Couverture de TL_048

Article de revue

La petite marque bon, l'indice d'un accord en cours de négociation

Pages 7 à 19

Notes

  • [*]
    Nous tenons à remercier L. Melis pour ses commentaires sur la version antérieure de ce texte.
  • [1]
    C’est nous qui soulignons.

1 Compte rendu de :

  • Fradin B., 2003, Nouvelles approches en morphologie, Paris, PUF.
  • Fradin B. et Kerleroux F. (éds), 2003, Langages 152. Quoi de neuf en morphologie ?, Paris Cedex, Larousse.
  • Dal G. (éd.), 2003, Langue Française 140. La productivité morphologique en questions et en expérimentations, Paris Cedex, Larousse.
La morphologie est en plein mouvement. En témoignent trois publications parues en 2003 consacrées principalement aux nouveaux développements dans le domaine de la morphologie. Le livre de Fradin (2003), intitulé Nouvelles approches en morphologie, se propose de « faire connaître au public français les débats qui ont animé le champ de la morphologie ces dernières années, à en retracer les enjeux, à en montrer les acquis sans dissimuler les problèmes qu’ils soulèvent» (Fradin, 2003 : 1). En effet, il ne constitue pas un manuel traitant de façon systématique les différents phénomènes morphologiques, mais il prend plutôt la forme d’un essai théorique qui « expose et discute des idées et des démarches » (Fradin, 2003 : 1) et qui relègue les résultats de la recherche au second plan.

2 En illustrant comment les nouveaux acquis de la morphologie ont été traduits dans la pratique de la recherche, les articles réunis dans Langages 152 et Langue Française 140 constituent un complément utile à l’ouvrage de Fradin. Là où la première revue offre un panorama assez diversifié, la deuxième se concentre plus spécifiquement sur la question de la productivité en morphologie.

3 Le livre de Bernard Fradin comporte deux grandes parties. La première, « Approches de la morphologie », esquisse l’évolution d’une approche morphématique à une approche lexématique des recherches récentes dans le domaine morphologique. La Morphologie Morphématique Combinatoire (MMC), en vigueur depuis la première moitié du XXe siècle, considère les unités complexes comme des combinaisons de signes minimaux et atomiques, les morphèmes, déterminés par un rapport forme/ sens immédiat. Le modèle présente l’avantage de la simplicité et de l’homogénéité, mais implique tant des problèmes empiriques, d’analyse, que théoriques, comme l’argumente et l’illustre de façon approfondie Fradin (2003 : 38-77). Par exemple, les phénomènes morphologiques non concaténoires tels que la circumfixation (p.ex. ge-vogel-te) et non segmentaux comme la réduplication et la métathèse posent des problèmes insurmontables à ce modèle. La remise en cause de cette approche a conduit à l’abandon de la notion de morphème et à la naissance de la Morphologie Lexématique Classique (MLC). Celle-ci promeut la notion de lexème, une «unité multidimensionnelle abstraite des formes actuelles» (Fradin, 2003 : 132), comme unité de base de la morphologie et avance une analyse processuelle des unités complexes : celles-ci sont construites par l’application de fonctions sur le lexème. Par rapport à la MMC, le pouvoir explicatif de la MLC s’étend : Fradin (2003 : 137-166) démontre que huit phénomènes morphologiques qui restaient hors de la portée de l’approche MMC, notamment les flexifs, la supplétion et la conversion, reçoivent une analyse satisfaisante dans le modèle MLC. Le grand mérite de l’ouvrage consiste cependant dans le fait que l’auteur dénonce aussi les limites de cette approche : elle se voit en premier lieu confrontée avec des problèmes liés au formalisme et, en deuxième lieu, elle se concentre essentiellement sur la morphologie flexionnelle, de sorte que son extension aux autres domaines morphologiques, notamment à la morphologie constructionnelle (la composition et la dérivation), pourrait poser des problèmes.

4 C’est précisément dans la deuxième partie du livre, à savoir « L’ancrage lexical de la morphologie », que Fradin aborde cette problématique. L’auteur y développe une approche adaptée à la morphologie constructionnelle qui prend en compte les rapports entre la morphologie et le lexique. Ce modèle soulève la question de savoir si le lexème peut toujours servir d’unité de base des procédés de la morphologie constructionnelle : ceci impose au lexème d’être spécifié sémantiquement au lieu d’assumer le rôle d’une entité sous-spécifiée ou abstraite que lui accordait la MLC. Fradin (2003 : 263-307) termine son livre par l’étude approfondie de la suffixation en -able et des parasynthétiques, deux phénomènes morphologiques qui défient son modèle de rendre compte des irrégularités en morphologie constructionnelle.

5 Cet ouvrage est susceptible de capter l’intérêt de tous ceux qui aiment approfondir leurs acquis en morphologie, et plus spécifiquement leurs connaissances relatives à l’évolution de la morphologie pendant ce dernier siècle et à la place qu’elle occupe désormais parmi les autres domaines linguistiques. Cependant, il ne se restreint pas à la description systématique de faits théoriques, mais ouvre également quelques nouvelles pistes pour l’analyse morphologique proprement dite. Les parties consacrées à la conversion, aux phénomènes morphologiques extra-grammaticaux et aux suffixes -able et -ure nous apparaissent particulièrement bien élaborées et inspiratrices. L’échantillon de langues examinées est en outre très diversifié (entre autres le français, le néerlandais, l’allemand, l’anglais, l’italien, le hongrois, le grec, le russe, le nahuatl, le pagasinan). À cela s’ajoute que l’ouvrage est pourvu d’une bibliographie très riche et variée et d’un index complet.

6 Quelques remarques s’imposent toutefois. En premier lieu, les gabarits employés pour représenter les propriétés morphologiques et sémantiques d’un lexème pourraient être mieux explicités afin de les rendre compréhensibles au lecteur laïc et de ne pas lui laisser échapper des informations importantes. Du point de vue du contenu, nous ne souscrivons pas au statut purement grammatical que Fradin attribue aux adpositions : en se fondant uniquement sur l’exemple de prépositions incolores telles que à et de, Fradin (2003 : 19) affirme que « les adpositions peuvent n’avoir qu’un apport grammatical, extrêmement sous-déterminé ». La prise en compte d’autres prépositions pourvues d’un sémantisme plus plein, telles que sur, avant et malgré, montrerait la fausseté de cette thèse. En plus, il ne nous semble pas non plus correct d’affirmer que les adpositions ne puissent jamais fonctionner comme têtes (Fradin, 2003 : 20), mais cette discussion nous mènerait trop loin. Nous regrettons que Fradin ne se soit pas attardé davantage à la distinction entre unités morphologiquement et syntaxiquement construites (Fradin, 2003 : 195-206). A notre avis, les frontières entre ces deux phénomènes ne sont pas aussi nettes que l’auteur le prétend : l’exploitation du critère de l’exocentricité, par exemple, aurait rapproché un sous-sol et un sous verre que Fradin (2003 : 196, 199) oppose toutefois en fonction de leur formation morphologique et syntaxique respectivement. Une question qui y est liée est celle de l’interface entre syntaxe et morphologie : Fradin (2003 : 261) la méconnaît, tout en affirmant dans la partie consacrée au suffixe -able que la valence syntaxique d’un verbe a un impact prépondérant sur la formation de ses dérivations et sur leur productivité. Notons finalement que l’ouvrage n’est pas dépourvu de fautes typographiques (p.ex. chacun deux (p. 64), intrument (p. 219), dégeuler (p. 289), affixes dérivationnel (p. 292)) ou d’erreurs. Par exemple, la phrase-exemple (18) à la page 275 contient la forme verbale ont abrogé là où Fradin veut en fait démontrer la grammaticalité de l’emploi de l’adjectif abrogeable dans cette phrase.

7 Il est évident que ces imperfections ne portent pas atteinte à la valeur globale du livre, qui a le grand mérite de relancer le débat parmi les morphologues et d’ouvrir de nouvelles perspectives pour les recherches en morphologie.

8 Le numéro 152 de Langages, intitulé Quoi de neuf en morphologie? et édité par Bernard Fradin et Françoise Kerleroux, s’enchaîne parfaitement à l’ouvrage de Fradin. Il s’ouvre sur une introduction de la part des éditeurs, qui donne un bref aperçu des développements récents en morphologie, à savoir sa conquête d’autonomie par rapport à la syntaxe et à la phonologie, son évolution d’une approche morphématique à une analyse lexématique et son ancrage sur le lexique. Cette introduction est suivie de cinq articles qui illustrent à la fois la multiplicité des sujets et la diversité des approches que couvrent les recherches morphologiques en synchronie.

9 Dans son article «Morpho-logie : la forme et l’intelligible», F. Kerleroux examine comment repenser la distinction entre dérivation et flexion dans un modèle morphologique qui n’est plus basé sur le morphème, mais, à l’instar de Matthews (1974), sur le lexème. L’auteur y oppose les lexèmes, relevant du domaine de la morphologie constructionnelle, aux mots grammaticaux qui portent les marques flexionnelles. Il est toutefois dommage que Kerleroux ne se prononce pas sur le statut à attribuer aux prépositions qui passent de cette façon de nouveau entre les mailles du filet. Kerleroux présente en plus l’hypothèse de la «morphologie scindée» (cf. notamment Anderson, 1982, 1992), qui divise la morphologie en un secteur dérivationnel et un secteur flexionnel, et la contre-argumente à juste titre en montrant que certains phénomènes morphologiques comme l’allomorphie du radical échappent tant à la flexion qu’à la dérivation.

10 Les deux articles suivants analysent chacun un aspect du système de la suffixation en français. L’étude de S. Aliquot-Suengas porte sur les suffixes -ade, -aie, -aille et -ure dans la mesure que ceux-ci permettent de dériver des noms à référence collective. Elle a le mérite de démontrer qu’il n’existe pas uniquement des régularités dans le domaine de la flexion, mais aussi en morphologie constructionnelle : «la suffixation permet de construire des noms dont le type de référence collective est prédictible parce qu’il est programmé par les régularités de la construction morphologique» (Aliquot-Suengas, 2003 : 46).

11 L’article de B. Fradin aborde la suffixation en -et qui constitue selon lui «le principal procédé de formation des diminutifs en français contemporain» (Fradin, 2003 : 51). Deux innovations de cette étude méritent d’être mentionnées : en premier lieu, la distinction entre une morphologie conceptuelle et une morphologie évaluative, dont relève la morphologie diminutive, et, en deuxième lieu, l’introduction de pôles (Pôle Référent et Pôle Locuteur) dans la description morphologique.

12 La contribution de M. Plénat présente deux particularités par rapport aux autres articles de Langages 152 : elle se situe dans le domaine de la morphophonologie et elle est la seule à se pencher sur une langue autre que le français. L’auteur y étudie de façon approfondie les hypocoristiques espagnols à base de réduplication consonantique (p.ex. Francisco ? Quico) et ceux formés par syncope (p.ex. Francisco ? Paco) et tente d’en déduire un principe sous-jacent universel, à savoir l’inégale valeur des consonnes en tant qu’attaques.

13 O. Bonami et G. Boyé concluent le numéro de Langages par une analyse détaillée de la supplétion en français. Leur article contient quelques indications qui mènent à croire qu’il est possible de décrire la conjugaison du français sans recourir à des classes flexionnelles.

14 Ce survol met bien en évidence la diversité des sujets abordés dans Langages 152. Cependant, comme l’observent aussi les éditeurs (Fradin et Kerleroux, 2003 : 10), aucune contribution ne porte sur la composition ou la préfixation.

15 Si les sujets et les approches présentés dans Langages 152 sont relativement hétérogènes, le numéro 140 de Langue Française, édité par G. Dal, rassemble six articles caractérisés par le dénominateur commun de la productivité en morphologie. Les idées principales sont réunies dans l’introduction de G. Dal ; les autres contributions en illustrent et en approfondissent certains aspects.

16 Dans son introduction, Dal démontre en premier lieu que la notion de «productivité» n’est pas bien définie, bien qu’elle soit ancienne et apparaisse toujours très fréquemment dans des études linguistiques. A en croire l’étude de F. Meunier, la notion s’introduit même progressivement dans de nouveaux domaines, comme celui de la psycholinguistique. Il est d’autant plus urgent d’en proposer une définition univoque.

17 La confusion terminologique liée à la notion de productivité est bien mise en évidence dans l’article de S. Aliquot-Suengas : cet auteur attire à juste titre l’attention sur la nécessité de distinguer trois aspects auxquels renvoie le terme de productivité, à savoir la rentabilité, la fonctionnalité et la disponibilité (Aliquot-Suengas, 2003: 41), et aborde ces trois dimensions séparément dans son analyse du suffixe -ade.

18 D’après Dal (2003 : 5-11), la notion de productivité peut en effet recevoir différentes lectures, et ceci en fonction de l’approche appliquée. Dans une approche purement qualitative, la productivité se définit comme «l’aptitude d’un procédé à former de nouvelles unités lexicales» (Dal, 2003 : 6) et coïncide avec ce que Corbin (1987) et, à son instar, Aliquot-Suengas (2003) appellent la disponibilité. Il n’est toutefois pas correct de qualifier de productifs de nouveaux dérivés qui n’apparaissent que sporadiquement. C’est pourquoi beaucoup de linguistes optent pour une approche qualitativo-quantitative, qui ajoute deux caractéristiques à la définition précédente : un procédé y est appelé productif «s’il permet de forger de façon non intentionnelle un nombre en principe infini de formations» [1] (Dal, 2003 : 7). Que la non-intentionnalité et l’infinitude sont deux propriétés difficiles à vérifier, cela ne fait aucun doute.

19 Aussi de nouvelles méthodes quantitatives ont-elles été développées ces dernières années pour mesurer la productivité d’un phénomène morphologique. L’une des plus connues est certainement l’indice de productivité (I) d’Aronoff (1976) qui stipule que I = V/S’, où V correspond au nombre de dérivés attestés d’un certain procédé morphologique et S’ au nombre de dérivés que ce procédé permet de former. Cette mesure s’est déjà heurtée à de nombreuses critiques : il est en effet difficile, voire impossible à notre avis, de déterminer le nombre actuel et le nombre possible de mots construits. La mesure de Baayen (1992), en revanche, semble plus commode à appliquer, vu qu’elle est destinée à comparer la productivité de procédés morphologiques à l’intérieur d’un corpus donné ou entre différents corpus. La productivité au sens strict (P) y est calculée par la formule n1/N, où n1 correspond au nombre d’hapax construits par un procédé morphologique dans un corpus donné et N au nombre total d’occurrences des lexèmes construits par ce même procédé dans le corpus.

20 Pour une illustration de la mise en œuvre de cette dernière méthode, nous renvoyons à la contribution de Fradin-Hathout-Meunier, qui l’appliquent à la suffixation en -et et -ette et qui en déduisent que ces deux suffixes relèvent de procédés morphologiques différents étant donné que leur productivité quantitative présente des divergences frappantes.

21 Ces types d’approches quantitatives constituent sans doute, comme l’affirme aussi Dal (2003 : 21), une des avancées les plus importantes dans le domaine de la productivité morphologique. Le second progrès considérable observé par Dal (2003 : 21) consiste dans le développement exponentiel de corpus textuels électroniques et dans leur application croissante en morphologie constructionnelle. Ceux-ci prennent en effet de plus en plus le relais de l’intuition du chercheur et de dictionnaires, comme l’illustrent les contributions de F. Namer et de N. Grabar et P. Zweigenbaum. S. Aliquot-Suengas conseille toutefois, à juste titre d’après nous, de ne pas surestimer la valeur d’un tel corpus : « l’analyse relève en première et en dernière instance des décisions du linguiste » (Aliquot-Suengas, 2003 : 54).

22 De l’analyse de ces trois publications, il ressort clairement que la morphologie est aujourd’hui en pleine évolution, tant au niveau théorique qu’au niveau méthodologique. La lecture de ces trois ouvrages en convaincra le lecteur et illustrera ces nouveaux développements dans les différents sous-domaines que couvre l’analyse morphologique.

23 Kristel Van Goethem

24 Département de Linguistique

25 K.U. Leuven

26 21, Blijde Inkomststraat

27 B-3000 Leuven (Belgique)

28 Kristel. VVVVVVVVanGoethem@ arts. kuleuven. ac. be

Références

  • Anderson S.T., 1982, « Where’s Morphology? », Linguistic Inquiry, 13, p. 571-612.
  • Anderson S.T., 1992, A-Morphous Morphology, Cambridge, Cambridge University Press.
  • Aronoff M., 1976, Word Formation in Generative Grammar, Linguistic Inquiry, Monograph One, Cambridge, Massachusetts, London, England, MIT Press.
  • Baayen H., 1992, « Quantitative aspects of morphological productivity », Yearbook of Morphology 1991, 109-149.
  • Corbin D., 1987, Morphologie dérivationnelle et structuration du lexique, 2 vol., Tübingen, Max Niemeyer Verlag.
  • Matthews P. H., 1991 (1974), Morphology, Cambridge, Cambridge University Press.

Date de mise en ligne : 01/09/2005

https://doi.org/10.3917/tl.048.0007

Notes

  • [*]
    Nous tenons à remercier L. Melis pour ses commentaires sur la version antérieure de ce texte.
  • [1]
    C’est nous qui soulignons.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.174

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions