Couverture de TL_056

Article de revue

Noms communs et noms propres « qualitatifs »?

Pages 69 à 95

NOTES

  • [*]
    Université de Santiago de Compostela
  • [1]
    Ce travail a été réalisé dans le cadre du projet de recherche PGIDT04PXIA26302PR. Je remercie Colette Feuillard, Angélique Gebert et les lecteurs anonymes de Travaux de linguistique pour leurs observations clairvoyantes.
  • [2]
    Ce flou de départ ne nous aide pas beaucoup à défricher le terrain. Des auteurs comme Giry-Schneider (1991 : 31-32) et Van Peteghem (1991 : 189) font observer en ce sens qu’il y a une étude lexicale et syntaxique d’ensemble à faire sur les formes en être. De même Lauwers revendique la nécessité d’établir une classification syntaxique et sémantique détaillée des cas attestés (2007 : 81).
  • [3]
    Le schéma x est np relève d’un autre cas de figure, celui de l’identification : Tu es André, La capitale du Portugal est Lisbonne.
  • [4]
    Exemple de Lauwers (2007 :83).
  • [5]
    La liste pourrait être encore complétée par Grevisse, Marouzeau, Galichet, Court, Arrivé, etc. (Lago Garabatos, 2005 : 151-152).
  • [6]
    Ce sont les énoncés que Van Peteghem (1991 : 59-60), ou encore Boone et Tamba, entre autres, appellent prédicationnels (Noailly, 1991 : 82).
  • [7]
    La paraphrase des substantifs épithètes à valeur qualificative du type un film scandale est précisément « un film qui est un scandale » (Noailly, 1990 : 36-38).
  • [8]
    La coordination pourrait être favorisée par le phénomène de réduction précédant la conversion du nom en adjectif (pâtés faits à la maison, chaussures à la mode), car dans d’autres cas de recatégorisation elle est inacceptable : *une question clé et élémentaire, *une vitesse record et insolite.
  • [9]
    Cet exemple constitue ce que Lauwers nomme « métamorphose » dans un monde possible avec la valeur de statut (2007 : 94-95).
  • [10]
    Exemples tirés de Henri Bergson, Le Rire, Paris, PUF, 1983 (1e éd. 1940), p. 22 et 88.
  • [11]
    Exemple à rapprocher de celui de Stendhal : Notre héros était fort peu héros en ce moment (Riegel, Pellat, Rioul, 1994 : 362).
  • [12]
    Ce type de construction relevant tant de l’oral que de l’écrit a été considéré comme un fait de syntaxe typique du français branché, qui a un goût particulier entre autres pour « l’adjectivation du nom », selon Verdelhan-Bourgade (1990 : 57).
  • [13]
    « Être Raymond » est une expression lexicalisée signifiant « être ringard, dépassé », à l’image d’un homme politique connu, selon Verdelhan-Bourgade (1990 : 57).
  • [14]
    Pour Vandeloise (2002 :33), « le comportement syntaxiquement hybride des noms sans déterminant reflète leur sémantique à mi-chemin entre celle des noms (qui assignent une entité à une catégorie) et celle des adjectifs (qui attribuent une qualité à une entité catégorisée) ».
  • [15]
    Les exemples ont été prélevés entre 1990 et 2005 dans les magazines L’Express, Le Nouvel Observateur, L’Événement du Jeudi, Paris Match et Télé 7 Jours.
  • [16]
    Rappelons l’exemple Montand n’est plus Montand, cité par Charolles (2002 : 69), où le deuxième np dénote non pas son porteur, mais les qualités qui lui sont associées. En l’occurrence on veut signifier que Montand a troqué son rôle d’acteur et de chanteur contre celui d’homme politique.
  • [17]
    Le couple thème-rhème tend à se confondre avec sujet-prédicat. Pour une discussion sur ce rapport, voir Le Goffic (1993 : 14 -15).
  • [18]
    Sur les prédications averbales on peut consulter Wilmet (1997 : 497-502).
  • [19]
    Pour une étude des groupes nominaux figés ayant la structure nom + adjectif, on peut se reporter à Rodríguez Pedreira (2007 : 219-224).
  • [20]
    Par exemple : beaucoup plus nuageux/tard, etc.
  • [21]
    Plus familiers sont, sans conteste, les cas de être + np identificationnels, qui posent uniquement une équivalence référentielle, sans exprimer de propriété : Mon contrat minceur, c’est Contrex (eau minérale), Mon truc, c’est Floraline (semoule de blé). Ils se caractérisent par la réversibilité : Contrex, c’est mon contrat et Floraline, c’est mon truc. Bien que la reprise par ce montre qu’il y a insistance sur le thème, le sujet et le prédicat sont strictement équivalents et renvoient à la même entité, nommée différemment. C’est la raison pour laquelle Le Goffic fait la différence entre attribut et identification, justement parce que dans celle-ci on ne prédique pas quelque chose à propos du sujet mais qu’on pose simplement une égalité référentielle (1993 : 207).
  • [22]
    Selon le Dictionnaire de l’argot et du français familier informatisé, morgan est une variante de morgane, qui signifie « amoureux ». Morgane est d’ailleurs une variante d’être morgané (L.J. Calvet, L’Argot en 20 leçons, Payot, Paris, 1993, p. 176), expression popularisée dans les années 80 par la chanson de Renaud « Morgane de toi ».

1 – Introduction

1Notre réflexion portera sur des exemples publicitaires où le nom commun et le nom propre (dorénavant nc et np) ont un comportement syntaxique assez similaire à celui des adjectifs. Le nc sans déterminant (appelé aussi déterminant zéro) et le np apparaissent souvent précédés d’adverbes et vont immédiatement après être, un verbe attributif ou bien en position épithète. Ces procédés syntaxiques et sémantiques sont en général bien ancrés dans le système du français contemporain, même si certains usages publicitaires peuvent être considérés comme marginaux.

2Il est à signaler que la copule être peut être accompagnée par une grande diversité de prédicats (Martinet, 1979 : 85-86) et que de ce fait elle « ne contraint ni le sens ni la catégorie de ses compléments» (Maingueneau, 1994 : 139). Du coup les sélections contextuelles sont directement déterminées par les sémantismes de l’attribut et du sujet, la copule étant purement relationnelle [2] ; tandis que, dans le cas des verbes transitifs, la signification de ceux-ci conditionne le rapport du sujet et de l’objet (Riegel, Pellat et Rioul, 1994 : 236).

3Les constructions auxquelles on aura affaire sont de deux types : 1/ x est nc (qui équivaut à une réponse à la question que ?) et 2/ x est (adv de degré) nc ou np (qui sert de réponse à la question comment?).

4Type 1/ X est nc[3]. La construction correspond à deux valeurs sémantiques :

[1a]
celle de « statut » : Le cinéma est art, Bruxelles est capitale de l’Europe ;
[1b]
celle que Lauwers appelle «association» ou «superposition conceptuelle», à la suite de Van Peteghem et de Noailly, ou encore «caractérisation» (2007 : 85-86) : Dieu est amour, Paris est splendeur.
On peut concevoir ladite construction comme une réponse à la question que ? (Qu’est-ce qu’il est ? Qu’est-ce que Bruxelles / Paris ?), impliquant le SN plein correspondant (Le cinéma est un art, Bruxelles est la capitale…). Ce schéma exclut la gradabilité. Or, pour bannie que soit celle-ci, il s’avère que la différence entre sujet inanimé et humain avec un attribut abstrait peut faire varier la question : ainsi, dans L’amour est passion on est également dans l’interrogation que ?, tandis que si on dit Paul est passion, on glisse vers le second type, c’est-à-dire la question comment ? Par ailleurs, au cas où la gradabilité serait imposée à l’énoncé (Paris est tout splendeur), celui-ci basculerait de même dans le type 2.

5Type 2/ X est (adv de degré) nc ou np. Ce schéma syntaxique possède également deux valeurs sémantiques :

[2a]
celle de « ressembler à, avoir la facture de » : Les costumes sont très théâtre, avec des choses qui brillent [4] ;
[2b]
celle de « avoir un penchant pour, aimer » qui exige un sujet animé : Il est très Monoprix.
Hors contexte, avec un sujet animé, les deux valeurs sémantiques peuvent être au rendez-vous et donner lieu à des exemples ambigus : Marie est absolument Deneuve, qui peut être compris comme « Marie fait Deneuve » ou bien comme « Marie aime beaucoup Deneuve », c’est-à-dire qu’elle ressemble beaucoup à la comédienne en question ou, tout simplement, qu’elle l’aime. Les structures de ce type présupposent la question comment ? (Comment sont les costumes ? Comment est-il / elle ?), relayée par une réponse qui n’implique pas le SN plein correspondant (Ils sont très théâtre, Il est très Monoprix,….), outre qu’elles apparaissent volontiers soumises à la gradabilité.

6Du point de vue sémantique, on ne saurait donc mettre tous les noms attributs sur un pied d’égalité. Le deuxième groupe n’offre pas de doute quant à sa fonction adjectivale, alors que le premier fait l’objet de discussions, comme nous allons le voir.

2 – Caractéristiques du schéma syntaxique x est nc (= question que ?)

7Les constructions où le nom nu attribut répond à la question que ? tiendraient, au dire de Michèle Noailly, d’un registre « soutenu », dont un exemple serait Et tout le reste est littérature (1991 : 76) :

[1]
Son amour est illusion.
[2]
Le parc Astérix est spectacle.
Mais la même structure se manifeste également dans l’usage courant, notamment avec les noms de métier :
[3]
Il est commerçant.
Dans certains cas évidemment on peut faire un choix entre la forme substantive et la forme adjective, qui a sans doute des conséquences sémantiques importantes, étant donné que ce n’est pas la même chose de dire, par exemple : Le parc Astérix est spectacle (= il se caractérise par la mise en scène et peut être qualifié de spectacle) et Le parc Astérix est spectaculaire (= il est grandiose).

8L’emploi du substantif attribut sans déterminant nous amènera à faire un détour dans le domaine de l’attribution nominale, d’autant plus que les avis des spécialistes à ce sujet divergent. Où placer la valeur de l’absence de déterminant dans ledit contexte, face aux attributs déterminés (le + nc et un + nc) ? Qu’il s’agisse de noms de métiers ou de substantifs autres, on considère en général qu’avec un article indéfini on signale l’appartenance du sujet à une classe :

[4]
Yves est un ingénieur.
[5]
Le pétrole est une richesse.
et que si le nc attribut est accompagné de l’article défini on identifie le sujet dans une relation équative et même réversible, à cause de la valeur définie de l’article :
[6]
Yves est l’ingénieur de l’usine.
[7]
Le pétrole est la richesse du pays.
Les grammairiens sont en général d’avis que lorsque la fonction d’attribut est remplie par un substantif sans déterminant, il se comporte à la manière d’un adjectif, renvoyant non pas à un élément du réel mais à la propriété contenue dans sa définition (Denis et Sancier Château, 1994 : 74). Le sujet est revêtu d’une propriété, c’est tout, que la valeur sémantique soit de statut ou de caractérisation :
[8]
Yves est ingénieur.
[9]
Le pétrole est richesse.
Le Goffic affirme que dans ce cas il y a l’attribution d’une qualité au sujet et rapproche ainsi le nom sans déterminant de l’adjectif attributif :

9

« L’absence de déterminant retire toute extension à l’attribut, et impose un point de vue intensionnel. Le substantif attribut marque une qualité (non restreinte), qui imprègne totalement le sujet, dans laquelle le sujet (d’extension restreinte) s’absorbe entièrement ».
(1993 : 206)

10Dans les exemples des noms de métier du type Pierre est commerçant, Kupferman évoque le concept de translation, que l’on doit, comme on sait, à Tesnière, ainsi que celui d’adjectivation dont parlent des auteurs tels que Bally, Damourette et Pichon, Brunot, Moignet, Le Bidois, Wagner et Pinchon, Béchade et Riegel entre autres (1991 : 52) [5]. Or Kupferman récuse cette analyse et allègue que la nature nominale du substantif subsiste (1991 : 53) rejetant ainsi le renvoi du substantif non déterminé à une propriété quelconque.

