Notes
-
[*]
greg hec, cnrs umr 2959, 1, rue de la Libération, 78351, Jouy-en-Josas Cedex.
-
[**]
iae de Paris (Université Panthéon?Sorbonne), 21, rue Broca, 75240 Paris Cedex 05.
-
[1]
Selon ces conceptualisations, l’og sera tantôt désigné comme « instrument de gestion », tantôt comme « dispositif de gestion », tantôt comme « appareil gestionnaire », etc.
-
[2]
Voir, par exemple, D. Rigby et P. de Leusse, Les Outils de management, Vuibert, 2007.
-
[3]
À l’exemple de bien d’autres auteurs, Courcy, Savoie et Brunet (2004) définissent la violence au travail comme « une conduite d’un membre ou d’un ex?membre d’une organisation contrevenant aux normes en vigueur dans cette organisation et visant à causer un tort ou à contraindre un autre membre ».
-
[4]
Pour une réflexion sur les problèmes théoriques et pratiques que rencontrent les définitions de la violence, on peut se reporter à Dejours (2007, p. 9?14).
-
[5]
Une fois encore, la bipartition est moins évidente qu’il n’y paraît. Pour ne prendre qu’un exemple, il est connu que les troubles musculosquelettiques sont liés aux conditions psychosociales du travail et en particulier au stress (Aptel & Cnockaert, 2002).
-
[6]
Parfois appelée psychologie sociale clinique ou encore sociologie clinique.
-
[7]
Bien qu’il paraisse centré sur le sujet individuel, ce courant ne dédaigne pas la dimension collective du travail. Ainsi, dans sa critique de la « psychologisation du travail », Lhuillier (2006) s’élève contre le réductionnisme consistant à évacuer le cadre social et collectif dans l’activité et à laisser de côté le contexte organisationnel dans lequel s’inscrit l’activité. De même, Dejours (2007) invite à ne pas dissocier procès de travail et rapports sociaux de travail. Les uns entraînent les autres, certains choix et décisions liés à l’organisation du travail (réorganisations, évaluation individualisée, qualité totale…) pouvant déstabiliser la coopération et favoriser l’apparition de la violence.
-
[8]
On trouvera également une critique du management de la qualité chez Dejours (2007, p. 67?70).
-
[9]
« Tight or losse coupling. »
1Parce qu’elle représente une menace, non seulement pour la santé au travail mais aussi pour la productivité, la violence au travail fait l’objet d’attentions de plus en plus vives. Sans doute, violence et travail ont‑ils toujours cohabité, mais cette proximité est devenue intolérable dans la plupart des pays (Chappell & Di Martino, 1998). Ce thème a pris une nouvelle actualité avec le développement de travaux sur la violence psychique (harcèlement moral, brimades, mobbing ...), tout particulièrement dans les approches cliniques du travail (sociologie clinique, psychopathologie, psychosociologie, etc.). La violence psychique occupe une place grandissante dans les congrès scientifiques d’ergonomie et de psychologie, dans les manuels de psychologie de la santé et dans les revues nationales et internationales de psychologie du travail et des organisations. Depuis le début des années 2000, elle a débordé les publications scientifiques pour s’introduire dans les sphères politique et médiatique (Lancry & Ponnelle, 2004). Elle nourrit les débats de société sur la prévention des problèmes de santé mentale et des risques psychosociaux (Dejours, 2007 ; Nasse & Légeron, 2008).
2La gestion se présentant comme une pratique de plus en plus instrumentée, notamment du fait du développement des technologies de l’information, la question se pose de savoir dans quelle mesure les outils de gestion participent à la violence psychique au travail. Peut?on leur attribuer directement ces manifestations de violence ? Ou doit?on plutôt voir celles?ci comme la conséquence d’usages déviants ? Cet article cherche à éclairer ces questions. Après avoir défini ce que nous entendons par outil de gestion et cerné le type de violence qui va nous intéresser (section 1.), nous présentons une revue des travaux critiques construisant un lien entre les outils de gestion et la violence au travail (section 2.). Nous discutons ensuite ces travaux afin d’offrir une approche plus nuancée (section 3.).
I – Quelques définitions
I.1 – Qu’est?ce qu’un outil de gestion ?
3Pour construire notre définition, nous commencerons par puiser dans la représentation la plus ordinaire. En première approche, est outil de gestion ce que le sens commun désigne comme tel. Sans doute l’appellation d’« outil » est?elle contestable, notamment parce qu’elle évoque d’emblée un monde d’objets et de gestes élémentaires dans lequel la complexité du social occupe une place marginale. Mais elle a pour elle la simplicité d’une représentation collective offerte à toutes les conceptualisations théoriques [1]. Au?delà des différences de points de vue, elle désigne une classe d’objets que tout un chacun s’accorde à reconnaître comme centrale dans les pratiques gestionnaires. Il est admis que la gestion est une pratique instrumentée, le gestionnaire faisant usage de nombreux outils qui structurent son activité en le définissant lui?même : pas de contrôleur de gestion sans tableaux de bord ; pas de responsables de ressources humaines sans descriptif de fonction et supports d’entretien professionnel ; pas de spécialiste de marketing sans outils de communication et de promotion.
4Il y aurait tout de même un risque de confusion à suivre le praticien dans l’usage extensif du terme « outil », mot élastique qui, au gré des écrits de ceux qui longtemps ont monopolisé le discours, les consultants [2], tantôt embrasse un ensemble très large de pratiques (les fusions?acquisitions, la gestion de la relation client…), tantôt désigne un outil au sens le plus étroit (un blog, une enquête d’opinions…). Afin de centrer le propos, nous proposons de reconnaître comme outil de gestion un ensemble délimité d’objets organisationnels dotés de traits caractéristiques.
5Tout d’abord, l’outil de gestion a une réalité objective. Il est bien localisé. Par exemple, un tableau de bord, tout comme une grille d’évaluation a une structure, des rubriques, bref une matérialité. Doué d’un minimum de stabilité, c’est un objet, qui peut être saisi au niveau « micro », celui des pratiques de terrain, avec lesquelles il entretient des rapports d’interdépendance, sans se confondre avec elles (le support de l’entretien annuel n’est pas l’entretien annuel ; le tableau de bord n’est pas le pilotage de la performance).
6Toutefois, sa réalité déborde sa surface immédiate. Il n’existe qu’incorporé à un contexte organisationnel dans une mise en système, un dispositif. Un indicateur seul ne suffit pas à définir l’outil de gestion. Il faut que cet indicateur soit associé à d’autres choses : une intention gestionnaire (i.e. ayant un lien avec la performance), des éléments techniques ou non (des procédures, des réunions, des écrits…). Il faut aussi qu’il soit relié à autrui, qu’il serve à plusieurs, qu’il équipe la communication entre des personnes. Bref, son univers est autant social que technique.
7Observons que les outils sont plus ou moins éloignés dans les chaînages de causalité de la performance : certains, en amont, équipent l’action organisationnelle ; d’autres, en aval, servent à en évaluer les effets. Mais quelle que soit sa position dans ce chaînage, l’outil de gestion a une finalité organisationnelle. Autrement dit, il entretient un rapport étroit avec la performance telle que la direction de l’organisation le perçoit. Même quand il ne paraît s’intéresser qu’à la performance des individus, celle?ci est conçue dans un projet de performance organisationnelle. Cette finalité n’est pas intrinsèque à l’outil qui serait une sorte de cheval de Troie des « lois du marché ». Elle est l’expression d’un contrôle ou plutôt d’une régulation de contrôle (Reynaud, 1997) qui inscrit l’outil de gestion dans la logique du système formel, celle du coût et de l’efficacité. Inscrit dans la sphère politique, il est un outil d’exercice du pouvoir hiérarchique et participe en cela à la domination bureaucratique sur les personnes (Weber, 1971).
8Enfin, l’outil de gestion n’est jamais le simple résultat cristallisé d’une connaissance opératoire et d’un contexte organisationnel. Il est aussi lié à l’environnement. Bien qu’il puisse apparaître comme neutre et allant de soi aux yeux de ses utilisateurs habituels, l’outil de gestion n’est pas vide. Il est rempli de « quelque chose » : un contenu gestionnaire qui lui a été incorporé dans sa construction. C’est une boîte noire qui peut être ouverte. Sa signification n’est pas totalement enfouie dans l’objet : elle est rendue visible à chaque utilisation et peut ainsi être interrogée, notamment dans ses rapports avec la violence au travail.
I.2 – De quelle violence allons?nous traiter ?
9Certaines approches de la violence au travail assimilent celle?ci à une forme de déviance imputable à quelques individus malintentionnés, qu’ils soient situés à l’intérieur de l’organisation (« violence interne ») ou à l’extérieur (« violence externe ») [3]. En ce qui nous concerne, nous entendons ne pas confondre régime ordinaire et régime d’exception. Aussi n’envisageons?nous pas de nous pencher sur les usages pervers, excessifs ou déviants des outils de gestion. Ce n’est pas la violence comme prérogative du marginal qui nous intéressera, mais la violence de la norme qui lui fait écho parce que précisément la gestion appartient à l’univers des normes organisationnelles (Boussard, 2005). À côté d’une violence qui relève de l’exception, il existe une violence ordinaire, celle des systèmes (violence légitime chez Weber, violence institutionnelle chez Foucault). Le débat sur les rapports entre violence et gestion s’est d’ailleurs essentiellement orienté dans cette direction et c’est là que nous développerons notre propos.
10Faut?il préciser l’expression « violence au travail » ? À ce stade, la définition, très englobante, du philosophe Yves Michaud (1986, p. 20) suffira [4] : « Il y a violence quand, dans une situation d’interaction, un ou plusieurs acteurs agissent de manière directe ou indirecte, massée ou distribuée, en portant atteinte à un ou plusieurs autres à des degrés variables soit dans leur intégrité physique, soit dans leur intégrité morale, soit dans leurs possessions, soit dans leurs participations symboliques et culturelles. » S’agissant d’une investigation portant sur les outils de gestion, il va de soi que ce qui est ciblé n’est pas la violence physique, qui pourtant peut exister dans certaines configurations de travail, mais en rapport avec d’autres types d’artefacts que des outils de gestion. Nous allons plutôt nous intéresser aux différents états de la violence psychique [5] et particulièrement aux ancrages organisationnels de cette violence. Nous évoquons maintenant les travaux critiques qui mettent en accusation les outils de gestion sous cet angle.
II – La mise en accusation des outils de gestion sous l’angle de la violence
II.1 – Clinique et critiques de la violence
11Aux frontières de la sociologie et de la psychologie, la plupart des écrits que nous allons évoquer partagent une même approche clinique qui voit l’outil comme un vecteur de déshumanisation du travail et d’aliénation et que A. Lévy (1997, p. 15) définit comme « l’approche d’un sujet ou d’un ensemble de sujets réunis dans un groupe ou une organisation, aux prises avec une souffrance, une crise qui les concernent en entier ». La domination y est principalement abordée dans le registre du psycho(socio)logique. Ces travaux s’accordent également sur un primat du terrain, i.e. à la fois d’un terrain physique sur lequel le clinicien doit se déplacer pour saisir les conduites humaines concrètes, mais aussi d’un « terrain mental », car « le lieu du travail clinique correspond à une situation concrète et à un temps vécu » (id., p. 15). Nous pouvons distinguer deux grands courants au sein de ces travaux critiques.
12Le premier courant s’inscrit dans « L’aventure psychosociologique » relatée par N. Aubert et V. de Gaulejac (2005) qui renvoie à la tentative de jeter des passerelles entre la sociologie et la psychologie. Émergeant dans les années 1960, la psychosociologie relève d’une « clinique sociale [6] », pour laquelle toute organisation est un lieu habité par l’inconscient groupal et organisationnel où l’imaginaire, les fantasmes, les désirs expriment leur puissance (Enriquez, 1997, p. 16). Courant transdisciplinaire, la psychosociologie a été inspirée à ses débuts par le projet démocratique de Kurt Lewin, le découvreur de la dynamique des groupes. Elle se réclame de la psychanalyse, notamment des enseignements de Freud sur la psychologie collective et de ses continuateurs, comme le psychanalyste britannique Wilfred Bion, pionnier de la psychothérapie de groupe qu’il expérimenta à la Tavistock Clinic de Londres. Elle tire aussi ses références de la psychologie humaniste (Abraham Maslow, Carl Rogers…) et de l’ethnopsychiatrie (Georges Devereux). Elle est enfin influencée par les réflexions de Georg Simmel sur le politique comme champ d’investigation anthropologique. Empruntant souvent aux analyses marxistes, elle développe un questionnement critique sur le sens des actions collectives.
13Le second courant qui a pris son essor en France, dans les années 1990, est davantage centré sur l’individu dans sa relation à un travail pris dans la subjectivité. Bien qu’on ne puisse la réduire aujourd’hui à la psychopathologie du travail, c’est bien elle qui est à la source de ce courant, comme en témoigne l’œuvre de C. Dejours, médecin du travail et psychiatre, qui s’est affirmé, dans les années 1980, comme un de ses principaux représentants. Il s’agit, fondamentalement, d’un « nouveau regard sur la souffrance humaine dans les organisations » (Dejours, 1990) qui entend rendre compte des mécanismes psychiques qui relient travail et santé mentale. La psychopathologie du travail se centre sur l’analyse des déformations que font subir les épreuves du travail aux équilibres psychiques de l’individu (Dumond, 1992). Elle consiste à étudier les remaniements psychologiques qui se déploient à l’occasion d’une activité de travail (défenses psychiques nouvelles, consolidation ou fragilisation de la structure psychique, satisfaction ou insatisfaction au travail, émergence d’angoisse et de stress). La clinique du sujet au travail – psychodynamique du travail, pour C. Dejours, clinique de l’activité, pour Y. Clot – a pour particularité de placer au centre de son analyse l’acte de travail et le processus psychologique par lequel le sujet se moule dans cet acte, en tire parti ou en souffre [7].
14Si les niveaux d’analyse sont différents, il existe entre ces deux courants de fortes convergences. Aussi, évoquerons?nous quelques travaux représentatifs en considérant les trois critiques essentielles qui les parcourent :
- la critique du projet manipulatoire : l’outil de gestion est un leurre manipulé par des dirigeants foncièrement pervers dont le projet est de mieux soumettre les individus derrière la façade de la rationalité ;
- la critique du technicisme : l’outil de gestion est une terrible simplification qui évacue une part notable du réel, faisant fi de la complexité et, spécialement, de la subjectivité des acteurs ;
- la critique de l’organisation du capitalisme moderne au travers d’une critique de l’idéologie gestionnaire et du culte de l’excellence : l’outil de gestion est un moyen de domination adapté aux nouvelles formes du capitalisme.
Quelques publications critiques sur les outils de gestion
Quelques publications critiques sur les outils de gestion
Some critical articles about management methodsII.2 – Critique du projet manipulatoire
15Pour beaucoup de sociologues cliniciens, les techniques de management renferment un projet de manipulation. L’apologie de l’excellence cacherait ainsi les intentions des dominants dont le projet est en fait un projet d’emprise dans lequel les outils de gestion n’interviennent que comme moyens de rationalisation. Cette ligne de pensée parcourt la littérature psychosociologique depuis plusieurs décennies.
16E. Enriquez (1982, 1989, 1997), dont l’œuvre est tournée vers l’organisation vue à travers le regard de la psychanalyse, est l’un des principaux porteurs de cette critique. Il semble notamment considérer que la complexité apparente des outils de gestion se justifie surtout par ses effets leurrants, destinés à étonner pour mieux soumettre comme le montre l’extrait suivant : « Quant aux employés et ouvriers qui sont pris dans le discours régnant, ils ne peuvent que se sentir dépassés par les instruments de gestion qui sont utilisés et par des méthodes qui présentent une apparente complexité (exemple : l’ébahissement provoqué chez nombre d’ouvriers lorsque leur est présenté un plan comptable) et donc les subir massivement » (Enriquez, 1982, p. 28). Parmi les types de structures qu’il étudie (charismatique, bureaucratique, coopérative et technocratique), c’est la structure technocratique qui est particulièrement visée : « La technocratie ne s’intéressera pas comme le font les bureaucrates aux règles d’organisation rationnelle, mais de gestion rationnelle. L’accent va donc être mis sur l’utilisation d’instruments de gestion sophistiqués » (id., p. 36).
17Quelques années plus tard, Enriquez (1989) actualise sa typologie des structures en décrivant une forme d’organisation émergente : la structure stratégique qui, à la différence de la structure technocratique qui se prétendait fondée sur la science, ne s’intéresse qu’à l’opérationnalité des méthodes et piège les individus en renforçant, de façon subtile, le contrôle des esprits, ce qui est source d’« usure mentale » et de « stress professionnels constants ».
18Dans la même mouvance théorique, N. Aubert et V. de Gaulejac (1991) analysent les problèmes occasionnés par les technologies modernes qui provoquent un double mouvement contradictoire de décentralisation, par l’autonomie croissante des employés, et de centralisation, dans la mesure où le pouvoir se concentre autour des outils de décision : les systèmes d’information et de communication.
19V. Brunel (2004) montre pour sa part que les formes modernes du management savent, dans le cadre de ce qui peut apparaître comme une délégation, sous?traiter à l’individu le stress qu’engendre l’usage de ces outils et son traitement. Dans l’ouvrage tiré de sa thèse, elle traque le paradigme objectiviste dans ses contrées les plus avancées, les pratiques de « gestion de la subjectivité » dont l’essor remonte au début des années 1990. Afin de gérer l’état de changement permanent, les entreprises utilisent les outils de développement personnel visant à inculquer les codes comportementaux les plus utiles à l’entreprise : programmation neurolinguistique, analyse transactionnelle, etc. Ces méthodes sont faciles à utiliser et efficaces à défaut d’être scientifiques. Leur caractère opérationnel, leur insistance sur l’efficacité personnelle en ont fait des outils séduisants de « gestion de soi » pour les managers n’en exerçant pas moins une forme de violence douce. Les conflits sont gommés, ils n’ont plus d’objet : ils sont simplement révélateurs d’un manque personnel puisqu’il revient à l’individu de se gérer lui?même pour mieux s’adapter. La violence objective qui est exercée par les outils de gestion, et qui est source du stress ou de difficultés personnelles des individus, est ainsi niée et déplacée vers une violence intrasubjective.
II.3 – La critique du technicisme et l’évacuation de la subjectivité
20Un bon exemple de cette critique peut être trouvé chez G. Amado et E. Enriquez (2006, p. 8), éditorialistes du premier numéro de la Nouvelle revue de psychosociologie, lorsqu’ils exhortent leurs lecteurs à rester vigilants face à la montée du technicisme : « Il nous semble essentiel que, au moment où nous voyons revenir en force un mode de pensée positiviste et techniciste tendant à nier ou faire fi de la complexité et de la dimension souvent inconsciente des processus qui construisent la vie sociale, une nouvelle revue de psychosociologie puisse se faire le porte?parole de tous les spécialistes des sciences humaines pour lesquels le terme “humain” est toujours porteur de sens. »
21C. Dejours (1995) donne également à la technologie une place centrale dans son analyse critique des présupposés de la recherche sur le facteur humain. Empruntant à Marcel Mauss sa définition de la technique – la technique est un acte traditionnel efficace –, il souligne : « Il n’y a pas de transformation réglée du monde qui n’implique une médiation ou une instrumentation » (id., p. 33). La technique est ce qui fait le lien entre le sujet individuel (Ego) et autrui. Elle est à la fois « acte de transformation du monde et acte de transformation du sujet » (p. 36). S’appuyant sur Habermas, il met en cause la réduction de l’action à l’agir instrumental, celui qui se déploie dans le monde des états de chose, le monde objectif, fondé sur la seule valeur du vrai et de l’efficace. Car « le travail se déploie dans le monde subjectif et pas seulement dans le monde physique (objectif) et social » (p. 83).
22En tant qu’analyste de la souffrance dans les organisations, Dejours (1990, 1998) a développé une critique du discours « économiciste » et des pratiques d’exclusion qui en découlent. Dans un texte de 2003, il vise tout particulièrement l’évaluation individualisée des performances : « Il n’y a strictement aucune proportion entre l’effort, l’habileté, le savoir?faire, l’ingéniosité de l’agent, d’une part, et ce qui est visible de l’autre, à savoir le chiffre d’affaires, le nombre d’usagers reçus et informés, ou encore le nombre de dossiers traités, d’autre part » (Dejours, 2003, p. 32). Pour cet auteur, le travail se définit moins par le respect des prescriptions que par ce que le sujet doit leur ajouter pour atteindre les objectifs qui lui sont assignés. D’une certaine façon, le réel, c’est ce qui résiste à la technique. Le projet de transparence, auquel aspirent les directions, serait voué à l’échec, en raison de cinq obstacles majeurs :
- la contrainte de clandestinité associée à la tricherie, car nous dit l’auteur : « Bien travailler c’est toujours faire des infractions » (p. 15). Sans cette tricherie, qui n’est autre qu’une recherche zélée d’ajustement aux contraintes de la situation, le travail ne pourrait être réalisé ;
- les enjeux de pouvoir qui justifient que l’acteur peut avoir intérêt à garder secrètes ses manières de faire, ses habiletés, pour se préserver et négocier sa place dans l’organisation ;
- le déficit sémiotique, c’est?à?dire la difficulté à exprimer par les mots les savoirs pratiques, rendant cependant difficile la résistance à l’imposition de la description officielle du travail (domination symbolique) ;
- les compétences tacites, fondamentalement subjectives, résultant de la connaissance corporelle du travail (celles de l’éleveur capable d’anticiper sur les réactions de l’animal, comme celles du pilote de chasse confronté à un problème avec son appareil) ;
- les stratégies collectives et individuelles de défense, souvent inconscientes, contre la souffrance physique ou psychologique, qui réduisent la capacité de penser le travail.
23Autre auteur du courant clinique de la psychologie du travail, Y. Clot (1995), se dresse plus globalement contre la rationalisation du travail qui évacue la dimension humaine du travail : « la rationalisation propage le déni du travail, l’illusion du travail sans hommes » (p. 6). Or, la dématérialisation du travail conduit moins à évacuer l’humain qu’à le placer au centre de la réflexion. Clot montre ainsi la double direction du système informatique (id., p. 79), à la fois instrument technique dirigé vers l’objet et instrument psychologique orienté vers le sujet. Pour Clot, les deux dimensions sont irréductiblement liées, l’objectivation croissante des opérations se double d’une subjectivité croissante de l’activité.
II.4 – La critique de la colonisation des logiques sociales par le capitalisme
24Dès l’origine du courant psychosociologique, la critique du management se double d’une critique sociétale. Dans « l’emprise de l’organisation » décrite par Pagès, Bonetti, de Gaulejac et Descendre (1979), la filiale française d’une multinationale américaine spécialisée dans la haute technologie, représentative de l’entreprise « hypermoderne », est analysée pour permettre de repérer la principale caractéristique de la société néocapitaliste. L’analyse de l’organisation hypermoderne articule en conséquence deux cadres théoriques : le marxisme et la psychanalyse. L’organisation est traitée comme un système de médiations des contradictions posées par le développement du capitalisme, dans lequel les techniques de management jouent un rôle clé.
25Poursuivant l’étude des rapports entre gestion et société, de Gaulejac (2005) dénonce l’impérialisme de la logique gestionnaire qui « colonise la société » et s’enracine au cœur du système économique, social et politique, faisant en sorte que les considérations comptables et financières l’emportent sur les considérations humaines et sociales. La gestion apparaît sous le regard de cet auteur comme un système d’organisation du pouvoir : « Sous une apparence objective, opératoire et pragmatique, la gestion managériale est une idéologie qui traduit les activités humaines en indicateurs de performance et les performances en coûts et bénéfices » (p. 22). Au centre de la critique siège la vision de l’homme réduite à l’Homo œconomicus et son sous?produit : la « quantophrénie », ou maladie de la mesure, pathologie consistant à vouloir traduire systématiquement les phénomènes humains en données numériques.
26Soulignant la « fausse neutralité des outils de gestion », de Gaulejac (op. cit., chap. III) prend pour cible principale une « utopie mobilisatrice », le management de la qualité [8] et, plus particulièrement, l’efqm (European Foundation for Quality Management), dont l’ambition affichée est d’être « le moteur de l’excellence durable en Europe ». Paradoxalement, explique? t?il, alors que les qualiticiens prétendent s’élever contre les conceptions technocratiques du travail et se fonder sur un « cadre non prescriptif », cette démarche affiche l’intention de « mesurer, valider et calibrer leurs procédures d’évaluation interne » (id., p. 60). Pour servir ce dessein, elle propose une matrice de notation très sophistiquée dans laquelle 9 critères se déclinent en 37 sous?critères, mesurés par 174 indicateurs et 159 items. Chaque item, précise?t?on compte pour 0,153 de la note finale. De Gaulejac s’interroge sur le fait que ces outils, bien qu’ils génèrent des oppositions plus ou moins larvées, sont peu remis en question par ceux qui en subissent les effets. Il y voit la marque d’une double fonction centrale à la fois psychologique – de réassurance face à l’incertitude (ils introduisent un semblant de stabilité et d’objectivité) – et politique – de régulation face au pouvoir managérial (ils paraissent limiter l’arbitraire et donnent le sentiment à chaque salarié d’être traité comme les autres).
III – Discussion
27Que penser de ces charges contre les outils de gestion ? Disons?le nettement : elles sont indispensables. Compte tenu de la progression des techniques de gestion, et de leur extension à des champs d’application nouveaux, il y a une nécessité évidente de cette critique. Sa diffusion contribue à une mise à distance par les managers eux?mêmes de leurs pratiques. Faisant contrepoint à la foisonnante littérature prescriptive, elle contribue à remettre en cause les certitudes confortables. Néanmoins, par plusieurs côtés, elles nous semblent insuffisantes et, à leur manière, réductrices.
28Il importe tout d’abord de souligner certaines ambiguïtés de la critique des outils de gestion.
III.1 – Critique des outils de gestion ou critique de la gestion ?
29Tout d’abord, il est parfois difficile de faire la part entre la critique des outils et la critique de la gestion elle?même : dans cette perspective, de la violence est forcément produite par les outils, car la gestion est une pratique foncièrement violente. La critique porte ici en fait sur les rapports sociaux sous?jacents à l’usage des outils de gestion plus que sur les outils eux?mêmes. Ceux?ci sont ainsi réduits au rapport de domination (entre le sommet stratégique de l’entreprise et la base par exemple, entre capitalistes et travailleurs) qu’ils équipent. Cette assimilation est manifeste tant chez ceux qui critiquent le projet manipulatoire que chez ceux qui s’inquiètent de l’extension de la sphère capitaliste. Sans vouloir occulter cette dimension essentielle des outils de gestion (qui est de porter la trace des rapports sociopolitiques qu’ils équipent et qu’ils contribuent à reproduire), il nous semble qu’on peut également envisager des outils associés à ces rapports qui iraient non dans le sens d’un accroissement de la violence mais d’un apaisement.
30Certains outils de gestion ne prennent?ils pas aussi sens dans le cadre d’un projet bureaucratique au sens de Weber (1971), associant justice et efficacité ? La clarification des règles du jeu comme la mise en place de procédures qui s’imposent à tous, dominants comme dominés, restent incontournables pour fonder la légitimité rationnelle?légale de la domination à l’œuvre dans les organisations. Ces éléments, certes, favorisent la domination en la légitimant, mais ils l’encadrent et la rendent moins arbitraire. Par certains côtés, ce sont les contraintes qu’ils font peser sur la domination qui la rendent légitime (Boltanski & Chiapello, 1999 ; Chiapello, 2003). Les outils bureaucratiques ont dans cette perspective un rôle profondément ambivalent car ils sont susceptibles d’organiser une prévisibilité de l’action gestionnaire, de favoriser une égalité de traitement entre les personnes, une diffusion plus large d’information comme une meilleure transparence des décisions et des pratiques. Ils peuvent donc être aussi au service d’une réduction de l’arbitraire hiérarchique et d’une forme de justice procédurale œuvrant dans le sens d’une réduction de certaines sources de violence organisationnelle.
31Il importera donc d’analyser au cas par cas les effets des outils de gestion dans la régulation des rapports de force qu’ils organisent. On pourra ainsi identifier des outils qui démultiplient la violence psychique, accélérant par exemple l’exclusion des plus faibles, et des outils qui la réduisent, visant par exemple, par une mise en évidence des pratiques, à réduire les différentes formes de discrimination, forçant l’égalité salariale à performance égale. Si on considère que les outils de gestion équipent les épreuves du monde du travail, alors il est possible d’étudier dans quelle mesure ils contribuent à les rendre plus justes ou injustes, quelles formes de violence ils filtrent et quelles sont celles qu’ils favorisent (Bourguignon & Chiapello, 2005).
32Notons également qu’au?delà des fonctions explicites alléguées par leurs promoteurs – et que l’on n’est pas obligé de prendre comptant – les outils de gestion assurent toute une gamme de fonctions implicites (Gilbert, 1998) qui, loin de susciter des manifestations de violence, contribuent à les juguler. Il n’est pas rare que, bien que non conçu dans cet esprit, l’outil serve de paratonnerre, canalisant les émotions lors des changements organisationnels. Sa mise en œuvre est alors l’occasion de liquider des problèmes que l’on ne parvenait pas à aborder frontalement, sans passer par le conflit ouvert et les dégâts associés. Prenons un exemple caractéristique, celui des progiciels de gestion intégrés, qui furent très décriés pour leurs conséquences sur le travail et l’équilibre des responsabilités. Peut?on se contenter de ne les considérer que comme l’expression d’une nouvelle forme de pénibilité au travail et un facteur d’exclusion ? Dans les grandes entreprises, au cœur des tensions qui traversent la gestion des ressources humaines, le progiciel intégré apparaît aussi parfois comme un médiateur destiné à gérer la tension contradictoire entre le développement de l’autonomie, par des organisations plus décentralisées, et le renforcement du contrôle, par la maîtrise de l’information, de ses circuits et processus de traitement (Gilbert, 2001). Les progiciels intégrés sont introduits dans des entreprises en proie à des tensions, des contradictions tant au plan des stratégies, des discours politiques que des pratiques effectives. Un de leurs rôles est en quelque sorte d’absorber ces tensions et ses contradictions.
