Couverture de TL_051

Article de revue

Évocation et cognition. À propos d'un ouvrage récent

Pages 135 à 155

NOTES

  • [1]
    Je remercie In-Ryeong Choi-Diel et Walter De Mulder pour leurs remarques sur des versions antérieures de ce texte, qui m?ont conduit à nuancer ou à préciser un certain nombre de critiques.
  • [2]
    C?est à dire le souci de la finalité de l'objet étudié (vers quoi tend-il ?)
  • [3]
    Il s?agit du recours à l'étude quantitative d?un large corpus, pour expliciter les spécificités d?un fragment linguistique.
  • [4]
    Il s?agit des deux vers « Il pleure dans mon c?ur / Comme il pleut sur la ville », où l'agrammaticalité du premier vers (le verbe pleurer requiert en principe un sujet animé) est subsumée par le parallélisme massif avec le vers suivant : le second vers, pour ainsi dire, projette sa construction grammaticale sur le premier vers.
  • [5]
    Sperber désigne ainsi la suspension de l'interprétation d?une représentation conceptuelle que l'on suppose vraie, « sans la confronter aux autres propositions synthétiques qui sont susceptibles de la valider ou de l'invalider » (1974 : 111).
  • [6]
    Romances sans paroles, « Ariettes oubliées », III.
  • [7]
    Romances sans paroles, « Aquarelles ».
  • [8]
    C?est ici un cas de ce que Georges Kleiber (1994 : 136-176) appelle « métonymie intégrée ».
  • [9]
    On trouve aussi chez Sperber Wilson (1989 : 333-336) un certain nombre d?idées sur les « effets poétiques » qui rappellent singulièrement les thèses de Ruwet.
  • [10]
    Voir Droit Sperber (1999 : 17-18), et surtout Chomsky (1990).
  • [11]
    Voir Vandeloise (1991).
  • [12]
    Voir Droit Sperber (1999 : 21-22), et pour un développement Sperber (1996, chap. 6).
  • [13]
    Voir Sperber Wilson (1989 : 103-104 et 112-113).
  • [14]
    Voir Sperber Wilson (1989 : 137-138, 143-144 et 277-278) ; voir aussi Choi-Diel (2001 : 90).
  • [15]
    L?exemple du slogan est emprunté à Sperber.
  • [16]
    Je n?ai pas la place ici de présenter de manière détaillée les points qui sont spécifiques au travail de Dominicy. Sur la substitution du couple évocation/description (Dominicy) au couple évocation/convocation (Sperber), voir Aroui (1996).
  • [17]
    Voir son analyse de « Dernière heure » de Cendrars (Dix-neuf poèmes élastiques, 10), poème qui d?après lui « ?se présente? comme évoquant le prototype de l'évasion » (Dominicy 1992 : 133).
  • [18]
    Apollinaire, Le Bestiaire.
  • [19]
    Choi-Diel (communication personnelle) envisage les relations entre le travail de Ruwet et la théorie de l'évocation par une métaphore végétale : elle conçoit le poème à la manière d?un arbre, dont les branches, brindilles et feuilles sont infiniment riches et variables, cependant que le tronc reste unique et central ; c?est aussi sur ce tronc que s?appuient les ramifications supérieures de la plante. L?évocation est ainsi le « tronc » du poème, cependant que les effets de sens dont parle Ruwet sont des éléments plus locaux, des « feuilles », qui peuvent, ensemble, jouer un rôle important dans la beauté du poème (de l'arbre), mais qui ne nous disent pas grand chose de ce qui est profondément constitutif du texte. Cette métaphore ne résout pas le problème de l'identification posée par Choi-Diel (p. 72) entre les effets de sens ruwetiens et la chose évoquée.
  • [20]
    Jakobson : « J?ai souvent répété que je suis pour l'autonomie, mais contre l'isolationnisme. L?autonomie implique l'intégration. [?] Il y a interdépendance partout. [?] Moi, je me sers beaucoup d?un concept que les spécialistes de la Gestaltpsychologie ont lancé et qui a un très bon terme en allemand : c?est das Teilganze, c?est-à-dire une totalité fractionnelle, une totalité partielle, c?est-à-dire qui est totalité par rapport aux parties qui la forment, et qui est une partie par rapport aux totalités plus larges » (interview du 14/09/1974 pour la télévision française (Marchand/Beuchot 1972-1974), diffusée sur La Sept en septembre-octobre 1990).
  • [21]
    Voir aussi, sur ce sujet, p. 197, §. 2.
  • [22]
     Choi-Diel (remarque personnelle) conteste ce point de la manière suivante : « C?est oui pour la communication ordinaire, mais non pas pour celle de la poésie (voir p. 41, note 6). Je dirai qu?à la différence du discours ordinaire au sens strict ou de l'écriture descriptive, le discours poétique crée un pouvoir évocateur optimal avec des matériaux minimum, au prix d?un effort supplémentaire, lors de son interprétation. Cela peut expliquer les phénomènes connus de la condensation poétique qui suscite tant de commentaires et interprétations diverses ». Ce propos est juste, sauf quand il dit que le mien ne s?applique pas au discours poétique. Le principe de pertinence est très général, et englobe les deux types de communication que mentionne Choi-Diel. Si les effets sont riches, l'effort à produire sera nécessairement plus important (l'émergence et la perception des effets s?accompagnant nécessairement d?un travail intellectuel) ; mais l'effort qui, proportionnellement à ces effets, sera le moindre, sera toujours le meilleur ; ce que semble reconnaître Choi-Diel. C?est en cela qu?on peut dire qu?un énoncé poétique est « pertinent ». Si l'énoncé poétique était coûteux à produire sans effets proportionnels, il ne serait pas pertinent, puisqu?il échapperait au principe de pertinence. J?ai souvent pu tester, dans mon travail de chercheur ou d?enseignant, la grande valeur du principe de pertinence appliqué au sens dans le discours poétique. Si on ne l'applique pas, on tombe dans le délire interprétatif. Mon analyse du « Spleen » de Verlaine est pertinente à la condition qu?on ne puisse pas en proposer une autre qui soit plus économique au niveau de l'effort à produire.
  • [23]
    Poèmes saturniens, « Paysages tristes », I.
  • [24]
    Le nombre placé en indice devant le mot cité indique sa position dans le poème (ici, le seizième vers).
  • [25]
    Sur ce poème, on lira l'analyse récente de Bauer (2003).
  • [26]
    A propos de cette dernière, on s?étonnera du terme « locuteur-poète » qu?utilise Choi-Diel (p. 94, 98, 130, 146?) pour désigner ce que Ducrot (1984) appelle le « locuteur en tant qu?être du monde » ; ce terme laisse supposer que le locuteur est un poète, et par conséquent encourage à l'identifier à l'auteur du poème, le « sujet parlant » de Ducrot. La confusion se perpétue du côté des marques de la deuxième personne quand Choi-Diel nous dit que celles-ci peuvent « renvoyer aussi bien au poète qu?à son lecteur », chose qui peut arriver, effectivement, mais plutôt exceptionnellement ; les allocutaires fictifs ou non déterminés sont nombreux en poésie (ce sont même couramment des inanimés).

1 Les recherches sur l'« évocation » en poésie ont connu ces dernières années un essor assez considérable, suite à l'effort de théorisation de Marc Dominicy (1990, 1994a, 1994b) sur le sujet [1]. Il sera ici question d?un ouvrage qui représente une contribution importante à ce type de recherches : Evocation et cognition. Reflets dans l'eau, par In-Ryeong Choi-Diel, préface de Marc Dominicy, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Sciences du langage », 2001, 224 p. C?est à ce jour le seul livre consacré entièrement à l'évocation, les travaux de Dominicy et de ses épigones n?étant accessibles que sous forme d?articles. Je vais m?efforcer de faire une présentation générale de l'ouvrage, et d?en discuter les grandes lignes aussi bien que certains points de détail.

