Notes
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[1]
Diversement qualifiée selon les structures organisationnelles choisies et la taille des entreprises – conception matricielle, ingénierie concourante, conception intégrée, etc.
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[2]
Le Kanban est la méthode la plus connue ; pour une présentation, voir Molet (1998).
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[3]
Ce sont par exemple les gestionnaires de contenu (qui offrent un accès partagé aux données et aux documents relatifs au produit ou au projet), les systèmes de gestion de données techniques (SGDT) qui se présentent sous la forme de bases de données métier accessibles par des portails d’entreprise ou les workflows qui organisent et contrôlent le séquencement et l’enchaînement des tâches. Pour une présentation voir Lonchamp (2003).
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[4]
Cette méthode, mise en œuvre avec C. Sauvagnac, a permis d’obtenir une robustesse satisfaisante du codage. Le taux d’accord interjuges mesuré par le coefficient Kappa n’a cependant pas été calculé.
I. UN BESOIN CROISSANT D’ENVIRONNEMENTS COOPÉRATIFS MÉDIATISÉS SOUTENANT LES ÉCHANGES ARGUMENTATIFS
1La conception par projet [1]est aujourd’hui considérée comme la forme organisationnelle la plus efficace pour concevoir des produits manufacturés, des produits logiciels ou des services. Elle se caractérise par l’accroissement notable, en amont du cycle de conception, d’activités collectives liées à la conduite du projet. Celles-ci visent non seulement la coordination des actions des partenaires du projet, mais aussi la résolution conjointe des problèmes traités durant les phases de coconception du projet (par exemple, réunions de convergence, de spécifications techniques ou de revue de projet). Si la coordination des actions est de mieux en mieux encadrée à l’aide de méthodes organisationnelles [2] et d’environnements informatiques spécifiquement orientés vers le travail collectif [3], il existe en revanche peu d’outils dédiés aux phases de résolution conjointe des problèmes.
2Durant ces phases, la coopération se déroule de façon souvent informelle et peu instrumentée, aux dépens de la performance du processus et parfois en dépit des besoins des coconcepteurs. Certaines méthodes (comme l’analyse fonctionnelle, les méthodes de décomposition des tâches ou de résolution de problèmes en groupe) permettent d’encadrer le travail collectif d’analyse du problème, d’identification des interdépendances entre sous-problèmes et de recherche de solution. Mais elles trouvent vite leurs limites dès lors qu’on collabore à la résolution de problèmes aussi complexes que l’examen et la sélection d’alternatives de conception, la rédaction commune de documents (rapports techniques, spécifications livrables, etc.), les séances de créativité ou la planification de tâches. Dans ces situations, la solution est progressivement construite par des débats argumentatifs au cours desquels des idées sont confrontées, des décisions sont évaluées et des points de vue sont opposés.
3Ces activités argumentatives sont traditionnellement menées en face à face, contrôlées par des régulations collectives (généralement tacites) et encadrées par les procédures décisionnelles prescrites par l’organisation. On constate que le recours de plus en plus fréquent à des environnements coopératifs médiatisés, basés sur des interactions synchrones ou asynchrones, représente un obstacle majeur pour mener les échanges argumentatifs que nécessite la résolution collective du problème. Qu’il s’agisse de problèmes techniques de débits et de coût des connexions, de l’inconfort des communications distantes ou de la limitation des fonctionnalités des outils de coopération asynchrone, les actuels environnements coopératifs restreignent fortement, voire interdisent, les discussions relatives au projet de conception (Détienne, Boujut, & Hohmann, 2004 ; Zacklad, Lewkowicz, Boujut, Darses, & Détienne, 2003).
4De nombreuses recherches ont cherché à introduire des fonctionnalités argumentatives dans les outils d’aide au travail coopératif (section II). Ces systèmes, fondés sur une approche rhétorique de l’argumentation (section III), restent cependant d’un usage confidentiel dans les situations industrielles de coconception, tandis que, inversement, le besoin d’en disposer s’accroît du fait des évolutions rapportées plus haut. Une connaissance plus fine des processus d’argumentation est encore nécessaire pour contribuer à l’évolution des dispositifs d’aide à l’argumentation. C’est dans cette visée que cette étude a été menée (section IV). On y explore l’activité argumentative menée par un groupe de métallurgistes résolvant des problèmes de reconception d’outillages de fabrication (section V). Les résultats (section VII) visent à enrichir notre compréhension des mécanismes psychologiques déployés dans des réunions de conception collective. Ils contribuent aux efforts pluridisciplinaires déployés pour améliorer le développement des outils coopératifs d’assistance à la conception (Darses, 2002 c).
II. LE PROCESSUS ARGUMENTATIF ET SON ASSISTANCE EN CONCEPTION COOPÉRATIVE
5Dès les années 1970, Rittel (1972, cité par Buckingam Shum, Mac Lean, Bellotti, & Hammond, 1997) a constaté l’importance des processus argumentatifs dans les activités de conception d’artefacts. À sa suite, de nombreux auteurs (Buckingham Shum & Hammond, 1994 ; Fischer, Lemke, McCall, & Morch, 1996 ; Mac Lean, Young, Bellotti, & Moran, 1996 ; Moran & Carroll, 1996 ; Trousse & Christiaans, 1996 ; Olson & Olson, 1992 ; Stumpf & McDonnell, 2002) ont montré que l’argumentation endosse de multiples fonctions qui sont centrales dans le processus de conception. Ils soulignent qu’argumenter, c’est un moyen de comprendre le problème, d’analyser l’espace de conception, de construire des hypothèses communes, de développer un processus de confrontation de points de vue et de délibération aboutissant à la prise de décision. C’est au travers de l’argumentation que sont examinées les propositions de solutions, qu’elles sont évaluées et que des alternatives sont proposées, que des buts sont définis. Les explications et les justifications qui sont fournies au cours de l’argumentation (Baker, 1996, 1998, 2000 ; Karsenty, 1999, 2000) servent à construire un contexte cognitif partagé parce qu’elles clarifient les hypothèses de travail, les propriétés des objets du domaine, les contraintes liées à chaque métier de la conception et les objectifs de chacun. Les points de vue dissemblables sont examinés sur la base de processus argumentatifs et c’est ainsi que les coconcepteurs convergent progressivement vers une solution.
6Ces principes ont conduit à développer des outils d’aide destinés à soutenir le processus d’argumentation en conception. Les plus connus, regroupés dans le courant de la logique de conception (traduit de design rationale), sont présentés dans l’ouvrage emblématique coordonné par Moran et Carroll (1996). Ces systèmes argumentatifs visent deux objectifs différents (Conklin & Burgess-Yakemovic, 1996). Le premier, représenté par des systèmes comme QOC (développé par Mac Lean, Young, Bellotti, & Moran, 1996), est tourné vers la capitalisation des décisions. Ces outils visent une meilleure réutilisation des solutions en décrivant la structure de l’espace de conception, composée des traces des raisons qui ont prévalu à la conception de l’artefact. Ils permettent de constituer une mémoire de projet.
7Le second objectif vise à améliorer la prise de décision collective au cours du processus de conception, avec des systèmes comme IBIS (Conklin & Burgess-Yakemovic, 1996) qui favorisent l’explicitation des arguments dans le but de résoudre plus rigoureusement le problème. En effet, l’examen collectif des arguments avancés par les uns et les autres permet de représenter la diversité des points de vue des protagonistes, de clarifier des spécifications parfois vagues et incomplètement formulées, de suivre leur évolution au cours du problème et de maintenir la cohérence lors de la propagation des contraintes. Grâce à ces mises en commun, la construction commune des hypothèses est améliorée et la résolution du problème devient plus performante. Corrélativement, le transfert de savoirs entre partenaires du projet est facilité, créant ainsi une forme d’apprentissage organisationnel.
