NOTES
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[*]
Université Libre de Bruxelles
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[1]
Recensement arrêté au 31 décembre 2005 ; trois volumes s’ajoutent chaque année à la liste.
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[2]
C’est pourquoi nous n’avons procédé au dépouillement que d’un petit nombre des textes récents. Pour la liste des textes lus, nous renvoyons à la bibliographie en fin d’article.
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[3]
Nous avons retenu les expressions unipersonnelles exclusivement pour éviter d’avoir à traiter d’éventuelles interférences entre le concept de possible-certain et celui de la personne.
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[4]
Dans nos relevés, le « conditionnel » est assimilé à une forme de l’indicatif ; le « conditionnel passé 2e forme » est ramené à un subjonctif. Ce choix nous est imposé par la morphologie : le « conditionnel » combine les marques flexionnelles du futur et de l’imparfait, deux temps de l’indicatif ; le « conditionnel passé 2e forme » emprunte ses formes au subjonctif plus-que-parfait. Pour le détail de l’organisation du système verbal, on se reportera à Wilmet 2003.
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[5]
Le dénombrement porte au départ sur les seules formes verbales des complétives. Lorsque plusieurs formes verbales sont concaténées ou coordonnées dans une complétive, elles sont comptabilisées distinctement. Dans ces cas particuliers, nous avons considéré, de manière artificielle, que l’expression conjecturale distributive apparaissait autant de fois qu’il y avait de formes concaténées ou coordonnées, ce qui nous permettait d’harmoniser le nombre des occurrences de formes verbales et celui des expressions conjecturales.
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[6]
Et ce, de l’édition originale à l’ultime réédition.
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[7]
L’expression il est réel que, intégrée dans le schéma guillaumien, n’apparaît pas dans les textes qui ont servi à l’établissement du corpus.
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[8]
Plus si on prend en considération quelques variantes syntagmatiques (ponctuation, incise…).
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[9]
Bien que la synonymie ne soit pas sûre, les expressions du type il est même possible/probable n’ont pas été différenciées de il est possible/probable même.
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[10]
Le schéma guillaumien est, lui, sans nuance pour le domaine du possible.
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[11]
Qui plus est, l’étude d’un corpus sur la fiabilité duquel nous avons nous-même émis quelques réserves.
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[12]
Sont alors concernées les expressions il est possible/fort possible/probable/probable sinon certain/fort probable/certain, qui représentent à elles seules 703 occurrences sur les 826 que compte le corpus (85,1 %).
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[13]
Pour les raisons qui incitent à ne pas traiter distinctement ces 3 « tiroirs » verbaux, autrement dit pour une approche unitaire du futur, nous renvoyons à Wilmet (2003 : §§ 481-487 & 521-534).
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[14]
Une variante sans pour ne nous a pas semblée exclue, raison pour laquelle nous avons assimilé cette construction à une complétive.
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[15]
Les exemples concernés ici illustrent par ailleurs une construction personnelle. Ils sont donc doublement marginaux dans notre corpus.
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[16]
Cette réversibilité est absente de l’hypothèse guillaumienne, du fait sans doute que celle-ci s’inscrit dans le cadre de la chronogénèse : le temps est irréversible.
-
[17]
La présence de « ne » nous semble ici intempestive.
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[18]
Nous tendons à nous rallier à l’opinion de Brunot (1953 : 782) selon laquelle de telles règles n’existent pas en français.
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[19]
Nous faisons ici l’économie des variantes composées et surcomposées de ces paradigmes.
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[20]
Ici encore, confusion vraisemblable d’homophones.
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[21]
En d’autres termes, l’erreur orthographique consiste davantage à omettre l’accent circonflexe là où il serait nécessaire qu’à l’ajouter là où il n’en faut pas.
1 – Introduction
1
Une des spécificités des récits qu’Henri Vernes a consacrés aux aventures de Bob Morane est que leurs personnages, impliqués (généralement malgré eux) dans des événements qui les dépassent, s’y perdent immanquablement en conjectures :
Dans l’affirmative, la théorie particulière des modes de chaque langue reviendrait à savoir quelles idées, lorsque la visée les traverse, mènent à l’actualité et quelles n’y mènent pas. […]
Il va être démontré qu’il en est ainsi.
2 aucune des expressions de la langue française qu’il examine en détail dans la suite de son analyse (1929 : 37-50) n’intègre plus les mots possible, probable ou certain sur lesquels repose toute son hypothèse.
2 – Constitution d’un corpus
3 Les Aventures de Bob Morane semblent bien fournir les éléments nécessaires à une vérification expérimentale fouillée de l’hypothèse formulée par Gustave Guillaume sur la distribution des modes en français.