2 Ce livre est issu d?une thèse de doctorat, soutenue voici quelques années (Choi-Diel 1998). Le titre de la version publiée est assez malheureux, puisqu?il n?indique nulle part quel est son véritable contenu. Un sous-titre du genre Poésie et musique aurait été plus juste et, sans doute, plus vendeur que celui de Reflets dans l'eau, qui réfère seulement à un aspect thématique de la seconde moitié de l'ouvrage. Cette remarque est d?importance, puisque cette publication mérite d?être connue des spécialistes de poésie et de musique, qui risquent de passer totalement à côté en se fiant à son seul titre.

3 Le livre a pour but d?expliciter, et d?exemplifier, ce qui rapproche et différencie la poésie de la musique sur les plans formel et cognitif. Au niveau formel, ces deux modes d?expression artistique sont pour l'auteur caractérisés par le principe d?équivalence, tel qu?il a été formulé par Nicolas Ruwet (1972, 1975, 1980, 1981a), à la suite de Roman Jakobson (1963 : 209-248), c?est-à-dire la récurrence, dans un poème ou une pièce musicale, d?éléments formels appartenant à une même classe paradigmatique : par exemple, pour un poème, les « consonnes initiales, suffixes nominalisateurs, déterminants, verbes transitifs, syntagmes nominaux sujets, etc. » (Ruwet 1980 : 197) ou, pour une pièce musicale, un rythme ou une phrase mélodique. Sur le plan « cognitif », la poésie et la musique partagent une autre propriété, qui est le processus de l'« évocation ». La conception de l'évocation que développe Choi-Diel s?inspire des travaux de Dan Sperber (1974, 1979, 1996) et de Marc Dominicy sur la question, mais s?oriente dans une direction nouvelle, que l'on verra ci-dessous.

4 L?ouvrage se compose de deux grandes parties de longueur équivalente, l'une théorique, l'autre constituée d?analyses pratiques. La première partie est elle-même précédée d?une préface de Marc Dominicy (p. 9-16), d?un avant-propos (p. 17-20), et d?une introduction (p. 21-42). Je ne m?attarderai pas sur la préface de Marc Dominicy. L?avant-propos, et plus encore l'introduction, me semblent peu justifiés par leur manque d?indépendance et auraient mérités d?être intégrés dans la première partie, ce qui aurait permis d?éviter notamment un certain nombre de redites. L?avant-propos contient en outre un exposé réducteur de la démarche structuraliste, qui est décrite comme formelle et immanentiste (p. 18, voir aussi l'introduction p. 21), ce qui est oublier la téléonomie [2] d?un Roman Jakobson. Par ailleurs, où l'auteur a-t-elle lu que les formalistes russes « établissent une relation d?ordre iconique entre la structure du poème et sa signification » ? (p. 23). L?introduction contient notamment une critique de la « mise en série » à la Molino/Gardes Tamine (1988) [3], insistant « sur l'importance de la connaissance encyclopédique qui joue un rôle pour tout lecteur de poésie ou tout auditeur de musique plutôt que sur la mise en série qui est l'?uvre du savant » (p. 41).

1 – Musique et poésie selon Ruwet

5 La présentation des travaux de Nicolas Ruwet sur la musique et sur la poésie (p. 47-61 et p. 64) est généralement bien faite. Elle colle même parfois d?un peu trop près les textes de ce linguiste, jusque dans le choix des exemples. Cependant, les résultats des analyses de Ruwet ne sont pas toujours justement exploités. Ainsi, page 96, le tiret qui ouvre la dernière strophe de « Le ciel est, par-dessus le toit? » (Verlaine, Sagesse, III, 6) est décrit comme signalant « un changement de locuteur, et donc d?interlocuteur », alors que Ruwet (1981b : 109) a su en montrer toute l'ambiguïté.

6 Le principe de « déviation » que développe Ruwet à propos du discours poétique dans son article de 1975 est réduit ici à un ensemble de violations des « principes sémantico-pragmatiques du discours » (p. 53), ce qui est bien trop restrictif, les déviations pouvant toucher à la grammaire, comme le montre l'exemple de Ruwet que reprend Choi-Diel (p. 53-54, p. 77-78 et p. 106) [4].

7 L?auteur affirme que la théorie des « effets de sens » de Ruwet « ne dit rien sur les rapports entre forme et sens, ou entre son et sens de manière claire » (p. 53), ce qui ne laisse pas de surprendre, mais on comprend quelques lignes plus bas qu?elle désigne par là les seuls éventuels rapports « d?homologie entre la forme et le contenu ».

8 En ce qui concerne les travaux de Ruwet touchant à la musique, l'originalité de sa contribution et l'évolution de ses idées sont bien mises en valeur.

2 – Sperber appliqué à la poésie

9 2.1. Chez Sperber, la notion d?évocation s?oppose à celle de convocation, et Choi-Diel fait une présentation de la valeur de ces notions chez cet auteur (p. 75-77). Pour Sperber, la convocation consiste à puiser dans la mémoire encyclopédique une entrée qui permet d?interpréter rationnellement, et en conformité avec notre connaissance du monde, une représentation conceptuelle, qui peut être d?origine linguistique. Ainsi, je peux interpréter convenablement, et prendre pour vrai, un énoncé tel que « Le chat perd son pelage d?hiver » par la seule convocation des entrées stockées dans ma mémoire encyclopédique correspondant aux notions de « chat » de « pelage », d?« hiver »? et de mon savoir concernant le pelage des chats et le moment de l'énonciation (la saison), etc. L?évocation, elle, n?est plus de nature rationnelle, mais symbolique, et intervient quand la convocation échoue. Choi-Diel (p. 76-77) fait une description en trois étapes du déclenchement de l'évocation au sens de Sperber :

  1. premièrement, la focalisation (déplacement de l'attention) se porte sur la condition responsable de la mise entre guillemets [5] d?une représentation conceptuelle défectueuse ; elle délimite dans la mémoire un champ d?évocation ;
  2. deuxièmement, l'évocation passe en revue ce champ pour chercher toutes les informations susceptibles de satisfaire à la condition focale ;
  3. troisièmement, si l'évocation parvient à compléter la représentation conceptuelle défectueuse, l'objet de l'attention initiale reçoit son interprétation symbolique.
C?est un modèle malheureusement trop imprécis. Choi-Diel l'illustre par l'exemple des deux vers de Verlaine « Il pleure dans mon c?ur / Comme il pleut sur la ville » [6] (p. 53-54, p. 77-78 et p. 106), selon une analyse empruntée à Ruwet. Il me paraît pertinent de remplacer cet exemple par deux autres vers (toujours de Verlaine), également analysés par Ruwet (1981a : 9-11) : il s?agit des deux vers initiaux du poème intitulé « Spleen » [7] :
Les roses étaient toutes rouges
Et les lierres étaient tout noirs.
En effet, le modèle du processus de l'évocation tel qu?il est conçu par Sperber trouve une bien meilleure illustration avec ces deux vers qu?avec ceux de la troisième « Ariette oubliée ». Voici une analyse (mienne) de ces vers ; je donne les paramètres généraux (inspirés de Sperber) en italiques et l'analyse ponctuelle (inspirée de Ruwet) en romains :
  1. Un objet est soumis à un ou des récepteurs sensoriels ;
    Ces récepteurs sont les yeux, et l'objet est le distique de Verlaine, au moment où commence la lecture.
  2. L?objet est perçu par les récepteurs ;
    Les yeux « voient » le distique.
  3. Les processus perceptuels transforment l'information perçue en représentation brute de l'objet ;
    Notre exemple passant par l'écrit, qui est un code visuel permettant de transcrire certains aspects du langage, cette étape se fait ici en deux temps : la perception visuelle des lettres et des mots est d?abord traduite en représentation mentale « visuelle », puis cette représentation devient l'input d?une représentation mentale d?une exécution phonétique des vers.
  4. Des processus conceptuels transforment la représentation brute en représentation conceptuelle ;
    La représentation « phonétique » est ensuite interprétée littéralement : des roses toutes rouges, du lierre tout noir? Le premier vers est grammaticalement ambigu, et peut signifier que toutes les roses étaient rouges ou que les roses étaient complètement rouges. C?est la deuxième interprétation que fait intuitivement le lecteur, à cause de l'équivalence syntaxique et sémantique avec le vers suivant, qui signifie sans ambiguïté que les lierres étaient complètement noirs. Cette influence des parallélismes formels sur la compréhension du texte est typique du discours poétique.
  5. La convocation échoue à proposer une interprétation satisfaisante de cette représentation ;
    Il n?y a pas de représentation du « lierre noir » présente dans la mémoire encyclopédique. Quant aux roses, elles ne sont jamais complètement rouges, seuls leurs pétales le sont.
  6. La représentation conceptuelle est donc « mise entre guillemets », n?est pas interprétée littéralement ;
    Le lecteur « suspend » momentanément sa représentation sans l'interpréter.
  7. L?attention se porte sur la recherche du pourquoi de cet échec ;
    On remarque qu?habituellement le lierre est vert. Quant à l'expression « toutes rouges », au sens de « complètement rouges », elle peut être comprise de deux manières, qui toutes deux sont insatisfaisantes : 1. On sait que seuls les pétales de la rose sont rouges. Préciser que la fleur est complètement rouge est donc contradictoire avec notre connaissance du monde. 2. On pourrait penser qu?il faut comprendre « roses » comme une synecdoque des pétales [8]. Mais les pétales d?une rose sont toujours d?une seule et même couleur ; il ne serait donc pas pertinent de préciser que les pétales sont complètement rouges : cette information est triviale et redondante par rapport à notre savoir encyclopédique.
  8.  Est ainsi délimité dans la mémoire un « champ d?évocation » ;
    L?expression « toutes rouges » a donc peut-être une simple valeur d?insistance sur la couleur ; parallèlement, on trouve la même insistance avec « tout noirs ». L?équivalence syntaxique et sémantique va conséquemment faire des couleurs le « champ d?évocation », à partir duquel va se produire un calcul interprétatif.
  9. Le processus de l'évocation proprement dit consiste à chercher dans ce champ des informations susceptibles de donner une explication pertinente de l'objet initial ;
    Est-ce que la mention de la couleur des roses (ou de leurs pétales) peut m?aider à comprendre la couleur noire du lierre ? Est-ce qu?il existe des circonstances dans lesquelles le lierre peut être perçu comme noir ?
  10. Quand le seuil de pertinence est atteint, l'objet reçoit son interprétation symbolique, et le mécanisme de l'évocation s?interrompt.
    Si les lierres sont tout noirs, c?est peut-être parce qu?ils sont dans l'ombre ; on sait que les couleurs s?estompent dans l'obscurité. Inversement, si les roses sont dites toutes « rouges », c?est peut-être parce qu?elles sont en pleine lumière, parce que la couleur de leurs pétales s?impose vivement à la vision. Cette interprétation est satisfaisante et conforme avec nos croyances sur le monde, l'interprétation est terminée.
En dépit des apparences, les modèles de Ruwet et de Sperber sont très proches, celui de Sperber est simplement plus lourd et beaucoup plus général ; Choi-Diel montre bien ce qui rapproche ces deux modèles (p. 78), les « effets de sens » dont traite Ruwet, sont un cas particulier de l'interprétation symbolique au sens de Sperber [9].

10 2.2. Les rapports théoriques que l'on peut établir entre l'?uvre de Choi-Diel et les travaux de Dan Sperber sont largement problématiques.

11 Ainsi, p. 24, l'auteur oppose la linguistique générative au « cognitivisme » ; la nature cognitiviste des hypothèses génératives ne fait pourtant pas de doute ; ces hypothèses ont même joué un rôle important dans l'émergence du paradigme cognitiviste dans les années 50 et 60 [10]. Il faudrait plutôt opposer deux conceptions différentes de la langue et de l'esprit (une approche formelle et modulaire vs une approche fonctionnelle et transversale) [11]. Le problème n?est pas anodin, puisque Dan Sperber est un partisan de la conception « modulaire » du langage [12], sauf que les inférences, selon lui, sont des processus « globaux » ou « centraux », dont le traitement est complexe et ne relève pas d?un simple calcul local [13]. La conception modulaire de l'esprit adoptée par Sperber et Wilson, op. cit., est rapportée par Choi-Diel page 25, mais le parallèle avec la grammaire générative n?est pas fait.

12 Dans le même ordre d?idées, on remarquera que l'attitude de D. Sperber vis-à-vis de la sémantique des prototypes est assez critique [14] ; elle joue pourtant un rôle important dans les développements théoriques de Dominicy et, à sa suite, de Choi-Diel. Par contre, on conviendra de la pertinence des exemples présentés p. 73-74 (des proverbes et un slogan publicitaire) [15] pour expliciter le fonctionnement des représentations symboliques figuratives d?après Sperber.

13 2.3. La théorie de l'évocation telle que l'a développée Marc Dominicy est présentée aux pages 81-85, 87, 90-91, 95, 98. L?auteur montre bien que ce que Dominicy appelle évocation recouvre largement la notion de convocation chez Sperber, puisque, par un déplacement singulier, évocation s?oppose désormais à description chez Dominicy [16].

3 – L?évocation selon Choi-Diel

14 3.1. L?une des thèses centrales de Choi-Diel est que « l'évocation poétique recourt à deux modes de représentations, sémantique et symbolique, tandis que l'évocation musicale est assurée par la seule représentation symbolique au moyen des paramètres musicaux » (p. 35). La sémantique de la langue est « subordonnée à l'interprétation symbolique dans le processus d?évocation poétique » (p. 124, italiques de l'auteur).

15 3.2. Chez Choi-Diel, la convocation, dans le domaine du langage, concerne essentiellement le niveau lexical, et s?applique difficilement à un énoncé, à moins que ce ne soit une expression figée du type proverbe. Choi-Diel parle d?ailleurs de convocation de « prototypes », ce qui l'éloigne quelque peu de la notion de convocation telle qu?elle est employée chez Sperber. Quant à la notion d?évocation, elle lui donne, entre autres, un caractère « holistique ». Le poème ou la pièce musicale sont conçus, dans leur ensemble, à la manière d?une « hypostase du mot », ce qui permet, au niveau global, d?aboutir sur un processus « d?évocation » qui est une sorte de transposition, au niveau macrostructurel, de la « convocation » qui caractérise le mot simple (voir p. 99 et 101). L?auteur se donne pour garants les travaux de Dan Sperber, dans lesquels, d?après elle, « les objets donnés dans le processus d?évocation sont considérés dans leur globalité » (p. 101). Quand cela serait, ces objets sont-ils de niveau macrostructurel ?

16 3.3. Aristote disait déjà que la poésie parlait du général, non du particulier. On peut corroborer cette idée par un ensemble de traits caractéristiques du discours poétique, tels que l'absence d?indication sur l'identité du locuteur et/ou de son allocutaire, sur le lieu et le moment de l'énonciation, etc.

17 On peut faire un pas supplémentaire et dire, à la manière de Marc Dominicy, que le poème est construit de telle manière qu?il évoque, ou semble évoquer, une situation ou un objet dans ses propriétés les plus générales. Le rapprochement entre le texte et le « prototype » est alors fait sur un plan purement sémantique, puisque c?est le sens du texte qui est mis en relation avec le prototype, non sa forme. La forme du poème, dans ce modèle, n?est qu?un support permettant de faciliter l'interprétation pseudo-générique du discours. On retrouve cette idée chez Choi-Diel, quand elle écrit que « Le principe du parallélisme paraît, au niveau formel, le moyen le plus commode pour rendre manifeste l'?hypostase du mot? » (p. 23) et qu?« Il impose la perception globale d?un poème ou d?une pièce musicale comme un tout » (p. 102). Ceci pourrait poser un problème pour les pièces de quelque ampleur, mais Choi-Diel déclare partager « l'opinion d?Edgar Poe selon laquelle ?ce que nous appelons un long poème n?est, au fond, qu?une suite de poèmes brefs? » (p. 107). Elle donne l'exemple des « Phares » de Baudelaire (Les Fleurs du Mal, VI). Cet exemple n?est qu?en partie convaincant, parce que traiter indépendamment chaque strophe des « Phares » ne rend pas compte du parallélisme sémantique fort qui rapproche nombre d?entre elles, qui caractérisent des traits saillants de l'art d?un peintre connu. Cet exemple des « Phares » se trouvait déjà chez Dominicy. Il serait facile de trouver des exemples de poèmes longs beaucoup plus problématiques.

18 Choi-Diel franchit encore un pas quand elle associe directement le prototype évoqué à la forme du texte, ce qui la fait souvent tomber dans le leurre (fascinant) de l'iconicité poétique. En effet, elle définit l'évocation par « une relation entre la forme globale d?un objet (un poème ou un morceau de musique) et le ou les prototypes qu?il représente » (p. 101, italiques de l'auteur). Quoique assez vague (quelle est la nature de la relation dont il est question ?), cette définition est révélatrice du déplacement que fait subir Choi-Diel à la notion d?évocation. L?idée d?une relation directe entre le poème pris dans sa globalité et un (pseudo-)prototype est bien chez Dominicy, mais il s?agit pour lui du sens global du poème (qui, pour ainsi dire, « déplie » les propriétés du (pseudo-)prototype évoqué), non de sa forme [17]. Le problème de l'iconicité ne se pose donc pas dans le travail de Marc Dominicy.

19 3.4. L?idée de l'« évocation » d?un (pseudo-)prototype, commune à Dominicy et Choi-Diel, est, je pense, beaucoup trop restrictive. En dehors d?exemples bien choisis, il est difficile de penser que tout poème évoque le (pseudo-)prototype de quelque chose. Peut-être que, pour Choi-Diel, ce trait ne caractérise que la bonne poésie, puisqu?elle écrit que « Pour que le poème soit une ?uvre poétique réussie, il doit posséder un certain pouvoir évocateur » (p. 123).

20 L?auteur précise que « L?évocation n?est pas une sorte de grammaire » et qu?elle « repose sur la créativité individuelle en maximisant les effets contextuels et les effets symboliques » (p. 136-137). Mais il n?y a pas de raison qu?elle puisse se résumer à un rapport d?iconicité entre la forme d?un poème et un (pseudo-)prototype qui serait évoqué au niveau macrostructurel. A vrai dire, il semble que la « relation » ne soit pas forcément toujours d?iconicité chez Choi-Diel : dans ses analyses du « Dauphin » [18] (p. 105) ou des « Phares », l'auteur semble rester plus proche des conceptions de Dominicy.

21 3.5. Si Sperber oppose l'évocation à la convocation, c?est bien parce qu?il pense qu?on ne peut prévoir le contenu exact des représentations que provoque l'évocation, contrairement à ce qu?il en est pour la convocation ; en effet, cette dernière, qu?on l'entende au sens de Sperber ou au sens de Choi-Diel, suppose l'appréhension de représentations mentales précises et prévisibles. Comprise dans le sens de Sperber, l'évocation ne peut logiquement consister dans la mise en relation d?une forme avec un (pseudo-)prototype, ce serait contraire avec la formation du sens symbolique telle qu?elle a été décrite ci-dessus. L?évocation et la convocation telles que Sperber les conçoit entretiennent donc un rapport de contraste. Chez Choi-Diel, c?est au contraire un rapport d?homologie qui est supposé, ou du moins impliqué, par les formulations théoriques de l'auteur. En effet, qu?est-ce que l'« hypostase du mot », sinon l'application à l'échelle du poème ou de la strophe du processus de la convocation qui caractérise le mot simple ? L?évocation d?un (pseudo-)prototype, n?est logiquement pour Choi-Diel que l'application macrostructurelle du processus habituellement lexical de la convocation.

22 3.6. Par ailleurs, on comprend mal comment Choi-Diel peut concilier son approche iconologique avec la richesse et la complexité des rapports d?équivalence et des effets de sens qui caractérisent un poème. Elle pense que les parallélismes « peuvent être considérés comme une manifestation intentionnelle qui vise à déclencher l'interprétation symbolique » (p. 28). Mais les parallélismes, quoique souvent constitués en réseaux, sont des phénomènes locaux. Ils permettent souvent de mettre en valeur certaines parties du texte, à un niveau local, ou bien, quand ils sont diffus ou macrostructurels, ils permettent de donner au poème une forme globale prégnante. Mais ceci n?est pas obligatoire, et ne vaut que pour des pièces courtes, à moins de considérer comme prégnante la récurrence réglée d?un mètre ou d?une strophe dans un poème ; mais le nombre exact des vers ou des strophes, s?il n?est pas perceptible, ne participe pas de la forme globale du texte. Généralement, les parallélismes ne disent rien sur les éventuels rapports d?iconicité que la forme globale peut entretenir avec son sens. C?est donc par un déplacement de perspective fallacieux que Choi-Diel identifie les « effets de sens » théorisés par Ruwet, qui sont issus de parallélismes locaux, à ce qui est évoqué par la forme globale (voir p. 72) [19].

4 – Évocation et musique

23 4.1. En ce qui concerne la musique, Choi-Diel remarque que « les paramètres du langage musical (hauteur, durée, intensité et timbre) permettent d?atteindre à un haut degré de raffinement et de complexité des ?représentations auditives? et, en un sens, les potentialités symboliques de l'expression musicale peuvent être considérées comme plus importantes que celles de la poésie » (p. 23). Il y a un commentaire à faire sur cette appellation de « langage musical ». Aux pages 27-28 et 30 de son livre, l'auteur l'attribue (ainsi que celle de « langage poétique ») à « l'époque de la linguistique immanentiste », et soutient qu?elle « masque la part d?idée individuellement créative et la part de monde qui se trouvent » à la source des ?uvres musicales (ou poétiques). On s?étonne donc de trouver les notions de « langage musical » (p. 23, 31, 32, 82, 97) et de « langage poétique » (p. 23, 45) dans le vocabulaire directement assumé par l'auteur. Si la notion de « langage musical » est effectivement problématique (elle est largement métaphorique), ce n?est guère pour les raisons d?« immanentisme » que pense y trouver l'auteur. Choi-Diel en effet semble confondre l'autonomie et l'isolationnisme, que Jakobson distinguait pourtant soigneusement [20]. Les reproches qu?elle fait à l'hypothèse de « l'autonomie » de l'?uvre musicale (p. 29) conviendraient plutôt aux tenants de l'isolationnisme, et ne touchent donc pas la démarche d?un Jakobson. Dans le même ordre d?idées, voir aussi la notion problématique de « discours musical », p. 27 et 33, ou, page 29, l'assimilation regrettable du non poétique au « prosaïque ».

24 4.2. Sans être spécialiste de musique, j?aurais tendance à penser que c?est dans le champ des études musicales que l'apport du travail de Choi-Diel est le plus original, ne serait-ce que parce que Dominicy ne parle pas de musique dans ses travaux. L?auteur suggère le rôle important du parallélisme comme « principe organisateur de la mémoire, lors de l'écoute musicale » (p. 86). Sa thèse centrale est que « la conceptualisation en musique passe par le glissement direct du dispositif perceptuel (stimulus des sons formels) au dispositif symbolique » (p. 91), sans qu?il y ait conjointement un niveau sémantique comme en poésie (voir aussi p. 103, et le passage de la page 35 cité plus haut). Mais on ne comprend guère en quoi il y a encore de l'« évocation » (au sens de Choi-Diel) dans un tel processus, la musique n?ayant pas de lexique, et ne pouvant donc donner lieu, logiquement, à la « convocation » ou à l'« évocation » de prototypes. Par conséquent, on voit mal en quoi l'évocation est homologue de la convocation, et on y perd la pertinence de la notion d?« hypostase ». Choi-Diel défend sa position en affirmant que dans « le cas de l'analyse d?une ?uvre musicale dans un environnement non référentiel, on constate que le besoin de trouver des référents permettant de lier l'état émotionnel du récepteur à la structure formelle de l'?uvre nous renvoie [?] aux processus cognitifs de l'évocation. Le principe formel réside ici dans les analogies formelles entre un état vécu et les différents paramètres de la musique (hauteur, timbre, rythme, etc.). Ce sont ces analogies qui vont guider le récepteur dans sa recherche interne de l'information et lui permettre de construire sa représentation » (p. 198). Une telle hypothèse est sans doute suggestive, et l'on regrette qu?elle ne soit pas développée davantage (elle est curieusement présentée en guise de conclusion à la fin du livre). Il semblerait qu?elle conduise à référentialiser la musique instrumentale dans son ensemble, idée inattendue, qui mériterait donc d?être creusée. Je me demande si cette idée ne repose pas sur une confusion entre le champ du sens et celui des émotions.

25 4.3. Le livre contient aussi, principalement dans sa deuxième partie, des développements sur la mise en musique des poèmes, et sur les rapports qu?entretiennent le texte et son support musical. L?auteur suppose que, dans la tradition occidentale, les paroles sont écrites avant la musique qui les accompagne, et signale qu?il en est autrement dans d?autres régions du monde (p. 168, note 22). Mais c?est oublier, en Europe, l'art des troubadours, qui le plus souvent composaient de nouvelles paroles sur la musique d?une canso préexistante, ou encore la pratique courante des chansonniers, tel Béranger, qui généralement écrivaient le texte de leur chanson à partir d?un air connu.

26 Choi-Diel se donne pour objectif « de vérifier si les traits formels et sémantico-cognitifs du poème sont perçus ou non par le musicien et comment ils sont traduits dans le système musical » (p. 139). On pourrait déplacer la question et se demander si l'analyse de l'?uvre musicale corrobore l'analyse qui a été faite du texte poétique (qui n?est, après tout, qu?une hypothèse), ou au contraire si elle l'infirme. N. Ruwet supposait que, dans une pièce chantée, les paroles entretiennent avec la musique une relation « dialectique », pouvant aller « de la convergence à la contradiction, et passant par toutes sortes de décalages, de compatibilités, de complémentarités » (Ruwet, cité p. 142). Cette approche serait contredite par les résultats analytiques de Choi-Diel, pour qui Debussy « a traduit » (p. 155) dans sa musique les grands traits macrostructurels du poème de Verlaine « L?ombre des arbres? ». L?auteur décide donc « de revaloriser l'homologie entre poésie et musique, rejetée par Ruwet » (p. 160, voir aussi p. 165). Mais on remarquera qu?un pareil résultat est provoqué en partie par la méthode de l'auteur, qui présuppose dès le départ que Debussy a composé sa musique « en essayant de trouver des correspondances structurelles renvoyant à l'évocation du reflet dans l'eau » (p. 143, italiques de l'auteur). C?est un a priori heuristique qui a bien sûr des conséquences sur les résultats de la recherche. De plus, la position de Choi-Diel en faveur de l'homologie n?est pas très claire puisque, pour défendre l'adaptation de « la thèse de l'homologie au cadre de la théorie de l'évocation » (p. 169), elle reprend presque mot pour mot les termes que Ruwet emploie en défense de la thèse « dialectique » : la mélodie « implique une interrelation complexe du système musical et du système poétique. Ces deux systèmes étant profondément différents, elle suppose certains compromis, interférences, décalages, compatibilités, complémentarités, sans qu?un système ne soit complètement assimilé par l'autre » (ibid.). En vérité, Ruwet ne rejette pas l'homologie, mais pense qu?elle n?est qu?un type de relation entre texte et musique parmi beaucoup d?autres. Son point de vue n?est donc en rien contredit par les résultats de Choi-Diel, qui ne lui oppose que deux ou trois analyses de détail, qui ne permettent d?aucune façon de déboucher sur une généralisation.

27 Je suppose que Choi-Diel pense à la musique vocale quand elle écrit que « quel que soit le stimulus utilisé (poétique ou musical), l'auteur aspire à ce que le lecteur ou l'auditeur puisse reconstituer l'image prototypique de référence à partir des traits typiques » (p. 197). En effet, dans le cas d?une musique purement instrumentale, on ne voit pas de quel prototype il pourrait s?agir, ainsi que je l'ai signalé ci-dessus. L?analyse (p. 109-114) des « Reflets dans l'eau » de Debussy est intéressante, mais concerne une pièce musicale munie d?un titre qui oriente la perception de l'auditeur. La notion de prototype utilisée par l'auteur dans ses analyses musicales est peut-être plus proche du sens originel de cette notion chez les psychologues que du sens linguistique qu?on lui donne habituellement en sémantique lexicale. Il est vrai que, page 92, Choi-Diel précise que « le champ d?application du modèle du prototype est réduit aux musiques qui portent explicitement des éléments référentiels, soit des ?uvres vocales, des situations données (dans le ballet ou l'opéra, etc.), ou encore des ?uvres qui portent des titres référentiels extra-musicaux » [21].

28 4.4. Le lecteur curieux voudra peut-être savoir si j?offre des contre-propositions aux points que je critique. Il me semble que le cadre théorique de Sperber est le seul qui permette de rendre compte de manière cohérente du symbolisme à la fois en musique et en poésie (et, en fait, bien au-delà). Il faut pour cela ôter la notion de prototype de la définition de l'évocation et voir dans celle-ci un calcul conceptuel qui cherche à rendre compte d?une information qui ne peut être interprétée littéralement moyennant un simple recours à une ou des entrées encyclopédiques ; en vertu du principe de pertinence, ce calcul doit être d?une efficacité maximum pour un effort minimum [22], et s?arrête sitôt que le sujet est satisfait de la « croyance réflexive » qu?il a construite. L?information ainsi interprétée ne doit pas être de niveau macrostructurel.

5 – Analyses pratiques

29 5.1. La méthodologie des analyses concrètes de la deuxième partie du livre est exposée page 104 (dans la première partie?). Ces analyses se consacrent à des poèmes de Verlaine et de Mallarmé, et à leur éventuelle mise en musique par Debussy et/ou Ravel. Ces pièces traitent (plus ou moins directement) du reflet dans l'eau, thème « caractéristique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle » et « récurrent chez les peintres de cette époque, de même que chez les poètes et les musiciens » (p. 117). D?après l'auteur, « L?univers artistique fondé sur l'image du reflet dans l'eau est un monde fait de rêverie et d?illusion, qui vibre sans fin dans le sens vertical, et l'évocation de cette image en poésie et en musique répond à un certain nombre de propriétés sémantico-cognitives et à certains principes formels caractéristiques » (p. 118).

30 5.2. La première pièce analysée est le poème « Soleils couchants » de Paul Verlaine [23] (p. 119-138).

31 L?auteur commence par remarquer que « Le poème, par la brièveté du mètre (pentasyllabe) et par ses abondantes répétitions (soleils couchants, la mélancolie, sur les grèves, défilent), est d?une apparente simplicité. Dix substantifs seulement apparaissent, et il n?y a pas de description détaillée, ni arbres, ni fleurs, ni personnages concrets ; les rêves, les fantômes sont tous des reflets vagues et flous d?une autre réalité plus précise et plus concrète. Les adjectifs choisis (affaiblie, doux, étranges, pareils) ne contribuent qu?à donner une certaine nuance. Dans cet univers de nuances, il n?y a rien de fixe, aucune transparence », ce qui contribue « à créer un effet impressionniste, propre à Verlaine, et qui se caractérise par une fusion entre le moi et la nature » (p. 121).

32 Le titre du poème « instancie une représentation prototypique à travers la convocation de plusieurs images concrètes du soleil couchant » (p. 123).

