NOTES
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[*]
Université de Santiago de Compostela
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[1]
Ce travail a été réalisé dans le cadre du projet de recherche PGIDT04PXIA26302PR. Je remercie Colette Feuillard, Angélique Gebert et les lecteurs anonymes de Travaux de linguistique pour leurs observations clairvoyantes.
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[2]
Ce flou de départ ne nous aide pas beaucoup à défricher le terrain. Des auteurs comme Giry-Schneider (1991 : 31-32) et Van Peteghem (1991 : 189) font observer en ce sens qu’il y a une étude lexicale et syntaxique d’ensemble à faire sur les formes en être. De même Lauwers revendique la nécessité d’établir une classification syntaxique et sémantique détaillée des cas attestés (2007 : 81).
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[3]
Le schéma x est np relève d’un autre cas de figure, celui de l’identification : Tu es André, La capitale du Portugal est Lisbonne.
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[4]
Exemple de Lauwers (2007 :83).
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[5]
La liste pourrait être encore complétée par Grevisse, Marouzeau, Galichet, Court, Arrivé, etc. (Lago Garabatos, 2005 : 151-152).
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[6]
Ce sont les énoncés que Van Peteghem (1991 : 59-60), ou encore Boone et Tamba, entre autres, appellent prédicationnels (Noailly, 1991 : 82).
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[7]
La paraphrase des substantifs épithètes à valeur qualificative du type un film scandale est précisément « un film qui est un scandale » (Noailly, 1990 : 36-38).
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[8]
La coordination pourrait être favorisée par le phénomène de réduction précédant la conversion du nom en adjectif (pâtés faits à la maison, chaussures à la mode), car dans d’autres cas de recatégorisation elle est inacceptable : *une question clé et élémentaire, *une vitesse record et insolite.
-
[9]
Cet exemple constitue ce que Lauwers nomme « métamorphose » dans un monde possible avec la valeur de statut (2007 : 94-95).
-
[10]
Exemples tirés de Henri Bergson, Le Rire, Paris, PUF, 1983 (1e éd. 1940), p. 22 et 88.
-
[11]
Exemple à rapprocher de celui de Stendhal : Notre héros était fort peu héros en ce moment (Riegel, Pellat, Rioul, 1994 : 362).
-
[12]
Ce type de construction relevant tant de l’oral que de l’écrit a été considéré comme un fait de syntaxe typique du français branché, qui a un goût particulier entre autres pour « l’adjectivation du nom », selon Verdelhan-Bourgade (1990 : 57).
-
[13]
« Être Raymond » est une expression lexicalisée signifiant « être ringard, dépassé », à l’image d’un homme politique connu, selon Verdelhan-Bourgade (1990 : 57).
-
[14]
Pour Vandeloise (2002 :33), « le comportement syntaxiquement hybride des noms sans déterminant reflète leur sémantique à mi-chemin entre celle des noms (qui assignent une entité à une catégorie) et celle des adjectifs (qui attribuent une qualité à une entité catégorisée) ».
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[15]
Les exemples ont été prélevés entre 1990 et 2005 dans les magazines L’Express, Le Nouvel Observateur, L’Événement du Jeudi, Paris Match et Télé 7 Jours.
-
[16]
Rappelons l’exemple Montand n’est plus Montand, cité par Charolles (2002 : 69), où le deuxième np dénote non pas son porteur, mais les qualités qui lui sont associées. En l’occurrence on veut signifier que Montand a troqué son rôle d’acteur et de chanteur contre celui d’homme politique.
-
[17]
Le couple thème-rhème tend à se confondre avec sujet-prédicat. Pour une discussion sur ce rapport, voir Le Goffic (1993 : 14 -15).
-
[18]
Sur les prédications averbales on peut consulter Wilmet (1997 : 497-502).
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[19]
Pour une étude des groupes nominaux figés ayant la structure nom + adjectif, on peut se reporter à Rodríguez Pedreira (2007 : 219-224).
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[20]
Par exemple : beaucoup plus nuageux/tard, etc.