4 Une plongée dans les aventures du héros de notre adolescence révèle que l’intuition d’un « tic d’écriture » sous la plume d’Henri Vernes est fondée. Les expressions de la conjecture prolifèrent dans chacun des textes lus (104 sur les 205 Bob Morane recensés [1]), du moins jusque dans les années soixante-dix. Ultérieurement, les occurrences sont moins nombreuses, le « tic » semble s’être quelque peu épuisé. [2]
2.1 – Le relevé
5 Les extraits [1]-[3] cités ci-dessus le montrent à suffisance, le lexique lié à l’expression de la conjecture chez Henri Vernes est fort diversifié. Pour la constitution du corpus, nous avons choisi d’être relativement sélective et de ne retenir que les occurrences des expressions unipersonnelles [3] contenant un des termes suivants : possible, probable, vraisemblable, certain, sûr ainsi que la locution il se peut, suivies d’une complétive avec un verbe à l’indicatif ou au subjonctif [4]. Cela nous a permis de constituer un corpus de 826 formes verbales [5].
2.2 – Quelques précautions élémentaires
6 La récurrence des expressions conjecturales n’est pas la seule caractéristique des aventures de Bob Morane qui retient l’attention du grammairien. Elles regorgent également de coquilles, bourdons et fautes de français de tout crin [6] – inadvertances qu’on pourrait taire si elles n’étaient pas sans conséquence sur l’objet de notre étude.
7
Parmi les nombreuses hésitations orthographiques, il en est en effet une qui touche directement l’identification des modes ; il s’agit du flou dans l’usage de l’accent circonflexe :
8
Toutefois, les hésitations touchent l’ensemble des mots et s’étendent à d’autres accents que circonflexe (pour ne rester que dans ce territoire strictement délimité dans le domaine de l’orthographe qu’est l’accent graphique), constatation qui incite à considérer le corpus avec une double prudence :
- L’hypothèse d’une maîtrise imparfaite du système graphique semblant être fondée, nous devrons relativiser nos observations et considérer comme formes indifférenciées en mode les formes verbales homophones pour lesquelles des graphies seulement distinctes par l’accent sont rencontrées. Ainsi, la forme eut sera-t-elle considérée comme indifférenciée en mode, du fait que, chez notre auteur, elle peut alterner librement avec eût, et inversement.
- L’hypothèse d’une maîtrise incomplète de l’usage des modes ne pouvant pas être totalement écartée (v. supra exemples [6] & [7]), les éventuelles conclusions que nous en viendrons à formuler seront nécessairement considérées avec réserve.
3 – Organisation du corpus
3.1 – Inventaire des expressions de la conjecture
9 Des différentes expressions que nous avons choisi de retenir pour composer notre corpus – il est possible / probable / vraisemblable / certain / sûr, il se peut, soit les plus proches de celles que l’on trouve dans l’hypothèse guillaumienne [7] – c’est il est probable que qui est la plus employée par Henri Vernes : ses 377 occurrences représentent plus de 40 % du corpus étudié.
10 Les concepts de « possible », « probable » et « certain » connaissent toutefois sous sa plume des modulations d’une grande amplitude. En tout, ce sont quelque 41 [8] formulations différentes que nous avons répertoriées, dont nous donnons ci-dessous la liste alphabétique, accompagnée de l’indication de répartition des occurrences :
3.2 – Agencement des expressions de la conjecture entre les deux pôles du possible et du certain
11
Si on veut agencer les expressions répertoriées entre les deux pôles du possible et du certain, c’est-à-dire les inscrire de manière ordonnée dans un schéma tel le schéma guillaumien reproduit au § 1 où l’on part du possible le plus possible pour aller vers le certain le plus certain, on bute sur une première difficulté : les expressions négatives (dont la négation peut être exprimée par un préfixe – il est impossible / improbable /… – ou par un morphème indépendant – il n’est pas certain / pas possible…, voire par le seul sémantisme – il est peu probable, il est de moins en moins certain…) sont difficiles à placer sur le même schéma que les autres, à l’exception peut-être de l’expression il n’est pas impossible, doublement négative. Certes, il est relativement aisé de les agencer entre elles, mais il est nettement moins aisé de les placer entre les deux pôles du « possible » et du « certain ».