33Plus largement, afin d’éviter de tomber dans le piège d’une critique généralisante des outils de gestion, il importe de replacer leur étude dans le contexte sociétal plus large afin de faire porter la critique sur le niveau qui convient. De Gaulejac (2005) s’insurge ainsi contre le fait que la société s’inspire des pratiques gestionnaires du monde marchand. Mais les fonctionnements gestionnaires concrets ne sont?ils pas eux?mêmes la traduction organisationnelle d’un fonctionnement socio?économique ? Est?ce la gestion qui conquiert la société ou un système social néolibéral qui s’énacte par la gestion et qui promeut certaines pratiques et outils de gestion particuliers ? La critique clinique des outils de gestion ne nourrit guère le débat sur point, car cela supposerait de distinguer analytiquement par exemple les opérations de mesure ou d’évaluation comme opérations de gestion génériques d’une part et les rationalités et enjeux politiques d’autre part dont elles peuvent être investis à certains moments historiques, lesquels vont orienter la pratique, par exemple les choix concrets d’indicateurs comme leur inscription dans des pratiques d’une manière singulière, dont on pourra alors évaluer et qualifier le caractère violent.
III.2 – La critique de toute contrainte ?
34Une autre tendance radicale à l’œuvre dans la littérature critique des outils de gestion est de considérer qu’en tant qu’ils contraignent l’action, ils expriment une violence. À ce régime, toute éducation est à proscrire et même la langue « est fasciste », pour reprendre une accusation usitée dans les années 1970. En effet, il est impossible de penser sans des concepts et un vocabulaire. Par conséquent, la domination se love au sein du plus intime : dans nos modes de pensée et notre cognition. Les outils de gestion parce qu’ils transportent un vocabulaire et des représentations du monde, spécialement du monde qu’ils aident à gérer, exercent donc également une contrainte (une violence ?) sur la cognition des acteurs de l’entreprise.
35Cependant, une fois cette dimension reconnue, la réflexion semble ne pouvoir aller au?delà. Car il est impossible de penser un monde, sans socialisation, sans langage et sans contrainte. Il importe donc de ne pas assimiler toute contrainte à une violence, fût?elle symbolique.
36Là encore, seule une analyse précise des situations permettra d’évaluer le degré de contrôle exercé par les outils : pour reprendre la terminologie des chercheurs en comportement organisationnel, produisent?ils un « couplage lâche » ou « serré » [9] ? Les personnes sont?elles aux prises avec un système dictatorial qui les contrôle et les enrégimente ou cette contrainte exerce?t?elle une action éducative sur un collectif de travail qui s’approprie par la médiation de l’outil des connaissances nouvelles et accroît son pouvoir d’agir.
37Le projet de maîtrise de l’action collective au travers d’outils de gestion reste. On peut rejeter ce projet et toute recherche d’efficacité collective au nom d’une liberté individuelle inaliénable, ce qui nous ramène à une critique de la gestion plus que de l’outil. Ou on peut critiquer les formes prises par cet équipement de contrôle et trouver son emprise excessive, ce qui n’est pas exactement la même chose. Quels degré et forme de contrainte sont?ils acceptables pour le développement de l’action collective ? La question n’est pas neuve et ne possède pas de réponse simple et universelle. L’analyste critique des outils de gestion la rencontre comme le sociologue, le psychologue ou le politiste critique.
38Par ailleurs, d’un point de vue pratique, si les outils de gestion peuvent être vus comme imposés, ils sont aussi « mis à disposition » : ils permettent aux agents d’accomplir leur travail et de se coordonner entre eux. On ne peut faire comme si la revendication d’utilité portée par les promoteurs des outils de gestion était uniquement un leurre.
39Nous trouvons ici une deuxième ambivalence des outils de gestion : ils opèrent parce que les acteurs s’en servent. Et si les personnes s’en servent, ce ne peut être uniquement parce qu’elles y sont obligées, ou parce qu’elles ont été décervelées par des processus idéologiques. La sociologie a accumulé pendant des décennies des récits de résistance au changement, de détournement des outils, d’usages purement rituels sans effets réels, si bien qu’on ne peut tenir bien longtemps le récit d’un travailleur totalement dominé. La sociologie de la traduction (Akrich, Callon & Latour, 2006) nous a également permis de voir les processus d’enrôlement à l’œuvre dans toute réussite technique, lesquels passent par une transformation des accrochages entre les acteurs humains et non humains et donc par une capacité des travailleurs à modeler pour partie la technique qu’ils incorporent à leur agir.
40On peut certes rendre compte de la participation des acteurs à l’organisation de leur propre contrainte avec l’idiome de la soumission librement consentie (Joule & Beauvois, 1998), mais celui?ci ne nous semble pas épuiser l’analyse. Il importe de considérer également l’enthousiasme face au progrès technique ou aux gains de sueur permis par l’évolution des outils. Le développement des systèmes d’information dans les organisations ne pourrait pas se faire s’il n’était que question de développement du système oppressif.
41Symétriser l’analyse et prendre au sérieux le discours technique positif au même titre que le discours critique, et la dénonciation des dérives, nous semble l’étape qu’il importe de franchir désormais, afin de faire progresser notre compréhension de l’articulation entre violence et outils de gestion.
IV – Conclusion
42La critique des outils de gestion dans son rapport avec la violence au travail est une critique que l’on peut qualifier de mûre. Des travaux se sont accumulés depuis plusieurs décennies dont nous avons essayé d’offrir une mise en ordre. Une fois reconnus les acquis de ces travaux qui sont utiles et salutaires, il nous semble qu’il est temps de développer une analyse critique plus fine des effets et de l’inscription sociale des outils de gestion.
43Ce mouvement passe selon nous par une reconnaissance de l’ambivalence des outils de gestion. Cette ambivalence se situe à au moins deux niveaux comme nous avons essayé de le montrer sur le plan politique des rapports sociaux d’une part et sur le plan utilitaire des pratiques de travail d’autre part.
44Sur le plan politique, les outils de gestion équipent des relations largement dissymétriques entre les acteurs. Au service de la direction des entreprises et de leurs managers, ils les aident à développer une action coordonnée et efficace au sein de ces ensembles. De ce point de vue, ils participent à l’établissement d’une domination. Pourtant, ils peuvent aussi apparaître dans le même temps comme des régulateurs de cette domination, des contraintes mises sur le pouvoir des dominants, ou des ressources disponibles pour détourner la violence sur des dispositifs techniques, ou reprendre la main dans un jeu social (comme l’a maintes fois montré la tradition de l’analyse stratégique (Crozier & Friedberg, 1977). L’outil devient alors instrument permettant le développement du pouvoir d’agir (Rabardel, 2005). C’est cette ambivalence qui peut rendre désirable pour les dominés le développement de certains outils de gestion que la tradition critique a peut?être trop vite tendance à rabattre sur le projet gestionnaire de contrôle. Illustrons cette idée sur des outils particulièrement décriés aujourd’hui, comme les classements et palmarès d’écoles et d’hôpitaux. L’une de leurs justifications principales est la visée démocratique, puisqu’il s’agit de donner à tous de l’information sur la qualité des soins et des enseignements, sachant que jusque là seules certaines classes de la population avaient accès à des éléments et en profitaient. Certes, les effets en retour sur les pratiques au sein des écoles et hôpitaux sont loin d’être tous favorables sur la vie de travail de leur personnel comme sur la qualité des soins ou des enseignements, mais l’ambivalence de l’outil lui permet de prendre pied et rend également pour partie non prévisibles ses effets.
45On pourrait faire les mêmes remarques sur la grande réforme de l’État introduite avec le vote de la lolf. Cette loi, rappelons?le, a été votée par la droite et la gauche à l’unisson, afin d’améliorer le rendu des comptes aux citoyens et un meilleur usage des ressources publiques. Sa mise en œuvre est favorisée par ces valeurs qu’elle porte et qui permettent l’enrôlement de toutes sortes de fonctionnaires provenant de diverses parties de l’espace organisationnel. L’analyse ne peut dès lors se passer d’une approche beaucoup plus fine de sa mise en œuvre, dont les formes ne sont pas totalement prédéterminées par le projet d’outiller la gestion de l’État. Le choix concret des indicateurs, le contexte politique dans lequel cette mise en œuvre est faite, les rapports de force contextualisés entre Bercy et les ministères dépensiers, etc. sont autant d’éléments à faire entrer dans l’analyse de l’instrumentation de gestion qui ne peut seule être mise en accusation.
46Sur le plan des pratiques de travail, les outils de gestion ne sont pas que des sources de contrainte et d’oppression. Ils sont également utiles, y compris parfois à ceux qui sont contrôlés par eux. Ainsi en est?il par exemple des systèmes de gestion mis en place pour les visiteurs médicaux étudiés par Claire Dambrin (2007) qui à la fois facilitent leur suivi des clients et des visites, mais organisent dans le même temps une mise en visibilité de leur travail. Il y a une transformation profonde de leur travail qui clive les personnels qui y sont exposés, entre ceux qui insistent sur le bilan globalement positif de l’outil et ceux qui sont surtout sensibles à ses effets négatifs. De nouvelles compétences sont mises en avant, d’autres tombent en désuétude. Ces changements produisent certes une certaine violence mais sont stimulés par le souhait d’obtenir les avantages promis de l’outil. Le caractère utilitaire de l’outil, qui est mis en avant par le vocable même d’outil, ne peut être rejeté simplement, ou réduit à la seule utilité pour le profit, ou pour les dominants. Une critique valide des outils de gestion ne peut faire abstraction de leur séduction.
47Ces réflexions viennent prolonger l’interrogation de Georges Friedmann sur le pouvoir de la technique, ouverte dans son ouvrage sur le machinisme industriel (1946). Ne pourrait?on reprendre en les appliquant aux outils de gestion les éléments apportés par ce précurseur de la sociologie du travail, montrant que si les systèmes techniques ne sont pas neutres (ce qu’il a montré à propos des dégâts du taylorisme), ils ont aussi une extrême flexibilité. Ne voyait?il pas d’ailleurs dans le progrès des techniques d’organisation du travail et des entreprises (i.e. des techniques de gestion) une condition nécessaire à la libération du travailleur (Treanton, 1986) ? Il n’y a pas de déterminisme technologique fût?il gestionnaire. En accord avec les travaux de Pierre Rabardel (1995), nous considérons que l’outil n’engendre pas l’action mais la médiatise. Cela ne signifie certainement pas que les effets des outils de gestion soient anodins. Ils peuvent causer plus de soucis qu’ils n’apportent de solutions à l’homme. Ils peuvent aussi être faillibles. Mais peut?on réellement s’en passer ? Les travailleurs – et pas seulement la direction de l’entreprise – ont besoin de la technique. La recherche critique doit donc porter sur les formes concrètes et les usages des outils de gestion, ainsi que sur les déterminants qui les orientent et les modèlent dans des contextes sociopolitiques et économiques variés, les rendant plus ou moins sources de violence et se détacher d’une mise en accusation globale ou générique. Une reconnaissance de l’ambivalence des outils de gestion et une prise en compte sérieuse de leurs diverses séductions semblent également nécessaires afin de mieux comprendre comment ils opèrent.
Bibliographie
- Akrich M., Callon M. & Latour B. (2006), Sociologie de la traduction : textes fondateurs, Paris, Presses de l’École des mines.
- Amado G. & Enriquez E. (2006), « Éditorial », Nouvelle revue de psychosociologie, no 1.
- Aptel M. & Cnockaert J.?C. (2002), « Liens entre les troubles musculosquelettiques du membre supérieur et le stress », in bts. Le Stress au travail, nos 19?20, p. 57?63.
- Aubert N. & Gaulejac de V. (1991), Le Coût de l’excellence, Paris, Le Seuil.
- Aubert N. Gaulejac de V. et Navridis K. (1997), L’Aventure psychosociologique, Paris, Desclée de Brouwer.
- Boltanski L. & Chiapello È. (1999), Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
- Bourguignon A. & Chiapello È. (2005), « The Role of Criticism in the Dynamics of Performance Evaluation Systems, in Critical Perspectives on Accounting, vol. 16, no 6, p. 665?670.
- Boussard V. (2008), Sociologie de la gestion. Les faiseurs de performance, Paris, Belin.
- Boussard V. (éd.). (2005), Au nom de la norme : les dispositifs de gestion entre normes organisationnelles et normes professionnelles, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales ».
- Brunel V. (2004), Les Managers de l’âme, Paris, La Découverte.
- Chappell D. & Di Martino V. (1998), Violence at Work, Genève, Bureau international du travail.
- Chiapello È. (2003), « Reconciling Two Principal Meanings of the Notion of Ideology: the Example of the Concept of “Spirit of Capitalism” », European Journal of Social Theory, vol. 6, no 2, 2003, p. 155?171.
- Clot Y. (1995), Le Travail sans l’homme. Pour une psychologie des milieux de travail et de vie, Paris, La Découverte.
- Courcy F., Savoie A. et Brunet L. (2004), Violences au travail, Montréal, pum.
- Crozier M. & Friedberg E. (1977), L’Acteur et le Système, Paris, Le Seuil, coll. « Points ».
- Dambrin Claire C. (2007), « Control at a Distance as Self?Control: the Renewal of the Myth of Control through Technology », Cahier de recherche du Groupe hec, no 876/2007.
- Dejours C. (1990), « Nouveau regard sur la souffrance humaine dans les organisations », in A. Chanlat (éd.), L’Individu dans l’organisation : les dimensions oubliées, Québec et Ottawa, Les Presses de l’Université Laval et les Éditions Eska.
- Dejours C. (1995), Le Facteur humain, Paris, puf.
- Dejours C. (1998), Souffrance en France, Paris, Le Seuil, coll. « L’Histoire immédiate ».
- Dejours C. (2003), L’Évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, Paris, inra Éditions.
- Dejours C. (dir.) (2007), Conjurer la violence. Travail, violence et santé, Paris, Éditions Payot & Rivages.
- Dumond J.?P. (1992), Les Approches française et nord?américaine en psychopathologie du travail, Rapport de recherche, Paris, ministère de la Recherche.
- Enriquez E. (1982), « Structures d’organisation et contrôle social », Connexions, no 41, Ramonville, Érès.
- Enriquez E. (1989), « L’individu pris au piège de la structure stratégique », Connexions, no 54, Ramonville, Érès.
- Enriquez E. (1997), Les Jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Sociologie clinique ».
- Gaulejac V. de (2005), La Société malade de la gestion, Paris, Le Seuil.
- Gilbert P. (1998), « Fonctions implicites et explicites des instruments de gestion des ressources humaines », Psychologie du travail et des organisations, vol. 1, 118?130.
- Gilbert P. (2001), « Systèmes de gestion intégrés et changement organisationnel », Revue de gestion des ressources humaines, no 41, 21?31.
- Ginsbourger F. (2008), « Le concept d’organisation à l’ère des services : tensions dans le secteur public », Cadres?cfdt, no 428, 19?25.
- Joule R.?V. & Beauvois J.?L. (1998), La Soumission librement consentie, Paris, puf.
- Lancry A. & Ponnelle S. (2004), « La santé psychique au travail », in E. Brangier, A. Lancry & C. Louche (éds.), Les Dimensions humaines du travail. Théories et pratiques de la psychologie du travail et des organisations, Nancy, Presses universitaires de Nancy, p. 285?312.
- Le Goff J.?P. (2008), La France morcelée, Paris, Gallimard, coll. « Folio actuel ».
- Lévy A. (1997), Sciences humaines cliniques et organisations sociales, Paris, puf.
- Lhuillier D. (2006), Cliniques du travail, Toulouse, Érès.
- Michaud Y. (1999), La Violence, Paris, puf, coll. « Que sais?je ? », 1999.
- Nasse P. & Légeron P. (2008), Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail, Paris, ministère du Travail, des Relations sociales et de la Solidarité.
- Pagès M., Bonetti M., Gaulejac de V. & Descendre D. (1998), L’Emprise de l’organisation, Paris, Desclée de Brouwer, 1re éd., puf, 1979.
- Rabardel P. (1995), Les Hommes et les technologies. Approche cognitive des instruments contemporains, Paris, Armand Colin.
- Rabardel P. (2005), « Instrument, activité et développement du pouvoir d’agir », in P. Lorino & R. Theulier (éds.) [2005], Entre connaissance et organisation : l’activité collective. L’entreprise face au défi de la connaissance, Paris, La Découverte.
- Reynaud J.?D. (1997), Les Règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin.
- Segrestin D. (2004), Les Chantiers du manager, Paris, Armand Colin.
- Treanton J.?R. (1986), « Sur les débuts de la sociologie du travail », Revue française de sociologie, vol. 27, no 4, p. 735?740.
- Weber M. (1971), Économie et société, 1re partie, Paris, Plon.
Mots-clés éditeurs : critique clinique, violence psychique, outils de gestion, santé au travail
Date de mise en ligne : 11/05/2012
https://doi.org/10.3917/th.751.0001Notes
-
[*]
greg hec, cnrs umr 2959, 1, rue de la Libération, 78351, Jouy-en-Josas Cedex.
-
[**]
iae de Paris (Université Panthéon?Sorbonne), 21, rue Broca, 75240 Paris Cedex 05.
-
[1]
Selon ces conceptualisations, l’og sera tantôt désigné comme « instrument de gestion », tantôt comme « dispositif de gestion », tantôt comme « appareil gestionnaire », etc.
-
[2]
Voir, par exemple, D. Rigby et P. de Leusse, Les Outils de management, Vuibert, 2007.
-
[3]
À l’exemple de bien d’autres auteurs, Courcy, Savoie et Brunet (2004) définissent la violence au travail comme « une conduite d’un membre ou d’un ex?membre d’une organisation contrevenant aux normes en vigueur dans cette organisation et visant à causer un tort ou à contraindre un autre membre ».
-
[4]
Pour une réflexion sur les problèmes théoriques et pratiques que rencontrent les définitions de la violence, on peut se reporter à Dejours (2007, p. 9?14).
-
[5]
Une fois encore, la bipartition est moins évidente qu’il n’y paraît. Pour ne prendre qu’un exemple, il est connu que les troubles musculosquelettiques sont liés aux conditions psychosociales du travail et en particulier au stress (Aptel & Cnockaert, 2002).
-
[6]
Parfois appelée psychologie sociale clinique ou encore sociologie clinique.
-
[7]
Bien qu’il paraisse centré sur le sujet individuel, ce courant ne dédaigne pas la dimension collective du travail. Ainsi, dans sa critique de la « psychologisation du travail », Lhuillier (2006) s’élève contre le réductionnisme consistant à évacuer le cadre social et collectif dans l’activité et à laisser de côté le contexte organisationnel dans lequel s’inscrit l’activité. De même, Dejours (2007) invite à ne pas dissocier procès de travail et rapports sociaux de travail. Les uns entraînent les autres, certains choix et décisions liés à l’organisation du travail (réorganisations, évaluation individualisée, qualité totale…) pouvant déstabiliser la coopération et favoriser l’apparition de la violence.
-
[8]
On trouvera également une critique du management de la qualité chez Dejours (2007, p. 67?70).
-
[9]
« Tight or losse coupling. »