11Dans une optique semblable, Michèle Noailly essaie de placer les attributs de substantifs non déterminés autres que les noms de métier :

12

« Le problème est de déterminer la place qu’occupent ces constructions ‘entre’ les phrases copulatives dont l’attribut est un adjectif, et celles dont l’attribut est un substantif articulé. Je dis ‘entre’ puisqu’au moins superficiellement elles participent d’un type et de l’autre : assimilables aux premières par l’absence d’article de l’attribut, proches des secondes par la nature éminemment substantive du N qui figure dans cette position d’attribut. Les rares observateurs à s’être intéressés à la construction ont tendance à poser pour équivalents øN et l’adjectif ».
(1991 : 80)

13Exemples à l’appui, elle fait des rapprochements tantôt avec la classification, tantôt avec l’identification, et conclut qu’il s’agit d’un troisième type (recouvrant un N / du N et le N), qui marque une surenchère et en même temps un rattachement conceptuel direct, immédiat entre sujet et attribut (1991 : 82-84). En outre Noailly critique le fait que d’autres auteurs parlent de propriété, que le nom sans déterminant prédiquerait du sujet [6], et analyse les contraintes distributionnelles de ces séquences en observant que le nc non déterminé est inapte à la dislocation, contrairement à l’adjectif, mais assez proche de le + nc et de l’adjectif par la pronominalisation en le. En revanche, du point de vue du sens, le nc non déterminé peut sembler plus proche de un + nc [7], qui rend « plus banal, moins expressif l’énoncé » (Noailly, 1991 : 80-81).

14L’un des arguments qu’elle donne contre l’éventuelle nature adjectivale des nc attributs non déterminés est celui de l’impossibilité de coordination du nom et de l’adjectif : *Paul est violent et passion. En revanche, elle fait aussi remarquer que les noms de métier tolèrent mieux la coordination avec un adjectif (Il est antiquaire et bibliophile) et avec un groupe prépositionnel (Il est instituteur et sans ambition) (1991 : 80). C’est pourquoi elle considère ceux-ci comme un groupe à part. Et, en effet, dans l’usage standard non seulement les noms de métier mais aussi les noms de couleur peuvent être employés comme adjectifs (Il a une fille journaliste et un garçon ingénieur, Il porte un pantalon bleu).

15Mais en ce qui concerne les autres noms, nous voudrions ajouter également que, dans le cas du substantif épithète qualificatif, la coordination par et avec un adjectif n’est pas admissible : *Voilà un mariage spectacle et curieux ou encore *Il a vécu un amour passion et déchirant, sauf dans quelques cas de transfert catégoriel : des pâtés maison et pas chers, des chaussures mode et souples[8]. Toutefois, avec mais la coordination est possible : Voilà un mariage spectacle mais curieux et de même Il a vécu un amour passion mais déchirant. Or la construction attributive n’est pas possible dans le cas de *Le mariage est spectacle, alors qu’elle l’est dans L’amour qu’il a vécu était passion. En revanche, serait également exclu *L’amour qu’il a vécu était enfer (à la suite d’Il a vécu un amour enfer). Il semble que le sémantisme des termes y soit pour beaucoup dans le passage vers l’attribut, qui reste bien sûr très limité, même quand l’adjectivation du substantif est aboutie.

16Le substantif garde sa nature nominale, il est vrai, point sur lequel Kupferman et Noailly insistent. Mais contrairement à eux, nous pensons que, comme il n’est pas déterminé, il n’a pour support dans la phrase que le sujet, et que sa valeur est, comme l’ont souligné bien des grammairiens, qualitative et non pas identificationnelle ou classifiante. On prédique du sujet une propriété que celui-ci possède et qui le représente :

[10]
Et la citrouille fut carrosse[9].
Un argument de plus en faveur de la qualification est donné par Bonnard (1981 : 260), qui parle de nom attribut « virtuel » et « actuel » selon qu’il est sans article ou déterminé. Dans le premier cas l’attribut s’accorde comme un adjectif avec le sujet (Ma femme et moi sommes acteurs) ; dans le second tout dépend de la forme du mot, et un attribut féminin peut être assigné à un sujet masculin (Mon fils est une grande vedette, Mes enfants sont toute ma fortune). Or, concernant l’accord du nom attribut « virtuel », force est de signaler qu’il y a des preuves de non-accord de l’attribut avec le sujet. En effet, on trouve des exemples d’attributs « virtuels » avec l’association d’un sujet masculin et d’un attribut féminin : [Le comique] est plutôt raideur que laideur, Tous les arts sont sœurs[10].

17D’autre part, de même qu’on dit Paris est splendeur ou Jean est professeur, on peut employer lesdits attributs en position épithète : Les touristes ne connaissent que le Paris splendeur ou bien C’est le Jean professeur que tu as vu, ce n’est pas le Jean sportif. Et les substantifs épithètes détiennent leur valeur nominale. On voit à l’œuvre l’attribution et la qualification sans passer ni par la métaphore ni par le transfert catégoriel, si ce n’est momentanément bien sûr. Les substantifs épithètes qualificatifs splendeur et professeur conservent leur sémantisme ordinaire sans être façonnés par une quelconque réduction de sèmes, et cependant, contrairement à ce que dit Noailly (1990 : 39), ils occupent la position d’attribut sans avoir recours à l’article. On peut par conséquent considérer que le nom sans déterminant en position attribut, que ce soit un nom de métier ou autre, a une valeur qualitative. Elle est certes plus éloignée de l’adjectif dans Il est comédien, où l’on dit le statut du sujet, sa propriété de jouer des rôles (la question pertinente étant : qu’est-ce qu’il est ?), que dans Il est très comédien dans ses grimaces[11], où l’on précise les traits qui qualifient ceux qui exercent ladite profession afin d’affirmer une ressemblance (la question présupposée serait : comment est-il ?). Il se trouve toutefois, comme il a été dit, que les noms de métier ou ceux de couleur peuvent traditionnellement être attributs, ce que ne seraient pas, a priori, les autres noms.

3 – Caractéristiques du schéma syntaxique x est (adv de degré) nc ou np (= question comment?)

18Les constructions attributives ayant un nc ou np sans déterminant aux côtés de la copule être et admettant un adverbe de degré sont peut-être plus habituelles qu’on n’aurait tendance à le croire de prime abord, surtout dans la langue orale. Dire :

[11]
Il est cinéma
[12]
Il n’est pas du tout médicament
[13]
Il est plutôt café que thé
ne surprend personne, ces phrases étant du reste tout à fait acceptables en français, tout autant que :
[14]
Il est Monoprix
[15]
Il reste très Nouveau Roman
tout cela pour exprimer le penchant ou la préférence du sujet [12], soit parce que le locuteur fait un choix entre plusieurs possibilités (par exemple entre être cinéma et être cinéphile), soit parce qu’il ne peut pas effectuer de choix du fait qu’il n’y a pas, en principe, d’adjectif correspondant aux substantifs et aux noms propres en question (Il est café, Il est Monoprix).