Nous sommes pleinement consciente du caractère peu rigoureux, presque intuitif, et par là contestable, de notre échelonnement ; mais ceci est délibéré. Nous verrons que dans nombre de cas les expressions recensées peuvent être modulées par différents éléments contextuels, parmi lesquels figure le mode utilisé en complétive ; une occurrence donnée pourra ainsi selon le cas monter ou descendre sur l’échelle, pour se rapprocher ou s’éloigner du possible ou du certain. Étant donné l’objectif de notre étude, nous ne pouvons prendre ces modulations en considération, cela reviendrait à mettre la charrue avant les bœufs.
4 – Distribution des modes
12 Examinons le corpus sur le plan de la distribution des modes gouvernés par l’ensemble des expressions relevées. La répartition est la suivante :
13 Mis en regard du tableau A, le tableau révèle d’emblée que les choses ne sont pas aussi simples dans le corpus que dans l’hypothèse guillaumienne. On s’attendrait en effet à trouver dans notre corpus autant d’occurrences de il est possible [9] que d’occurrences de subjonctifs ; or, les chiffres sont de 170 occ. de l’une pour 211 de l’autre.
14 Si on prend en considération les nombreuses modulations de il est possible qu’atteste le corpus [10] (il est possible mais non certain, possible sinon probable, possible sinon certain, fort possible…), on ne trouve pas davantage l’équilibre : les chiffres sont de 237 occ. d’expressions impliquant l’adjectif possible pour 211 subjonctifs.
15 Ce premier constat contraint à un retour à l’hypothèse guillaumienne, où l’on décèlera un conflit entre le développement théorique et le schéma qui est supposé en rendre compte. Car si Guillaume échelonne les différents degrés du « probable » entre le « possible » et le « certain » (1929 : 33), il donne expressément le « probable » comme l’égal du « certain » (l’équation « Probable = Certain » de la page 33 est sans ambiguïté). Bien qu’il s’explique sur cette conclusion d’identité, nous nous demandons si Guillaume n’a pas postulé, plutôt que proprement constaté, l’idée selon laquelle « probable » et « certain » gouvernent le même mode indicatif. Nous ne prétendrons pas qu’une étude de corpus comme celle que nous développons ici [11] puisse valider ou invalider la démarche guillaumienne, mais au vu de nos exemples, nous préférons opter pour une interprétation différente du schéma guillaumien.
16 Notre hypothèse de travail, nuançant l’hypothèse guillaumienne, sera que les expressions situées au plus près du pôle du « possible » tendent à gouverner le subjonctif ; celles qui se trouvent au plus près du pôle du « certain » (dont celles du probable) tendent à gouverner l’indicatif. Selon cette hypothèse, plus on s’éloigne du pôle du « possible », plus la tendance à gouverner le subjonctif devrait s’affaiblir au bénéfice de l’indicatif – et inversement. Cette hypothèse, moins monolithique que l’hypothèse guillaumienne de 1929, trouverait parfaitement sa place dans les développements ultérieurs de la psychomécanique, exacerbant le concept de continuum.
17 L’étude à laquelle nous allons nous livrer consistera dès lors à rechercher les corrélations entre le mode gouverné et la polarité (attraction vers le pôle du possible ou vers celui du certain) de chaque expression relevée.
4.1 – Tendances du corpus
18 Au vu de la distribution des modes dans le corpus, et abstraction faite des formes verbales indifférenciées (sur lesquelles nous reviendrons en toute fin d’étude), l’expression de la conjecture dans les aventures de Bob Morane s’orienterait plus vers le pôle du « certain » : les indicatifs représentent plus de la moitié du corpus étudié, alors que les subjonctifs n’en représentent que le quart.
19 Si nous dissocions les verbes gouvernés par les expressions négatives et non négatives, nous obtenons les répartitions suivantes :
20 La tendance relevée sur l’ensemble du corpus s’accuse légèrement dans l’environnement des expressions non négatives, mais s’inverse totalement dans celui des expressions négatives.
21 Ces dernières n’avaient pas trouvé leur place dans le schéma guillaumien. L’inversion de tendance constatée conduirait à les regrouper du côté où sévit le subjonctif, à savoir du côté du pôle du « possible ». À ce point-ci de notre étude, il s’agit d’une nouvelle hypothèse qui demande, elle aussi, une vérification expérimentale, et qui est en outre logiquement contrainte : elle ne peut être vraie que si l’hypothèse guillaumienne se vérifie. Nous traiterons donc distinctement les chiffres liés aux expressions non négatives et négatives, de même que les chiffres liés aux formes indifférenciées.
4.2 – Expressions non négatives
22 Considérons tout d’abord les expressions non négatives (cf. tableau en annexe pour le détail) :
23 La distribution des modes qu’elles gouvernent appelle différents commentaires.
4.2.1 – Gouvernant l’indicatif
4.2.1.1 –
24
Tout d’abord, nous observons une concentration des indicatifs à proximité du pôle du « certain ». La fréquence d’emploi de ce mode culmine avec des expressions, peu fréquentes il est vrai, comme il est hors de doute, il est presque certain, il est quasi certain,il est plus que probable voire certain :
4.2.1.2 –
25 Toutefois, si nous classons les expressions relevées en fonction de leur affinité avec l’indicatif :
26 nous ne pouvons que nous étonner de la marge importante d’indicatifs générés par des expressions comme il est possible (17,6 %) ou il est fort possible (9,1 %) – ces déviances apparaissent en italiques dans le tableau F.
27 Les exemples demandent ici quelques éclaircissements.
4.2.1.3 –
28
Dans la plupart des cas déviants concernés (22 sur 40 cas retenus comme tels, soit 55 %), les verbes à l’indicatif gouvernés par ces expressions du pôle du « possible » sont au futur (futur simple, futur du passé et futur périphrastique [13]) :
4.2.1.4 –
29 Tous les cas marginaux du corpus ne s’expliquent toutefois pas de la sorte.
30
On pourrait alléguer que pour certains des exemples résiduels, l’indicatif (avec son découpage en trois époques temporelles) semble apte à exprimer plus subtilement que ne l’aurait fait le subjonctif (avec ses deux visées) les rapports temporels d’antériorité, de simultanéité et de postériorité :
4.2.1.5 –
31
D’autres pistes doivent en revanche être écartées. Ainsi, dans les cotextes au passé :
4.2.2 – Gouvernant le subjonctif
32 Considérons maintenant les cas de subjonctifs relevés dans l’environnement des expressions non négatives.
4.2.2.1 –
33 Si on procède au classement des expressions conjecturales en fonction de leur affinité avec le subjonctif, on est à nouveau surpris de la marge importante de subjonctifs gouvernés par des expressions que nous avions rencontrées à proximité du pôle du certain :
34
En effet, si la présence parmi les expressions gouvernant majoritairement le subjonctif de il est possible n’a rien pour surprendre :
4.2.2.2 –
35
Écartons d’emblée l’entorse que constitue la seule occurrence de il y a de grandes probabilités :
36 D’autres cas pourront être écartés presque aussi aisément.
37
Il y a tout d’abord ceux dont l’expression conjecturale, bien que localisée à proximité du pôle du « certain », est inscrite dans une construction interrogative (5 cas sur les 76 subjonctifs déviants que nous nous donnons à commenter) :
38
Même facilité à rendre compte des cas (13 sur 76) où le subjonctif est davantage lié à la formulation d’une hypothèse dans la complétive qu’à l’expression conjecturale :
4.2.2.3 –
39 Toutefois, une grande part des subjonctifs déviants qui ont retenu notre attention échappe à toutes ces explications. Et prolonger ici le raisonnement que nous tenions plus haut sur le statut énonciatif des exemples en cause (pour dire que, de temps en temps, le narrateur semble renoncer, ou feindre renoncer, à son omniscience) n’est guère convaincant – faute de pouvoir nous appuyer sur une étude globale du « style » d’Henri Vernes.
40
Il ne nous paraît toutefois pas inopportun de signaler, pour prendre une piste alternative, que l’ensemble des cas résiduels est lié à la présence du terme probable :
41
L’exemple suivant donnerait une parfaite illustration de ce fait :
42 Ces exemples-ci sont encore intéressants dans le cadre de notre hypothèse. Nous soulignions en effet lorsque nous la formulions (§ 4) la réversibilité du principe (plus on s’éloigne du pôle du possible, plus la tendance à gouverner le subjonctif devrait s’affaiblir au bénéfice de l’indicatif – et inversement) [16]. Des exemples comme ceux que nous venons de traiter cautionnent cette idée de réversibilité, en nous montrant clairement que s’il est vrai que tout ce qui est plus que possible tend vers l’indicatif, tout ce qui est moins que certain tend vers le subjonctif.
4.3 – Les expressions négatives
43 Venons-en aux expressions négatives.
44 Peu fréquentes dans notre corpus (bien que fort diversifiées), elles ont comme principale caractéristique de gouverner davantage de subjonctifs que d’indicatifs :
45 inversant la tendance générale de notre corpus d’une manière suffisamment nette pour justifier un traitement distinct.
46
Signalons d’emblée que la tendance modale relevée ici était déjà signalée par Guillaume, au moins pour ce qui relève de la « probabilité négative » (1929 : 45) :
De là l’emploi du mode subjonctif : il n’est pas probable qu’il vienne.
Cette dernière construction signifie que l’excès de chances d’être contenu dans la notion de probable n’était pas entièrement détruit par la négation au moment où le verbe a pris rang dans la chaîne parlée.
47
Dans le corpus, nous relevons 4 fois l’indicatif gouverné par une expression conjecturale négative :
48 Une seconde observation est que dans tous les cas nous nous trouvons face à des indicatifs futur simple ([34]) ou futur du passé [35]-[37]). Nous retrouvons donc ici le mécanisme compensatoire entre expression modale et expression temporelle de la conjecture déjà rencontré précédemment (§ 4.2.1.3.).
5 – Les formes indifférenciées
49 Il reste à considérer la portion du corpus d’étude constituée des formes verbales que nous avons appelées indifférenciées.
50
Rappelons qu’après avoir constaté un grand flou orthographique dans les Aventures de Bob Morane, nous avons été amenée à ranger ici deux variétés de formes verbales :
- aux côtés des formes verbales indifférenciées en mode dont l’indifférenciation graphique est légitimée par l’usage (80 cas sur les 150 recensés, soit 53 %) :
- des formes verbales graphiquement différenciées dans l’usage, mais homophones (70 cas, soit 47 % des formes dites indifférenciées) et pour cette raison peut-être mal orthographiées dans le corpus :
5.1 – Formes homographiques
51 L’indifférenciation graphique touche essentiellement les verbes en –er, dont toutes les formes du subjonctif présent coïncident soit avec des formes de l’indicatif présent (trois personnes du singulier et 3e du pluriel), soit avec des formes de l’indicatif imparfait (1re et 2e personnes du pluriel).
52 On retrouve ces formes homographiques associées aux expressions conjecturales suivantes :
5.1.1 –
53 En tenant compte de ce qui précède, on pourra orienter vers l’indicatif l’interprétation des formes homographiques gouvernées par des expressions conjecturales au plus proche du pôle du « certain » :
5.1.2 –
54
On pourra de même orienter vers le subjonctif l’interprétation des formes homographiques gouvernées par des expressions conjecturales au plus proche du pôle du « possible » :
5.1.3 –
55
Restent les expressions gravitant autour du concept de « probable » (à savoir essentiellement celles qui impliquent le terme probable). Notre corpus de formes différenciées les montre gouvernant majoritairement des indicatifs, ce qui peut nous inciter à orienter en ce sens les nombreuses formes indifférenciées que nous avons relevées :
5.1.4 –
56 L’analyse peut encore être orientée, dans un sens ou dans l’autre, lorsque la forme homographique est coordonnée avec une forme différenciée dont le mode est sans ambiguïté :
5.1.5 –
57 En revanche, les « règles » de concordance des temps ne sont d’aucun secours dans l’orientation de l’interprétation des formes homographiques. Examinons deux exemples.
58
Le premier implique une expression conjecturale construite autour d’un verbe à l’indicatif présent – cas de figure le plus fréquent dans le corpus :
59
Le second exemple implique l’unique occurrence relevée d’expression du « probable » à l’imparfait gouvernant une forme non différenciée :
5.1.6 –
60 Pour conclure, on dira donc que la polarité des expressions conjecturales en cause et les tendances statistiques dégagées par l’étude de la partie du corpus dont les formes peuvent être étiquetées sans ambiguïté permettent souvent de désambiguïser les formes verbales homographiques, mais que d’autres informations peuvent venir tantôt renforcer tantôt réorienter l’interprétation.
5.2 – Formes homophones
61 Le traitement des formes homophones sera, comme annoncé, tout à fait différent de celui des formes homographiques, légitimement indifférenciées.
62 En admettant que la graphie adoptée par l’auteur soit dans tous les cas conforme au mode souhaité, les 70 formes homophoniques se distribueraient comme suit :
63 Ce tableau appelle des commentaires variés.
5.2.1 – Verbes adoptant la forme graphique du subjonctif
64 Globalement, les subjonctifs seraient ici beaucoup plus nombreux que les indicatifs : on dénombre en effet 74 % de subjonctifs (52 occ.) pour 26 % d’indicatifs (18 occ.), alors que la répartition des modes sur l’ensemble du corpus (hors formes indifférenciées) donne 31 % de subjonctifs pour 69 % d’indicatifs.