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[21]
Plus familiers sont, sans conteste, les cas de être + np identificationnels, qui posent uniquement une équivalence référentielle, sans exprimer de propriété : Mon contrat minceur, c’est Contrex (eau minérale), Mon truc, c’est Floraline (semoule de blé). Ils se caractérisent par la réversibilité : Contrex, c’est mon contrat et Floraline, c’est mon truc. Bien que la reprise par ce montre qu’il y a insistance sur le thème, le sujet et le prédicat sont strictement équivalents et renvoient à la même entité, nommée différemment. C’est la raison pour laquelle Le Goffic fait la différence entre attribut et identification, justement parce que dans celle-ci on ne prédique pas quelque chose à propos du sujet mais qu’on pose simplement une égalité référentielle (1993 : 207).
-
[22]
Selon le Dictionnaire de l’argot et du français familier informatisé, morgan est une variante de morgane, qui signifie « amoureux ». Morgane est d’ailleurs une variante d’être morgané (L.J. Calvet, L’Argot en 20 leçons, Payot, Paris, 1993, p. 176), expression popularisée dans les années 80 par la chanson de Renaud « Morgane de toi ».
1 – Introduction
1Notre réflexion portera sur des exemples publicitaires où le nom commun et le nom propre (dorénavant nc et np) ont un comportement syntaxique assez similaire à celui des adjectifs. Le nc sans déterminant (appelé aussi déterminant zéro) et le np apparaissent souvent précédés d’adverbes et vont immédiatement après être, un verbe attributif ou bien en position épithète. Ces procédés syntaxiques et sémantiques sont en général bien ancrés dans le système du français contemporain, même si certains usages publicitaires peuvent être considérés comme marginaux.
2Il est à signaler que la copule être peut être accompagnée par une grande diversité de prédicats (Martinet, 1979 : 85-86) et que de ce fait elle « ne contraint ni le sens ni la catégorie de ses compléments» (Maingueneau, 1994 : 139). Du coup les sélections contextuelles sont directement déterminées par les sémantismes de l’attribut et du sujet, la copule étant purement relationnelle [2] ; tandis que, dans le cas des verbes transitifs, la signification de ceux-ci conditionne le rapport du sujet et de l’objet (Riegel, Pellat et Rioul, 1994 : 236).
3Les constructions auxquelles on aura affaire sont de deux types : 1/ x est nc (qui équivaut à une réponse à la question que ?) et 2/ x est (adv de degré) nc ou np (qui sert de réponse à la question comment?).
4Type 1/ X est nc [3]. La construction correspond à deux valeurs sémantiques :
5Type 2/ X est (adv de degré) nc ou np. Ce schéma syntaxique possède également deux valeurs sémantiques :
6Du point de vue sémantique, on ne saurait donc mettre tous les noms attributs sur un pied d’égalité. Le deuxième groupe n’offre pas de doute quant à sa fonction adjectivale, alors que le premier fait l’objet de discussions, comme nous allons le voir.
2 – Caractéristiques du schéma syntaxique x est nc (= question que ?)
7Les constructions où le nom nu attribut répond à la question que ? tiendraient, au dire de Michèle Noailly, d’un registre « soutenu », dont un exemple serait Et tout le reste est littérature (1991 : 76) :
8L’emploi du substantif attribut sans déterminant nous amènera à faire un détour dans le domaine de l’attribution nominale, d’autant plus que les avis des spécialistes à ce sujet divergent. Où placer la valeur de l’absence de déterminant dans ledit contexte, face aux attributs déterminés (le + nc et un + nc) ? Qu’il s’agisse de noms de métiers ou de substantifs autres, on considère en général qu’avec un article indéfini on signale l’appartenance du sujet à une classe :
« L’absence de déterminant retire toute extension à l’attribut, et impose un point de vue intensionnel. Le substantif attribut marque une qualité (non restreinte), qui imprègne totalement le sujet, dans laquelle le sujet (d’extension restreinte) s’absorbe entièrement ».
10Dans les exemples des noms de métier du type Pierre est commerçant, Kupferman évoque le concept de translation, que l’on doit, comme on sait, à Tesnière, ainsi que celui d’adjectivation dont parlent des auteurs tels que Bally, Damourette et Pichon, Brunot, Moignet, Le Bidois, Wagner et Pinchon, Béchade et Riegel entre autres (1991 : 52) [5]. Or Kupferman récuse cette analyse et allègue que la nature nominale du substantif subsiste (1991 : 53) rejetant ainsi le renvoi du substantif non déterminé à une propriété quelconque.
11Dans une optique semblable, Michèle Noailly essaie de placer les attributs de substantifs non déterminés autres que les noms de métier :
« Le problème est de déterminer la place qu’occupent ces constructions ‘entre’ les phrases copulatives dont l’attribut est un adjectif, et celles dont l’attribut est un substantif articulé. Je dis ‘entre’ puisqu’au moins superficiellement elles participent d’un type et de l’autre : assimilables aux premières par l’absence d’article de l’attribut, proches des secondes par la nature éminemment substantive du N qui figure dans cette position d’attribut. Les rares observateurs à s’être intéressés à la construction ont tendance à poser pour équivalents øN et l’adjectif ».
13Exemples à l’appui, elle fait des rapprochements tantôt avec la classification, tantôt avec l’identification, et conclut qu’il s’agit d’un troisième type (recouvrant un N / du N et le N), qui marque une surenchère et en même temps un rattachement conceptuel direct, immédiat entre sujet et attribut (1991 : 82-84). En outre Noailly critique le fait que d’autres auteurs parlent de propriété, que le nom sans déterminant prédiquerait du sujet [6], et analyse les contraintes distributionnelles de ces séquences en observant que le nc non déterminé est inapte à la dislocation, contrairement à l’adjectif, mais assez proche de le + nc et de l’adjectif par la pronominalisation en le. En revanche, du point de vue du sens, le nc non déterminé peut sembler plus proche de un + nc [7], qui rend « plus banal, moins expressif l’énoncé » (Noailly, 1991 : 80-81).
14L’un des arguments qu’elle donne contre l’éventuelle nature adjectivale des nc attributs non déterminés est celui de l’impossibilité de coordination du nom et de l’adjectif : *Paul est violent et passion. En revanche, elle fait aussi remarquer que les noms de métier tolèrent mieux la coordination avec un adjectif (Il est antiquaire et bibliophile) et avec un groupe prépositionnel (Il est instituteur et sans ambition) (1991 : 80). C’est pourquoi elle considère ceux-ci comme un groupe à part. Et, en effet, dans l’usage standard non seulement les noms de métier mais aussi les noms de couleur peuvent être employés comme adjectifs (Il a une fille journaliste et un garçon ingénieur, Il porte un pantalon bleu).
15Mais en ce qui concerne les autres noms, nous voudrions ajouter également que, dans le cas du substantif épithète qualificatif, la coordination par et avec un adjectif n’est pas admissible : *Voilà un mariage spectacle et curieux ou encore *Il a vécu un amour passion et déchirant, sauf dans quelques cas de transfert catégoriel : des pâtés maison et pas chers, des chaussures mode et souples [8]. Toutefois, avec mais la coordination est possible : Voilà un mariage spectacle mais curieux et de même Il a vécu un amour passion mais déchirant. Or la construction attributive n’est pas possible dans le cas de *Le mariage est spectacle, alors qu’elle l’est dans L’amour qu’il a vécu était passion. En revanche, serait également exclu *L’amour qu’il a vécu était enfer (à la suite d’Il a vécu un amour enfer). Il semble que le sémantisme des termes y soit pour beaucoup dans le passage vers l’attribut, qui reste bien sûr très limité, même quand l’adjectivation du substantif est aboutie.
16Le substantif garde sa nature nominale, il est vrai, point sur lequel Kupferman et Noailly insistent. Mais contrairement à eux, nous pensons que, comme il n’est pas déterminé, il n’a pour support dans la phrase que le sujet, et que sa valeur est, comme l’ont souligné bien des grammairiens, qualitative et non pas identificationnelle ou classifiante. On prédique du sujet une propriété que celui-ci possède et qui le représente :
17D’autre part, de même qu’on dit Paris est splendeur ou Jean est professeur, on peut employer lesdits attributs en position épithète : Les touristes ne connaissent que le Paris splendeur ou bien C’est le Jean professeur que tu as vu, ce n’est pas le Jean sportif. Et les substantifs épithètes détiennent leur valeur nominale. On voit à l’œuvre l’attribution et la qualification sans passer ni par la métaphore ni par le transfert catégoriel, si ce n’est momentanément bien sûr. Les substantifs épithètes qualificatifs splendeur et professeur conservent leur sémantisme ordinaire sans être façonnés par une quelconque réduction de sèmes, et cependant, contrairement à ce que dit Noailly (1990 : 39), ils occupent la position d’attribut sans avoir recours à l’article. On peut par conséquent considérer que le nom sans déterminant en position attribut, que ce soit un nom de métier ou autre, a une valeur qualitative. Elle est certes plus éloignée de l’adjectif dans Il est comédien, où l’on dit le statut du sujet, sa propriété de jouer des rôles (la question pertinente étant : qu’est-ce qu’il est ?), que dans Il est très comédien dans ses grimaces [11], où l’on précise les traits qui qualifient ceux qui exercent ladite profession afin d’affirmer une ressemblance (la question présupposée serait : comment est-il ?). Il se trouve toutefois, comme il a été dit, que les noms de métier ou ceux de couleur peuvent traditionnellement être attributs, ce que ne seraient pas, a priori, les autres noms.
3 – Caractéristiques du schéma syntaxique x est (adv de degré) nc ou np (= question comment?)
18Les constructions attributives ayant un nc ou np sans déterminant aux côtés de la copule être et admettant un adverbe de degré sont peut-être plus habituelles qu’on n’aurait tendance à le croire de prime abord, surtout dans la langue orale. Dire :
19Le même schéma syntaxique est porteur d’une autre valeur sémantique, celle de « ressembler à, avoir la facture de » :
20Ce type de combinatoire existe par ailleurs dans d’autres caractérisations du sujet par l’intermédiaire de être, et pas seulement dans les constructions où la recatégorisation du nom est figée, telles que les suivantes :
4 – Etude de cas
21Comme nous l’avons déjà signalé, nous allons nous occuper plus précisément dans le discours publicitaire de nc sans déterminant et de np précédés parfois d’adverbes et qui vont immédiatement après être ou un verbe attributif ou bien en position d’épithète. Le corpus [15] montre d’ailleurs les formules lapidaires habituelles de la publicité pour véhiculer un discours euphorisant qui oscille entre l’hyperbole valorisant l’objet et l’éloge du destinataire potentiel fidèle à l’objet et son interprète.
22Tous les exemples répondent à une combinatoire relativement stricte du point de vue syntaxique mais à des structures sémantiques diverses, qui montrent la dynamique d’un phénomène vivace dont la publicité profite sans doute pour se faire aisément remarquer.
23Parmi les publicités figure tout d’abord un certain nombre d’exemples qui relève du premier type de construction et qui répond à la question que? tout en excluant la gradabilité. Dans l’exemple [23], qui est un peu maniéré, le verbe attributif se faire indique, comme on le sait, le changement d’état :
24Dans l’exemple [24] le substantif non déterminé tenant lieu d’attribut est certainement plus lacunaire qu’avec l’article. Il n’a pas de dimension concrète, son autonomie référentielle est affaiblie. Bonnard, on le sait, dit qu’il est virtuel. Comme il n’est pas métaphorique, il conserve son sémantisme plein :
25Les deux exemples qui précèdent montrent une structure être + nc où le sujet ne renvoie ni à la classe de pétale ni à celle de couleur, ni non plus à leur identification, mais tout simplement aux notions mêmes qui en constituent une propriété définitoire du sujet. Les termes ont beau être sous une forme nominale, ils n’en sont pas moins qualitatifs, étant donné qu’ils voient leur référentialité affaiblie et qu’ils prédiquent, dans leur intension, une propriété revenant au sujet (le teint / le noir peut être qualifié de pétale / couleur).
26Il en va de même des attributs nominaux cocotier, plage, maillot de bain et soleil dans l’exemple publicitaire cité par Noailly (1991 : 77), qui présentent des caractéristiques combinatoires semblables à [23] et [24], à cette différence près que, selon cet auteur, ils ne sont pas qualitatifs. Inutile de rappeler que nous ne sommes pas du même avis :
Sans forfanterie, je suis plus qu’un badge, je suis une philosophie. « Votre rythme est le nôtre », cela signifie qu’à nos yeux, c’est à nous de nous adapter à vous et non l’inverse. […] Croyez-moi, résumer l’esprit Novotel en 5 mots, c’est dur : je pourrais vous en parler des heures durant ! Mais je suis badge et non roman […]. (hôtels Novotel)
27Plus étoffé est l’échantillon publicitaire qui se rattache au type 2, dont la construction répond à la question comment ? Dans l’exemple suivant la série un tant soit peu asymétrique met au même niveau différentes catégories grammaticales :
28L’énoncé en question est une phrase averbale, où les éléments féminin, couture et Cardin jouent le rôle de prédicat. Mais on peut induire une relation attributive dans laquelle l’énoncé fourni serait le propos d’un thème [17] qui, selon la consigne du genre publicitaire, doit être nécessairement l’objet vanté lui-même. Par conséquent, même si ce thème n’est pas fourni dans la linéarité du discours, il est aisément récupérable, au triple point de vue syntaxique, sémantique et pragmatique, comme il l’est dans les titres de presse par exemple. Il s’agit donc d’une caractérisation du parfum Rose, l’expression référentielle absente du discours : [Rose] [est] très féminin,…. Du coup, l’apport d’information nouvelle s’étaye sur un point de départ ou support qui correspond à l’objet présenté par l’image, qui permet d’ancrer le message. Les énoncés publicitaires, habituellement brefs, incorporent en réalité, éparpillés en quelque sorte dans les données contextuelles, situationnelles et encyclopédiques que le destinataire met à contribution lors de l’acte de compréhension, ce qui pourrait être déployé en une phrase complète, mais que l’on supprime en raison de sa faible valeur informative, pour focaliser donc sur l’information essentielle que l’on veut faire passer [18].
29Conçu pareillement, l’exemple [30], péremptoire s’il en est, affiche le np Jeep modifié par l’adverbe définitivement :
30Dans les deux exemples suivants nous avons encore à l’origine deux noms auxquels on reconnaît la double valeur substantive ou adjective selon le contexte : sport et mode, qui ont subi la même réduction que couture (puisqu’ils proviennent des groupes prépositionnels « pour le sport » et « à la mode »). La valeur adjectivale leur est affectée notamment par les marques évaluatives exprimant l’intensité élevée : l’adverbe infiniment et le superlatif relatif de supériorité les plus :
31De manière semblable à [31], dans l’exemple suivant le terme sport fait figure d’adjectif en position attribut :
32Blanche Noëlle Grunig (1990 : 80-81) se réfère au besoin qu’a la publicité de faire court, et à partir de cette prémisse elle propose ce qu’elle appelle la « dérivation par le vide », qui consiste à créer des formes analytiques au moyen de modifieurs d’intensité apposés à des nc ou à des np, vu que le système manque de formes synthétiques comme les affixes qu’il puisse leur appliquer. Elle nomme ainsi ce phénomène que nous analysons, mais ne fait pas de distinction entre les conversions véritables et les éphémères. Or la publicité se sert aussi bien de formules déjà converties morphologiquement à d’autres catégories que de déplacements catégoriels passagers qui pour la plupart ne sauraient être appelés à durer.
33Dans les constructions à valeur qualitative être + np la publicité se taille la part du lion. Ce sont des constructions qui, à notre avis, singularisent en grande partie le discours publicitaire. L’exemple suivant de structure exclamative n’est pas sans rappeler la structure très Cardin déjà vue, puisque tellement est aussi une marque d’intensité élevée appliquée directement au np :
34Nous verrons par la suite quelques cas où la propriété apparaît transférée au destinataire potentiel de l’objet, qui est la femme, puisque les objets proviennent de l’univers féminin.
35Le nom propre semble se décharger en partie de son poids référentiel pour indiquer les propriétés qui caractérisent la marque en question, dues surtout à son potentiel symbolique, propriétés que la consommatrice idéale fait siennes. Soit :
36Les constructions sont bien évidemment liées à la recherche d’un effet : frapper les esprits et être mémorisables. Comment dire alors que les éventuelles clientes adopteront le style de Dior jusqu’au bout ? Eh bien, le choix linguistique a été fait.
37Curieux également, bien que déjà familiers, sont les exemples suivants, où l’on joue à la fois sur le sens et la forme des termes. Dans l’exemple [37] le np Knowing est utilisé comme équivalent sémantique du verbe anglais homonyme. Et on le traduit en français. Dans les exemples [38], [39] et [40] on exploite les homophonies du français entre les np et le substantif nana et l’adjectif morgan (variante de morgane) [22]. Dans ce dernier cas, le contexte est d’ailleurs tout à fait favorable à la prise en compte de l’adjectif :
38Comme dans le cas du substantif, être + np combine bien des fois la double valeur « d’aimer np » et « de ressembler à np ». Ainsi, elle est Knowing signifie non seulement bien sûr qu’elle apprécie la marque, mais surtout qu’elle la porte, qu’elle en est la consommatrice idéale parce qu’elle lui ressemble. Le np fait comme s’il cessait d’être un instrument pour imprégner totalement le sujet, faisant partie de son essence même, comme le souligne l’emploi constant de être.
39Le nom propre a ici une fonction qualitative, et non pas instrumentale, et elle est indiquée par l’absence de tout complément introduit par avec X / grâce à X / au moyen de X, etc. Outre cela, comme il est évocateur mais vide de contenu propre, on fait un saut en avant, et au lieu de tenir les propos mièvres de la louange explicite de l’objet, on ramasse l’expression tant et si bien qu’un petit énoncé dit tout.
40Les constructions infinitives laissent en suspens l’identité du sujet, ce qui rend le message encore plus indéterminé, pouvant en conséquence s’adresser à n’importe qui :
5 – Conclusion
41D’une part la publicité a recours à des conversions abouties et de l’autre elle met à contribution des transferts passagers hic et nunc. Les nc et np qualitatifs après un verbe attributif prédiquent bel et bien une propriété du sujet tout en en disant autre chose qu’un nom déterminé ou un adjectif. Leur nature nominale perdure tant qu’ils ne sont pas transférés dans une autre catégorie, et de ce fait leur sémantisme n’est pas celui de l’adjectif.
42La publicité rend ainsi la syntaxe extrêmement malléable en empruntant des nc et des np et en les faisant fonctionner comme des adjectifs, au lieu d’ouvrir la voie à des processus dérivationnels. Plutôt que de création d’une langue propre de la part du discours publicitaire, comme on le dit souvent, il s’agit, à notre avis, de l’adoption par la publicité de tendances d’expression existant dans le français actuel. Un lexème donné peut de façon assez souple assumer un comportement typique d’une autre catégorie grammaticale sans qu’il ait nécessairement à changer de classe.
43Compte tenu des caractéristiques du genre publicitaire, on sait qu’on cherche à dire le maximum de choses avec le minimum de discours. C’est pourquoi beaucoup de ces énoncés, catalogués a priori à tout le moins comme bizarres dans des circonstances normales de communication, sinon comme agrammaticaux, sont parfaitement interprétables, et surtout, ce que cherchent les publicistes à long terme, faciles à retenir.
BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
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[*]
Université de Santiago de Compostela
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[1]
Ce travail a été réalisé dans le cadre du projet de recherche PGIDT04PXIA26302PR. Je remercie Colette Feuillard, Angélique Gebert et les lecteurs anonymes de Travaux de linguistique pour leurs observations clairvoyantes.
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[2]
Ce flou de départ ne nous aide pas beaucoup à défricher le terrain. Des auteurs comme Giry-Schneider (1991 : 31-32) et Van Peteghem (1991 : 189) font observer en ce sens qu’il y a une étude lexicale et syntaxique d’ensemble à faire sur les formes en être. De même Lauwers revendique la nécessité d’établir une classification syntaxique et sémantique détaillée des cas attestés (2007 : 81).
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Le schéma x est np relève d’un autre cas de figure, celui de l’identification : Tu es André, La capitale du Portugal est Lisbonne.
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Exemple de Lauwers (2007 :83).
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[5]
La liste pourrait être encore complétée par Grevisse, Marouzeau, Galichet, Court, Arrivé, etc. (Lago Garabatos, 2005 : 151-152).
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[6]
Ce sont les énoncés que Van Peteghem (1991 : 59-60), ou encore Boone et Tamba, entre autres, appellent prédicationnels (Noailly, 1991 : 82).
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La paraphrase des substantifs épithètes à valeur qualificative du type un film scandale est précisément « un film qui est un scandale » (Noailly, 1990 : 36-38).
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[8]
La coordination pourrait être favorisée par le phénomène de réduction précédant la conversion du nom en adjectif (pâtés faits à la maison, chaussures à la mode), car dans d’autres cas de recatégorisation elle est inacceptable : *une question clé et élémentaire, *une vitesse record et insolite.
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Cet exemple constitue ce que Lauwers nomme « métamorphose » dans un monde possible avec la valeur de statut (2007 : 94-95).
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[10]
Exemples tirés de Henri Bergson, Le Rire, Paris, PUF, 1983 (1e éd. 1940), p. 22 et 88.
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[11]
Exemple à rapprocher de celui de Stendhal : Notre héros était fort peu héros en ce moment (Riegel, Pellat, Rioul, 1994 : 362).
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[12]
Ce type de construction relevant tant de l’oral que de l’écrit a été considéré comme un fait de syntaxe typique du français branché, qui a un goût particulier entre autres pour « l’adjectivation du nom », selon Verdelhan-Bourgade (1990 : 57).
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[13]
« Être Raymond » est une expression lexicalisée signifiant « être ringard, dépassé », à l’image d’un homme politique connu, selon Verdelhan-Bourgade (1990 : 57).
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[14]
Pour Vandeloise (2002 :33), « le comportement syntaxiquement hybride des noms sans déterminant reflète leur sémantique à mi-chemin entre celle des noms (qui assignent une entité à une catégorie) et celle des adjectifs (qui attribuent une qualité à une entité catégorisée) ».
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[15]
Les exemples ont été prélevés entre 1990 et 2005 dans les magazines L’Express, Le Nouvel Observateur, L’Événement du Jeudi, Paris Match et Télé 7 Jours.
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[16]
Rappelons l’exemple Montand n’est plus Montand, cité par Charolles (2002 : 69), où le deuxième np dénote non pas son porteur, mais les qualités qui lui sont associées. En l’occurrence on veut signifier que Montand a troqué son rôle d’acteur et de chanteur contre celui d’homme politique.
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[17]
Le couple thème-rhème tend à se confondre avec sujet-prédicat. Pour une discussion sur ce rapport, voir Le Goffic (1993 : 14 -15).
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[18]
Sur les prédications averbales on peut consulter Wilmet (1997 : 497-502).
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[19]
Pour une étude des groupes nominaux figés ayant la structure nom + adjectif, on peut se reporter à Rodríguez Pedreira (2007 : 219-224).
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[20]
Par exemple : beaucoup plus nuageux/tard, etc.
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[21]
Plus familiers sont, sans conteste, les cas de être + np identificationnels, qui posent uniquement une équivalence référentielle, sans exprimer de propriété : Mon contrat minceur, c’est Contrex (eau minérale), Mon truc, c’est Floraline (semoule de blé). Ils se caractérisent par la réversibilité : Contrex, c’est mon contrat et Floraline, c’est mon truc. Bien que la reprise par ce montre qu’il y a insistance sur le thème, le sujet et le prédicat sont strictement équivalents et renvoient à la même entité, nommée différemment. C’est la raison pour laquelle Le Goffic fait la différence entre attribut et identification, justement parce que dans celle-ci on ne prédique pas quelque chose à propos du sujet mais qu’on pose simplement une égalité référentielle (1993 : 207).
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[22]
Selon le Dictionnaire de l’argot et du français familier informatisé, morgan est une variante de morgane, qui signifie « amoureux ». Morgane est d’ailleurs une variante d’être morgané (L.J. Calvet, L’Argot en 20 leçons, Payot, Paris, 1993, p. 176), expression popularisée dans les années 80 par la chanson de Renaud « Morgane de toi ».