19Le même schéma syntaxique est porteur d’une autre valeur sémantique, celle de « ressembler à, avoir la facture de » :

[16]
Son visage est (fait) très Deneuve.
[17]
Notre compagnie est avant-garde dans le domaine de la mode.
En outre, du point de vue sémantique, il faudrait ajouter que si nous prenons une phrase à sujet humain comme Paul est passion, évoquée supra, du fait de sa polyvalence, la structure syntaxique est porteuse d’une ambiguïté. Deux paraphrases sont possibles : 1) « Paul aime la passion » et 2) « Paul ressemble à la passion, est passionné » en somme. Il est possible de dire : Il est très passion ou Il est plutôt passion que raison. On présuppose dans tous les cas la question comment est Paul? et non *qu’est-ce que Paul ? Du reste, le choix du substantif au lieu de l’adjectif renforce le sens de l’expression, de telle sorte que l’effet sémantique, communicatif et stylistique est bien différent. Rappelons l’exemple vu plus haut : Le parc Astérix est spectacle vs spectaculaire. L’effet de relief créé par le nom est visible.

20Ce type de combinatoire existe par ailleurs dans d’autres caractérisations du sujet par l’intermédiaire de être, et pas seulement dans les constructions où la recatégorisation du nom est figée, telles que les suivantes :

[18]
Il est vache
[19]
Il est Raymond[13]
[20]
Elle est (très) femme
mais aussi dans le libre agencement des mots :
[21]
Sa robe est saumon
[22]
Le décolleté est bateau.
En guise de récapitulation, on peut affirmer que le nom sans déterminant voit ici estompée sa valeur référentielle et qu’il prédique une propriété du sujet, le qualifiant tout en restant substantif [14]. Or deux choses sont à signaler : premièrement, comme on l’a dit à maintes reprises, tous les nc ne sont pas sur le même plan et, deuxièmement, il est primordial de différencier le statut syntaxique des noms - qui est analogue à celui des adjectifs du point de vue de leur fonctionnement -, de leur classe, qui reste celle du nom. Il en découle une superposition de deux valeurs : attribution d’une propriété par l’intermédiaire ou non de la copule et, de biais, désignation d’une entité, compte tenu que le nom conserve son statut. Nous verrons d’autres exemples plus loin. L’analyse de publicités que nous allons effectuer nous permettra donc d’approfondir cette interprétation dite qualificative ou prédicative, qui affecte une propriété au sujet.

4 – Etude de cas

21Comme nous l’avons déjà signalé, nous allons nous occuper plus précisément dans le discours publicitaire de nc sans déterminant et de np précédés parfois d’adverbes et qui vont immédiatement après être ou un verbe attributif ou bien en position d’épithète. Le corpus [15] montre d’ailleurs les formules lapidaires habituelles de la publicité pour véhiculer un discours euphorisant qui oscille entre l’hyperbole valorisant l’objet et l’éloge du destinataire potentiel fidèle à l’objet et son interprète.

22Tous les exemples répondent à une combinatoire relativement stricte du point de vue syntaxique mais à des structures sémantiques diverses, qui montrent la dynamique d’un phénomène vivace dont la publicité profite sans doute pour se faire aisément remarquer.

23Parmi les publicités figure tout d’abord un certain nombre d’exemples qui relève du premier type de construction et qui répond à la question que? tout en excluant la gradabilité. Dans l’exemple [23], qui est un peu maniéré, le verbe attributif se faire indique, comme on le sait, le changement d’état :

[23]
Le teint se fait pétale… (produits de beauté Cacharel)
Le nom pétale se dépouille de la plupart de ses sèmes définitoires et ne garde que ceux d’« éclat », de « légèreté » et de « douceur », qui conviennent à la notion de teint métaphorisée. Il est certain que la métaphore affaiblit encore davantage la dimension du substantif non déterminé ; la position attributive lui retire son autonomie et intègre les qualités qu’on lui a prélevées dans le sujet.

24Dans l’exemple [24] le substantif non déterminé tenant lieu d’attribut est certainement plus lacunaire qu’avec l’article. Il n’a pas de dimension concrète, son autonomie référentielle est affaiblie. Bonnard, on le sait, dit qu’il est virtuel. Comme il n’est pas métaphorique, il conserve son sémantisme plein :

[24]
Porto Cruz. Pays où le noir est couleur. (porto Cruz)
Si on avait le noir est la couleur ou le noir est une couleur, on aurait une prédication identificatoire dans le premier cas et classificatoire dans le second. Mais le noir est couleur signifie certainement qu’il a le statut de couleur au même titre que les autres couleurs : ce n’est ni l’absence de couleur ni la couleur terne. Autrement dit, il a les caractéristiques propres des couleurs. Cette publicité, d’ailleurs riche en coloris, montre une jeune femme complètement habillée en noir, sur un fond rouge, portant des fleurs de tournesol. Le visuel préserve un soubassement culturel stéréotypé, étant donné la réputation de s’habiller en noir prêtée aux Portugaises, outre les connotations méridionales de la palette. De ce fait, le noir n’est pas seulement une couleur comme les autres, mais c’est le ton par excellence, l’un des symboles du Portugal, avec le porto rouge qui est aussi noir !

25Les deux exemples qui précèdent montrent une structure être + nc où le sujet ne renvoie ni à la classe de pétale ni à celle de couleur, ni non plus à leur identification, mais tout simplement aux notions mêmes qui en constituent une propriété définitoire du sujet. Les termes ont beau être sous une forme nominale, ils n’en sont pas moins qualitatifs, étant donné qu’ils voient leur référentialité affaiblie et qu’ils prédiquent, dans leur intension, une propriété revenant au sujet (le teint / le noir peut être qualifié de pétale / couleur).