65
Si cette proportion est conforme à la tendance générale dans le cas des expressions conjecturales négatives (90 % de subjonctifs pour 10 % d’indicatifs ici, quand pour le reste du corpus, abstraction faite des formes dites indifférenciées, le rapport est de 93 % / 7 %) :
66 Il ne faut pas perdre de vue cependant que l’homophonie étudiée ici ne concerne de fait que les formes du passé simple et du subjonctif imparfait, qui plus est à la seule 3e personne du singulier. Pour le reste du corpus, 2 paradigmes du subjonctif (présent et imparfait) [19] affrontent 6 paradigmes de l’indicatif (passé simple, imparfait, présent, futur, futur périphrastique et futur du passé), ce qui laisse présager un rapport de forces en faveur des seconds. Dans le cas des formes homophones, la lutte est égale : une forme du subjonctif face à une forme de l’indicatif.
67
Mais cette modification du rapport de forces n’explique pas tout. Si on examine les choses de près, c’est-à-dire en mettant les formes verbales en relation avec les expressions conjecturales qui les gouvernent, on a une impression de désordre total. On relève par exemple que il est probable gouverne ici une majorité de subjonctifs graphiques et que plus on s’approche du pôle du « certain », plus la proportion de ces subjonctifs augmente :
5.2.2 – Verbes adoptant la forme graphique de l’indicatif
68 La plupart des indicatifs graphiques que nous rencontrons dans la suite d’expressions localisées à proximité du pôle du « possible » sont, eux, clairement déviants.
69
Si à la rigueur, sut pourrait être considéré comme une variante, inattendue, de savait dans l’exemple ci-dessous :
70
Improbable indicatif aussi que la forme put gouvernée par une expression conjecturale négative :
5.2.3 – Bilan
71 Que conclure de l’examen rapide de ces derniers exemples ?
72 Si par précaution, craignant des interférences du fait du nombre impressionnant de « coquilles » rencontrées dans les aventures de Bob Morane, nous avions isolé les formes verbales homophones du reste de notre corpus, les déviances relevées vont toutes dans le même sens : la plupart des formes homophones orthographiées comme des passés simples doivent être interprétées comme des subjonctifs imparfaits, alors que les formes homophones orthographiées comme des subjonctifs imparfaits sont réellement des subjonctifs imparfaits. [21]
6 – Conclusion
73 L’hypothèse guillaumienne de la distribution des modes associait le subjonctif au concept de possible et l’indicatif au concept de certain, dont celui de probable était donné comme une des facettes.
74
Après avoir agencé intuitivement les expressions conjecturales que nous avons relevées dans les aventures de Bob Morane entre les pôles du possible et du certain, nous avons, dans l’examen des corrélations entre expressions conjecturales et mode, noté :
- une concentration des indicatifs à proximité du pôle du certain et une concentration (moins nette, mais aussi sur un corpus moins nombreux) des subjonctifs à proximité du pôle du possible ;
- une dilution progressive à mesure que l’on s’écarte de l’un et l’autre de ces deux pôles
75
Toutefois, même au contact des deux pôles du possible et du certain, nous avons relevé des écarts : des indicatifs gouvernés par l’expression sans ambiguïté du possible, des subjonctifs gouvernés par l’expression sans ambiguïté du certain. Différents facteurs entrent alors en considération :
- l’indicatif peut être préféré au subjonctif en raison de son raffinement temporel ou, mais cela reste à vérifier, pour des raisons relevant de la stratégie d’écriture (narrateur omniscient) ;
- le subjonctif peut être préféré à l’indicatif en raison d’interférences avec différents processus syntaxiques (construction hypothétique, imbrication des constructions conjecturales…) ou sémantiques (mise sous débat, négation).
76 Que les cas soient conformes à l’hypothèse ou déviants, les corrélations révélées par notre corpus sont si fortes et si régulières que l’on peut faire des prévisions fiables sur le choix du mode. Cela nous a permis :
- d’orienter l’interprétation des formes verbales qui adoptent une graphie proprement indifférenciées en mode (homographie stricte) ;
- de réinterpréter les formes verbales qui adoptent une graphie improprement indifférenciée en mode en raison d’une maîtrise imparfaite du système graphique (homophonie seule).
Occurrences = nombre total d’occurrences relevées pour chaque expression-source ; Répartion : répartition des occurrences entre les différents modes ; % expression = conversion en % du nombre d’occurrences ; % mode = conversion en % du nombre d’occurrences par rapport au nombre total d’occurrences pour chaque mode ; % corpus = conversion en % du nombre d’occurrences par rapport au nombre total d’occurrences du corpus
I = nombre d’occurrences de l’expression gouvernant l’indicatif ; II = nombre d’occurrences de l’expression gouvernant une forme indifférenciée ; III = nombre d’occurrences de l’expression gouvernant une forme au subjonctif
8. Références bibliographiques
8.1. Les aventures de Bob Morane
-
8.1.1. Chez Marabout (Verviers) :
La Vallée infernale (1953) ; L’Héritage du flibustier (1954) ; Panique dans le ciel (1954) ; Sur la piste de Fawcett (1954) ; La vallée des Brontosaures (1955) ; Le Sultan de Jarawak (1955) ; Les Secret des Mayas (1955) ; Oasis K ne répond plus (1955) ; La Cité des sables (1956) ; La Croisière du Mégophias (1956) ; La Marque de Kâli (1956) ; Le masque de jade (1956) ; Les Monstres de l’espace (1956) ; Échec à la main noire (1957) ; L’Empereur de Macao (1957) ; Les Démons des cataractes (1957) ; L’Idole verte (1957) ; Les Compagnons de Damballah (1958) ; Les Dents du tigre (1958) ; Les géants de la Taïga (1958) ; L’Orchidée noire (1958) ; Tempête sur les Andes (1958) ; La Couronne de Golconde (1959) ; L’Ombre Jaune (1959) ; La Revanche de l’Ombre Jaune (1959) ; Le Démon solitaire (1959) ; Le Maître du silence (1959) ; La Vallée des 1000 soleils (1960) ; Le Châtiment de l’Ombre Jaune (1960) ; Le Diable du Labrador (1960) ; Le Retour de l’Ombre Jaune (1960) ; L’Espion aux cent visages (1960) ; L’Homme aux dents d’or (1960) ; Le Dragon des Fenstone (1961) ; Le Temple des crocodiles (1961) ; Les Mangeurs d’atomes (1961) ; Les Sosies de l’Ombre Jaune (1961) ; Trafic aux Caraïbes (1961) ; Formule X33 (1962) ; La Galère engloutie (1962) ; La Voix du mainate (1962) ; Le Club des longs couteaux (1962) ; Le Lagon aux requins (1962) ; Le Masque bleu (1962) ; L’Ennemi invisible (1962) ; Les Semeurs de foudre (1962) ; Les Yeux de l’Ombre Jaune (1962) ; Mission pour Thulé (1962) ; La Guerre des baleines (1963) ; La Rivière de perles (1963) ; La Vapeur du passé (1963) ; Les sept Croix de plomb (1963) ; Opération Wolf (1963) ; Escale à Felicidad (1964) ; Le Camion infernal (1964) ; L’Ennemi masqué (1964) ; Les Joyaux du Maharajah (1964) ; L’Œil d’émeraude (1964) ; Mission à Orly (1964) ; S.S.S. (1964) ; La Cité de l’Ombre Jaune (1965) ; Le Président ne mourra pas (1965) ; Le Secret de l’Antarctique (1965) ; Les Guerriers de l’Ombre Jaune (1965) ; Les Jardins de l’Ombre Jaune (1965) ; Terreur à la Manicouagan (1965) ; Le Collier de Çiva (1966) ; Le Roi des archipels (1966) ; Organisation Smog (1966) ; Xhatan, Maître de la Lumière (1966) ; Le Cratère des immortels (1967) ; Le Samouraï aux 1000 soleils (1967) ; Le Talisman des Voïvodes (1967) ; Un Parfum d’Ylang-Ylang (1967) ; Les Crapauds de la mort (1967) ; L’Empreinte du crapaud (1968) ; Les Papillons de l’Ombre Jaune (1968) ; Les Satellites de l’Ombre Jaune (1968) ; Les Captifs de l’Ombre Jaune (1968) ; Alias M.D.O. (1968) ; Les Masques de soie (1969) ; Les Sortilèges de l’Ombre Jaune (1969) ; Menace sous la mer (1969) ; L’Oiseau de feu (1969) ; Les Tours de cristal (1970) ; Commando épouvante (1970) ; Les Bulles de l’Ombre Jaune (1970) ; La Piste de l’ivoire (1970) ; L’île du passé (1970) ; Rendez-vous à nulle part (1971) ; Panne sèche à Serado (1973) ; Le Secret des sept temples (1973) ; Les Requins d’acier (s.d. [1955]) ; Opération Atlantide (s.d. [1956]) ; La Fleur du sommeil (s.d. [1957]) ; L’Héritage de l’Ombre Jaune (s.d. [1963]). -
8.1.2. Chez Lefrancq (Bruxelles) :
Dans le Triangle des Bermudes (1998) ; Les yeux du brouillard (1998) ; L’Exterminateur (1998) ; Le jade de Séoul (1998) ; La Panthère des hauts plateaux (1998) ; Les Démons de la Guerre (1998) ; Les larmes du soleil (1998) ; Le réveil de Kukulkan (1998).
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8.1.1. Chez Marabout (Verviers) :
8.2 Linguistique
- Brunot F., 19533, La pensée et la langue, Paris, Masson, 3e édition.
- Guillaume G., 1929, Temps et verbe, Paris, Champion.
- Martin R., 1971, Temps et aspect, Paris, Klincksieck.
- Moignet G., 1981, Systématique de la langue française, Paris, Klincksieck.
- Wilmet M., 1976, Étude de morphosyntaxe verbale, Paris, Klincksieck.
- Wilmet M., 19782, Gustave Guillaume et son école linguistique, Paris-Bruxelles, Nathan-Labor.
- Wilmet M., 20033, Grammaire critique du français, Bruxelles, Duculot, 3e édition.
NOTES
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[*]
Université Libre de Bruxelles
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[1]
Recensement arrêté au 31 décembre 2005 ; trois volumes s’ajoutent chaque année à la liste.
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[2]
C’est pourquoi nous n’avons procédé au dépouillement que d’un petit nombre des textes récents. Pour la liste des textes lus, nous renvoyons à la bibliographie en fin d’article.
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[3]
Nous avons retenu les expressions unipersonnelles exclusivement pour éviter d’avoir à traiter d’éventuelles interférences entre le concept de possible-certain et celui de la personne.
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[4]
Dans nos relevés, le « conditionnel » est assimilé à une forme de l’indicatif ; le « conditionnel passé 2e forme » est ramené à un subjonctif. Ce choix nous est imposé par la morphologie : le « conditionnel » combine les marques flexionnelles du futur et de l’imparfait, deux temps de l’indicatif ; le « conditionnel passé 2e forme » emprunte ses formes au subjonctif plus-que-parfait. Pour le détail de l’organisation du système verbal, on se reportera à Wilmet 2003.
-
[5]
Le dénombrement porte au départ sur les seules formes verbales des complétives. Lorsque plusieurs formes verbales sont concaténées ou coordonnées dans une complétive, elles sont comptabilisées distinctement. Dans ces cas particuliers, nous avons considéré, de manière artificielle, que l’expression conjecturale distributive apparaissait autant de fois qu’il y avait de formes concaténées ou coordonnées, ce qui nous permettait d’harmoniser le nombre des occurrences de formes verbales et celui des expressions conjecturales.
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[6]
Et ce, de l’édition originale à l’ultime réédition.
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[7]
L’expression il est réel que, intégrée dans le schéma guillaumien, n’apparaît pas dans les textes qui ont servi à l’établissement du corpus.
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[8]
Plus si on prend en considération quelques variantes syntagmatiques (ponctuation, incise…).
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[9]
Bien que la synonymie ne soit pas sûre, les expressions du type il est même possible/probable n’ont pas été différenciées de il est possible/probable même.
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[10]
Le schéma guillaumien est, lui, sans nuance pour le domaine du possible.
-
[11]
Qui plus est, l’étude d’un corpus sur la fiabilité duquel nous avons nous-même émis quelques réserves.
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[12]
Sont alors concernées les expressions il est possible/fort possible/probable/probable sinon certain/fort probable/certain, qui représentent à elles seules 703 occurrences sur les 826 que compte le corpus (85,1 %).
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[13]
Pour les raisons qui incitent à ne pas traiter distinctement ces 3 « tiroirs » verbaux, autrement dit pour une approche unitaire du futur, nous renvoyons à Wilmet (2003 : §§ 481-487 & 521-534).
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[14]
Une variante sans pour ne nous a pas semblée exclue, raison pour laquelle nous avons assimilé cette construction à une complétive.
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[15]
Les exemples concernés ici illustrent par ailleurs une construction personnelle. Ils sont donc doublement marginaux dans notre corpus.
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[16]
Cette réversibilité est absente de l’hypothèse guillaumienne, du fait sans doute que celle-ci s’inscrit dans le cadre de la chronogénèse : le temps est irréversible.
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[17]
La présence de « ne » nous semble ici intempestive.
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[18]
Nous tendons à nous rallier à l’opinion de Brunot (1953 : 782) selon laquelle de telles règles n’existent pas en français.
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[19]
Nous faisons ici l’économie des variantes composées et surcomposées de ces paradigmes.
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[20]
Ici encore, confusion vraisemblable d’homophones.
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[21]
En d’autres termes, l’erreur orthographique consiste davantage à omettre l’accent circonflexe là où il serait nécessaire qu’à l’ajouter là où il n’en faut pas.