8On ne décrira pas ici ces divers outils dont les avantages et limites respectives sont discutés dans des synthèses bien documentées (par exemple, Buckingam Shum, Mac Lean, Bellotti, & Hammond, 1997 ; Buckingham Shum, Uren, Li, Sereno, & Mancini, sous presse ; Karsenty, 2001 a et b). Leurs principes de conception sont de décrire les problèmes traités, de décrire les alternatives de solution imaginées pour répondre aux problèmes et d’identifier pour chaque solution les arguments pour ou contre. Ces principes ont inspiré également un certain nombre de systèmes destinés, non pas au secteur de la conception de produit, mais à la gestion de projet et à la prise de décision dans des situations de coopération médiatisée (synchrone ou asynchrone). Les fonctionnalités argumentatives de ces systèmes améliorent les activités de partage de données, de contrôle de la tâche, le maintien de la conscience de groupe et le processus de prise de décision (Lewkowicz & Zacklad, 2000 ; Longchamp & Muller, 2001 ; Longchamp & Seguin, 1996 ; Matta, Lewkowicz, & Zacklad, 2000).
9Tous ces outils informatiques partagent généralement le principe d’une visualisation des structures argumentatives sous la forme de graphes. Les arguments sont générés sous forme de propositions et de liens exprimant les relations des prémisses aux conclusions et sont organisés dans un arbre d’argumentation qui présente le problème, ses options et les arguments pour et contre. Un score (qui est la somme des poids des nœuds sous-ordonnés) et un statut (actif ou non) sont associés à chaque nœud (Longchamp, 2000).
III. UNE APPROCHE RHÉTORIQUE DE L’ARGUMENTATION
III . 1. LA DOUBLE FONCTION DE L’ARGUMENTATION
10Les principes adoptés par les travaux décrits ci-dessus s’appuient (implicitement ou explicitement) sur le modèle de l’argumentation promu par l’approche rhétorique. Cette approche a été réhabilitée par Perelman et Olbrechts-Tyteca (1988) et adoptée par plusieurs disciplines comme les sciences de la communication (Breton, 1996 ; Breton & Gauthier, 2000), les sciences cognitives (Baker, 1996 ; Oléron, 1982, 1983 ; Quignard, 2001) et la logique naturelle (Grize, 1982). On y soutient que l’argumentation est un processus interactionnel (Plantin, 1996). C’est une “ démarche par laquelle une personne – ou un groupe – entreprend d’amener un auditoire à adopter une position par le recours à des présentations ou assertions – arguments – qui visent à en montrer la validité ou le bien-fondé ” (Oléron, 1983, p. 4). Argumenter, c’est développer un raisonnement dans le but de convaincre un auditoire et d’obtenir de lui qu’il partage une opinion donnée en présentant des éléments de preuve de la thèse défendue. La fonction d’un argument est donc, selon Toulmin (1993), d’être une justification émise en fonction d’un contexte donné.
11À la suite de Champaud (1994), on considérera que cette approche conduit à accorder une double fonction aux processus argumentatifs développés dans les situations de conception : une fonction coopérative conjuguée à une fonction dialectique. En effet, dans les situations de conception que nous étudions, le groupe de conception doit être animé par un esprit collaboratif suffisamment développé pour converger vers la solution et pour établir des compromis sur les choix de solution. Cette fonction coopérative contribue au développement d’un but commun et vise la clarification de l’état courant du problème et la coconstruction de connaissances mutuelles servant à établir une représentation partagée du contexte cognitif (Baker, 1998). C’est pourquoi l’argumentation entretient des rapports étroits avec la production d’explications qui s’insèrent dans les débats, comme l’ont signalé Baker (1996, 2000) ou Karsenty (1999, 2000). L’explication n’est pas seulement donnée spontanément ou en réponse à une demande de description factuelle de connaissances du domaine. Elle est interactionnelle et sert avant tout à augmenter la cohérence des représentations mutuelles des interlocuteurs.
12L’autre fonction de l’argumentation est dialectique, caractérisant notamment la dimension conflictuelle des situations interactionnelles. Ses mécanismes ont été analysés dans des situations didactiques, comme par exemple la résolution collective de problèmes de physique par des groupes d’élèves (Baker, 1998 ; Quignard, 2001). Les auteurs ont fait valoir qu’un débat s’apparente à un jeu gouverné par un ensemble de règles dialectiques qui déterminent les “ coups ” (attaques, défenses) à porter à une étape donnée de la discussion. Cette fonction dialectique est rarement abordée par les travaux réalisés en ergonomie cognitive de la conception de produit. Pourtant, un groupe de coconcepteurs se livre aussi à une activité de négociation au cours de laquelle on avance des opinions plus ou moins stabilisées (déterminées par un point de vue métier ou par une position statutaire, par exemple) pour asseoir sa position (Cahour, 2002 ; Cross & Clayburn-Cross, 1996). Cette approche qui apparente l’argumentation à un processus de négociation (Bruxelles, 2004 ; Mondada, 2004) met l’accent sur la grande diversité de facteurs qui jouent dans l’émergence d’un compromis, autant organisationnels (cadres institutionnels, structures organisationnelles et décisionnaires) que psychosociaux (cohésion du groupe, enjeux des débats, positions statutaires des participants).
III . 2. LES ARGUMENTS ET LES PROCéDéS ARGUMENTATIFS
13La perspective interactionnelle de l’argumentation élargit considérablement celle de la pragmatique linguistique développée par exemple par Anscombre et Ducrot (1983) ou Moeschler (1985) pour analyser les productions verbales. Ces auteurs rendent compte de l’orientation argumentative des énoncés par des procédés purement linguistiques (comme par exemple, la présence de certains connecteurs argumentatifs). L’approche rhétorique, elle, insiste sur le fait que les modalités de réception de l’argument sont toutes aussi importantes que ses modalités de production. L’orateur identifie le contexte (environnement externe de la tâche, valeurs sociales, contexte cognitif) et les attentes de l’auditoire, ce qui va lui permettre de couler son opinion dans un moule argumentatif.
14Cette dynamique argumentative est décrite par Breton (1996) comme un processus en deux étapes complémentaires. La première consiste à construire un réel de référence pour l’auditoire et à s’assurer de rendre l’énoncé crédible grâce à un partage a priori de valeurs et de croyances. L’orateur utilise des arguments de cadrage du réel qui permettent d’établir cet accord préalable. Ces arguments sont fondés sur une affirmation de l’autorité (que confèrent la compétence, l’expérience ou le témoignage), ou bien fondés sur des présupposés communs (comme des valeurs ou des croyances), ou encore fondés sur une requalification ou une redéfinition de la situation (comme l’appel à des faits connus). Dans une seconde étape, l’orateur utilise alors des arguments de lien qui relient les arguments de cadrage à l’opinion qu’il veut défendre. Ces arguments s’appuient sur des liens déductifs (de causalité, de finalité, quasi logiques, etc.) ou des liens analogiques (métaphores, exemples, comparaisons). Ce processus argumentatif a été appréhendé par Toulmin (1993) comme la combinaison – à fonction justificatrice – d’une proposition et de ses raisons.
15Comme le note Oléron (1983), il n’est pas aisé – et probablement vain – d’établir a priori une classification systématique des arguments, même si diverses taxonomies ont été proposées. Il est plus utile de “ recueillir des spécimens d’arguments [...] et de tenter de les classer selon des formes caractéristiques ” (Oléron, 1983, p. 68). C’est cette méthode inductive que nous adoptons dans notre étude.
IV. POSITION DU PROBLÈME ET OBJECTIFS
16Dans la plupart des modèles argumentatifs à partir desquels sont développés les outils d’aide à la conception, les arguments sont les contraintes et les critères pour et contre, généralement exprimés à un niveau abstrait (par exemple : sécurité, fiabilité). Les autres formes argumentatives utilisées au cours des délibérations des coconcepteurs, qui sont en rapport direct avec le contexte de l’activité et les objectifs d’action des protagonistes (conformément à l’approche rhétorique présentée ci-dessus) et qui relatent des témoignages, des retours d’expérience ou des faits, ne sont usuellement pas rapportées dans ces modèles. Ce parti pris se justifie par le souci d’une simplification de la représentation des arguments, visant à rendre facilement accessible et utilisable ces graphes construits à des fins de capitalisation des connaissances (Karsenty, 2001 b).
17On peut cependant s’interroger sur la pertinence de cette simplification lorsque l’outil argumentatif est destiné à aider la prise de décision collective. Là, il peut être nécessaire de préserver la diversité des formes argumentatives, dont l’agencement et la combinaison peuvent jouer un rôle important dans la dynamique de convergence des points de vue. L’étude que nous présentons ici a pour objectif d’évaluer la part que prennent ces diverses formes argumentatives dans un débat de conception, comparativement aux critères. On analysera leur nature et on examinera comment les arguments sont combinés pour étayer les positions adoptées par les concepteurs au cours d’une réunion de conception.
18Dans cet article, nous abordons également l’effet d’un facteur peu étudié, qui est la phase de résolution du problème. En effet, dans la situation que nous avons étudiée, les cadres de l’entreprise avaient imposé aux groupes de reconception de suivre une méthode de résolution de problème obligeant à procéder à l’analyse du problème avant de commencer la recherche de solution. Cette dichotomie entre les deux types d’activité est une prescription classique en entreprise, qu’on a discutée dans Darses (1997). Or à notre connaissance, l’effet de ce facteur “ phase de résolution du problème ” sur le processus argumentatif n’a jamais été examiné. Nous faisons l’hypothèse que le développement de l’argumentation sera affecté par le type d’activité cognitive suscité par l’une ou l’autre phase de résolution. Nous vérifierons l’existence de cet effet.
V. TERRAIN D’ÉTUDE
V . 1. CONTEXTE INDUSTRIEL ET INTERVENTION ERGONOMIQUE : REUNIONS DE RECONCEPTION D’OUTILLAGES EN MéTALLURGIE
19L’entreprise où nous avons réalisé notre étude est filiale d’un grand groupe français de la métallurgie. Elle fabrique des tubes soudés inoxydables à destination de l’automobile, de la chimie, de l’agroalimentaire, du mobilier médical, de la navigation de plaisance et de l’architecture de bâtiment. La fabrication compte environ 60 personnes, dont une quarantaine d’opérateurs qui travaillent en (3 × 8), plusieurs contremaîtres, un chef d’atelier, deux agents des méthodes et des outilleurs. La fabrication de tubes se réalise sur des lignes TIG (du nom du procédé de soudure), dont le principe est de former une feuille d’acier en un tube de diamètre donné. Le formage du tube est réalisé en contraignant la feuille par des galets qui sont de grosses pièces de bronze emboîtées sur des axes ; la jointure est soudée, martelée et brossée ; le tube est recuit et scié en bout de chaîne à la longueur exigée par le client, puis conditionné en bottes. La production de tubes de diamètres différents entraîne le démontage et le montage des outillages de la ligne : galets, outils de dressage, outils de martelage, supports et axes, etc. Ces opérations sont fréquentes, longues (au moins huit heures pour un changement complet d’outillages) et physiquement très exigeantes (les outillages manipulés sont très lourds). Chaque équipe de trois opérateurs est responsable d’une ligne en particulier. Les réglages faits durant le montage puis en cours de process déterminent la qualité de la production. C’est durant cette activité que se mobilisent toutes les connaissances des opérateurs, chacun d’entre eux appliquant ses propres modes opératoires et un savoir-faire qui restent encore, au moment de l’étude, peu normalisés et laissés au libre arbitre des équipes.
20Dans une dynamique de qualité totale, l’entreprise a démarré plusieurs actions de conception participative, dont la mise en place de groupes de reconception collective des outillages de la ligne. La mission assignée à ces groupes était de transformer simultanément les outillages et les procédures en poursuivant plusieurs objectifs concourants : diminuer les temps de montage/démontage des outillages de la ligne, normaliser les procédés en vue d’une certification ISO, améliorer la sécurité et les conditions de travail et élargir les compétences des opérateurs relatives aux procédures d’utilisation des machines et de conduite du process. À la demande de l’ingénieur de production responsable de la fabrication, une analyse ergonomique a été faite afin d’évaluer l’apport de la participation directe des opérateurs aux actions de qualité totale (Darses, 2002 a). Dans cet article, nous nous intéressons exclusivement aux réunions de reconception.
V . 2. ENCADREMENT DE L’ACTIVITé COLLECTIVE DE RECONCEPTION DES OUTILLAGES
21Les groupes de reconception (5 à 7 personnes) travaillent sur des problèmes précis, liés à un outillage (patins, marteleuse, tête de dressage, etc.). Ils ont fonctionné tous les quinze jours durant deux ans. Les participants ont des profils divers, en termes de fonction, de statut et d’ancienneté dans l’entreprise : opérateurs de fabrication, contremaîtres, mécanicien d’entretien, techniciens des méthodes, chef d’atelier, dessinateur du bureau d’études, etc. Le déroulement des réunions est structuré en trois phases, dont seules les deux premières ont été étudiées du point de vue de l’argumentation :
22• L’analyse du problème est guidée par l’application de la méthode QQOQCC, qui impose de répondre aux questions “ Qui, Quoi, Où, Quand, Comment, Combien ”.
23• La recherche de solution se conforme aux préconisations imposées par l’animateur du groupe afin d’encourager la créativité : faire énoncer autant de solutions que possible par tous les acteurs et différer à la fin de la phase les critiques et évaluations des solutions.
24• Le choix d’une solution, au moyen d’un vote sur la base d’un tableau de huit critères fonctionnels, définis et pondérés par avance par l’ingénieur de production (coût, efficacité, délai, accessibilité, sécurité, simplicité du système, fiabilité et délai de mise en place). La solution choisie est celle qui recueille le plus grand nombre de points.
25Les groupes sont animés par un technicien du bureau des méthodes qui veille à l’application des trois phases, qui note au fur et à mesure les problèmes évoqués, les diverses solutions imaginées, qui fait la synthèse du vote et qui est également chargé de la mise en forme technique et au développement des solutions adoptées.
VI. MÉTHODOLOGIE D’ANALYSE
VI . 1. RECUEIL DES DONNéES
26Les résultats présentés dans cet article forment le troisième pan d’analyse d’une vaste étude de l’activité professionnelle décrite précédemment qui succède à 1 / une analyse macroscopique de la situation (Darses, 2002 a) ; 2 / l’analyse de cinq réunions de reconception, uniquement du point de vue des critères et des contraintes utilisés par les coconcepteurs (Darses, 2002 b). Les résultats rapportés aujourd’hui ont bien sûr profité des analyses faites précédemment.
27La réunion que nous étudions a duré deux heures. Elle rassemblait le chef d’atelier, l’agent des méthodes, deux opérateurs de production et un mécanicien d’entretien. Elle portait sur le problème du montage et démontage de la tête de dressage qui est un dispositif permettant de maintenir l’horizontalité du tube au cours de sa fabrication. Elle s’est déroulée de la façon suivante : 1 / rappel du problème et de l’utilisation de la méthodologie QQOQCC ; 2 / phase d’analyse des problèmes liés à l’assemblage des bagues et galets (accès, manque de soutien des galets, guidage de l’axe, pas de système d’articulation des axes, réglage des vis) et chiffrage du coût du dysfonctionnement et calcul du retour sur investissement en termes d’objectif, de temps de montage ; 3 / phase de recherche des solutions (énoncé des avantages et inconvénients de chacune des cinq solutions évoquées).
28Les traces produites en cours de réunion (dessins des différentes solutions et comptes rendus) ont été collectées. Une autoconfrontation a été faite (sur la base des transcriptions) afin de lever quelques incertitudes sur certains éléments techniques débattus. La transcription in extenso de la réunion a fourni un corpus de 65 pages, dont le codage complet a été établi en s’appuyant sur la méthodologie d’analyse de protocoles de conception COMET. Cette méthodologie, décrite en détail dans Falzon et Darses (1992) et Darses, Détienne, Falzon et Visser (2001), utilise une structure prédicative inspirée de la théorie des actes de langage sur la base de laquelle on identifie : les actions effectuées par les concepteurs (par exemple : générer, informer, évaluer) sur des objets (par exemple : la solution, le but, les connaissances du domaine). Les spécificités de la situation analysée ici ont requis l’établissement d’un certain nombre de descripteurs additionnels que nous décrivons dans les sections suivantes.
VI . 2. SEGMENTATION DU PROTOCOLE EN éPISODES
29La segmentation – question récurrente en analyse de protocole verbal (Falzon & Darses, op. cit.) – peut être faite par des moyens complémentaires. L’utilisation des marqueurs langagiers (repérage des déictiques, verbes d’action, etc.) est un moyen que Robert et Rogalski (2005) ont éprouvé avec succès. On a relevé dans notre protocole un usage assez systématique de marqueurs signalant les ouvertures d’épisodes ( “ bon, alors... ”, “ bon, là, on va... ” ) ou bien les fermetures ( “ donc, on dit... ”, “ OK... ”, “ alors je note... ” ) qui ont fourni des indications de segmentation. On a complété par une segmentation faite sur la base de la nature cognitive des entités de résolution de problème, comme le préconise la démarche d’analyse de protocole verbal (Ericsson & Simon, 1993). Dans notre protocole, on a repéré les composants suivants :
- — Formulation d’un but : c’est l’énoncé de l’objectif courant. Par exemple, “ bon, alors, comment il se produit le problème ? Qu’est-ce qu’il y a d’autre qui nous gêne dans le montage ? ”.
- — Contrôle de la résolution du problème : c’est la synthèse des décisions en cours, la description des solutions adoptées ou des buts fixés par le groupe. Par exemple, “ alors je note, on dit immobiliser les axes de centrage du galet, régler l’appareil des axes, avec vis aux extrémités et axes épaulés ” ; “ bon, alors c’est le système d’emboîtement qui pose problème ”.
- — Méta-contrôle de la résolution du problème : par exemple, “ on fait comme tu nous as appris, on critique pas l’idée mais on demande des compléments ” ou bien “ maintenant, faut répondre aux questions du comment ”.
30Le bornage des épisodes a été établi sur ces bases. Dans notre cas, la structuration des réunions en épisodes distincts est renforcée par l’application scrupuleuse de la méthode de conduite de réunion décrite plus haut (§ V . 2).
VI . 3. Définition des arguments
VI . 3. 1. Identification et définition des critères
31On a appelé critère toute mention d’un paramètre utilisé pour évaluer (qualitativement ou quantitativement) un aspect du problème traité : le coût, la fiabilité, la durée de vie ou la résistance d’un matériau sont des critères très fréquemment utilisés. Cette définition est celle qui est communément adoptée dans les études réalisées dans le domaine de la conception de produits (voir par ex., Bonnardel, 1999 ; Ullman, Herling & Sinton, 1996). L’extraction des critères a été faite dans une étude antérieure (Darses, 2002 b), à partir des corpus complets de cinq réunions de conception, par une méthode de double codage [4]. Nous avons montré que la formulation des critères varie en fonction de leur niveau d’abstraction et en fonction de leur registre de référence. Ce dernier renvoie aux divers champs d’application des solutions, propres à chaque métier : ici, la solution est jugée par des critères relatifs à des qualités techniques, à la conduite de projet, à des exigences du process, aux modes opératoires associés et aux conditions de travail qui en découlent.
32Le niveau d’abstraction qualifie les points de vue adoptés pour décrire un artefact : on peut le décrire à un niveau abstrait ( “ fiabilité du matériau ” ), ou bien on peut représenter la même propriété, mais d’un point de vue structurel ( “ ce matériau peut casser ” ) ou bien on peut préférer une représentation opératoire, fondée sur la façon (prévue ou simulée) d’utiliser ce matériau ( “ la pièce va casser quand on la manipulera ” ). On aboutit ainsi à une caractérisation orthogonale des critères, représentée au tableau 1. Le principe de cette double caractérisation rejoint celui adopté par Burns et Vicente (2000).
33On voit dans ce tableau que l’évaluation qui est faite des solutions ne s’exprime pas seulement par des critères formulés en termes abstraits et génériques (tels que “ délai court, sécurité maximum, fiabilité non satisfaite ”, etc.), qui sont ceux traditionnellement utilisés dans les méthodologies d’analyse fonctionnelle. Dans de nombreux cas, c’est la fonction évaluatrice de la proposition qui lui confère la valeur de critère. Par exemple, la proposition en italique “ Si tu passes par les travaux neufs, on n’aura toujours rien dans un mois ” est ici codée comme un critère parce que le contexte d’énonciation accordait à cette assertion une valeur d’évaluation de la solution (en l’occurrence, présentant le défaut d’être conçue par un département réputé pour ses retards de livraison). On retrouve ici ce que Toulmin (op. cit.) décrit comme des arguments, lesquels sont formés par la combinaison d’une proposition (claim) formulée comme une assertion qui est appuyée par une (ou des) raison(s) (a ground), comme par exemple “ si on fait ça, ça va faire des marques sur le tube ”.
TABLEAU 1 : Catégorisation des critères selon deux dimensions orthogonales : le critère d'abstraction auquel l'artefact est évoqué et le registre de référence auquel appartient le critère.
TABLEAU 1 : Catégorisation des critères selon deux dimensions orthogonales : le critère d'abstraction auquel l'artefact est évoqué et le registre de référence auquel appartient le critère.
VI . 3. 2. Les autres arguments
34Conjointement aux critères, d’autres formes argumentatives sont utilisées. Elles sont engendrées par les procédés de cadrage du réel et de lien décrits en III . 2. Elles sont relatives aux données contextuelles de la situation de travail, se référant à des présupposés (en particulier, la description des dispositifs actuels du travail), à des arguments d’autorité (notamment, la description de procédures opératoires expertes) et à la simulation d’une solution possible. L’analyse du corpus a fait apparaître que trois formes argumentatives sont systématiquement employées, en complément des critères rapportés dans la section précédente :
- — Description de procédures et de modes opératoires : Ces arguments sont fondés sur l’autorité que confère la compétence de l’opérateur qui connaît les “ bonnes pratiques ” opératoires. Ils relatent également des expériences partagées par tous au sujet des modes opératoires de démontage/montage des outillages. Enfin, ces arguments décrivent des modes opératoires futurs qui seraient appliqués si la solution était adoptée. Ces descriptions sont souvent associées à un critère précédemment formulé, comme dans l’extrait ci-dessous : “ [Ouverture - Agent Méthodes] Le problème, c’est que // [Critère 1 - Opérateur] il n’y a pas de guidage de l’axe // [Critère 2 - Opérateur] il faut tout faire à l’œil // [Mode opératoire 1 - Opérateur] il faut aligner le galet, il faut mettre en place une bague, enfin je sais pas comment on peut appeler ça // [Mode opératoire 2 - Opérateur] il y a tout un tas de choses qui s’ensuivent... C’est-à-dire quand on chasse les axes, il y a le trou fileté en plus. À force de le buter, on peut esquinter le filetage et tout ça, ça enchaîne, on sait plus gérer le problème. ”
- — Description du dispositif actuel : Ces arguments se fondent sur des présupposés communs concernant la connaissance que chacun a des outils et des dispositifs techniques utilisés par les opérateurs. Ils visent la redéfinition du contexte, en faisant appel à des faits connus de tous et supposés partagés au quotidien. Par exemple : “ [Critère - Opérateur 1] il n’y a pas de guidage de la vis // [Dispositif - Opérateur 2] Non, parce que d’un côté, il y a une lumière, la partie longue de la lumière, si on veut, ça représente le diamètre d’extrémité, et le côté plat, tu peux rien passer à travers ou sauf une tringle plus petite. ”
- — Simulation mentale d’une solution : Cette forme argumentative est utilisée par les participants dans le but de qualifier la situation future, en rapport avec les conjectures énoncées par le groupe. Il ne s’agit pas d’un “ simple ” énoncé de solution, comme il en est formulé un certain nombre au cours de la réunion, notamment par l’animateur des débats lorsqu’il clôt un épisode. La simulation d’une solution est parfois formulée en complément de la description de procédures (actuelles ou supposées), ou bien utilisée par un interlocuteur pour préciser la portée d’un critère, donnant à celui-ci une plus grande pertinence et ce faisant, le justifiant. Par exemple, le chef d’atelier dit : “ [Simulation d’une solution] On imagine une plaque avec deux tétons et puis on remettrait les vis ici et puis donc on aurait les quatre vis // [Critère] mais faut savoir combien coûte la réalisation de quatre plaques. ”
35Le tableau 2 présente la retranscription d’un épisode.
TABLEAU 2 : Transcription d'un épisode et codage correspondant. La longueur de cet épisode est de 12 composants, formés d'un énoncé d'ouverture, d'un énoncé de clôture et de 10 arguments. Transcription and coding of an episode.
TABLEAU 2 : Transcription d'un épisode et codage correspondant. La longueur de cet épisode est de 12 composants, formés d'un énoncé d'ouverture, d'un énoncé de clôture et de 10 arguments. Transcription and coding of an episode.
VII. RÉSULTATS
VII . 1. RéPARTITION DES éPISODES EN FONCTION DE LA PHASE DE RéSOLUTION
36On constate que la réunion est formée de 38 épisodes successifs. La première question à traiter porte sur la nature – argumentative ou non – de ces épisodes : peut-on, au cours d’une réunion de reconception, distinguer des épisodes qui seraient argumentatifs et d’autres qui ne le seraient pas ? Si oui, comment ces deux formes de débat se distinguent-elles et quelle est leur proportion relative ? L’analyse fait apparaître une distinction entre deux types d’épisodes : ceux qui incluent au minimum un composant argumentatif (critère ou autre composant argumentatif) et ceux qui n’en incluent aucun. On a nommé les premiers “ épisodes argumentatifs ” puisqu’ils comportent au moins un argument, par opposition aux seconds qui sont dits “ non argumentatifs ”.
37On dénombre 34 épisodes argumentatifs et 4 épisodes non argumentatifs : la réunion est donc constituée à 90 % d’épisodes argumentatifs. Cette observation converge avec les résultats des travaux présentés en section II et III qui soulignent la nature intrinsèquement argumentative des interactions langagières. Les résultats présentés dans la suite de l’étude portent uniquement sur ces 34 épisodes argumentatifs. On constate que les épisodes non argumentatifs sont très courts et qu’ils sont produits uniquement durant la phase d’analyse du problème. Deux d’entre eux sont consacrés à des ajustements métacommunicationnels relatifs au respect de la méthodologie de résolution de problème en groupe ; les deux autres sont consacrés à une présentation du problème à traiter. Ces épisodes permettent d’établir le contexte à partir duquel le débat sera engagé. Ils participent de manière large au processus d’argumentation, mais ne sont pas de nature argumentative. On transcrit ci-dessous l’épisode no 4 dans lequel les participants détaillent le calcul des opérations mensuelles de montage :
- — Technicien des Méthodes [ouvre un sous-problème] : Maintenant, c’est combien de fois que ça se produit, le problème ? On va dire... pour le mois, tu fais combien de montages ?
- — Opérateur : Faut demander ça au chef, j’en sais rien... En ce moment, on a tendance à en faire un peu moins.
- — Technicien des Méthodes : La dernière fois, on avait dit 5 ou 6 montages.
- — Chef d’atelier : C’est un peu moins que la semaine.
- — Opérateur : Y a eu des périodes où on était à 10...
- — Technicien des Méthodes : Donc, 5 montages [Conclut sur la méthode de résolution QQOQCC]. Ouf, on s’en est sorti ce coup-ci. On le pose bien, le problème, avant, c’est ce qu’on faisait pas.
38Dans la phase d’Analyse du problème, on dénombre les 4 épisodes non argumentatifs (soit 10,5 % de l’ensemble des épisodes) et 20 épisodes argumentatifs (soit 52,6 %). Ces 24 épisodes représentent deux tiers de tous les épisodes constituant la réunion. Dans la phase de Recherche de solution, il n’y a aucun épisode non argumentatif et on dénombre 14 épisodes argumentatifs (soit 36,9 %). On pourrait vouloir interpréter ce résultat comme la marque d’un processus argumentatif qui serait plus actif dans le processus d’analyse du problème. Mais d’autres causes pourraient expliquer cette supériorité numérique des épisodes argumentatifs au cours de cette phase. En particulier, il n’est pas encore avéré que les épisodes soient comparables du point de vue de leur longueur, ni du point de vue de leur densité argumentative. Les épisodes formulés en analyse du problème sont certes nombreux, mais sont peut-être plus courts qu’en recherche de solution et peuvent également contenir un faible nombre d’arguments. On évalue ces points dans la section suivante.
VII . 2. LONGUEUR ET DENSITé ARGUMENTATIVE DES éPISODES EN FONCTION DE LA PHASE DE RéSOLUTION
39La longueur des épisodes est mesurée par le nombre total de composants (arguments + composants non argumentatifs, voir § VI). La densité argumentative d’un épisode est mesurée par le nombre d’arguments qui y sont contenus, rapporté au nombre total de ses composants : certains épisodes peuvent comprendre peu d’arguments mais être constitués de nombreux composants de synthèse et d’ajustements métacommunicationnels, et réciproquement. Le tableau 3 rapporte les résultats obtenus.
TABLEAU 3 : Comparaison des épisodes – décrits selon leur longueur, le nombre moyen d’arguments et leur densité argumentative en fonction de la phase de résolution du problème
TABLEAU 3 : Comparaison des épisodes – décrits selon leur longueur, le nombre moyen d’arguments et leur densité argumentative en fonction de la phase de résolution du problème
40On constate que les épisodes sont comparables les uns aux autres du point de vue de leur longueur, qu’ils soient construits pour analyser le problème ou pour construire une solution (différence non significative, test de Student : t(32) = 0,73 ; p > .47).
41Concernant la densité argumentative, on note que le recours à des composants argumentatifs est plus important durant la recherche de solution (trois quarts des composants d’un épisode sont argumentatifs) que lors de l’analyse du problème (deux tiers des composants d’un épisode sont argumentatifs). Mais cet effet de la phase de résolution du problème sur la densité argumentative, manifeste au cours de la réunion étudiée, n’a pu être généralisé aux autres réunions de même type menées durant les deux années du processus de reconception d’outillages (test de Student non significatif : t(32) = 1,48 ; p > .14).
VII . 3. UTILISATION DES DIFFéRENTS ARGUMENTS
42Dans cette section, nous comparons l’utilisation qui a été faite des différents arguments à l’intérieur de
43chaque épisode, en examinant l’effet de la phase de résolution du problème. Vu l’importance donnée aux critères par les recherches du domaine, on souhaite notamment évaluer la part d’utilisation de ce type de composant argumentatif, relativement aux autres arguments.
44On a calculé le nombre moyen d’arguments formulés dans chaque épisode, en distinguant dans un premier temps les critères des autres arguments, puis en contrastant les résultats en fonction de la phase de résolution de problème.
45L’utilisation des critères est plus importante que celle des autres arguments [F(1;66) = 10,60 ; p < .002)], quelle que soit la phase de résolution. Quant à l’effet de la phase, il reste minime pour ce qui concerne l’usage global des arguments (critères et autres arguments confondus), et le résultat est non significatif [F(1;66) = 2,70 ; NS]. Toutefois, l’analyse de l’interaction de ces deux facteurs (Type d’Argument – Phase de résolution ; voir fig. 1) indique un résultat significatif (F(3;64) = 5,65 ; p < .002). L’activité de recherche de solution conduit à utiliser plus de critères que l’activité d’analyse du problème.
46On a examiné plus précisément la part relative tenue par chacun des arguments autres que les critères (c’est-à-dire : les descriptions de procédures, la référence à des dispositifs actuels et la simulation de solutions possibles), selon la phase de résolution. Les résultats de l’ANOVA (F(5;96) = 2,63 ; p < .03) révèlent une interaction significative (fig. 2). Les interprétations proposées ci-dessous peuvent donc être généralisées aux autres réunions menées par le groupe de concepteurs durant le projet de reconception d’outillages.
47Les descriptions de procédures sont essentiellement invoquées pour soutenir l’argumentation en phase d’analyse du problème (64 %). Nous expliquons cela par le fait que c’est sur la base de dysfonctionnements des modes opératoires qu’est envisagée la reconception des nouveaux outillages. Leur description et leur examen collectif sont donc au cœur du travail d’analyse des coconcepteurs et de repérage des problèmes à traiter. Cependant, les représentations liées aux procédures opératoires restent importantes tout au long du processus de résolution, puisqu’elles forment 32,5 % des arguments (autres que les critères) lors de la recherche de solution. Les descriptions de procédures semblent être généralement utilisées comme des facteurs de pondération des critères. Par exemple, l’opérateur ne se contente pas de formuler un critère (en italique) : “ Avec cette solution, il n’y a plus rien à viser. ” Il appuie son point de vue en associant à ce critère un élément de description de la procédure opératoire (en italique dans l’exemple) : “ Avec cette solution, il n’y a plus rien à viser. Là [avec la solution antérieure], il fallait viser les entretoises, les roulements et tout. ” Ajouter la description de la procédure est une justification qui renforce le bien-fondé du critère “ rien à viser ”.
48Par ailleurs, et en accord avec la méthodologie de résolution adoptée qui promeut explicitement cette démarche, la simulation de solutions possibles est surtout réalisée durant la phase de recherche de solution, plus qu’elle ne l’est durant l’analyse du problème (30 % contre 11 %). Cela dit, si l’on s’en tenait à l’application stricte de la méthodologie, aucune solution ne devrait être évoquée durant cette dernière phase. Or on constate malgré tout qu’ici, 11 % des arguments exprimés pour analyser le problème sont des simulations de solution. Cette observation souligne que la dichotomie introduite par la méthodologie entre deux phases successives de résolution contrecarre l’intrication spontanée qui s’opère cognitivement entre analyse et évaluation du problème/génération de solution. Cela corrobore de nombreuses études cognitives du processus de conception (voir par exemple Darses, 1997 ; Visser, Darses, & Détienne, 2004).
49Enfin, on note que l’argumentation développée au cours de la phase de recherche de solution suscite la description de dispositifs actuels et la description de procédures (représentant pour chacun un tiers des arguments “ non-critères ”). La situation de reconception explique en partie l’importance prise par ces arguments au cours de la recherche des solutions. Mais cela rappelle aussi, s’il en était besoin en ergonomie, que le processus de conception d’une solution ne peut être mené qu’en référence aux tâches des coconcepteurs et qu’il s’appuie nécessairement sur l’évaluation des dispositifs quotidiennement utilisés.
VII . 4. COMBINAISONS D’ARGUMENTS
50La dynamique argumentative se construit en combinant les arguments entre eux, de telle sorte que l’orientation ainsi produite serve le point de vue des interlocuteurs. Il s’agit donc pour les participants de construire un agencement des divers composants argumentatifs qui soit susceptible de renforcer (ou d’affaiblir) la proposition avancée par soi-même ou par autrui, comme l’exemple donné en section précédente. Cette combinaison des arguments joue le rôle de pondération. Dans cette section, nous montrons tout d’abord que les critères sont les pivots de ces agencements. Puis nous explorons ensuite le rôle des différents interlocuteurs dans la construction de ces combinaisons.
VII . 4 . A. Les critères comme pivots des combinaisons d’arguments
51Nous avons rappelé en section II que la plupart des études sur l’argumentation font des critères les piliers du processus argumentatif. Les résultats présentés dans la section précédente corroborent en partie ce postulat, eu égard à la part majoritaire formée par ces arguments au sein des épisodes argumentatifs. Cependant, ce résultat ne rend pas compte de la manière dont les critères sont associés aux autres composants, et de la répartition de ces combinaisons dans les épisodes. C’est ce que nous avons voulu examiner dans cette section, pour chacun des 34 épisodes argumentatifs relevés dans la réunion étudiée. Comment s’agencent les critères et les autres arguments dans les épisodes ? Y a-t-il une répartition homogène des combinaisons critères / autres arguments parmi tous les épisodes ? Peut-on au contraire observer des classes distinctes d’épisodes, en fonction des combinaisons qui sont construites ? Pour répondre à ces questions, nous avons calculé (fig. 3) le ratio critères / autres arguments et avons classé les épisodes en quatre classes en fonction de ce ratio :
- — classe A : épisodes dans lesquels les critères sont absents, les seuls arguments utilisés étant ceux décrits en VI . 3 . B ;
- — classe B : épisodes dans lesquels les critères représentent de 1 % à 49 % des arguments ;
- — classe C : épisodes dans lesquels les critères représentent de 50 % à 99 % des arguments ;
- — classe D : épisodes composés exclusivement de critères (100 %).
52Compte tenu des faibles effectifs et de la dispersion des données, nous n’avons pas fait d’inférence statistique sur ces résultats qui seront donc interprétés au niveau descriptif. On constate que les épisodes composés majoritairement par des arguments tels que les descriptions de procédures, de solution ou de dispositifs, sont rares : ils représentent un quart seulement de tous les épisodes lors de l’analyse du problème (classes A et B) et ne sont jamais utilisés lorsqu’il s’agit de chercher une solution.
53Quelle que soit la phase de résolution du problème, presque tous les épisodes argumentatifs sont majoritairement formés de critères (classes C et D). En Analyse du problème, ce sont trois quarts des épisodes argumentatifs qui sont construits autour des critères. En Recherche de solution, tous les épisodes se conforment à cette composition.
54Durant cette dernière phase de résolution du problème, la proportion d’épisodes qui sont constitués uniquement de critères (classe D) n’est pas négligeable puisqu’elle représente un épisode sur cinq. Dans ces cas, les coconcepteurs argumentent en énonçant une succession de critères qui s’enchaînent les uns aux autres, comme dans l’exemple suivant (en italique) :
55“ [Chef Atelier] On a un gros tube mince, non ? On risque pas de le déformer ? // [Opérateur 1] On le déforme si on a besoin de le corriger fort, on le déforme de toute manière, hein ? // [Opérateur 2] Là, tu peux plus calibrer avec ça ? // [Opérateur 1] Ah ben non, on peut pas le calibrer, j’ai bien compris. // [Techn. Méthodes] Mais c’est tranquille aussi, plus de tuyaux à monter. // [Opérateur 1] Oui, mais c’est pas dit que ça serait très pratique, hein ? // [Techn. Méthodes] Non ! Non ! Mais, ça n’empêche qu’on peut faire des essais là-dessus et puis... // [Opérateur 2] Ouais, ça vaut le coup d’essayer. // ”
56Pour ce qui concerne cette réunion, les arguments autres que les critères (descriptions de procédures, de dispositifs et de solutions futures) semblent mobilisés comme des “ renforçateurs ” plutôt que comme des éléments centraux de l’argumentation, lesquels sont les critères. On doit cependant nuancer cette interprétation, notamment pour les activités d’analyse du problème. Durant cette activité, il y a tout de même dans la réunion étudiée un quart des épisodes qui sont construits sur une base d’arguments “ non-critères ”. Analyser le problème, c’est donc faire plus qu’établir une liste des critères qui devront être satisfaits au cours de la conception. C’est aussi formuler des arguments qui, par leur nature, participent à construire collectivement le contexte de la tâche, l’environnement matériel et les paramètres de la situation de travail dans lequel le processus de conception prend place. Ces arguments-là vont permettre à chacun d’expliquer son point de vue, comme l’ont montré Baker (1998) et Karsenty (2000), mais aussi de l’expliciter. Nous faisons l’hypothèse que les critères répondent incomplètement à ces objectifs de clarification du problème et d’établissement d’un référentiel commun qui caractérisent cette phase de conception. Ils ne sont pas les meilleurs arguments qui permettent à tous les acteurs de la décision de partager, à l’issue de cette phase d’analyse, une vision de l’état du problème à résoudre. Les arguments autres que les critères procèdent donc d’un objectif coopératif, qui prévaut sur un objectif dialectique.
57En revanche, nos résultats laissent penser que, durant le travail de recherche de solution, la formulation de critères est le mécanisme préférentiellement choisi pour soutenir l’argumentation. Les participants procèdent en accumulant une grande diversité de “ raisons ”, énoncées sous la forme de critères complémentaires et variés. Cette accumulation serait utilisée comme le moyen de renforcer le point de vue avancé, dans l’objectif d’orienter les décisions. Cette manière d’argumenter serait développée dans une visée dialectique, qui primerait sur la visée coopérative. L’objectif n’est plus d’établir une base commune de représentation mais de remporter l’adhésion des partenaires sur la sélection des solutions.
VII . 4 . B. Le rôle des locuteurs dans la combinaison des arguments
58Dans cette section, on rapporte comment on a exploré l’effet éventuel de la phase de résolution du problème sur la production (individuelle ou croisée) des combinaisons d’arguments. Notre hypothèse, fondée sur une perception intuitive des réunions, était que les arguments seraient plus souvent agencés par le même acteur lorsqu’il s’agit d’analyser le problème, tandis qu’ils seraient plus souvent combinés entre eux par des locuteurs différents au cours de la recherche de solution. L’idée est que cette dernière phase, par sa fonction dialectique, susciterait des oppositions, des désaccords ou des alliances qui s’exprimeraient par des chassés-croisés d’arguments, tandis que l’analyse du problème prédisposerait, par sa fonction coopérative, à combiner individuellement les arguments afin d’exposer au mieux les divers aspects d’un problème.
59Quelques difficultés méthodologiques rendent cette analyse difficile, notamment du fait que les combinaisons d’arguments peuvent être parfois très longues, associant successivement quatre ou cinq arguments, voire plus comme dans l’exemple suivant : “ [Critère 1 - Opérateur 1] Et là, ça n’empêche pas qu’il faudra toujours le porter. // [Critère 2 - Opérateur 2] Oui, mais il n’y a plus rien à viser. // [Procédure 1 - Opérateur 2] Là il faut viser les entretoises, les roulements et tout. // ”
60Pour limiter ces difficultés, nous avons choisi de ne traiter dans cette étape exploratoire que les combinaisons formées de deux arguments appartenant à des types distincts. Ainsi, on n’analysera pas les combinaisons de critères [Critère 1] + [Critère 2]. Dans l’exemple précédent, on retiendra donc seulement l’agencement [Critère 2] + [Procédure 1]. Nous avons dénombré toutes les combinaisons formées de deux arguments non similaires, en précisant si les deux arguments étaient exprimés par la même personne ou bien par deux interlocuteurs successifs. Ce dénombrement ne tient pas compte des formulations de composants argumentatifs qui seraient isolées dans l’épisode. Compte tenu des faibles effectifs, il n’a pas été possible de valider inférentiellement la portée de ces résultats.
61Du point de vue des combinaisons d’arguments, les résultats (fig. 4) prolongent ceux présentés dans les sections précédentes. Dans la réunion étudiée, la combinaison préférée pour analyser le problème est [Critère] + [Procédure]. Les autres combinaisons sont quasiment inexistantes. Lors de la recherche de solution, les combinaisons d’arguments sont plus diverses, bien que l’avantage reste à [Critère] + [Procédure]. On retrouve l’importance des représentations associées aux dispositifs utilisés dans l’environnement de travail, rapportée en VII . 3, au travers de la combinaison [Critère] + [Dispositif actuel] qui est beaucoup utilisée lors de la recherche d’une solution alors qu’elle l’est très peu en analyse du problème.
62Du point de vue de la construction – individuelle versus croisée – de ces combinaisons, on peut difficilement interpréter nos résultats même d’un simple point de vue descriptif. La combinaison [Procédure] + [Dispositif actuel] est, dans cette réunion, formulée préférentiellement par le même locuteur : pour convaincre son auditoire, le locuteur associe la description du mode opératoire à celle de l’outillage auquel il s’applique. L’avantage global donné aux formulations croisées est si léger qu’on peut difficilement en dégager une tendance concernant l’effet de la phase de résolution du problème sur le mode de production (individuelle ou croisée) des combinaisons d’arguments. Un approfondissement de ce point devra être fait, à partir d’un plus grand nombre de données.
VII . 5. SYNTHèSE
63Une synthèse des résultats est présentée dans le tableau 4 ci-dessous. On en discute les divers points dans la section suivante.
VIII. DISCUSSION ET CONCLUSION
64Les résultats que nous avons présentés dans cette étude confirment que l’activité collective de conception s’appuie sur un processus d’argumentation omniprésent. Cela rejoint des études faites dans d’autres situations de résolution de problème, comme celle de Quignard (2001) qui évaluait à 84 % de l’ensemble des interactions la part argumentative de la résolution d’un problème de sciences physiques réalisée à distance. Ce processus d’argumentation, et les délibérations collectives qui l’accompagnent, sont à la croisée de multiples facteurs (psychosociaux, sociaux, relationnels, interactionnels, organisationnels, etc.) que notre étude, en faisant le choix d’une approche cognitive, n’a pas abordés. Ces facteurs, dont l’influence a été soulignée (§ III . 1), ne doivent cependant pas oblitérer l’importance du versant cognitif de l’argumentation. Notre étude, restreinte à cette dimension, permet de mieux examiner certains mécanismes qui n’avaient pas encore été étudiés de façon aussi détaillée. Nous discutons ses apports et ses perspectives.
VIII . 1. TYPES D’ARGUMENTS UTILISéS DURANT LA RéUNION DE RECONCEPTION
65Nous avons identifié la diversité des arguments mobilisés par les participants d’une réunion de conception : au côté des critères sont utilisés divers types d’arguments qui se rapportent au contexte opérationnel de la tâche, à son environnement matériel et aux outils imaginés pour le futur. Le recours à ces arguments-là s’inscrit dans un procédé de cadrage du réel et de mise en contexte, décrit en III . 2. De ce fait, leur nature dépendra de la classe de situations et du contexte spécifique du problème. Cette diversité des formes argumentatives n’a certes jamais été réfutée par les travaux réalisés autour des outils d’aide à l’argumentation (§ II) mais elle n’a peut-être pas été considérée à sa juste mesure, l’accent étant mis sur la formulation explicite des critères pro et cons. Un des intérêts de notre étude est d’avoir examiné tous les types d’arguments sur lesquels se fonde le processus de convergence vers la solution.
66À cet égard, nous regrettions en IV que les graphes argumentatifs utilisés dans les modèles d’argumentation accordent trop d’importance aux critères et sous-estiment l’importance des autres arguments, cela pouvant conduire à une simplification excessive du processus décisionnel. Nos résultats ne nous donnent pas tout à fait raison puisqu’ils confirment la place centrale que tiennent les critères dans le processus argumentatif. Ce sont non seulement les arguments les plus utilisés, mais aussi ceux autour desquels se construisent presque toutes les combinaisons d’arguments.
67Toutefois, notre appréciation de l’importance des critères s’appuie sur une acception élargie de cette catégorie d’argument. Elle est usuellement restreinte à la formulation abstraite et générique des propriétés de l’artefact. Or nous y avons inclus toutes les formulations de référents évaluatifs, même quand elles s’exprimaient à des niveaux d’abstraction variés (§ VI . 3). L’élargissement de cette acception renforce la prééminence des critères comme arguments.
68Ces résultats contribuent à préciser la notion de point de vue. Un point de vue n’est pas seulement une combinaison de critères, c’est une construction argumentative qui associe et qui agence des représentations complémentaires : des critères formulés à divers niveaux d’abstraction et sur des registres de référence différents, mais aussi des arguments “ non- critères ” se rapportant au contexte de la situation (ici, procédures induites par les modes opératoires ou descriptions de dispositifs utilisés).
VIII . 2. ARGUMENTATION ET PRISE DE DéCISION
69Dans notre étude, nous n’avons pas analysé l’aboutissement des échanges argumentatifs qui s’opère au cours de la sélection des solutions. Cette sélection, réduite à un vote dans la situation étudiée (§ V . 2), est rarement faite de façon aussi simplifiée dans la plupart des situations de conception. Du fait de la durée du cycle de conception, le traitement des problèmes abordés dans une première réunion ne sont pas toujours résolus à l’issue de la même réunion. Même si on peut isoler des épisodes de conception (comme dans le cas de notre étude), cela ne veut pas dire pour autant que les décisions sont prises dans l’empan d’un épisode. Souvent mises en suspens dans l’attente d’informations complémentaires à obtenir, les décisions sont la plupart du temps revues et modifiées lors d’une réunion suivante. Les marques explicites d’accord et de désaccord sont rares et il est difficile de déterminer si un énoncé va dans le sens d’un accord ou au contraire d’un désaccord sans qu’une relecture globale de toutes les réunions soit faite. Ces mouvements macroscopiques de convergence et de divergence ne peuvent être saisis que dans une vision globale du processus (voir un exemple dans Détienne, Martin, & Lavigne, sous presse). Pour retracer la construction des décisions, il est nécessaire de demander aux participants du projet d’expliciter (en verbalisation consécutive ou en autoconfrontation) leurs tenants et leurs aboutissants.
70Notre étude n’a pas abordé la question de la prise de décision sous cet angle, privilégiant une analyse axée sur les mécanismes d’agencement des arguments. L’idée est que l’identification de ces mécanismes contribuera à modéliser le processus de prise de décision, participant aux efforts de recherche décrits dans les sections I et II. Dans cette perspective, il conviendrait de revenir de façon plus approfondie sur le rôle des différents locuteurs dans la production des combinaisons d’arguments, axe que nous avons ici seulement exploré.
VIII . 3. ARGUMENTATION ET PHASE DE RéSOLUTION DE PROBLèME
71En analysant l’effet de la phase de résolution de problème sur le processus argumentatif, notre étude a adopté une approche novatrice et originale. L’analyse de l’interaction entre ce facteur et le type d’argument mobilisé par les concepteurs a fourni des résultats intéressants qui peuvent être pour la plupart généralisés aux réunions de même type, durant lesquelles sont introduites une dichotomie et une séquentialité entre les activités d’analyse du problème d’une part, et de recherche de solution d’autre part.
72Nous avons montré que l’argumentation n’est pas plus dense dans l’une ou l’autre phase, mais qu’elle se caractérise par le type d’arguments utilisés, et corrélativement, par les objectifs de l’argumentation. Un quart des échanges argumentatifs qui soutiennent la phase d’analyse du problème sont fondés sur des arguments parmi lesquels les critères sont minoritaires. Ce sont principalement les arguments décrivant les procédures de travail et les modes opératoires qui sont mobilisés durant cette phase, articulés autour des critères. Cela témoigne de la volonté des locuteurs de fournir des explications détaillées sur les diverses dimensions du problème. Nous avons estimé que l’argumentation se développe ici dans un objectif coopératif, visant à établir un référentiel commun.
73Le moindre recours (voire l’absence, dans un épisode sur cinq) à cette catégorie d’arguments que l’on constate en phase de recherche de solution révèle, selon nous, un changement d’objectif dans la dynamique décisionnelle du groupe. Le processus argumentatif se concrétise par une accumulation de critères et un agencement de ces critères entre eux. Le recours aux autres types d’arguments diminue, proportionnellement à l’ensemble des arguments utilisés. Selon nous, cela dénote d’un abandon de la visée coopérative pour une visée dialectique, développée pour asseoir une position et défendre (ou attaquer) un choix de conception.
74Il serait particulièrement intéressant de tester l’invariance de ce contraste de tonalité argumentative entre les deux phases de résolution du problème aux réunions similaires à celle que nous avons étudiée, ainsi qu’à d’autres situations de résolution collective de problème différant par leur méthode de résolution du problème. Si elle était avérée, les outils d’aide à l’argumentation pourraient encourager la formulation de certains types d’arguments plutôt que d’autres en fonction de la phase (ou de l’activité) de résolution de problème.
75Aujourd’hui, les activités argumentatives sont pour la plupart menées en face à face. Elles sont contrôlées par des régulations collectives ainsi que par les procédures décisionnelles prescrites par l’organisation. Mais l’accroissement des organisations en entreprise étendue incite de plus en plus à mener ces débats à distance, médiatisés par des outils collaboratifs souvent peu aptes à soutenir les interactions argumentatives. L’analyse cognitive que nous avons proposée dans cet article contribue aux efforts de recherche qui sont développés pour assister ces nouvelles situations de travail.
REMERCIEMENTS
76L’auteur remercie Catherine Sauvagnac qui a participé à la méthode du double codage décrite en section VI . 3, ainsi que Marion Wolff pour ses indications sur les traitements statistiques (dont la responsabilité de l’interprétation incombe à l’auteur). Ce texte a également bénéficié des stimulants commentaires de Janine Rogalski et d’un expert anonyme.
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Mots-clés éditeurs : Critères, Intégration de points de vue, Conception collaborative, Argumentation
Notes
-
[1]
Diversement qualifiée selon les structures organisationnelles choisies et la taille des entreprises – conception matricielle, ingénierie concourante, conception intégrée, etc.
-
[2]
Le Kanban est la méthode la plus connue ; pour une présentation, voir Molet (1998).
-
[3]
Ce sont par exemple les gestionnaires de contenu (qui offrent un accès partagé aux données et aux documents relatifs au produit ou au projet), les systèmes de gestion de données techniques (SGDT) qui se présentent sous la forme de bases de données métier accessibles par des portails d’entreprise ou les workflows qui organisent et contrôlent le séquencement et l’enchaînement des tâches. Pour une présentation voir Lonchamp (2003).
-
[4]
Cette méthode, mise en œuvre avec C. Sauvagnac, a permis d’obtenir une robustesse satisfaisante du codage. Le taux d’accord interjuges mesuré par le coefficient Kappa n’a cependant pas été calculé.