33 Le texte s?ouvre, singulièrement, sur la mention d?« Une aube affaiblie ». Je ne comprends pas la glose de Choi-Diel sur cette expression ; pour elle, « la lumière crépusculaire qui commence à s?affaiblir est semblable aux lueurs de l'aube » (p. 129). Mais la lumière d?une aube ne va-t-elle pas en augmentant, plutôt qu?en s?affaiblissant ? Peut-être que l'on peut voir dans l'expression « une aube affaiblie » une sorte d?oxymore, entre l'idée de croissance de la lumière (avec le mot « aube ») et l'idée d?affaiblissement de la lumière, donc du coucher du soleil (avec « affaiblie »).

34 La forme globale du texte serait « orientée vers la picturalité » (p. 123), puisque ses 16 vers sans blancs sont assimilables à « une surface matérielle, analogue à une toile » (p. 123). De plus, le schéma des rimes et la syntaxe permettent nettement de discriminer une bipartition du poème en 8+8 vers, que Choi-Diel rapproche de « la représentation prototypique du coucher de soleil dans l'eau » (p. 123). Je suppose qu?il s?agit du coucher du soleil sur la mer, et que la ligne (invisible) de démarcation entre les deux groupes de huit vers est assimilée à la ligne de l'horizon. Le premier huitain ainsi discriminé « se subdivise nettement en deux quatrains dont chacun comprend une phrase, tandis que le second se compose d?une seule phrase complexe, irrégulièrement coupée par cinq virgules » (p. 124-125). Les deux « quatrains » constitutifs de la première partie sont sujets à un certain nombre de parallélismes en « oblique », qui sont clairement analysés (p. 130).

35 Le vers qui ouvre la deuxième partie (« Et d?étranges rêves »), qui est un cas banal de personnification (l'expression est sujet d?un verbe d?action) est bizarrement analysé comme ne renvoyant « pas à un état d?âme personnel, mais à tout le monde » (p. 130). L?auteur en conclut que, « Par ce procédé, le poème rend possible l'hypostase qui transforme la rêverie personnelle en une rêverie générale » (ibid., italiques de l'auteur). Le terme d?« hypostase » perd ici le sens technique qu?il a en linguistique.

36 Les anomalies grammaticales du poème sont analysées avec perspicacité. Ainsi, dans l'expression « des grands soleils » (v. 15), le déterminant utilisé conduit à traiter « grands soleils » comme un nom (voir p. 132) ; quant au pluriel de « sans trêves » (v. 13), il « accentue le parallélisme superficiel, car la deuxième partie tout entière est au pluriel » (p. 133). On remarquera cependant que ce pluriel était imposé par la rime.

37 « La répétition des syntagmes est répartie dans l'ensemble du poème, mais elle est plus régulière dans la première partie que dans la seconde » (p. 125) ; d?une manière générale, l'auteur montre que, « en opposition avec la première partie ayant une forme régulière et nette, la seconde présente une forme irrégulière et floue : elle reprend certains éléments de la première partie, les déforme et introduit des nouveautés. Cette transformation formelle s?accompagne de celle affectant la référentialité des soleils couchants » (p. 126) et fait « penser à une fusion qui caractérise l'une des natures de l'eau » (p. 127). D?après l'auteur, cette interprétation est « validée » par « la présence du lexème 16 grèves[24] qui renvoie à l'eau » (ibid.).

38 Suit une analyse de la répartition phonétique, à l'intérieur des vers, des phonèmes /?/, /ã/, /i/ et des classes de mots qui les portent. La voyelle /ã/ « apparaît 6 fois dans chaque partie, mais avec une différence dans son agencement : dans le premier huitain, elle se présente sous la forme de deux lignes verticales, quatre fois à la rime plus deux fois en troisième position syllabique ; dans le second huitain, elle n?apparaît qu?à l'intérieur des vers suivant le tracé en zig-zag des syllabes 3, 2, 1, 4, 3, 2. Ceci permet de dégager un des traits formels les plus typiques de l'image du soleil couchant en réfraction dans l'eau » (p. 129). Est-ce à dire qu?à la lecture du poème le lecteur a des chances d?être amené, au moins inconsciemment, à ressentir ces traits formels comme participant de l'« évocation » du soleil couchant ? Encore faudrait-il que de telles régularités soient perceptibles à la lecture ; on peut en douter, la prégnance des /ã/ à la rime étant, par nature, beaucoup plus forte que celle des phonèmes de l'intérieur des vers. L?interprétation de l'auteur est habile et séduisante, cela ne veut pas dire qu?elle n?est pas un artéfact [25].

39 5.3. Le chapitre suivant analyse « L?ombre des arbres? » de Verlaine (Romances sans paroles, « Ariettes oubliées », IX), et sa mise en musique par Debussy. Le troisième « distique » du poème, « Combien, ô voyageur, ce paysage blême / Te mira blême toi-même », présente un certain nombre de traits formels et sémantiques spéciaux, qui mettent « en relief le prototype de l'image du reflet dans l'eau par évocation » (p. 159). Il s?agit ici davantage d?un effet de sens local que d?une « évocation » au niveau d?une forme globale.

40 Choi-Diel pense trouver cette dernière, encore une fois, dans l'espace graphique du poème : elle remarque que les compléments locatifs qui ferment les vers 1, 3 et 7 sont tous situés en fin d?alexandrins, donc sur une même ligne verticale ; le dernier de ces compléments, « dans les hautes feuillées », se trouve au bas de l'espace occupé par le texte, juste avant « Tes espérances noyées », au dernier vers. Elle en conclut : « on a les hautes feuillées qui ne sont plus en l'air, mais reflétées dans l'eau où le voyageur se mire. Les espérances, quant à elles, sont tombées à l'eau, rappelant par là l'expression idiomatique ?c?est tombé à l'eau? » (p. 154). Ce qui est certain, c?est il y a un jeu d?opposition entre le haut et l'aérien suggérés par « les hautes feuillées », et le bas et le subaquatique impliqués par « noyées » au vers suivant.

41 Dans son analyse métrique du poème, l'auteur prétend (p. 166, note 6) utiliser le code de notation métrique proposé par B. de Cornulier (1988 et 1995), mais ce n?est pas le cas, puisqu?elle note, par exemple, l'alexandrin par un « 12 », et non par un « C » (voir p. 148).

42 Elle remarque « l'absence de l'épigraphe de Cyrano de Bergerac dans la mise en musique de Debussy » (p. 155). On voit mal comment une épigraphe, qui par définition appartient à l'écrit, pourrait apparaître dans une pièce musicale. Pourtant, Choi-Diel en tire des conséquences, puisque, selon elle, cette absence de l'épigraphe dans la musique répond « à l'idée de Dominicy selon laquelle le discours poétique mobilise avant tout le processus d?évocation, au détriment de la description » (p. 164). Par ailleurs, on notera que cette épigraphe figure sur la partition, telle qu?elle est donnée par l'auteur (p. 156-157).

43 Quoiqu?elle relève un certain nombre d?« homologies » entre le texte de Verlaine et la musique de Debussy, Choi-Diel remarque que le compositeur a préféré mettre en équivalence les expressions « parmi les ramures réelles » et « dans les hautes feuillées » avec « comme de la fumée », et non avec « dans la rivière embrumée », comme Verlaine (voir p. 162) ; elle ne parvient pas à expliquer cette différence. Bien que lacunaire, ce résultat est assez intéressant, et plutôt rassurant, car il permet de relativiser le vice de méthode que j?ai dénoncé supra (§ 4.3.) à propos de la recherche d?une homologie entre le texte et la musique.

44 5.4. Le dernier chapitre du livre est une analyse de « Soupir » de Mallarmé (Poésies), et de ses mises en musique par Debussy et par Ravel.

45 Choi-Diel rappelle d?abord qu?une des sources possibles du poème est un texte en prose de Mallarmé, intitulé « Charles Baudelaire » (Symphonie littéraire, II), et procède à une comparaison des deux textes (p. 170-173).

46 L?auteur voit dans « Soupir » « l'évocation générale d?une transformation du rêve idéal (l'âme s?ur, l'Azur) en illusion (son reflet dans l'eau) » (p. 179).

47 L?analyse des musiques de Ravel et Debussy montre qu?elles reprennent « en général la structure globale du texte et au moins celle des parallélismes de surface qui sont les plus évidents, en les ?traduisant? [?] par des parallélismes musicaux tout aussi évocateurs » (p. 193). En particulier, les points structuraux suivants sont repris communément par les deux compositeurs : le mouvement ascendant puis descendant du poème ; un point culminant au vers 5 ; un bouclage du texte sur lui-même ; plus discrètement, une symétrie en miroir entre les deux parties (voir p. 193). « Mais la manière dont les musiciens construisent l'évocation [?] est différente » (p. 193), et les techniques utilisées pour mettre en valeur les aspects structuraux du texte divergent.

48 5.5. A la deuxième moitié du livre, sa partie analytique, on ajoutera l'étude des « Reflets dans l'eau » de Debussy, intégrée à la première partie (p. 66-69 et 109-114), mais qui constitue déjà une véritable analyse formelle et « cognitive » originale. C?est même la seule analyse purement musicale de l'auteur.

6 – Remarques de détail

49 Avant de conclure, quelques remarques accessoires.

50 Le vocabulaire technique donne lieu parfois à quelques flottements, comme l'hésitation entre « suiréférentialité » et « autoréférentialité », p. 46, ou l'expression « les deux rimes » (p. 150) pour désigner les deux instances d?une même rime. Cependant, le livre est dans l'ensemble très bien écrit, dans une langue agréable et souvent même savoureuse. Il y a peu de coquilles. On note toutefois, de manière sporadique, quelques maladresses (plutôt qu?erreurs) de français. Ces maladresses sont gênantes quand elles font partie d?une définition ; ainsi quand il est dit, p. 19, que « les êtres humains sont dotés d?une capacité à construire mentalement des objets perçus? » (italiques de l'auteur) ; il me semble qu?on ne peut au mieux construire mentalement que des représentations d?objets.

51 On relève aussi une erreur de nature scientifique, p. 51, où les principes basiques de la métrique du chinois classique sont assimilés à des caractéristiques de l'ensemble des métriques tonales !

52 En ce qui concerne le traitement du schwa en fin de vers dans la poésie, on relève une confusion. Choi-Diel affirme que « le e muet à la fin du vers ne compte pas pour une syllabe selon les règles de la versification classique » (p. 155). Le schwa de fin de vers ne rentre certes pas dans la mesure du mètre, mais il est néanmoins pertinent pour la rime et pour le genre du vers ; on ne peut donc dire qu?il « ne compte pas pour une syllabe » (voir à ce sujet Cornulier 1997).

7 – Conclusion

53 On a souvent le sentiment, en lisant cet ouvrage, que l'auteur cherche à affermir ses hypothèses par des exemples bien choisis, sans jamais essayer d?en montrer les limites par un travail de réfutation. On ajoutera que les propositions théoriques sont rarement exprimées de manière suffisamment explicite pour pouvoir donner lieu à une tentative de falsification rigoureuse. C?est une des faiblesses les plus graves de l'ouvrage.

54 Toutefois ce livre mérite d?être lu. En effet, il constitue à sa manière une sorte d?introduction, très claire, à des champs scientifiques rarement connus d?une même personne (la poétique ruwetienne, la théorie des parallélismes et les méthodes en musique, les recherches sperbériennes sur le symbolisme, la théorie de l'évocation, sans parler de la sémantique du prototype ou de la théorie polyphonique de l'énonciation de Ducrot) [26], et dont le rapprochement ouvre pourtant des perspectives prometteuses. Les articles de Ruwet sur les équivalences linguistiques et les effets de sens spécifiques qui en découlent méritent en effet d?être lus parallèlement aux travaux de Dan Sperber, chacune de leurs ?uvres s?éclairant mutuellement. Les recherches sur le « symbolisme » dans le domaine musical ouvrent aussi des voies nouvelles et stimulantes.

Bibliographie

RÉFÉRENCES

  • Aroui J.-L., 1996, « L?interface forme/sens en poétique (post-)jakobsonienne », Langue française, 110, p. 4-15 (bibliographie collective p. 118-125).
  • Bauer F., 2003, « Une voix et un paysage triste. Prosodie, syntaxe et strophe dans deux poèmes sans strophes », in Aroui J.-L. (éd.), Le sens et la mesure. De la pragmatique à la métrique. Hommages à Benoît de Cornulier, Paris, Champion, p. 351-364.
  • Choi-Diel, I.-R., 1998, Evocation et cognition. Le reflet dans l'eau en poésie et en musique à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, Thèse de doctorat régime unique, Linguistique générale, Saint-Denis, Université Paris VIII.
  • Choi-Diel, I.-R., 2001, Evocation et cognition. Reflets dans l'eau, préface de Marc Dominicy, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Sciences du langage », 2001.
  • Chomsky N., 1990, « Sur la nature, l'utilisation et l'acquisition du langage », trad. de J.-Y. Pollock, Recherches linguistiques de Vincennes, 19, p. 21-44.
  • de Cornulier B., 1988, « Conventions de codage des structures métriques : pour une grammaire des strophes », Le Français Moderne, 56, 3/4, p. 223-242.
  • de Cornulier B., 1995, Art poëtique, Presses Universitaires de Lyon.
  • de Cornulier B., 1997, « Voyelle fondamentale, énonciation pendante et représentation de constituant », tapuscrit, Nantes, M.S.H. Ange Guépin, C.E.M., 12 p.
  • Dominicy M., 1990, « Prolégomènes à une théorie générale de l'évocation », in Vanhelleputte M. Somville L. (éds), Sémantique textuelle et évocation, Louvain, Peeters, p. 9-37.
  • Dominicy M., 1992, « Pour une théorie de l'énonciation poétique », in De Mulder W., Schuerewegen F., Tasmowski L. (éds), Énonciation et parti pris, Amsterdam, Rodopi, p. 129-142.
  • Dominicy M., 1994a, « L?évidentialité en poésie », Projet ARC, « Typologie textuelle et théorie de la signification », rapport de recherches 3, Université Libre de Bruxelles, 24 p.
  • Dominicy M., 1994b, « Du style en poésie », in Molinié G. et Cahné P. (éds), Qu?est-ce que le style ?, Paris, P.U.F., p. 115-137.
  • Droit R.-P., Sperber D., 1999, Des idées qui viennent, Paris, Odile Jacob.
  • Ducrot O., 1984, Le dire et le dit, Minuit, Paris.
  • Jakobson R., 1963, Essais de linguistique générale, tome 1, traduit de l'anglais par Nicolas Ruwet, Paris, Minuit.
  • Kleiber G., 1994, Nominales. Essais de sémantique référentielle, Paris, Armand Colin.
  • Marchand J.-J., Beuchot P., 1972-1974, Roman Jakobson, O.R.T.F., service « Archives du XXe siècle », Paris [diffusé en septembre-octobre 1990 sur La Sept].
  • Molino J., Gardes-Tamine J., 1988, Introduction à l'analyse de la poésie, tome 2, De la strophe à la construction du poème, Paris, P.U.F., coll. « Linguistique nouvelle ».
  • Ruwet N., 1972, Langage, musique, poésie, Paris, Seuil.
  • Ruwet N., 1975, « Parallélismes et déviations en poésie », in Kristeva J., Milner J.-C. et Ruwet N. (éds), Langue, discours, société. Pour Émile Benveniste, Paris, Seuil, p. 307-351.
  • Ruwet N., 1980, « Malherbe : Hermogène ou Cratyle ?, Poétique, 42, p. 195-224.
  • Ruwet N., 1981a, « Linguistique et poétique. Une brève introduction », Le Français Moderne, 49 :1, p. 1-19.
  • Ruwet N., 1981b, « Musique et vision chez Paul Verlaine », Langue française, 49, p. 92-112.
  • Sperber D., 1974, Le symbolisme en général, Paris, Hermann.
  • Sperber D., 1979, « La pensée symbolique est-elle pré-rationnelle ? », in M. Izard  P. Smith (éds)., La fonction symbolique, Paris, Gallimard, p. 17-42.
  • Sperber D., 1996, La contagion des idées. Théorie naturaliste de la culture, Paris, Odile Jacob.
  • Sperber D., Wilson D., 1989, La pertinence, traduit de l'anglais par A. Gerschenfeld et D. Sperber, Paris, Minuit.
  • Vandeloise C., 1991, « Autonomie du langage et cognition », Communications, 53, p. 69-101.