26Il en va de même des attributs nominaux cocotier, plage, maillot de bain et soleil dans l’exemple publicitaire cité par Noailly (1991 : 77), qui présentent des caractéristiques combinatoires semblables à [23] et [24], à cette différence près que, selon cet auteur, ils ne sont pas qualitatifs. Inutile de rappeler que nous ne sommes pas du même avis :

[25]
Les vacances, c’est pour bientôt. Vous rêvez déjà d’un sable blanc, d’une mer bleue des Mers du Sud… d’une vie où l’arbre est cocotier, où le béton est plage, où le vêtement est maillot de bain, où la chaleur est soleil. (Ricard)
Dans cette publicité affleure l’idée de caractérisation, alors que dans les deux suivantes c’est celle de statut qui revient :
[26]
Devenez partenaire de notre expansion. (Bang & Olufsen)
[27]
Accord est leader dans les domaines de l’hôtellerie, de la restauration et des services. Le savoir-vivre au futur.
L’exemple [28] nous sert de transition vers d’autres constructions. Certes, il réclame les interrogations que ? et comment ? afin de cumuler une double signification, partagée entre les types 1b/ et 2b/, à savoir celle de « caractérisation », par métonymie interposée (je suis badge chez Novotel), et celle d’« avoir un penchant pour » (je suis badge et non roman) :
[28]
Je suis badge chez Novotel.
Sans forfanterie, je suis plus qu’un badge, je suis une philosophie. « Votre rythme est le nôtre », cela signifie qu’à nos yeux, c’est à nous de nous adapter à vous et non l’inverse. […] Croyez-moi, résumer l’esprit Novotel en 5 mots, c’est dur : je pourrais vous en parler des heures durant ! Mais je suis badge et non roman […]. (hôtels Novotel)
On voudrait signaler qu’il s’agit d’une publicité assez atypique, du fait de sa longueur, si nous la comparons au reste du corpus analysé. L’accroche, je suis badge chez Novotel, peut être considérée comme une réponse à la question que suis-je ? En même temps les éléments métadiscursifs permettent de mieux décoder le message : je suis plus qu’un badge, par exemple, exclut tout uniment la possibilité d’une lecture classifiante. Il en va de même pour le parallélisme entre la métonymie et la métaphore de la construction coordonnée : je suis badge et non roman pour signifier au fond que pour le locuteur la compétence professionnelle l’emporte sur les longs discours flatteurs (la question de règle est : comment suis-je ?) ; tout cela sans oublier les échos interdiscursifs du sigle homonyme B.A.D.G.E. (Bilan d’aptitude délivré par les grandes écoles).

27Plus étoffé est l’échantillon publicitaire qui se rattache au type 2, dont la construction répond à la question comment ? Dans l’exemple suivant la série un tant soit peu asymétrique met au même niveau différentes catégories grammaticales :

[29]
Très féminin, très couture, très Cardin. (parfum Rose Cardin)
L’hyperbole se dégage du superlatif absolu très qui évalue sans référence à un repère extérieur. Il y a une progression du point de vue lexical entre l’expression banale de l’adjectif modifié (très féminin), le nom commun qui a subi une conversion en adjectif (très couture) et puis l’adjectivation plus singulière du np (très Cardin). Il est à signaler que couture sert de pont en quelque sorte dans cet acheminement : il s’agit d’un cas connu de transfert catégoriel par réduction de haute couture pour signifier « chic », « original », à la suite d’un processus où la portée symbolique de l’expression a aboli en partie son sémantisme proprement dit. Il en va de même de la dernière formule, très Cardin[16], dont on pourrait dire à la limite, s’agissant d’une griffe, qu’elle est la culmination des formules valorisantes précédentes : « le parfum est très féminin et très chic, donc il ne peut être que Cardin », qui plus est « il a la facture du vrai Cardin ». L’emploi du np dans ce contexte implique qu’il est sur le même plan syntaxique que les autres termes, à telle enseigne qu’on pourrait mettre un coordonnant entre eux. Ce np renvoie bien sûr aux propriétés que les destinataires, en principe, lui reconnaissent : luxe, authenticité, haut de gamme ; l’interprétation sollicitée par la publicité ne pouvant être que positive. En même temps, mais de biais, il convoque la marque, la désignant comme une entité unique.

28L’énoncé en question est une phrase averbale, où les éléments féminin, couture et Cardin jouent le rôle de prédicat. Mais on peut induire une relation attributive dans laquelle l’énoncé fourni serait le propos d’un thème [17] qui, selon la consigne du genre publicitaire, doit être nécessairement l’objet vanté lui-même. Par conséquent, même si ce thème n’est pas fourni dans la linéarité du discours, il est aisément récupérable, au triple point de vue syntaxique, sémantique et pragmatique, comme il l’est dans les titres de presse par exemple. Il s’agit donc d’une caractérisation du parfum Rose, l’expression référentielle absente du discours : [Rose] [est] très féminin,…. Du coup, l’apport d’information nouvelle s’étaye sur un point de départ ou support qui correspond à l’objet présenté par l’image, qui permet d’ancrer le message. Les énoncés publicitaires, habituellement brefs, incorporent en réalité, éparpillés en quelque sorte dans les données contextuelles, situationnelles et encyclopédiques que le destinataire met à contribution lors de l’acte de compréhension, ce qui pourrait être déployé en une phrase complète, mais que l’on supprime en raison de sa faible valeur informative, pour focaliser donc sur l’information essentielle que l’on veut faire passer [18].

29Conçu pareillement, l’exemple [30], péremptoire s’il en est, affiche le np Jeep modifié par l’adverbe définitivement :

[30]
Radicalement nouveau. Définitivement Jeep. (voiture Nouvelle Jeep Grand Cherokee)
On signifie encore une fois une caractéristique de la marque, son authenticité indiscutable (« la Jeep se ressemble à elle-même »), complétée par une autre caractéristique du produit (radicalement nouveau) et en même temps, comme sans le vouloir, on identifie l’objet.

30Dans les deux exemples suivants nous avons encore à l’origine deux noms auxquels on reconnaît la double valeur substantive ou adjective selon le contexte : sport et mode, qui ont subi la même réduction que couture (puisqu’ils proviennent des groupes prépositionnels « pour le sport » et « à la mode »). La valeur adjectivale leur est affectée notamment par les marques évaluatives exprimant l’intensité élevée : l’adverbe infiniment et le superlatif relatif de supériorité les plus :

[31]
Infiniment sport. (vêtements Marie Valois)
[32]
Le maintien dont j’ai besoin pour mes coiffures les plus mode. (laque Elnett)
Sport fonctionne donc comme un adjectif invariable qui possède plusieurs sens imbriqués : d’une part le sens de « confortable», « décontracté », s’opposant à « style habillé », et d’autre part la signification de « loyal », « ayant l’esprit de compétition ». Le signifié de mode est « dernier cri », « actuel », si l’on veut « tendance », et s’oppose à « démodé ». De cette manière le processus d’adjectivation réduit les termes à leurs propriétés les plus saillantes. On le voit, certaines unités de la langue passent de la catégorie de substantif à celle d’adjectif et détiennent la double appartenance. Après avoir été des substantifs épithètes (une tenue mode / couture / sport), ces termes deviennent aptes à la prédication et peuvent apparaître en position d’attribut (sa tenue est mode / couture / sport). Ils ont un statut d’adjectif qualificatif dû à ce qu’on appelle la conversion, le transfert ou la dérivation impropre, terminologie qui désigne le procédé morphologique faisant passer un mot d’une catégorie dans une autre sans aucun changement de forme. C’est le point d’aboutissement du transfert, l’adjectivation est à terme, même si elle n’est pas facilement tolérée, comme il a été évoqué supra, puisque dans des groupes nominaux lexicalisés tels que le mot clé ou la gauche caviar l’attribution est refusée [19] (*le mot est clé, *la gauche est caviar). Certes, la correspondance entre l’emploi adnominal et l’emploi attributif est loin de s’observer, en raison sans doute de la tendance au figement du groupe et du fait que souvent, dans l’attribution, le nom, à l’instar de l’adjectif, est envisagé volontiers comme gradable.

31De manière semblable à [31], dans l’exemple suivant le terme sport fait figure d’adjectif en position attribut :

[33]
C’est sport la vie ! (après-skis Tecnica)
Dans [34] l’adjectivation de cerise est bien plus éphémère, puisque le terme conserve sa valeur pleine et qu’il n’a subi ni la réduction syntaxique ni l’évolution sémantique des noms précédents, où il y a eu fixation de la catégorie adjectivale à côté de la catégorie nominale. Le transfert dans la classe adjectivale est momentané :
[34]
Beaucoup plus cerise. (chocolats Mon Chéri)
Cerise occupe la place qui revient de droit une fois de plus à l’adjectif, voire à l’adverbe [20]. Il est vrai, du reste, qu’il n’y a pas d’adjectif correspondant à ce nom. Donc on lui applique directement une marque de degré qui exigerait un deuxième terme à la comparaison, mais qui est absent, de telle sorte que la voie est libre pour l’interprétation entre « ces chocolats ont un goût de cerise beaucoup plus intense que les autres chocolats » (et on vise la concurrence), ou bien « que d’habitude » (et on ne pensera qu’aux mêmes chocolats, mais bien entendu dans le passé). À la limite on pourrait même additionner les deux gloses. Quoi qu’il en soit, l’intuition et les compétences du destinataire lui laissent moins de marge de manœuvre qu’on ne le croit pour éventuellement se perdre en conjectures, et de ce fait on compte sur sa connaissance du monde et surtout sur sa connivence. Du reste, le nom a un comportement syntaxique semblable à celui d’un adjectif, alors que du point de vue sémantique il reste nom.

32Blanche Noëlle Grunig (1990 : 80-81) se réfère au besoin qu’a la publicité de faire court, et à partir de cette prémisse elle propose ce qu’elle appelle la « dérivation par le vide », qui consiste à créer des formes analytiques au moyen de modifieurs d’intensité apposés à des nc ou à des np, vu que le système manque de formes synthétiques comme les affixes qu’il puisse leur appliquer. Elle nomme ainsi ce phénomène que nous analysons, mais ne fait pas de distinction entre les conversions véritables et les éphémères. Or la publicité se sert aussi bien de formules déjà converties morphologiquement à d’autres catégories que de déplacements catégoriels passagers qui pour la plupart ne sauraient être appelés à durer.

33Dans les constructions à valeur qualitative être + np la publicité se taille la part du lion. Ce sont des constructions qui, à notre avis, singularisent en grande partie le discours publicitaire. L’exemple suivant de structure exclamative n’est pas sans rappeler la structure très Cardin déjà vue, puisque tellement est aussi une marque d’intensité élevée appliquée directement au np :

[35]
Orangina Light. C’est tellement Orangina. (soda Orangina)
La propriété est exclusivement affectée au produit, qui est proclamé le plus vrai et authentique qui soit. Encore une fois il se ressemble.

34Nous verrons par la suite quelques cas où la propriété apparaît transférée au destinataire potentiel de l’objet, qui est la femme, puisque les objets proviennent de l’univers féminin.

35Le nom propre semble se décharger en partie de son poids référentiel pour indiquer les propriétés qui caractérisent la marque en question, dues surtout à son potentiel symbolique, propriétés que la consommatrice idéale fait siennes. Soit :

[36]
Quelque chose en vous est Dior. (parfum Poison)
Cette affirmation, qui peut paraître inhabituelle, ne peut être paraphrasable que par « vous possédez les atouts, les qualités propres à Dior ». Comme ces np ont aussi leur propre histoire, ils font partie de l’imaginaire collectif et finissent par signifier les connotations attribuées aux référents qu’ils désignent. Dans ce sens, être + np suggère, semble-t-il, que le sujet possède l’ensemble des caractéristiques qui font la notoriété de la marque et de la firme : luxe, charme, classe, etc. Le np, on le voit, n’est pas autonome du point de vue référentiel, et cet indice milite en faveur de sa valeur qualitative, bien qu’il évoque toujours son côté désignatif [21].

36Les constructions sont bien évidemment liées à la recherche d’un effet : frapper les esprits et être mémorisables. Comment dire alors que les éventuelles clientes adopteront le style de Dior jusqu’au bout ? Eh bien, le choix linguistique a été fait.

37Curieux également, bien que déjà familiers, sont les exemples suivants, où l’on joue à la fois sur le sens et la forme des termes. Dans l’exemple [37] le np Knowing est utilisé comme équivalent sémantique du verbe anglais homonyme. Et on le traduit en français. Dans les exemples [38], [39] et [40] on exploite les homophonies du français entre les np et le substantif nana et l’adjectif morgan (variante de morgane) [22]. Dans ce dernier cas, le contexte est d’ailleurs tout à fait favorable à la prise en compte de l’adjectif :

[37]
Elle sait. Elle est Knowing. (parfum Knowing d’Estée Lauder)
[38]
PLUS LES FEMMES SONT NANA, PLUS JE LES AIME. (protections féminines Nana)
[39]
ET…JE SUIS DE PLUS EN PLUS MORGAN D’ELLE. (vêtements Morgan de Toi)
[40]
Lou est morgan. (vêtements Morgan de Toi)
En outre, afin que l’ambivalence persiste, les énoncés sont tantôt entièrement écrits en capitales pour brouiller une quelconque norme orthographique, tantôt en minuscules, de telle sorte qu’on abolit tout simplement la règle énonçant que l’on doit écrire les np avec majuscule à l’initiale. Tout porte donc à croire que l’on voudrait confondre les nc et les np, ou plutôt aligner les np sur les nc.

38Comme dans le cas du substantif, être + np combine bien des fois la double valeur « d’aimer np » et « de ressembler à np ». Ainsi, elle est Knowing signifie non seulement bien sûr qu’elle apprécie la marque, mais surtout qu’elle la porte, qu’elle en est la consommatrice idéale parce qu’elle lui ressemble. Le np fait comme s’il cessait d’être un instrument pour imprégner totalement le sujet, faisant partie de son essence même, comme le souligne l’emploi constant de être.

39Le nom propre a ici une fonction qualitative, et non pas instrumentale, et elle est indiquée par l’absence de tout complément introduit par avec X / grâce à X / au moyen de X, etc. Outre cela, comme il est évocateur mais vide de contenu propre, on fait un saut en avant, et au lieu de tenir les propos mièvres de la louange explicite de l’objet, on ramasse l’expression tant et si bien qu’un petit énoncé dit tout.

40Les constructions infinitives laissent en suspens l’identité du sujet, ce qui rend le message encore plus indéterminé, pouvant en conséquence s’adresser à n’importe qui :

[41]
Se découvrir Jardins de Bagatelle. Etre Guerlain. (parfum Jardins de Bagatelle)
[42]
S’afficher Shalimar. Etre Guerlain. (parfum Shalimar)
Après cet aperçu on peut récapituler et dire que, selon les exemples examinés, sont qualitatifs tous les noms propres et substantifs - ces derniers adjectivés ou non. En effet, du point de vue sémantique, ils énoncent une qualité du sujet, qu’ils conservent ou non leur nature de substantifs ou de np. D’ailleurs les np attributs continuent à désigner leur référent d’origine. On ne saurait oublier que porte un np ce qu’on estime le mériter. Mais le locuteur publicitaire fait en sorte que le nom de marque ou du produit, en tant que repère identificatoire, passe au second plan, à moins que par le détournement opéré il soit rendu encore plus présent dans la mémoire du lecteur.

5 – Conclusion

41D’une part la publicité a recours à des conversions abouties et de l’autre elle met à contribution des transferts passagers hic et nunc. Les nc et np qualitatifs après un verbe attributif prédiquent bel et bien une propriété du sujet tout en en disant autre chose qu’un nom déterminé ou un adjectif. Leur nature nominale perdure tant qu’ils ne sont pas transférés dans une autre catégorie, et de ce fait leur sémantisme n’est pas celui de l’adjectif.

42La publicité rend ainsi la syntaxe extrêmement malléable en empruntant des nc et des np et en les faisant fonctionner comme des adjectifs, au lieu d’ouvrir la voie à des processus dérivationnels. Plutôt que de création d’une langue propre de la part du discours publicitaire, comme on le dit souvent, il s’agit, à notre avis, de l’adoption par la publicité de tendances d’expression existant dans le français actuel. Un lexème donné peut de façon assez souple assumer un comportement typique d’une autre catégorie grammaticale sans qu’il ait nécessairement à changer de classe.

43Compte tenu des caractéristiques du genre publicitaire, on sait qu’on cherche à dire le maximum de choses avec le minimum de discours. C’est pourquoi beaucoup de ces énoncés, catalogués a priori à tout le moins comme bizarres dans des circonstances normales de communication, sinon comme agrammaticaux, sont parfaitement interprétables, et surtout, ce que cherchent les publicistes à long terme, faciles à retenir.

BIBLIOGRAPHIE

  • Bonnard, H., 1981, Code du français courant, Paris, Magnard.
  • Charolles, M., 2002, La Référence et les expressions référentielles en français, Paris, Ophrys.
  • Creissels, D., 1995, Eléments de syntaxe générale, Paris, PUF.
  • Denis, D. et Sancier Château, A., 1994, Grammaire du français, Paris. Livre de poche.
  • Feuillard, C., 1999, « Les articles et adjectifs possessifs, démonstratifs, interrogatifs, indéfinis et numéraux », Cours de grammaire, CNED, Toulouse.
  • Gaulmyn, M.M. de, 1991, « Grandeur et décadence de l’attribut dans les grammaires scolaires françaises», in Gaulmyn, M.M. de et Rémi-giraud, S. (dirs), À la recherche de l’attribut, Lyon, PUL, p. 13-46.
  • Giry-Schneider, J., 1991, « L’article zéro dans le lexique-grammaire des noms prédicatifs», Langages, 102, p. 23-35.
  • Grunig, B.N., 1990, Les Mots de la publicité, Paris, CNRS.
  • Kupferman, L., 1991, « Structure événementielle de l’alternance un/ø devant les noms humains attributs », Langages, 102, p. 52-75.
  • Lago Garabatos, J., 2005, « Quelques remarques sur le concept de translation en Linguistique », in M. López Díaz et L. Pino Serrano, Jesús Lago Garabatos. Estudos de lingüística francesa. Homenaxe in memoriam, Santiago de Compostela, Servicio de Publicacións da Universidade, p. 147-161. Article paru dans La Ligne claire. De la linguistique à la grammaire. Mélanges offerts à Marc Wilmet à l’occasion de son 60e anniversaire, éd. par A. Englebert, M. Pierrard, L. Rosier et D. Van Raemdonck, 1998, Paris-Bruxelles, Duculot, p. 331-344.
  • Lauwers, P., 2006, « Les emplois lexicalisés de l’article zéro en fonction d’attribut du sujet », Cahiers de lexicologie, 89/2, p. 29-46.
  • Lauwers, P., 2007, « Les noms nus inanimés attributs. Essai de classification syntaxique et sémantique », Journal of French Language Studies, 17/1, p. 81-102.
  • Le Goffic, P., 1993, Grammaire de la phrase française, Paris, Hachette.
  • López Díaz, M., 1996, « Écriture publicitaire : ludisme et infractions », La Linguistique, 32/2, p. 65-79.
  • López Díaz, M., 2004, « L’emploi des noms épithètes : fait des discours spécialisés ou de la langue commune ? », in O. Pesek, Langue et société. Dynamique des usages, Ceské Budejovice, Editio Universitatis Bohemiae Meridionalis, p. 86-93.
  • Maingueneau, D., 1994, Précis de grammaire pour les concours, 1e éd. 1991, Paris, Dunod.
  • Martinet, A. dir., 1979, Grammaire fonctionnelle du français, Paris, Crédif.
  • Martinet, A., 1985, Syntaxe générale, Paris, A. Colin
  • Noailly, M., 1990, Le substantif épithète, Paris, PUF.
  • Noailly, M., 1991, « Et tout le reste est littérature », Langages, 102, p. 76-87.
  • Riegel, M., Pellat, J.-C. et Rioul R., 1994, Grammaire méthodique du français, Paris, Hachette.
  • Rodríguez Pedreira, N., 2007, « Le figement lexical dans les structures de type NAdj », in J. Härma et alii, Actes du XXIXe Colloque international de linguistique fonctionnelle SILF 2005, Publication du Département des langues romanes de l’Université de Helsinki, p. 219-224.
  • Vandeloise, C., 2002, « La prédication de la matière entre prédicats nominaux et prédicats adjectivaux », Le Français moderne, 70/1, p. 20-44.
  • Van Peteghem, M., 1991, Les phrases copulatives dans les langues romanes, Wilhelmsfeld, Gottfried Egert Verlag.
  • Verdelhan-Bourgade, M., 1990, « Communiquer en français contemporain : ‘quelque part ça m’interpelle’, phénomènes syntaxiques en français branché », La Linguistique, 26/1, p. 53-69.
  • Wilmet, M., 1997, Grammaire critique du français, Paris / Louvain, Hachette-Duculot.

Date de mise en ligne : 15/07/2008

https://doi.org/10.3917/tl.056.0069

NOTES

  • [*]
    Université de Santiago de Compostela
  • [1]
    Ce travail a été réalisé dans le cadre du projet de recherche PGIDT04PXIA26302PR. Je remercie Colette Feuillard, Angélique Gebert et les lecteurs anonymes de Travaux de linguistique pour leurs observations clairvoyantes.
  • [2]
    Ce flou de départ ne nous aide pas beaucoup à défricher le terrain. Des auteurs comme Giry-Schneider (1991 : 31-32) et Van Peteghem (1991 : 189) font observer en ce sens qu’il y a une étude lexicale et syntaxique d’ensemble à faire sur les formes en être. De même Lauwers revendique la nécessité d’établir une classification syntaxique et sémantique détaillée des cas attestés (2007 : 81).
  • [3]
    Le schéma x est np relève d’un autre cas de figure, celui de l’identification : Tu es André, La capitale du Portugal est Lisbonne.
  • [4]
    Exemple de Lauwers (2007 :83).
  • [5]
    La liste pourrait être encore complétée par Grevisse, Marouzeau, Galichet, Court, Arrivé, etc. (Lago Garabatos, 2005 : 151-152).
  • [6]
    Ce sont les énoncés que Van Peteghem (1991 : 59-60), ou encore Boone et Tamba, entre autres, appellent prédicationnels (Noailly, 1991 : 82).
  • [7]
    La paraphrase des substantifs épithètes à valeur qualificative du type un film scandale est précisément « un film qui est un scandale » (Noailly, 1990 : 36-38).
  • [8]
    La coordination pourrait être favorisée par le phénomène de réduction précédant la conversion du nom en adjectif (pâtés faits à la maison, chaussures à la mode), car dans d’autres cas de recatégorisation elle est inacceptable : *une question clé et élémentaire, *une vitesse record et insolite.
  • [9]
    Cet exemple constitue ce que Lauwers nomme « métamorphose » dans un monde possible avec la valeur de statut (2007 : 94-95).
  • [10]
    Exemples tirés de Henri Bergson, Le Rire, Paris, PUF, 1983 (1e éd. 1940), p. 22 et 88.
  • [11]
    Exemple à rapprocher de celui de Stendhal : Notre héros était fort peu héros en ce moment (Riegel, Pellat, Rioul, 1994 : 362).
  • [12]
    Ce type de construction relevant tant de l’oral que de l’écrit a été considéré comme un fait de syntaxe typique du français branché, qui a un goût particulier entre autres pour « l’adjectivation du nom », selon Verdelhan-Bourgade (1990 : 57).
  • [13]
    « Être Raymond » est une expression lexicalisée signifiant « être ringard, dépassé », à l’image d’un homme politique connu, selon Verdelhan-Bourgade (1990 : 57).
  • [14]
    Pour Vandeloise (2002 :33), « le comportement syntaxiquement hybride des noms sans déterminant reflète leur sémantique à mi-chemin entre celle des noms (qui assignent une entité à une catégorie) et celle des adjectifs (qui attribuent une qualité à une entité catégorisée) ».
  • [15]
    Les exemples ont été prélevés entre 1990 et 2005 dans les magazines L’Express, Le Nouvel Observateur, L’Événement du Jeudi, Paris Match et Télé 7 Jours.
  • [16]
    Rappelons l’exemple Montand n’est plus Montand, cité par Charolles (2002 : 69), où le deuxième np dénote non pas son porteur, mais les qualités qui lui sont associées. En l’occurrence on veut signifier que Montand a troqué son rôle d’acteur et de chanteur contre celui d’homme politique.
  • [17]
    Le couple thème-rhème tend à se confondre avec sujet-prédicat. Pour une discussion sur ce rapport, voir Le Goffic (1993 : 14 -15).
  • [18]
    Sur les prédications averbales on peut consulter Wilmet (1997 : 497-502).
  • [19]
    Pour une étude des groupes nominaux figés ayant la structure nom + adjectif, on peut se reporter à Rodríguez Pedreira (2007 : 219-224).
  • [20]
    Par exemple : beaucoup plus nuageux/tard, etc.
  • [21]
    Plus familiers sont, sans conteste, les cas de être + np identificationnels, qui posent uniquement une équivalence référentielle, sans exprimer de propriété : Mon contrat minceur, c’est Contrex (eau minérale), Mon truc, c’est Floraline (semoule de blé). Ils se caractérisent par la réversibilité : Contrex, c’est mon contrat et Floraline, c’est mon truc. Bien que la reprise par ce montre qu’il y a insistance sur le thème, le sujet et le prédicat sont strictement équivalents et renvoient à la même entité, nommée différemment. C’est la raison pour laquelle Le Goffic fait la différence entre attribut et identification, justement parce que dans celle-ci on ne prédique pas quelque chose à propos du sujet mais qu’on pose simplement une égalité référentielle (1993 : 207).
  • [22]
    Selon le Dictionnaire de l’argot et du français familier informatisé, morgan est une variante de morgane, qui signifie « amoureux ». Morgane est d’ailleurs une variante d’être morgané (L.J. Calvet, L’Argot en 20 leçons, Payot, Paris, 1993, p. 176), expression popularisée dans les années 80 par la chanson de Renaud « Morgane de toi ».

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.168

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions