en quantifient d’autres », posent à nouveau la question de l’identité de la tête du groupe nominal, intégrant certains termes tels que morceau, bout, fragment dans leur esquisse de classification des noms. Si on considère des noms quantitatifs tels ribambelle ou régiment comme des déterminants dans une ribambelle d’enfants ou dans un régiment de livres, la réponse logique veut qu’ils ne soient pas la tête du GN. Elles rappellent que les déterminants quantitatifs, dits indéfinis dans la grammaire traditionnelle, vérifient la propriété syntaxique de dislocation à droite lorsque le nom est pronominalisé par en :
- J’ai plusieurs enfants.
- J’en ai plusieurs, d’enfants.
- J’ai une ribambelle d’enfants.
- J’en ai une ribambelle, d’enfants.
- Pierre a mangé une tranche de cake.
- Pierre en a mangé une tranche, de cake.
- Pierre a trouvé un morceau de vase.
- *Pierre en a trouvé un morceau, de vase.
- Pierre en a trouvé un, de morceau de vase.
25Les Np.brisées spécifiant les noms de touts concrets solides avec lesquels ils sont compatibles ne sont pas des déterminants nominaux. Ils expriment prioritairement une individuation, une singularisation d’une entité extraite d’une autre : ils constituent avec le N2 une sorte de périphrase dénominative d’un déchet, à défaut de lexique approprié. Les Np.brisées méritent bien le nom de « broyeurs universels » (cf. Pelletier, 1975) dans la mesure où ils sont des outils massificateurs pour les noms d’artefacts, autrement dit les noms comptables solides. Un morceau de vase, c’est de la matière dont on connaît la provenance, matière qui possède une étendue approximative, donc qui représente secondairement une certaine quantité. A défaut de connaître la provenance (c’est-à-dire le tout originel), le locuteur cherchera à identifier la matière et dira alors par exemple un morceau de porcelaine, un morceau de verre ou de cristal.
4.2 – La relation fragment / objet est inapte à la quantification approximative
26La différence syntactico-sémantique entre des expressions partageant la même structure syntaxique Dét Np.séparées de N2 nous ramène à la variété des relations méronymiques déjà entrevue à propos des processus de division (cf. 2.2.1). Cette similarité n’est pas étonnante dans la mesure où la parenté morphologique synchronique ou diachronique entre verbes et noms est très forte. Les Np.séparées sont souvent des noms déverbaux comme bout, débris, éclat, fraction, fragment, morceau, part, parcelle, particule, segment, tranche et/ou servent (ou ont servi) de bases pour construire un verbe de séparation comme émietter, fragmenter, morceler, dépiécer, segmenter, tronçonner. La structure Dét Np.séparées de N2 relève de la relation portion / masse pour les Np.découpées et de la relation fragment / objet pour les Np.brisées. Cette expression de relations partie / tout différentes se manifeste aussi d’ailleurs dans la structure binominale à deux déterminants Dét1 Np.séparées de Dét2 Ntout concret solide :
4.3 – Les Np.séparées, des conditionneurs à limites aléatoires ou programmées
4.3.1 – La spécification de référents massifs concrets
27Les Np.séparées sont des outils de discrétisation du massif au même titre que des noms conditionneurs externes comme bol ou bouteille dans un bol de riz ou une bouteille de vin. La conversion du nom en déterminant est partiellement explicable par le trait fondamental de limites que les Np.séparées fournissent à la matière qui en est dépourvue. Cette spécification de la matière solide permet aux uns de dénoter la quantité par la longueur (brin, tronçon, segment), aux autres la quantité par un aspect stable et le volume (tranche), ou seulement le volume (bout, éclat, miette). Certains comme part ou portion impliquent une quantité programmée par l’agent du processus de répartition, la quantité qu’ils dénotent n’est donc pas réellement approximative. Les Np.brisées sont des conditionneurs à limites aléatoires ; les Np.découpées, des conditionneurs à limites programmées. La quantité dénotée par les référents des Np.séparées est très variable mais aucun ne dénote explicitement une quantité précise. Nous pouvons synthétiser cette expression quantitative des Np.séparées dans une structure binominale dét Np.séparées de Ntout massif concret solide en trois rubriques :
- une quantité approximative issue d’un Np.séparées à forme aléatoire :
- volume indéterminé : fragment, morceau
- épaisseur indéterminée : lambeau
- petit volume : bout, éclat, lichette, miette, parcelle, particule, rognure
- une quantité approximative issue d’un Np.séparées à forme prédictible : tranche, segment, tronçon, brin, quartier
- une quantité programmée mais non explicitée : part, portion.
4.3.2 – La spécification d’autres référents du tout : de la quantification à l’évaluation affective
28Malgré la différence de comportement des Np.brisées et des Np.découpées dans la structure Dét Np.séparées de N2 lorsque le référent du N2 est un tout concret solide, il n’en reste pas moins que les Np.séparées sont disponibles pour spécifier d’autres référents. Dans tous les cas, le trait de bornes (ou limites) permet aux Np.séparées de formater d’autres référents que des touts concrets solides. Chacun imprime ses particularités sémantiques au N2 qu’il spécifie, que ce N2 dénote une entité spatiale comme dans une portion / morceau / fragment de ciel bleu, une entité temporelle comme dans une tranche / bout / brin / morceau / fragment de temps ou un sentiment comme dans un brin / une bribe de fierté.
29Ainsi, associés à des référents spatiaux, certains Np.séparées assurent la fonction de délimitateurs spatiaux. Les référents de ces parties d’espace délimité ne sont jamais détachés, seulement bornés. Les Np.séparées construisent une perception de l’espace envisagé surtout comme une surface (une étendue), donc plutôt bidimensionnel avec portion, morceau, fragment, segment ou tronçon. Le bornage de l’espace aérien, difficilement matérialisable, peut être délimité par exemple par l’encadrement d’une fenêtre comme en [33] :
- J’ai acheté un morceau de terrain pour construire.
- J’ai acheté une parcelle de terrain pour construire.
- J’ai acheté un bout de terrain pour construire.
30Par ailleurs, quelques Np.séparées sont également susceptibles de spécifier un nom temporel. Des Np.séparées comme bout, brin, fragment, morceau, tranche, originellement définis par la concrétude tridimensionnelle, sont capables de modifier la perception linéaire (ou unidimensionnelle) du temps, comme l’illustre l’expression au fil du temps. Le Np.séparées tranche [6], par exemple, impose des traits ontologiques au N2 qu’il spécifie : le N2 doit être concret, solide et épais comme dans les expressions une tranche de jambon, de rôti, de marbre et il doit avoir été détaché avec un objet tranchant. Ces contraintes construisent une perception particulière du temps. Dans la métaphore une tranche de temps, le temps est vu comme une sorte de contenant massif, volumineux, prêt à être rempli de nos diverses activités humaines. Le référent de tranche est découpé intentionnellement, possède une épaisseur prévue par l’agent et représente donc une certaine quantité. Chaque Np.séparées construit ainsi une quantification du temps sensiblement différente. A la différence de fragment et morceau qui ne véhiculent que l’information de quantité approximative, bout, brin et tranche évaluent plus finement la quantité. Tranche évalue une quantité (précise) programmée et proportionnelle à ses limites globalement prédictibles. Bout et brin [7] évaluent une quantité ouverte au choix du locuteur, petite ou grande. Appliqué au nom temps, brin rejoint bout parfois pour une évaluation paradoxalement non dérisoire : un brin de temps comme un bout de temps peuvent renvoyer à une durée importante. Avec brin, l’évaluation de la durée peut être ambivalente, tantôt courte, tantôt longue. L’expression un bout de temps est, elle, interprétée comme une quantité relativement importante. On peut la paraphraser dans l’exemple [37] par ‘ depuis assez longtemps ‘ et pourtant, bout dénote originellement une quantité faible, résiduelle :
31Enfin, pour évoquer le domaine référentiel des états ou des sentiments, nous constatons que brin se présente comme un quantitatif positif, dès qu’il est associé à un N2 dénotant un sentiment. Qu’est-ce en effet qu’un brin de fierté ? Sans doute peut-on gloser l’expression par ‘un peu de fierté’, mais la seule valeur quantitative minime ne suffit pas à expliquer l’emploi. Le brin de fierté est ce supplément d’orgueil qui ajoute, selon le contexte, l’atténuation ou la suppression d’arrière-pensée négative. Dans un énoncé comme [38], l’orientation donnée grâce à brin, malgré la propriété négative du référent du nom qui le complète, est celle de la faible quantité mais aussi de la légèreté :
32En somme, le domaine sémantique prépondérant des Np.séparées est celui de la quantification approximative, quel que soit le référent du N2. L’observation de quelques occurrences particulières permet de comprendre que la subjectivité quantificatrice se double le plus souvent d’une subjectivité affective. Certains Np.séparées spécifieurs de N2 autres que concrets solides comme bout, brin, miette sont autant des quantificateurs que des évaluateurs affectifs.
5 – Conclusion
33Les verbes de séparation V X en Ypl dénotent donc une partition originale par rapport à la dispersion des membres d’une collection, un désassemblage ou une désagrégation. La fragmentation d’un tout, volontaire dans le cas du découpage, souvent accidentelle dans le cas de la destruction, aboutit dans le premier cas, à une reconfiguration dispersante de l’objet affecté, à un conditionnement en quelque sorte, dans le second cas à une reconfiguration radicale, c’est-à-dire à la disparition de l’objet affecté. Ce processus est intrinsèquement associé à la pluralité qui se manifeste en particulier par le pluriel obligatoire de l’argument Y.
34Les noms sélectionnés dans cet argument Y ont, pour la plupart, une parenté morphologique synchronique ou diachronique avec le processus de séparation. Les traits de concrétude tridimensionnelle, héritée du tout initial, et de limites (aléatoires ou programmées), générées par le procès de séparation, prédisposent les Np.séparées à la quantification de noms massifs, concrets ou abstraits. Leur aptitude fondamentale à imposer une représentation des entités concrètes matérielles se transpose en effet à d’autres champs d’affectation référentielle : des entités spatiales, des entités temporelles, certains noms abstraits extensifs comme les activités ou certains noms abstraits intensifs (parfois extensifs) comme des états ou des sentiments. Les Np.séparées appartiennent à la famille des quantificateurs approximatifs. Ils permettent d’évaluer une quantité faible ou très faible comme dans un brin de folie ou un bout de causette. Pour exprimer l’idée de « peu », la langue utilise un lexique foisonnant d’expressions métaphoriques comportant des noms de liquide (goutte, larme), des noms d’objets de petite taille (doigt, grain, poil, fil), des noms d’entités caractérisées par leur légèreté (nuage, souffle), un ancien nom de mesure (once), un nom de sentiment (soupçon), etc. L’originalité des Np.séparées est de proposer une image mentale plus souple, car ce sont des noms généraux, sans forme ni matière propre. Leur subjectivité quantificatrice se double parfois d’une subjectivité affective. Selon le référent du nom qu’ils spécifient et selon le contexte discursif, les Np.séparées sont des quantificateurs approximatifs comme dans un éclat de noisette ou des évaluateurs affectifs comme dans un bout de temps.
Bibliographie
RÉFÉRENCES
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- Winston M.E., Chaffin R. et Herrmann D., 1987, « A Taxonomy of Part-Whole Relations », Cognitive Science, 11, p. 417-444.
NOTES
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[*]
Université de Lille III
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[1]
Les noms généraux de parties séparées (cf. Vénérin-Guénez, 2006b), déverbaux ou bases verbales pour la plupart, constituent un groupe lexical hétérogène, réuni autour d’une conjonction de traits : la concrétude tridimensionnelle héritée du tout concret solide initial et des limites aléatoires ou programmées. Les Np.brisées et les Np.découpées rassemblés sous le terme de Np.séparées malgré certaines différences répondent à plusieurs critères sémantico-syntaxiques fondamentaux :
- ils dénotent prioritairement le résultat d’une séparation artificielle d’un tout concret solide, c’est leur sens premier ;
- ils sont des noms relationnels généraux qui ne permettent pas d’accéder précisément à la référence du tout d’origine ;
- leur référent est non repérable dans le tout d’origine (c’est-à-dire qu’il n’existait pas avant en tant qu’individu) ;
- ils constituent un syntagme en Npl, argument pluriel d’un verbe de séparation ou caractérisation d’un nom ;
- ils quantifient la matière et peuvent étendre leur champ d’affectation référentielle.
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[2]
Kleiber, Schnedecker et Ulma (1994 : 24) définissent le principe d’aliénation comme « la capacité du prédicat à autonomiser une partie d’un tout. Par exemple, le verbe étrangler dans :a pour effet d’isoler et de rendre saillant la partie cou d’un individu humain ou animal, ce que ne fait pas une locution verbale comme dévorer des yeux, qui ne peut sélectionner la même zone référentielle. »Jean a été étranglé. Le cou est en effet tout couvert de bleus.
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[3]
Les faits de reprise du référent de l’objet affecté par un pronom personnel singulier ont été débattus par C. Schnedecker & M. Charolles (1993), M. Charolles & C. Schnedecker (1993), G. Kleiber (1997a, b), M. Charolles & J. François (1998), C. Vetters (2001) et C. Vénérin-Guénez (2006a).
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[4]
Nous avons montré ailleurs (cf. Vénérin-Guénez, 2006b) que les reprises par un pronom relatif sont également faiblement attestées quand le prédicat verbal dénote un processus de destruction (moins d’une trentaine d’occurrences trouvées via Google sur environ 270 pour une requête du type « en morceaux qui … »). Les accords au singulier ou au pluriel montrent que le pronom relatif reprend parfois le nom du tout, mais le plus souvent, il reprend le Np.séparées. Ces reprises d’un nom sans déterminant par un pronom relatif sont étonnantes en français moderne. Le pronom relatif est moins exigeant que le pronom personnel : il ne semble pas avoir besoin du maintien de l’identité sortale du référent initial. Il se contente apparemment de récupérer l’information intensionnelle (non référentielle) contenue dans le Np.séparées.
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[5]
Contrairement à Vieu (1991) ou Aurnague (2004), nous pensons que les noms de localisation interne tels que haut, fond, etc. ne peuvent pas être traités comme des morceaux et ne relèvent donc pas de la relation qu’ils appellent ‘morceau / tout’. Le seul critère de non-fonctionnalité n’est pas suffisant, d’autant plus que les Np.séparées comme morceau, fragment, tranche sont originellement des noms de parties réellement détachées de leur tout concret solide. Leur trait de concrétude tridimensionnelle encodé se transmet au référent du nom qu’ils introduisent. L’image mentale associée à un morceau de N2 est toujours liée à une opération de prélèvement, même virtuelle.
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[6]
A propos de tranche, on peut se reporter à une étude de Crévenat-Werner (1996, 1997), spécifiquement consacrée à tranche avec les noms concrets et abstraits.
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[7]
Bout se trouve également réuni à bribe dans l’analyse comparative de Normand (1997).