1Les femmes interrogées par Elisabetta Pernigotti « apprennent qu’elles sont vieilles pour les entreprises à partir de 36 ans, parfois plus jeunes encore » (p. 152). Comment, dans un contexte de crise du travail et du capitalisme, le travail des femmes s’est-il modifié en France et en Italie, ces dernières décennies ? Comment l’offre d’emplois pour les femmes précarisées s’articule-t-elle avec le fonctionnement patriarcal de ces sociétés ?
2Elisabetta Pernigotti (1973-2013) était une sociologue féministe, enseignante et chercheuse associée au gtm (gresppa-cnrs), à l’Uqam/Aruc (Québec) et au Niem (Brésil). Spécialiste des questions de genre et de politiques sociales, elle étudiait diverses formes de précarité en France, en Italie et au Québec.
3L’ouvrage « Désindustrialisation et précarisation au féminin en France et en Italie », issu de sa thèse de doctorat, est paru à titre posthume en 2018. Quelles formes la précarisation du travail des femmes dans les régions rurales et désindustrialisées en Italie et en France revêt-elle ? Elisabetta Pernigotti analyse aussi bien le travail salarié des femmes que le travail domestique, au sein des foyers. Elle s’intéresse à la fois au travail formel et informel. D’emblée, elle précise que sa thèse « entend contribuer aux connaissances sur le rapport des femmes à l’économie, dans la lignée du féminisme et de la critique du capitalisme » (p. 17). Pour ce faire, elle a réalisé une trentaine d’entretiens biographiques semi-directifs, entre octobre 2004 et juin 2005, avec des femmes de plus de 35 ans, « blanches », non racisées, et vivant en situation de précarité, en zone rurale.
4L’ouvrage se divise en deux parties. Dans la première partie intitulée « Analyse comparée des transformations liées à la précarisation de l’emploi », Elisabetta Pernigotti compare l’évolution des marchés du travail et les politiques publiques mises en place par les gouvernements français et italiens pour réformer l’emploi ces dernières décennies. La deuxième partie intitulée « Emploi et monde du travail » s’appuie sur une enquête qualitative, la transcription d’entretiens permettant d’établir des comparaisons entre le travail des femmes en France et en Italie, en proie à la « crise de l’emploi ».
5Dans une première partie, Elisabetta Pernigotti analyse la transition commune des marchés du travail français et italien vers la flexibilisation. Cela se traduit par une multiplication des contrats avec, en France, une augmentation des emplois à temps partiel et, en Italie, un recours accru au travail informel. Dans une perspective historique, Elisabetta Pernigotti cite des lois, comme la loi Biagi (2003) qui a contribué à flexibiliser l’emploi en Italie. Malgré la création, en France, du Revenu minimum d’insertion (rmi) en 1988 ou de la Prime pour l’emploi en 2001, et l’existence, en Italie, de la « Cassa Integrazione Guadagni » – prévoyant une aide financière pour les travailleurs d’une entreprise ayant cessé ses activités –, les femmes précarisées exercent un ou plusieurs emplois payés en dessous du Smic, qui ne leur permettent pas d’être indépendantes financièrement. Les évolutions de l’emploi vers la flexibilisation vont de pair avec « une ségrégation de genre et de classe » (p. 17). Pour le travail d’aide à domicile, les différents types de contrats se sont multipliés en France alors que la demande est croissante au sein d’une population vieillissante. Elisabetta Pernigotti rappelle qu’à partir des années 1980, « le travail domestique et de soins non qualifiés aux personnes a été l’objet d’une série de réformes politiques » (p. 69). Malgré l’existence de la Fédération professionnelle des employés de maison (Fepem), créée en 1945, les mobilisations collectives demeurent difficiles, puisque les femmes sont peu visibilisées dans ce secteur très éclaté, avec de multiples possibilités en France d’être employées (par des particuliers, par une association ou une entreprise de service à la personne agréée par l’État ou encore par un organisme à but non lucratif). Or, loin de la vision dite progressiste des instigateurs/trices de ces lois, la multiplication des types de contrats est « vécue par certaines personnes concernées comme un retour à une étape antérieure du droit du travail, étape précédant de nombreuses conquêtes syndicales » (p. 50).
6Dans une seconde partie, la sociologue réalise une analyse qualitative comparée entre la France et l’Italie. Elle s’interroge alors sur la manière dont la division de genre se construit au sein des familles. Elle émet l’hypothèse que « des conflits de genre sous-jacents aux relations interpersonnelles familiales fragilisent la personne » (p. 88) et souligne des « dénis d’égalité » (p. 120) à l’intérieur des familles. En effet, les femmes exercent une série de travaux gratuits à domicile et évoquent le « double fardeau » du travail à la maison et à l’extérieur, faisant toujours l’objet d’une faible reconnaissance sociale. Elisabetta Pernigotti inscrit la « contrainte des emplois précaires à l’âge mûr » dans la continuité d’« un rapport au travail genré depuis l’enfance » (p. 99) en faisant appel au concept de « naturalisation du genre », développé par la philosophe Rosi Braidotti. Les qualités déployées par les femmes, comme l’empathie, peuvent ensuite devenir « objet d’exploitation par l’environnement » (p. 107). Les femmes interrogées ont accepté plus facilement des métiers s’inscrivant dans la continuité des injonctions vécues depuis l’enfance.
7Ainsi, les tâches ménagères et le fait de prendre soin de soi jouent un rôle central dans l’image qu’elles renvoient d’elles-mêmes dans la société où elles sont jugées sur leur capacité à être utiles. De fait, pour l’une de ces femmes, « être acceptée comme travailleuse signifie pour elle “être acceptée” tout court » (p. 136). La plupart des femmes rencontrées sont peu diplômées. Or, dans les contextes italien et français, l’orientation professionnelle des femmes a eu lieu très tôt et laisse peu de possibilités d’évolution de carrière au cours des existences. Elisabetta Pernigotti souligne même le fait que ces femmes ont souvent vécu une enfance difficile et ont subi des violences physiques, avant de connaître une violence économique par la suite. Pour aller à l’encontre de ces déterminismes, elle prône l’instauration de périodes de formation réparties au cours du temps, en se référant au « modèle promu par la politique de l’éducation de l’Union européenne » (p. 123). Or, les femmes interviewées ont une marge de manœuvre particulièrement réduite pour effectuer des choix dans leur existence et notamment des choix professionnels. Elisabetta Pernigotti transcrit alors les paroles de Frédérique qui lui a indiqué à la forme passive « on m’a mise à l’usine » (p. 129). À cet effet, il est dommage que l’on n’ait pas davantage d’informations sur le déroulement des licenciements dans ces usines et sur le contexte plus précis des fermetures des sites.
8Les représentations de genre se trouvent amplifiées dans les seuls emplois disponibles pour les femmes. Pour trouver du travail, les femmes répondent à certaines injonctions des entreprises comme le fait d’être toujours jeunes et donc productives. De plus, elles vivent souvent dans des territoires isolés, peu reliés aux grandes villes par des transports en commun, dans le cas français. Elles exercent alors leur métier dans un périmètre restreint, au sein d’un même réseau d’interconnaissance (ménage chez des voisins, par exemple), laissant davantage place à des jugements moraux. Parmi les femmes interviewées en France et en Italie, les choix de vie font très souvent l’objet de l’intervention de membres de l’entourage et en particulier de leurs époux. Ceux-ci émettent alors des critiques d’ordre moral dans un registre culpabilisant. Au sein des familles, les femmes interrogées par Elisabetta Pernigotti « ont la responsabilité de l’assistance aux parents âgés », une tâche réservée uniquement aux filles (p. 180). En Italie, elles s’occupent également de leurs beaux-parents âgés. Les femmes sont constamment « obligées de montrer leur utilité » (p. 186), tandis que les hommes sont toujours perçus comme utiles, puisqu’ils seraient productifs en faisant bénéficier les familles de leur salaire.
9Elisabetta Pernigotti achève son ouvrage en ces termes : « Le capitalisme produit une impossibilité de contrôler l’organisation de sa propre vie, ce qui débouche sur de la souffrance et sur le sentiment d’incertitude liés au “devenir femme” des classes populaires » (p. 225). L’ouvrage apporte un regard neuf sur le « double fardeau » vécu par les femmes précarisées de régions rurales. Il démontre brillamment le continuum qui existe depuis l’éducation des petites filles, le travail gratuit effectué à domicile, jusqu’aux emplois rémunérés exercés en temps de crise. Le travail à domicile apparaît comme un dernier espoir de trouver un emploi après la désindustrialisation. Cependant, il est regrettable que les deux parties de l’ouvrage soient un peu déséquilibrées. La comparaison entre la France et l’Italie aurait gagné à être plus poussée. De plus, on ne sait rien sur la manière dont les hommes ont été frappés par la désindustrialisation ou en ont surmonté les effets. L’incertitude de l’avenir et l’instabilité de l’emploi peuvent alors demeurer une constante. D’une certaine manière la thèse d’Elisabetta Pernigotti annonce l’« uberisation » de la société, du nom de l’entreprise de services de transport. Les emplois d’aide à domicile risquent d’être impactés par ces évolutions laissant peu de possibilités de se mobiliser et de défendre ses droits, d’autant plus que la multiplication des emplois précaires est promue par des gouvernements français et italiens peu soucieux de réduire les inégalités dans la société.