Notes
-
[1]
L’espace de l’article ne permet pas de détailler les résultats de l’analyse comparative (voir Morvan, François et Bourgeois, 2008).
-
[2]
En effet, une des exigences du client était que les produits ne rentrent jamais en contact les uns avec les autres pour éviter des rayures. Pour les opérateurs, ce qui était justifié pour l’ancienne technologie ne l’était plus pour le nouveau produit.
I. Introduction
1 La prévention des risques professionnels s’est construite selon un paradigme soustractif. Les repères à disposition des préventeurs (modèles, démarches, outils) s’inscrivent en effet bien souvent dans le cadre d’un inventaire des risques au poste de travail et de solutions génériques pour soustraire les opérateurs aux situations d’exposition.
2 Or, cette approche n’est pas suffisante pour endiguer la montée des troubles musculo-squelettiques (TMS) et des risques dits psycho-sociaux (RPS) dans des organisations qui se transforment en permanence. Il convient d’approfondir ce qui fait ressource pour l’activité et pour la santé des salariés face à l’instabilité de l’environnement. C’est une des voies privilégiées par l’ergonomie et la clinique de l’activité, en référence à la définition de la santé de Canguilhem (1966). Dans cette perspective, la santé au travail est possible lorsqu’« on peut continuer à créer un milieu de travail pour y vivre normalement, c’est-à-dire en y développant sa capacité d’agir et de penser » (Clot & Litim, 2008, p. 101). L’accent porte ici sur les conditions favorables au développement d’un rôle actif du salarié sur son milieu et sa santé.
3 Dans le champ de la santé au travail, les processus de changement organisationnel sont généralement considérés comme favorables ou défavorables à la santé des salariés selon la manière dont les marges de manœuvre des salariés évoluent. Dans la prévention des TMS et des RPS, les marges de manœuvre sont considérées comme des ressources à développer (Vézina, 2003 ; Coutarel, 2004 ; Bourgeois et al., 2006 ; Caroly et al., 2008). Par ailleurs, il est fréquemment reproché aux démarches de rationalisation inspirées du lean manufacturing de réduire les marges de manœuvre des salariés et de l’encadrement (Bourgeois & Gonon, 2010 ; Hubault, 2012) et de favoriser l’apparition des TMS et des RPS.
4 Cet article discute des notions de marges de manœuvre et de pouvoir d’agir à partir d’une étude ergonomique menée dans un contexte de transformation organisationnelle dans une entreprise en lean manufacturing. Il invite à effectuer une analyse différenciée des marges de manœuvre selon plusieurs critères et à accorder de l’importance aux dynamiques de redéfinition de celles-ci.
II. Marge de manœuvre et santé au travail
5 Plusieurs disciplines font usage de la notion de marge de manœuvre avec des modèles et des concepts différents. En ergonomie, on considère qu’avoir de la marge de manœuvre, c’est pouvoir développer des stratégies de régulation pour faire face à la variabilité du travail (Coutarel & Petit, 2013). C’est donc pouvoir mieux gérer sa situation de travail et développer des stratégies protectrices de sa santé, tout en maintenant son efficacité au travail. La notion est liée au couplage entre l’individu et sa tâche, dans une recherche d’équilibre entre sa santé et sa production. Elle désigne « la possibilité ou liberté dont dispose un travailleur pour élaborer différentes façons de travailler afin de rencontrer les exigences de production, et ce, sans effet défavorable pour sa santé » (Durand et al., 2008, p. 2). Les variabilités du travail font que les composantes de la marge de manœuvre sont perpétuellement en mouvement. On lui attribue un caractère dynamique et situé, propre à un contexte de travail donné.
6 Parallèlement, la marge de manœuvre apparaît en sociologie comme synonyme d’espace d’action du travailleur, selon un périmètre qui déborde la réalisation de la tâche. Elle correspond aux possibilités d’influence sur les normes et les méthodes de travail (de Terssac & Maggi, 1996). Celles-ci peuvent être spécifiées au travers de critères comme la quantité, la qualité, le mode opératoire, le temps de cycle, l’affectation au poste, mais également la liberté de déplacement, de parole, dans les horaires, à l’égard du commandement, etc. La référence aux questions de légitimité et de pouvoir est plus explicite qu’en ergonomie. En relation avec la théorie de la régulation sociale de Reynaud (1988), les espaces d’action des opérateurs sont considérés comme circonscrits par les règles formelles ou informelles, implicites ou explicites de l’organisation du travail et de la conception. Ces règles sont plus ou moins coercitives et négociables. Comme les règles qui les définissent, les marges de manœuvre ne sont pas à égalité de légitimité. La sociologie invite l’ergonomie à tenir compte de leur nature formelle ou informelle, de leurs sources (les concepteurs, l’encadrement, la direction ou bien les opérateurs eux-mêmes) et de leurs périmètres.
7 Les recherches de la clinique de l’activité en psychologie du travail portent sur le développement du pouvoir d’agir au sens de la possibilité qu’a le sujet d’élargir le champ de ses actions, d’influencer son milieu et de se donner de la marge de manœuvre (Clot, 2008). L’ergonomie s’intéresse aussi au pouvoir d’agir en cherchant à développer des modèles d’intervention en articulation avec la marge de manœuvre situationnelle (Coutarel & Petit, 2013). Comme le soulignait déjà Daniellou (1998), pouvoir agir, pouvoir débattre et pouvoir penser sont des conditions indispensables au travailleur pour faire face aux réalités de sa situation.
8 Au plan applicatif, on relève divers usages de la notion de marge de manœuvre pour traiter des questions de santé au travail et en particulier des risques de RPS et de TMS. C’est un indicateur synthétique généralement pertinent pour le suivi statistique du niveau de risque de stress (Karasek, 1979) ou de RPS (Gollac & Bodier, 2011) d’une population. Par ailleurs, les ergonomes en font couramment usage dans les interventions à visée de correction et de prévention pour rendre compte des conditions nécessaires aux activités de régulation par les travailleurs. À partir d’un projet de conception d’une chaîne de découpe, Coutarel (2004) propose de centrer l’intervention de prévention des TMS sur les marges de manœuvre de l’ensemble des acteurs (opérateurs, encadrants, direction). Durand et al., (2008) conceptualisent la marge de manœuvre dans un cadre de programme de reprise progressive du travail (suite à une absence prolongée consécutive à un TMS). Les auteurs montrent sa pertinence pour éclairer l’interaction entre le travailleur en processus de réadaptation, les exigences et le contexte de reprise du travail.
9 Dans cet article, on discute des modalités d’une transposition de ce concept dans un cadre de projet de transformation organisationnelle, à une phase charnière entre expérimentation et déploiement. On prend appui sur l’analyse secondaire des données d’une intervention ergonomique lors de la mise en place d’un nouveau mode d’organisation du travail dit en « opérateurs tournants » dans le secteur automobile.
III. L’intervention dans le cadre du projet d’organisation « en opérateurs tournants »
10 L’intervention concerne un équipementier automobile qui mettait en place des cellules d’organisation du travail en « opérateurs tournants » à la demande de son groupe et pour l’assemblage d’une nouvelle gamme d’équipements de haute technologie. L’intervention faisait suite à une demande du CHSCT, relayée auprès de l’INRS par le service de prévention (CARSAT). Celle-ci faisait état des réticences de certains personnels, de signalements de douleurs aux pieds et membres inférieurs et de fatigue. Avant de généraliser à d’autres cellules et d’autres produits, il s’agissait d’évaluer les retombées potentielles sur la santé-sécurité de ce mode d’organisation.
III.1. présentation du concept d’« opérateurs tournants »
11 Selon le « guide de mise en place » (document interne du groupe), une organisation du travail en « opérateurs tournants » assure « des gains de productivité immédiats (de 15 à 30 %), une souplesse des lignes permettant de coller à la demande du client (Takt Time) et un potentiel d’amélioration continue important. » C’est un travail debout et en mouvement. On ne parle plus de poste mais d’une succession d’opérations élémentaires, réalisées dans un ordre logique d’assemblage. Les opérateurs travaillent en se déplaçant, l’un derrière l’autre, auprès de différentes machines disposées en U et réalisent la totalité des opérations sur un cycle. L’espace entre deux machines est calculé pour réduire le temps de déplacement (60 à 80 cm). C’est l’opérateur « menant » qui donne la cadence en actionnant la machine. Chaque opérateur amène sa pièce avec lui à la machine suivante. Pendant ce temps, la machine précédente opère en temps masqué. On note l’absence d’en-cours et la variation possible du nombre d’opérateurs selon les besoins de production. Cette configuration résulte d’une application poussée à l’extrême des principes d’optimisation du flux et d’élimination des opérations dites « à non valeur ajoutée » du lean manufacturing (Beauvois, 2007 ; Rossi, 2006 ; Morvan et al., 2008). Bien que les arguments de productivité prévalent, le choix organisationnel était présenté par le groupe comme favorable à la santé des opérateurs, puisqu’« il permet une plus grande variété de mouvements, diminue la fréquence des gestes répétitifs (donc des TMS) rend le travail plus intéressant (fabrication complète du produit) et accroît l’autonomie et la responsabilisation» (document interne du groupe).
III.2. recueil des données d’intervention
12 Trois types de cellules coexistaient au moment de l’étude. Ils correspondent à trois phases successives du déploiement de la configuration en « opérateurs tournants » :
- 1 cellule référence (F0), 3 opérateurs assis pour trois machines, sans conditionnement, rotation toutes les 2 heures ; réservée pour la formation des nouveaux et les opératrices enceintes (et conservée à cet effet) ;
- 2 cellules en version initiale (F1), 2 « opérateurs tournants », 4 machines, sans conditionnement, surface réduite ; destinées à évoluer dans les mois suivants ;
- 2 cellules en version améliorée (F2), 3 « opérateurs tournants », 6 machines, avec conditionnement, surface doublée par rapport à F1.
A gauche, la configuration en opérateurs tournants standard (dite en ventilateur). À droite, une alternative (dite en pendulaire). D’après Morvan, François et Bourgeois (2008)
A gauche, la configuration en opérateurs tournants standard (dite en ventilateur). À droite, une alternative (dite en pendulaire). D’après Morvan, François et Bourgeois (2008)
Figure 1: On the left, the « one-piece-flow » standard (also named fan way). On the right, the alternative (named pendulum way). From Morvan, François et Bourgeois (2008).13Un mode alternatif d’organisation du travail, dit en « pendulaire», était expérimenté de nuit par certaines équipes, à leur initiative, dans les cellules de type F2. Il correspondait à la réorganisation de son travail par le collectif lui-même, avec un découpage de la cellule en trois zones de deux machines (limitant ainsi les déplacements pour chaque opérateur tout en conservant des temps-machine masqués) et la réintroduction d’en-cours entre certains postes (cf. Fig.1, F2 en « pendulaire »).
14 Les données ont été recueillies en vue d’une analyse comparative des conditions de travail dans les deux types de cellule (en mode standard) et dans l’alternative en « pendulaire ». Elles comprenaient : (a) une douzaine d’entretiens enregistrés et retranscrits (cinq opérateurs, un superviseur, le responsable de production, le responsable RH, le responsable des projets, le préventeur interne, le médecin du travail et l’infirmière) ; (b) des observations de l’activité des deux (ou des trois) opérateurs au sein de la cellule, avec prise de notes sur un carnet de bord (entrées et sorties de la ligne, changement de série, aléas, verbalisations et régulations (pauses, entraide, changement de position, modes opératoires différents, etc.) auprès des équipes du matin, de l’après-midi et de la nuit. Des vidéos de cinq minutes, représentatives de l’activité des opérateurs en mode nominal, ont été analysées a posteriori. Cette analyse était complétée par une évaluation des facteurs de risque de TMS au moyen de la check-list de l’OSHA et de l’outil OREGE (Cail et al., 2000). L’échelle d’évaluation NASA-TLX (Hart & Staveland, 1988) et un questionnaire construit à cet effet ont permis d’évaluer les perceptions de 28 opérateurs au regard des contraintes temporelles, du rythme de travail, de la satisfaction et de l’intérêt au travail, du stress, de la qualité des relations interpersonnelles et des douleurs ressenties au niveau des membres supérieurs et inférieurs.
III.3. résultats de cette intervention
15 Les résultats [1] de l’analyse comparative allaient dans le sens d’une densification du travail dans les configurations en « opérateurs tournants » (F1 et F2) par rapport à celle en « opérateurs assis » (F0). L’attention était fortement sollicitée. Les déplacements étaient effectués dans un espace restreint et sous forte contrainte de rythme du fait de la dépendance entre les opérateurs. L’analyse de l’activité et les entretiens faisaient apparaître des exigences de synchronisation fine entre les opérateurs, lesquelles étaient sources de tensions interpersonnelles et d’exclusion des plus âgés et des moins expérimentés. Constituer des équipes qui fonctionnaient bien ensemble au niveau du rythme de travail se révélait compliqué pour l’encadrement. L’analyse confirmait que la cellule en « opérateurs tournants à 2 » était la situation la moins favorable au déploiement de l’activité des opérateurs, du fait de marges de manœuvre insuffisantes (cf. § IV.1). La cellule « opérateurs tournants à 3 » offrait un espace d’action plus ouvert mais néanmoins fortement sollicitant et très limité en marges de manœuvre. Les sollicitations posturales (épaule dominante et cou) ne diminuaient pas par rapport à la cellule F0. Seule la répétitivité des gestes des membres supérieurs était un peu moindre. Les résultats concernant les marges de manœuvre liées à l’alternative en « pendulaire » sont présentés de manière détaillée dans le chapitre suivant.
16 Au terme de l’intervention, les ergonomes ont émis un avis défavorable en CHSCT quant à la généralisation de la configuration en « opérateurs tournants », du point de vue de la santé-sécurité. La nécessité de redonner des marges de manœuvre aux opérateurs, l’attention à apporter à la coopération, à la formation ainsi qu’à la participation des opérateurs aux projets ultérieurs de transformations ont été soulignées.
17 Suite à l’étude, le directeur de l’établissement a clairement exprimé que le déploiement du mode d’organisation en « opérateurs tournants » aux autres produits n’était plus à l’ordre du jour. De passage quatre ans plus tard dans l’entreprise dans le cadre d’une autre étude, on a pu constater la disparition des cellules en « opérateurs tournants ». Des investissements techniques avaient été réalisés et les produits étaient fabriqués sur des lignes robotisées, supervisées par certains des anciens opérateurs. Selon le directeur, l’abandon a été motivé par un nombre croissant de conflits interpersonnels dans les cellules et non par l’apparition de TMS.
IV. Les marges de manœuvre dans une entreprise en lean : une étude secondaire exploratoire
18 Dans le contexte de l’intervention, une approche binaire des marges de manœuvre (présence ou absence de possibilités) s’est révélée suffisante. Cependant certains aspects de la situation invitent à développer la notion de marge de manœuvre à partir d’une analyse secondaire des données (notes d’observations, vidéos et entretiens). Tout d’abord, un périmètre d’analyse limité aux temps dits « productifs » ne permet pas de rendre compte de marges de manœuvre éventuelles dans les temps dits « improductifs » (cf. § IV.1). Ensuite, la tolérance du management, relativement à l’invention par des opérateurs d’une alternative organisationnelle témoigne de possibilités d’influence des salariés sur les normes de travail collectives. Dans un contexte d’entreprise « lean » gouvernée selon un principe de standardisation, c’est plutôt inattendu (cf. § IV.2). D’un autre côté, alors qu’on s’attendait à observer une allure moins rapide et une réduction de la charge de travail ressentie par les opérateurs, la configuration en « pendulaire » s’est traduite par une vitesse de travail élevée, un niveau très élevé de la charge de travail globale mesurée par rapport aux autres configurations et des résultats en termes de productivité meilleurs que dans les autres configurations. Comment interpréter ces faits a priori contradictoires ?
IV.1. Les marges de manœuvre dans la cellule de production : construction d’un inventaire à visée comparative
19 Le périmètre d’analyse systématique lors de l’intervention correspond aux temps dits productifs des opérations d’assemblage dans la cellule. Le tableau 1 présente un inventaire des espaces d’action observés (et validés par les opérateurs) pouvant donner des marges de manœuvre, selon les types de cellules. Des possibilités de régulation présentes dans la cellule en opérateurs assis disparaissent dans les configurations en « opérateurs tournants ». La mise en place de l’organisation en « opérateurs tournants » conduit à une réduction de la marge de manœuvre pour les opérateurs en ce qui concerne la réalisation des tâches de production.
20 Une approche exploratoire plus qualitative est proposée dans la suite du texte. Les possibilités des opérateurs dépendent de disponibilités en termes d’espace, de temps, d’équipement, etc., qu’offrent les conditions pour des marges de manœuvre possibles (au plan matériel) et prévues ou non (par les concepteurs, les services achats, les services méthodes). Ainsi en F0, alors que le standard autorise le travail assis ou debout, donnant ainsi une marge de manœuvre à l’opérateur, le poids excessif de la chaise est dissuasif pour certains opérateurs. Les conditions peuvent être limitées à certaines situations (par exemple, opérateur unique sur la ligne en F1). Les marges de manœuvre renvoient en effet à diverses sources de tolérance : des machines (réglage), des collègues, de l’encadrement, du client… S’arrêter un instant, gérer son rythme était possible et bien toléré par les collègues pour la cellule en opérateurs assis alors que cela n’était pas possible et provoquait une gêne importante des collègues dans les situations en « opérateurs tournants » à 2 et à 3. Dans la cellule à 3 en « pendulaire », des possibilités de souffler et de gérer la fatigue étaient mises en avant par les opérateurs qui néanmoins travaillaient à un rythme accéléré. Un inventaire qualitatif des espaces d’action donnant des marges de manœuvre invite à interroger systématiquement les sources de celles-ci, les conditions et les conséquences de leur usage (pour les collègues, l’encadrement, les machines, le produit).
Caractéristiques des espaces d’action donnant des marges de manœuvre dans les temps dits productifs
Caractéristiques des espaces d’action donnant des marges de manœuvre dans les temps dits productifs
Table 1: Room for maneuver conditions during “productive time”.21Le choix initial du périmètre des observations limite l’analyse des conditions favorables ou non aux marges de manœuvre données dans la tâche de production, à l’intérieur de la cellule. Or les temps dits « improductifs » (reporting des résultats et des événements, préparation des changements de série, appel à la maintenance, à l’approvisionnement, avec le superviseur, nettoyage, formation, etc.) de même que leurs déplacements en dehors de la cellule se sont révélés davantage à leur main. Le choix du moment pour réaliser ces tâches, l’ordre des actions à mener, le contenu des échanges verbaux et écrits ne s’inscrivent pas dans un standard précis. Le changement d’activité permet de modifier les sollicitations posturales, de se déplacer sur de plus longues distances et de détendre les jambes et le dos. Il n’y avait pas d’interdiction concernant les déplacements. Par ailleurs, le système des pauses au travail mérite à lui seul une analyse approfondie. En effet, les « opérateurs tournants » prenaient régulièrement une à deux pauses supplémentaires (5 à 10 mn) de manière alternée de jour comme de nuit. Un opérateur nous a confié que c’était un avantage indirect de la configuration en « opérateurs tournants » parce que la cellule continuait à produire pendant ce temps. Les caractéristiques du système de production permettraient de prendre de l’autonomie de manière masquée. Cela ne concernait néanmoins pas les opérateurs qui avaient du mal à tenir le rythme. L’un d’entre eux renonçait parfois à sa pause officielle « pour rattraper » le niveau de production de son collègue, préférant travailler plus lentement plutôt que de s’arrêter. Les déplacements et les activités en dehors de la cellule peuvent être des moments de récupération informels qui viennent pondérer les effets de l’absence de marge de manœuvre dans la cellule.
22 Enfin, comme on l’a définie ci-dessus (cf. § II), la marge de manœuvre dépend aussi les conditions de liberté de choix d’affectation ou/et de parole des salariés, notamment à l’égard du commandement. L’affectation sur une cellule en « opérateurs tournants » était imposée aux opérateurs intérimaires mais non aux opérateurs permanents auxquels le responsable de la zone donnait la possibilité de tester et éventuellement de revenir sur l’ancienne ligne. L’adressage direct de réflexions sur le travail au directeur n’était pas rare dans cet atelier. L’alternative en « pendulaire » témoigne aussi dans cette situation de possibilités d’influence sur les normes collectives de travail.
IV.2. points de vue sur l’alternative inventée par des opérateurs
23 Comment cette marge de manœuvre offrant des possibilités de régulation pour les salariés s’est-elle construite ? En repartant des entretiens avec les opérateurs et le management, on a cherché à appréhender les points de vue adoptés.
IV.2.1. Les arguments des opérateurs : gérer la fatigue et préserver l’intérêt du travail
24 Selon les opérateurs à l’initiative de l’alternative en « pendulaire », le rejet de la configuration en « opérateurs tournants » (F1 et F2) était motivé par des difficultés de récupération de la fatigue. La fatigue de la semaine de travail pouvait retentir sur le temps hors travail (congé hebdomadaire). « C’est très, très fatiguant… tout le week-end, j’ai dormi, dormi, dormi. J’ai fait que ça » (un opérateur). Il disait ne pas ressentir la même fatigue en « pendulaire » : « Quand je rentre, j’ai ma fatigue normale de travail, de fin de journée, c’est tout ».
25 Par ailleurs, les opérateurs disaient perdre l’intérêt du travail dans le mode en « opérateurs tournants ». « Psychologiquement, je n’ai pas du tout apprécié. J’avais l’impression d’être une bête en cage. […] Je ne trouve aucun intérêt à tourner en rond » (un opérateur). L’intérêt du travail pour l’opérateur ne correspondait pas à ce qui était mis en avant par le concepteur. « Bon, je sais qu’ils argumentent en disant vous faites vous-même votre [produit] ce qui est faux puisqu’on le pose et on en prend un autre à chaque fois et on n’a même pas le temps d’analyser ce qu’on fait, en fait» (un opérateur). Ce qui posait problème, c’était l’empêchement de penser, d’analyser ce qu’ils faisaient dans le mode standard : « Après, ça dépend peut-être des gens. Des gens qui aiment bien ? Ben, en fait, ils sont là, ils font leur travail et point. Mais il y en a d’autres, quand ils font leur travail, ils aiment bien analyser ce qu’ils font» (un opérateur).
IV.2.2. L’intérêt d’une marge informelle pour le manager : tolérance sous conditions
26 Côté management, l’acceptation du mode en « pendulaire » pouvait être interprétée comme une marge de tolérance de l’organisation, du fait de l’excellence des résultats (productivité et qualité) par rapport au mode F2 en « opérateurs tournants » standard. La direction et le responsable des méthodes étaient venus voir cette alternative et en avaient discuté avec les opérateurs. Le directeur de l’établissement a déclaré en entretien que les techniciens méthodes réfléchissaient à des aménagements pour les en-cours. « On ne peut pas continuer avec ce qu’ils font. Ils prennent les produits par poignées et les posent. Ce n’est pas possible pour les aspects qualité [2] ».
27 Le directeur tolérait provisoirement ce fonctionnement à titre expérimental, mais uniquement de nuit, le client venant seulement en journée. Il a souligné les intérêts à ses yeux : « Mais il y a certains avantages, cette notion d’intégration des gens, en formation ou qui auraient une certaine faiblesse… Sur une équipe qui fonctionne bien cela permet de pouvoir s’entraider. » Sa vision du travail et du management intégrait la possibilité d’une (petite) marge de manœuvre informelle : « Je pense, moi, que de temps en temps, avoir une marge de manœuvre, à condition d’avoir la cadence, une petite marge de manœuvre, qui fait qu’on puisse s’entraider et humaniser un peu le travail, ce n’est pas ça qui me fait hérisser le poil. »
28 Cette marge de tolérance était conditionnée par l’atteinte des résultats : « La condition dans le groupe, c’est de garantir la qualité, la sécurité et avoir les résultats. Si vous n’avez pas les résultats en ne respectant pas les standards, ce n’est pas bien. Ne pas être noté bien partout, ça ne me gêne pas, mais il faut avoir les résultats. Sinon, c’est inacceptable. »
29 Ces propos prennent tout leur sens en référence à la théorie de Reynaud (1988) qui déclarait que si l’organisation admet la règle des travailleurs, c’est parce qu’elle est fonctionnelle pour l’obtention du résultat.
IV.2.3. Les relations entre marge de tolérance du manager et marge de manœuvre du salarié : une question de performance de l’entreprise et de santé des opérateurs
30 Cette analyse de la configuration en « pendulaire » invite l’ergonomie à distinguer la marge de manœuvre que donne l’organisation aux opérateurs et celle que se donnent les opérateurs et à comprendre leurs relations.
31 La marge de manœuvre que prend le salarié est possible selon les conditions offertes par une organisation. L’exemple montre que l’encadrement peut avoir intérêt à ne pas tout formaliser. L’organisation a tendance à assimiler l’informel pour assurer la performance (Reynaud, 1988 ; Maggi, 2003). Les marges de manœuvre peuvent être données, elles peuvent aussi être tolérées sous conditions. Elles peuvent être retirées ou réglées de l’extérieur. Il apparaît dans cette étude de cas que la marge de manœuvre des opérateurs dépend de manière dynamique des marges de tolérance des prescripteurs.
32 Se donner de la marge de manœuvre a potentiellement un coût pour le salarié quand elle n’est pas légitimée au niveau de l’organisation. L’expression par l’opérateur d’un choix autonome qui ne conduit pas à satisfaire un objectif de performance, une règle ou une norme peut se retourner contre lui et lui porter préjudice. Dans le cas considéré, ce sont des compromis temporaires, qui ne donnent pas droit à l’erreur : la configuration en « pendulaire » oblige à d’excellents résultats.
V. Conclusions et perspectives
33 L’étude des conditions offrant des marges de manœuvre aux salariés permet d’engager des actions de prévention pour lutter contre les TMS, qui peuvent s’élargir aux RPS. Même si des modèles d’autonomie existent pour évaluer les questions de santé, ce cas illustre ce que l’ergonomie peut apporter en termes d’analyse des situations organisationnelles et de l’activité des personnes. Il permet de discuter de la recréation de l’organisation du travail (ou travail d’organisation selon de Terssac) par les opérateurs (de Terssac, 1998 ; Caroly, 2002) et de sa tolérance par l’encadrement. Pour analyser les marges de manœuvre, il convient d’adopter un périmètre d’analyse de l’activité qui inclut les temps du travail dits « improductifs » (tâches connexes, pauses, formation). Des entretiens avec les parties prenantes et ciblant cette question complètent utilement les observations quant aux conditions formelles ou informelles les permettant.
34 Il ressort du cas étudié qu’une configuration productive offrant peu de marge de manœuvre ne signifie pas nécessairement une absence de pouvoir d’agir. Par exemple, la réduction drastique des espaces d’action dans la cellule de production, par l’application descendante du modèle en « opérateurs tournants » s’accompagne dans sa mise en œuvre locale par les décideurs de marges de tolérance au niveau de l’organisation du travail (réorganisation, pauses supplémentaires). Les transformations organisationnelles dans l’entreprise témoignent d’un pouvoir d’agir à différents niveaux de cet établissement qui s’est traduit à moyen terme par l’abandon du modèle en « opérateurs tournants ».
35 Au plan de la prévention des risques, il est important d’articuler « avoir de la marge de manœuvre » et « se donner de la marge de manœuvre ». En effet, l’espace d’action tel qu’il est défini de l’extérieur peut être investi par les opérateurs pour étendre le rayon de possibilités de l’action et pour faire évoluer le travail. Les marges de manœuvre ont pour source le pouvoir d’agir. Le pouvoir d’agir peut être empêché dans un milieu de travail (Clot, 2008) lorsque celui-ci n’offre pas les conditions permettant des marges de manœuvre aux différents niveaux d’acteurs.
36 Manuscrit reçu en novembre 2013. Accepté après révision en septembre 2014 par M. Aptel.
Références
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Mots-clés éditeurs : lean manufacturing, pouvoir d’agir, prévention, marge de manœuvre, intervention
Date de mise en ligne : 17/04/2015
https://doi.org/10.3917/th.781.0053Notes
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[1]
L’espace de l’article ne permet pas de détailler les résultats de l’analyse comparative (voir Morvan, François et Bourgeois, 2008).
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[2]
En effet, une des exigences du client était que les produits ne rentrent jamais en contact les uns avec les autres pour éviter des rayures. Pour les opérateurs, ce qui était justifié pour l’ancienne technologie ne l’était plus pour le nouveau produit.