Mise en ligne 01/03/2006

https://doi.org/10.3917/tl.051.0135

NOTES

  • [1]
    Je remercie In-Ryeong Choi-Diel et Walter De Mulder pour leurs remarques sur des versions antérieures de ce texte, qui m?ont conduit à nuancer ou à préciser un certain nombre de critiques.
  • [2]
    C?est à dire le souci de la finalité de l'objet étudié (vers quoi tend-il ?)
  • [3]
    Il s?agit du recours à l'étude quantitative d?un large corpus, pour expliciter les spécificités d?un fragment linguistique.
  • [4]
    Il s?agit des deux vers « Il pleure dans mon c?ur / Comme il pleut sur la ville », où l'agrammaticalité du premier vers (le verbe pleurer requiert en principe un sujet animé) est subsumée par le parallélisme massif avec le vers suivant : le second vers, pour ainsi dire, projette sa construction grammaticale sur le premier vers.
  • [5]
    Sperber désigne ainsi la suspension de l'interprétation d?une représentation conceptuelle que l'on suppose vraie, « sans la confronter aux autres propositions synthétiques qui sont susceptibles de la valider ou de l'invalider » (1974 : 111).
  • [6]
    Romances sans paroles, « Ariettes oubliées », III.
  • [7]
    Romances sans paroles, « Aquarelles ».
  • [8]
    C?est ici un cas de ce que Georges Kleiber (1994 : 136-176) appelle « métonymie intégrée ».
  • [9]
    On trouve aussi chez Sperber Wilson (1989 : 333-336) un certain nombre d?idées sur les « effets poétiques » qui rappellent singulièrement les thèses de Ruwet.
  • [10]
    Voir Droit Sperber (1999 : 17-18), et surtout Chomsky (1990).
  • [11]
    Voir Vandeloise (1991).
  • [12]
    Voir Droit Sperber (1999 : 21-22), et pour un développement Sperber (1996, chap. 6).
  • [13]
    Voir Sperber Wilson (1989 : 103-104 et 112-113).
  • [14]
    Voir Sperber Wilson (1989 : 137-138, 143-144 et 277-278) ; voir aussi Choi-Diel (2001 : 90).
  • [15]
    L?exemple du slogan est emprunté à Sperber.
  • [16]
    Je n?ai pas la place ici de présenter de manière détaillée les points qui sont spécifiques au travail de Dominicy. Sur la substitution du couple évocation/description (Dominicy) au couple évocation/convocation (Sperber), voir Aroui (1996).
  • [17]
    Voir son analyse de « Dernière heure » de Cendrars (Dix-neuf poèmes élastiques, 10), poème qui d?après lui « ?se présente? comme évoquant le prototype de l'évasion » (Dominicy 1992 : 133).
  • [18]
    Apollinaire, Le Bestiaire.
  • [19]
    Choi-Diel (communication personnelle) envisage les relations entre le travail de Ruwet et la théorie de l'évocation par une métaphore végétale : elle conçoit le poème à la manière d?un arbre, dont les branches, brindilles et feuilles sont infiniment riches et variables, cependant que le tronc reste unique et central ; c?est aussi sur ce tronc que s?appuient les ramifications supérieures de la plante. L?évocation est ainsi le « tronc » du poème, cependant que les effets de sens dont parle Ruwet sont des éléments plus locaux, des « feuilles », qui peuvent, ensemble, jouer un rôle important dans la beauté du poème (de l'arbre), mais qui ne nous disent pas grand chose de ce qui est profondément constitutif du texte. Cette métaphore ne résout pas le problème de l'identification posée par Choi-Diel (p. 72) entre les effets de sens ruwetiens et la chose évoquée.
  • [20]
    Jakobson : « J?ai souvent répété que je suis pour l'autonomie, mais contre l'isolationnisme. L?autonomie implique l'intégration. [?] Il y a interdépendance partout. [?] Moi, je me sers beaucoup d?un concept que les spécialistes de la Gestaltpsychologie ont lancé et qui a un très bon terme en allemand : c?est das Teilganze, c?est-à-dire une totalité fractionnelle, une totalité partielle, c?est-à-dire qui est totalité par rapport aux parties qui la forment, et qui est une partie par rapport aux totalités plus larges » (interview du 14/09/1974 pour la télévision française (Marchand/Beuchot 1972-1974), diffusée sur La Sept en septembre-octobre 1990).
  • [21]
    Voir aussi, sur ce sujet, p. 197, §. 2.
  • [22]
     Choi-Diel (remarque personnelle) conteste ce point de la manière suivante : « C?est oui pour la communication ordinaire, mais non pas pour celle de la poésie (voir p. 41, note 6). Je dirai qu?à la différence du discours ordinaire au sens strict ou de l'écriture descriptive, le discours poétique crée un pouvoir évocateur optimal avec des matériaux minimum, au prix d?un effort supplémentaire, lors de son interprétation. Cela peut expliquer les phénomènes connus de la condensation poétique qui suscite tant de commentaires et interprétations diverses ». Ce propos est juste, sauf quand il dit que le mien ne s?applique pas au discours poétique. Le principe de pertinence est très général, et englobe les deux types de communication que mentionne Choi-Diel. Si les effets sont riches, l'effort à produire sera nécessairement plus important (l'émergence et la perception des effets s?accompagnant nécessairement d?un travail intellectuel) ; mais l'effort qui, proportionnellement à ces effets, sera le moindre, sera toujours le meilleur ; ce que semble reconnaître Choi-Diel. C?est en cela qu?on peut dire qu?un énoncé poétique est « pertinent ». Si l'énoncé poétique était coûteux à produire sans effets proportionnels, il ne serait pas pertinent, puisqu?il échapperait au principe de pertinence. J?ai souvent pu tester, dans mon travail de chercheur ou d?enseignant, la grande valeur du principe de pertinence appliqué au sens dans le discours poétique. Si on ne l'applique pas, on tombe dans le délire interprétatif. Mon analyse du « Spleen » de Verlaine est pertinente à la condition qu?on ne puisse pas en proposer une autre qui soit plus économique au niveau de l'effort à produire.
  • [23]
    Poèmes saturniens, « Paysages tristes », I.
  • [24]
    Le nombre placé en indice devant le mot cité indique sa position dans le poème (ici, le seizième vers).
  • [25]
    Sur ce poème, on lira l'analyse récente de Bauer (2003).
  • [26]
    A propos de cette dernière, on s?étonnera du terme « locuteur-poète » qu?utilise Choi-Diel (p. 94, 98, 130, 146?) pour désigner ce que Ducrot (1984) appelle le « locuteur en tant qu?être du monde » ; ce terme laisse supposer que le locuteur est un poète, et par conséquent encourage à l'identifier à l'auteur du poème, le « sujet parlant » de Ducrot. La confusion se perpétue du côté des marques de la deuxième personne quand Choi-Diel nous dit que celles-ci peuvent « renvoyer aussi bien au poète qu?à son lecteur », chose qui peut arriver, effectivement, mais plutôt exceptionnellement ; les allocutaires fictifs ou non déterminés sont nombreux en poésie (ce sont même couramment des inanimés).
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.169

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions