Couverture de TGS_043

Article de revue

Mirabelle, trouble-genre chez Madame Arthur

Pages 7 à 23

Notes

  • [1]
  • [2]
    Un article de Libération rappelle qu’en 1946, deux hommes travestis en femme ont le droit de chanter ensemble, mais non de danser enlacés, in Piette Jérémy, 2018, Libération du 5 juilleTania : <https://next.liberation.fr/theatre/2018/07/05/madame-arthur-rien-ne-se-perd-tout-se-transforme_1664391>. Cf. aussi, Rosana Di Vincenzo, 2019, « Madame Arthur : à Montmartre, des créatures travesties font revivre un cabaret mythique », Télérama, 2 avril <https://www.telerama.fr/sortir/madame-arthur-a-montmartre,-des-transformistes-font-revivre-un-cabaret-mythique,n6197594.php>
  • [3]
    Il existe plusieurs cabarets de travestis de ce type aujourd’hui à Paris, notamment le Divan du monde-Madame Arthur, tenu par le gérant Fabrice Laffon, et Artishow, Le Manko Cabaret, le Cabaret de Poussières, etc.
  • [4]
    C’est une des dénominations qu’ils/elles se donnent.
  • [5]
    Raewyn Connell, 2014 [1995], Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Amsterdam Éditions.
  • [6]
    Le terme de queer, qui signifie « bizarre, étrange », en anglais, sert au départ à stigmatiser les homosexuels, transsexuels, travestis et toute personne en marge des normes de genre. Il désigne ensuite le nom d’un mouvement politique contestataire des normes dominantes des identités sexuelles et de genre.
  • [7]
    La transphobie renvoie au processus d’hostilité verbale ou physique envers les personnes transgenres. La follophobie désigne la phobie et/ou détestation et discrimination à l’encontre des hommes gays perçus comme efféminés et revendiquant cette féminité (parfois stéréotypée). L’attitude de follophobie est parfois qualifiée de sexiste. Pour une histoire des « folles » au masculin, cf. Jean-Yves Le Talec, 2008, Folles de France. Repenser l’homosexualité masculine, Paris, La Découverte.
  • [8]
    Norbert Elias, 1997 [1965], Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard.
  • [9]
    Reprise par de nombreux critiques, la citation est en réalité tirée de la pièce de Marivaux intitulée Les acteurs de bonne foi.
  • [10]
    Cela a donné lieu à un spectacle salué par la critique. En 2015, Mirabelle monte un spectacle intitulé « Rise up ! » sur les femmes de la Beat Generation, à partir de textes écrits par les femmes américaines qu’elle a rencontrées à San Francisco et New York et que la comédienne traduit et met en voix et en musique avec une altiste <https://rubytheatre.wixsite.com/rubytheatre/presse>. Aujourd’hui, elle travaille sur Laylati, une performance sur les textes de poétesses d’Orient avec un clarinettiste et dirige le groupe de Punk Rock Girl Power Blast Candy.
  • [11]
  • [12]
    « Cisgenre » renvoie à une personne dont le sexe et l’identité de genre concordent.
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1Mirabelle Wassef est une artiste pluridisciplinaire [1]. Comédienne et interprète, en 2017 elle est l’une des rares femmes à rejoindre les « filles de Madame Arthur », des hommes travestis, parfois drag queens, reines de la nuit animant des spectacles quasi-quotidiens dans ce cabaret à la réputation d’abord sulfureuse [2], qui attire aujourd’hui un public varié et curieux de la culture queer. Fondé en 1946, situé en plein cœur de Pigalle, Madame Arthur est le premier cabaret travesti de Paris [3]. Fermé de multiples fois depuis sa fondation, il a rouvert ses portes à l’automne 2015 et, chaque soir, cinq à sept « performeur·e·s » [4], accompagné·e·s d’un piano et d’un accordéon, reprennent à tour de rôle des chansons de la variété française, ancienne ou contemporaine, dans un show où s’enchaînent les numéros, cinq à sept par soirée et par personne, de 20h à 1h du matin.

2Quand je la rencontre en juillet 2018, dans le tgv sud en route pour le festival d’Avignon, Mirabelle me raconte qu’elle vient d’être « remerciée » par le cabaret de Madame Arthur au motif que les « filles » (entendons les hommes travestis avec qui elle travaille depuis près d’un an et demi) « ne veulent plus travailler avec une femme » dans la troupe. Au fil des mois, elle avait bien senti une discrimination de genre grandissante. Cette dernière est allée plus loin. Lors de ma seconde rencontre avec elle, à son domicile, Mirabelle accepte de revenir sur cette rupture qu’elle ne comprend pas clairement – choquée par son aspect qui lui semble sexiste. L’entretien présenté ici vise à éclairer le paradoxe suivant : comment une artiste complète et de ce fait inclassable (du théâtre au show biz) se retrouve-t-elle à travailler en tant que femme dans l’univers du travestissement, où elle se déguise en homme qui se travestit en femme ? Le travestissement est d’ailleurs à ce point réussi que les photos et vidéos ne laissent le plus souvent pas apparaître qu’il s’agit d’une femme et non d’un homme drag-queen ? Comment Mirabelle vit-elle professionnellement et plus intimement cette expérience de double travestissement, sorte de « double déviance » qui, artistiquement émancipatrice, s’est ensuite retournée contre elle ?

3L’entretien permet de découvrir un univers professionnel – le cabaret et la performance, de façon plus générale – traversé par des processus de domination masculine d’autant plus puissants et efficaces que la « masculinité hégémonique » [Connell, 2014] [5] se grime parfois sous les traits d’une féminité stéréotypée et disparaît sous le travestissement. Car, au fil de l’entretien, comme en palimpseste, les multiples raisons de la rupture de contrat se dessinent peu à peu. Mirabelle a peut-être été triplement discriminée parce que, en coulisse, elle est femme, féminine, et hétérosexuelle, voire peut-être, même si ce n’est pas analysé comme tel, parce qu’elle est issue d’un autre monde social, la bourgeoisie. Ce qui frappe c’est ce dévoilement progressif : dans un univers résolument queer[6], qui se revendique comme tel, et où la transgression est reine, être trop conforme à la norme dans sa vie de femme suffit-il donc à être disqualifiée en tant qu’artiste ? L’entretien revient sur la persistance d’une forme de domination masculine dans une troupe qui prétend ne pas l’exercer et cette domination semble d’autant plus inattendue qu’elle s’était représentée comme travaillant dans et sur les marges. D’ailleurs, les filles de Madame Arthur ne se vivent-elles pas comme dominées, marginales et en proie, en dehors de l’enceinte du cabaret, à l’homophobie, la transphobie [7], voire la « follophobie » ? Au fil de l’entretien, on découvre des indices de cette domination, déjà présente dans l’espace scénographique, les gestes, la force physique qui subtilement s’exerce sur les corps en scène, à bas bruit, dans un « commérage » pressenti enfin [Elias, 1995] [8] qui, par le pouvoir des mots, peut s’avérer professionnellement assassin. L’entretien conduit pour ce parcours a eu implicitement pour fonction d’accompagner l’interprétation d’une prise de conscience qui se révèle progressivement, concernant les raisons de la rupture de travail de Mirabelle au cabaret de Madame Arthur. Les motifs mis au jour par la principale intéressée sont multiples et complexes et semblent fortement imbriqués (on dirait aujourd’hui intersectionnels) : rapports de classe, de genre, de sexualité, voire peut-être de génération ont sans doute joué de concert dans cette déconvenue professionnelle.

4Au-delà de cette crise dans la trajectoire professionnelle de Mirabelle, cet article retrace le parcours d’une femme comédienne, qui s’est construite de manière singulière, en dehors des sentiers battus, « à la marge », comme elle le rappelle elle-même, avec courage, lucidité, et originalité d’un bout à l’autre de sa carrière qui est loin d’être terminée. Au moment de l’entretien, Mirabelle a 43 ans. Elle est née d’un père médecin, Égyptien par son propre père et Français par sa mère, et d’une mère d’origine italienne et modeste, d’abord enseignante puis orthophoniste. La famille paternelle, en Égypte, est issue de la bourgeoisie médicale et intellectuelle, très aisée, politisée et versée dans les arts. Tout en gardant des liens étroits avec sa famille égyptienne, Mirabelle a grandi dans le 5e arrondissement de Paris où elle fait une licence de lettres modernes à la Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Très jeune, elle découvre le théâtre. Son premier rôle dans Les Fourberies de Scapin, en cours moyen seconde année, est celui du personnage éponyme, un rôle masculin donc. Elle fait du théâtre parallèlement à ses études secondaires, puis se tourne vers des études littéraires tout en poursuivant dans la troupe de Chantal Melior, au Théâtre du voyageur, où elle a une formation complète, intense, extrême même, lui permettant plus d’une fois d’explorer des rôles à contre-emploi, de 1995 à 2005. En écoutant son récit, on découvre que, plus que le travestissement, la métamorphose, par le jeu et le déguisement théâtral, a été une constante dans sa formation puis son métier d’artiste. Un engagement total dans son art, sans compromission, comme Mirabelle le reconnaît elle-même, l’a amenée à délaisser une « carrière » plus classique et a retardé sa confrontation avec le marché du travail artistique, jusqu’à la création de sa propre compagnie en 2006. En quittant le Théâtre du voyageur, durant la décennie 2005-2015, et jusqu’à son expérience au cabaret parisien, elle se heurte aussi à la réalité des rapports de genre au travail. Afin d’éclairer les raisons qui l’ont amenée à travailler chez Madame Arthur, puis à quitter la troupe, voici son parcours.

5Tania Angeloff

L’entrée en scène par le Théâtre du voyageur (1995-2005)

6Tania Angeloff : Peux-tu revenir sur ta trajectoire avant le cabaret de Madame Arthur ?

7Mirabelle Wassef : Donc après le lycée pendant lequel je faisais neuf heures de théâtre par semaine, j’ai fait la fac et après j’ai commencé un atelier dans une compagnie professionnelle. Là, je faisais aussi pas mal d’heures, au Théâtre du voyageur, c’est là que ça a vraiment commencé. C’était en 1997 mon premier spectacle, en 1994 j’ai commencé l’atelier je pense… Donc je n’étais pas si jeune, 19-20 ans, et après, j’ai fait l’atelier pendant trois ans et, après ces trois ans, j’ai décidé de dire un jour à Chantal Melior : « Maintenant je veux être comédienne, donc je veux entrer dans la troupe ». Et, très vite, elle a eu un souci avec une comédienne qui est partie deux mois avant la première… Donc elle m’a rappelée, elle m’a dit : « C’est maintenant, c’est dans deux mois, t’as un rôle, t’as huit minutes de monologue sur la reine de Saba dans Flaubert, dans La tentation de Saint Antoine. » Il a écrit une pièce qui est complètement folle, « inmontable », et elle avait trouvé des extraits, elle avait fait tout un spectacle sur la vie sexuelle des animaux, sur l’amour idéal, et moi je faisais la reine de Saba, c’était mon premier rôle. Et on a joué la première au Museum d’histoire naturelle dans la grande galerie de l’évolution !

8Tania : Et ça, c’était en quelle année ?

9Mirabelle : 1997, mon premier spectacle ! J’étais à fond, j’étais extrêmement exigeante, je mettais toute mon âme dans ce truc-là, je me suis éclatée. La metteure en scène a été bien contente, donc on a continué. Elle me connaissait très bien et puis ça faisait trois ans qu’on bossait ensemble ; et là j’ai fait un parcours de dix ans de travail avec elle. C’était vraiment une troupe de théâtre à l’ancienne. Elle avait été formée par un des acteurs d’Ariane Mnouchkine, dans cette lignée-là. C’est vraiment la lignée de la troupe, c’est-à-dire on travaille énormément d’heures tous les jours et on fait un training quotidien. Et ensuite, on travaille les pièces en passant par le corps, la voix, le texte, et après les pièces sont montées durant plusieurs mois, comme on faisait avant, aujourd’hui ce n’est plus du tout le cas. On fabriquait les choses, elle avait une réserve de costumes ; au début on répétait à Montreuil. Après, elle a trouvé un lieu à Asnières-sur-Seine, où ils sont toujours. On était dans le bâtiment « Voyageur » donc c’était sympa, Théâtre du Voyageur, bâtiment du Voyageur. Et là, on a tout fabriqué nous-mêmes, mon père nous a aidé·e·s car il est très bricoleur, ils savent tout faire mes parents, la plomberie, tout… Et donc ils nous ont aidé·e·s à installer les toilettes, ce sont eux qui les ont mises parce qu’il n’y avait pas de toilettes. Ils ont dit « Ce n’est pas possible, tu ne peux pas travailler comme ça »… et donc ils sont venus, ils ont fait les toilettes et d’autres parents nous ont aidé·e·s à fabriquer des murs, le bar, etc.

10Tania : Dix ans, c’est long, c’est comme une deuxième famille, tu en vivais à peu près ?

11Mirabelle : Au début, non, après j’ai été payée en cachet mais jamais vraiment assez pour en vivre, alors du coup d’abord j’ai été aidée, et puis après j’ai fait des petits boulots de manière ponctuelle…

12Tania : Tu m’avais dit que tes parents t’avaient aidée pour acheter un logement…

13Mirabelle : Au début j’étais encore chez eux, puis dans un studio qu’ils me prêtaient dans le cinquième arrondissement. L’inquiétude c’était tout de même d’avoir un métier pour pouvoir être indépendante. Bref, le Théâtre du voyageur, c’est ce qui m’a conduite partout, c’est la base de tout et mon art se réfère tout le temps à cette période-là… Cela a été un lieu de formation très complet : on faisait du chant tous les jours, et de la danse, de la gymnastique, du clown, et tout ça de manière intensive.

14Tania : Donc, en 2005, tu quittes la troupe de Chantal Melior ?

15Mirabelle : Oui c’est cela. Juste après, j’ai fait une année à l’école du Passage, dirigée par Niels Arestrup, mais je n’ai pas pu faire l’année suivante parce que l’école était en faillite. J’y ai rencontré quelqu’un que j’ai retrouvé après, un des maîtres de mon parcours, c’est Alexandre Del Perugia qui à la base est un prof d’acrobatie, mais en fait c’est un maître de la présence en scène, la présence scénique, il a un tout autre rapport au travail que Chantal : pour lui, le travail n’est pas dans la débauche d’énergie mais plutôt sur l’ouverture, la présence et surtout ne pas se faire mal. Ce que je dis là, je ne le disais pas quand j’étais avec Chantal, quand j’étais avec elle, je ne faisais pas mal aux autres, mais je me faisais mal à moi, je me tordais la cheville, j’avais des courbatures, je me violentais moi-même… parce qu’elle a une demande tellement forte, moi je n’avais pas compris… C’était en force, du coup, c’était très mauvais pour le corps, parce qu’être en force limite tout à fait ton geste. Alors, quand j’ai découvert Alexandre Del Perugia, ça a été une révélation pour ne plus me blesser et ça s’est fait en quelques jours, mais il est vrai que j’avais aussi pris des cours d’acrobatie quand j’étais toute gamine, et avec lui, à l’école du Passage en 1997. Il nous avait proposé, dans la formation, de donner des cours à des gamins du collège du quartier… c’était rue de Ménilmontant, la Bellevilloise, l’école était là, on donnait des cours, il nous avait donné des outils de jeu et tout, c’était passionnant… Pour en revenir au théâtre du Voyageur, au bout de dix ans, j’ai eu l’impression de ne plus avancer ! Et aussi dans la relation, Chantal metteure en scène et moi comédienne, elle me connaît, on se connaît tellement qu’à un moment donné moi j’ai eu envie de prendre mon envol, de devenir adulte en quelque sorte, j’avais déjà 32 ans à l’époque.

Vie privée et carrière

16Tania : Tu n’as pas eu d’enfant pendant toute cette période ?

17Mirabelle : Non, parce que je n’en voulais pas du tout, parce que je travaillais. J’étais très engagée dans mes histoires d’amour mais j’étais très jeune dans ma tête, je n’y pensais pas du tout… Je me disais : « Si je fais une famille, il n’y aura pas de problème, je le ferai, et puis de toute façon, si ce n’est pas maintenant, on verra plus tard. » Chantal avait son fils dans la troupe. C’est d’ailleurs lui qui m’y avait fait entrer : il avait mon âge, c’était un collègue, l’un des meilleurs acteurs d’ailleurs, François Louis. Chantal me racontait comment elle avait vécu avec son bébé, donc pour moi, ce n’était pas un problème, il ne fallait pas choisir entre la maternité et le théâtre, il ne fallait pas faire un choix ! Et puis évidemment, je ne ferais jamais le deuil de mon métier pour faire un enfant, à l’époque c’est ce que je pensais. C’est plus tard que la question s’est un peu posée ; quand j’étais dans la troupe, j’étais trop jeune pour y penser vraiment, c’était un projet pour plus tard. Là, en sortant de la troupe je suis entrée dans le monde réel on va dire, parce que justement, par rapport au milieu professionnel, à la société, les gens qui font des formations dans les écoles se forment aussi aux réseaux, ils font des soirées, ils vont voir les directeurs de casting. Il y a tout un chemin que moi je n’ai pas fait, moi j’ai été enfermée pendant dix ans à travailler mon art, là où il est supérieur à tout, c’est-à-dire l’art tel qu’on ne doit pas se dévoyer… Des valeurs énormes qui font qu’après tu es vraiment mal pour chercher du boulot, parce que : un, tu as des exigences énormes, et deux, tu ne veux pas faire de concessions, et en plus tu n’as aucun réseau, tu ne sors de nulle part… J’ai vraiment eu cette sensation d’être un super bon outil qui ne pouvait pas être utilisé…

Genre du rôle et rôle du genre…

18Tania : Il doit y avoir des rapports de genre, comme ailleurs, dans le milieu théâtral…

19Mirabelle : Ah, oui, ben c’est clair que je n’ai pas trop apprécié ça et ça ne marchait pas du tout sur moi parce que justement la question de la fluidité de genre elle débute par le travail avec Chantal. Parce qu’en fait Chantal, avec moi, elle a dû voir quelque chose, elle voulait m’emmener assez loin et donc elle a commencé à me faire travailler sur ce qu’il y avait le plus loin de moi. Elle, son truc c’était du travail de composition, donc le plus loin de moi possible, [j’étais] une très jeune femme, très féminine, je n’en avais pas conscience mais apparemment je l’étais, et elle m’a fait travailler des rôles de garçons. On a fait Roméo et Juliette et j’étais Benvolio, le copain de Roméo. J’avais quand même de la poitrine donc je m’étais mis un petit ventre, c’était plutôt un jeune gars, un jeune homme qui n’avait pas de sexualité, qui n’avait pas forcément mué, on avait réussi à trouver une crédibilité là-dedans…

20Tania : Presque dans l’androgynie.

21Mirabelle : Oui, l’androgynie, l’enfance, il avait des caractères de l’enfance plutôt. Je faisais jeune, ça allait très bien. Quand j’étais petite, moi j’avais les cheveux courts et tous les gens me prenaient pour un garçon, sans que cela me porte préjudice, mais je savais qu’on pouvait me prendre de loin pour un garçon et ça n’était pas un souci…

22Tania : Et tu avais un côté garçon manqué ou pas du tout ?

23Mirabelle : Pas spécialement, j’étais une petite fille sage.

24Tania : Tu jouais à des jeux de fille ?

25Mirabelle : Oui, je jouais à la poupée mais à plein d’autres choses aussi. Mes parents nous proposaient des jeux et activités sans distinction de ce type : je faisais du vélo, du judo ; en revanche, je détestais les jeux de balle, les jeux de garçons qui étaient monopolisés par les garçons, c’était violent… mais on avait aussi des billes, des petites voitures, des petits circuits, on avait des trains, des petits frisbees, des vélos, on faisait de la rando, de l’escalade…

26Tania : Donc le genre ça commence avec…

27Mirabelle : Quand j’étais petite, parce que j’avais les cheveux courts. « T’es un garçon »… Mais ça n’était pas un sujet. Ma sœur et moi, on a été élevées dans des valeurs égalitaires et dans des écoles mixtes, donc moi à l’époque je n’avais pas du tout conscience qu’il y avait une différence de traitement entre les garçons et les filles.

28Tania : À quel moment tu en as pris conscience ? La première fois où tu t’es dit « Ah oui je suis une fille et ce n’est pas pareil qu’un garçon » ?

29Mirabelle : Il y a eu deux étapes. La première fois, j’ai eu une prise de conscience dans un stage, avec un spécialiste du masque de la commedia dell’arte, Paul-André Sagel qui m’a dit : « Mais tu es une fille, on voit tes fesses, on voit tes seins » ; il fallait servir le personnage. J’étais déjà âgée, je ne sais pas si j’étais encore avec Chantal, j’avais une trentaine d’années. Parce qu’avec Chantal, tout est construction, c’est pour ça que ça va très bien avec le cabaret, avec Chantal tout est composition, et moi, c’est comme cela que je l’avais interprété : moi je ne suis pas suffisante pour moi-même, c’est le travail de création artistique qui importe, Chantal m’a donné des rôles de garçons et, après Benvolio, j’ai eu un rôle encore plus extrême qui s’appelait « La Bosse » : c’était sur le comportement de la tique ; au début, j’étais un peu dans le rejet du personnage parce que c’était vraiment le personnage atroce, qui était hypergros avec un chapeau haut de forme et j’étais ignoble et j’avais un accent, enfin j’étais méconnaissable, c’était un petit monstre. Et après, je me suis quand même beaucoup amusée à le faire. Je ne sais pas si tu connais, mais dans le cerveau il y a un endroit où se trouve, comme dessinée, la représentation de notre corps et de ses différentes parties, il s’agit de l’homoncule. Et bien, dans ma représentation de moi-même, en tant qu’actrice, je me représentais en fait comme un petit acteur asexué. C’est comme ça que je me voyais, j’étais un « acteur » et donc, dans ma tête, la représentation de ce que j’étais dans mon cerveau c’était un être asexué ou « sans genre » en fait, comme une sorte de jeune homme (car j’avais intégré le neutre comme étant masculin), donc plutôt un jeune humain, qui est capable de tout, donc de se transformer en fille, en n’importe quoi, de faire tout ce que je veux, d’incarner tous les possibles. En fait c’est l’intégration intime de la fluidité de genre chez l’artiste et c’est ce que je défends encore aujourd’hui. Sur scène, avant d’être un représentant du genre, on est un artiste.

30Tania : Mais ça n’interférait pas, parce que c’est vrai que tu es très féminine quand on te voit, donc ça n’interférait pas avec ta vie de femme ?

31Mirabelle : Dans ma vie de femme, non ! J’étais féminine, j’étais hétéro, je n’avais pas de question sur ma sexualité, sur mon genre, je n’en avais absolument aucun, mais dans mon travail l’exigence faisait que j’étais comme un outil.

32Tania : Au masculin donc…

33Mirabelle : Oui, au masculin, jusqu’au jour où il y a eu ce truc avec Paul-André Sagel qui m’a dit qu’il fallait que je fasse Colombine, la nana du truc, que j’avais vachement envie de faire d’ailleurs. Enfin, non, moi je voulais faire Arlequin. Donc voilà, le petit bonhomme que j’avais dans la tête est comme Arlequin ! Et donc lui m’a dit : « Non ! » déjà, ensuite il m’a donné un coup sur les fesses, et là ça m’a révoltée, j’ai dit « Quoi ? ! Oui, d’accord, je suis une fille, mais alors ? ». J’avais une trentaine d’années, 25-30 ans à l’époque. « Je suis une fille, et alors, ça ne regarde personne, ce n’est pas le problème, on s’en fout, on s’en fout de qui je suis, ce qui compte, c’est ce qu’on crée ». Et lui m’a dit « Ah non ! » et là, ça a été un choc. Ça m’a questionnée. Après, j’ai appris aussi à être une femme avec les rôles. J’ai travaillé sur Régane, dans Le Roi Lear. Chantal m’a finalement donné des rôles de femmes, donc j’ai fait aussi l’apprentissage de ce qu’est une femme, au théâtre, par les rôles. Et après j’ai fait Hella qui est un personnage dans Le Maître et Marguerite de Boulgakov. Et moi j’étais la sorcière qui se balade toute nue. C’est une femme, déjà morte, qui est complètement libre, du côté du diable, des diableries, des métamorphoses, donc ça m’allait très bien ; j’étais cette espèce de femme désinvolte qui utilise justement ses charmes sexuels féminins pour rendre les gens fous mais qui s’en moque. Ça a été très important, c’est là où j’ai commencé à utiliser mon corps à moi.

34Tania : Là, tu as joué sur ta féminité…

35Mirabelle : J’ai joué, j’ai utilisé mon corps, autour il y avait des acteurs qui étaient plus jeunes, je jouais à les rendre fous, c’était drôle, ça m’amusait. C’était la première fois…

36Tania : Tu as surjoué ta féminité ?

37Mirabelle : Oui un peu mais, surtout, je l’utilisais de façon plus juste plus proche de moi et c’était donc plus efficace. Ça a été très libérateur. Et c’est le dernier rôle que j’ai fait avec Chantal, c’est sur ce spectacle que je suis partie. Donc je me suis émancipée là.

38Tania : Tu as joué dans des pièces de Marivaux où il y a beaucoup de travestissements ?

39Mirabelle : Eh bien non, non, mais j’ai beaucoup travaillé de scènes de Marivaux dans les cours…

40Tania : Parce que c’est quand même un des auteurs classiques où il y en a le plus…

41Mirabelle : Sauf que c’est traité de manière tellement sage, dans le sens où le travestissement ne porte que sur le genre, que moi, ça ne m’a jamais intéressée car j’aimais les métamorphoses plus complexes, plus transcendantes. Cette problématique traitée par Marivaux ne m’a jamais vraiment parlé… Je n’y ai jamais vraiment cru, même si elle a son utilité sociale.

42Tania : Je crois qu’un critique[9] avait dit que ce qui était très fort aussi chez Marivaux c’est que ses personnages étaient vrais « parce qu’ils faisaient semblant de faire semblant »…

43Mirabelle : Oui.

44Tania : Et je m’étais dit finalement que l’illusion au carré ça devient de la vérité !

45Mirabelle : C’est exactement ce jeu-là que j’ai joué chez Madame Arthur, faire semblant de faire semblant… mais, pour moi, c’est aussi tout l’objet du théâtre, l’illusion qui fait apparaître la vérité.

Marché du travail théâtral et genre

46Tania : As-tu souffert d’être une femme en tant qu’artiste ?

47Mirabelle : C’est quand je suis devenue directrice de projets et que j’ai dû les vendre. C’est là que j’ai commencé à ressentir les inégalités entre les hommes et les femmes, dont je n’avais toujours pas pris conscience parce que j’étais dans un milieu privilégié et protégé. Oui, je n’avais pas été confrontée à ces problèmes-là, sauf qu’en fait je l’étais et je ne le savais pas. Après, quand j’ai galéré et galéré pendant quelques années, quand j’ai vu que mes petits camarades, du même âge, les copains – ceux avec qui je bossais à l’époque (sur l’improvisation avec Clément Victor, au sein du Théâtre instantané) – ont fait leur première mise en scène, ils ont été tout de suite accompagnés par les structures culturelles, etc., à différents niveaux. Mais nous, les filles, on n’avait rien. Moi, au départ, je pensais que c’était parce que ma proposition artistique n’était pas assez contemporaine, que c’était par rapport à ce que j’étais en tant qu’artiste, que je ne correspondais pas aux critères de ce qui était branché, sauf qu’à un moment j’ai compris que ce n’était pas ça. Et, après, je l’ai senti physiquement, quand on va dans le bureau d’un directeur de théâtre, surtout quand j’étais plus jeune, il y a comme une forme de condescendance. Comme moi j’avais l’air jeune et mignonne et que je n’ai pas du tout l’air de capter ces choses-là, du coup les gens se permettent des choses et je l’ai constaté. J’étais une artiste que je considérais comme accomplie, enfin opérationnelle, crédible, une intelligence normale et je trouvais qu’on ne s’adressait pas à moi d’une bonne manière, pas d’une manière égalitaire. On me prenait pour une conne, on va dire. Donc j’en ai joué un petit peu du coup, j’ai eu certains trucs en jouant la jeune femme très polie, très jolie, très gentille, mais je ne l’ai pas fait énormément, je n’ai pas eu tellement l’occasion de le faire, non plus. Cela a ses limites. Si c’est pour gagner trois jours de répète gratos dans un lieu, ça va, mais après pour gagner plus ce n’est pas du tout ce qu’il faut, ça ne suffit pas. Je disais (aux copains) « Ben toi tu sors de ce rendez-vous et tu as ça, ça, ça… Moi on ne me reçoit pas »…

48Tania : Tu as de la rage qui est montée ?

49Mirabelle : Maintenant oui, aujourd’hui plus, mais pas à l’époque, j’ai dit « bon, ben, moi, c’est mort… Du coup je me débrouille toute seule. » J’ai plutôt pris parti tout de suite. Je me suis dit que je n’avais pas le temps. J’ai dit : « Ok ben tant pis, on est tout seul, on y va, on continue quand même. » Mais ça a orienté mes intérêts et c’est pour ça que je suis tombée sur les « Femmes de la Beat Generation » [10] et, du coup, puisqu’on ne me proposait pas de rôles d’actrice, que c’est ma passion et mon talent, mon rôle est devenu d’être le porteur des voix des autres femmes, des autrices, des poétesses. Puis je me suis mise à écrire mes propres chansons et j’ai monté avec des amis musiciens, mon groupe de punk rock féministe Blast Candy [11] que je dirige et dont j’ai produit l’album.

En marche vers le travestissement

50Mirabelle : En 2006, après avoir travaillé l’improvisation avec le Théâtre instantané, comme je ne trouvais pas de boulot et que j’avais de gros besoins de jouer et de dire des choses, j’ai monté ma compagnie, toute seule ! Enfin j’ai créé ma compagnie ! C’est ça qui a amorcé ma nouvelle vie et c’est ça qui était le truc de l’autonomie. J’ai monté ma compagnie Ruby-Théâtre, dans laquelle j’ai créé un spectacle que j’ai écrit avec ma copine Mélina Bomal (comédienne autrice, metteure en scène) ; on a écrit à deux un spectacle qui portait sur la question fondamentale de l’identité, de la multiplicité des identités. C’était raconter que nous sommes tous multiples et qu’en fait, c’est comme un éventail, on a plein de personnages en nous, c’était ça l’enjeu, de dire ça et de le montrer sur scène. On a créé ce spectacle « Rita et Luna, In Extremis », en 2006, et on l’a joué à Cuba, en 2009 ; en parallèle j’avais fait des voyages personnels à Cuba qui m’avaient énormément imprégnée, notamment avec la culture afro-cubaine, la religion, etc.

51Tania : Et, là, il y a eu beaucoup de travestissements ?

52Mirabelle : Dans « Rita et Luna », dans ce parcours, c’est du costumage en fait, ce n’était pas du travestissement de genre, non. Rita était un petit clown, un être asexué qui va devenir une femme. Ensuite j’ai monté un cabaret imaginaire « Rosilyn, l’Avocate du Carnaval ». Le personnage principal est une figure extrêmement féminine, c’était un « seule en scène », avec des musiciens sur scène avec moi. C’est une jeune femme qui fait un parcours de résilience, après différents « traumatismes », qui raconte sa vie, en textes et en chansons. Il s’agissait de dire le choc de la rupture amoureuse, de la perte, de l’errance, du rapport aux morts et au chant comme force de vie. Je chantais, en français et espagnol, et me métamorphosais aussi, en la Mort, en torero, en Mme Loyale, en savant fou, etc. Il y avait un texte d’Artaud sur la conscience, des personnages féminins forts, de Guillermo Cabrera Infante (écrivain cubain), mais j’étais costumée, maquillée, ultra-féminine, avec perruque et il y a des gens qui disaient : « Rosilyn ressemble à un travesti. »

53Tania : À ce propos, comment arrives-tu chez Madame Arthur ?

54Mirabelle : C’était il y a deux ans. Madame Arthur, c’était pour moi un peu comme un retour en arrière dans le rapport aux formes de spectacle. L’objet spectaculaire (avec la création de créatures, tous ces personnages costumés, grimés) portait sur les questions d’identité, exposait au monde que chacun a une multiplicité d’identités et que chacun a des talents cachés, que n’importe qui peut chanter, n’importe qui peut danser, et mettait en lumière la puissance de ceux qu’on n’écoute pas… Après, j’ai voulu me libérer un peu de ces formes très théâtralisées, très imprégnées du travail que je faisais avec Chantal (le maquillage du clown chinois, du roi des singes), sur des créatures qui me permettaient un réel travail de composition, de transformation, par le maquillage et le costume. En 2015, avant de rejoindre Madame Arthur j’étais déjà passée à un autre travail de type performance, plus sobre dans la forme, plus proche de moi en civil, portant exclusivement sur les textes poétiques et la musique, sans costumes ni maquillages. La forme de mes spectacles avait déjà beaucoup évolué avant que je ne retourne à l’univers du cabaret.

Madame Arthur : une troupe comme les autres ?

55Tania : Peut-on revenir sur ce qui t’a amenée chez Madame Arthur ?

56Mirabelle : Ce qui m’a amenée chez Madame Arthur finalement, en 2015, c’est l’expérience de « transformation » et du show que j’avais acquise, le fait que je cherchais du boulot et que j’avais envie de réintégrer une troupe. Ils faisaient des spectacles où on chantait et où on était complètement costumés et grimés. Et ça, je savais le faire par cœur. Au moment où j’ai cherché du boulot, j’étais directrice de Compagnie mais je voulais jouer… Et j’ai vu qu’à Pigalle c’était écrit « Troupe », « La troupe de Madame Arthur joue tel et tel jour », trois jours par semaine, toute l’année.

57Tania : C’était dans ton quartier ?

58Mirabelle : C’était mon quartier, j’habitais à Barbès, j’avais vu leur comm sur Internet. Je connaissais très bien Le Divan du monde, c’était une salle de concert où on allait tout le temps à l’époque, un lieu familier. Et il était écrit « Troupe » et beaucoup d’heures de représentation : donc je me suis dit qu’ils allaient sans doute recruter… Moi, j’ai toujours cherché des groupes pour travailler, pour ne pas être toute seule, pour être dirigée, pour travailler, pour avoir de l’argent… et pour profiter de mon métier. Là, je me suis dit que c’était génial, j’ai tardé à y aller, et un jour, après le spectacle j’ai rencontré le directeur artistique de la troupe Jérôme Marin, que j’avais vu jouer à l’atelier du Plateau. C’est un gars qui avait un pied aussi dans le milieu de la musique improvisée et de la performance dans lequel je travaillais. Il navigue entre les milieux artistiques : cabaret, danse contemporaine, théâtre contemporain, scène queer, etc. et a une énorme culture du cabaret. Il avait entendu parler de ma performance « Rise Up, Femmes de la Beat Generation ». Il m’annonce qu’ils font une audition dix jours plus tard. Du coup, j’ai dit : « Mais attends, vous n’êtes que des garçons, vous ne cherchez pas de fille ? ». Et là il me dit « Si, si, pourquoi pas ? ça m’intéresse, moi je voudrais justement ouvrir… ». Donc je me suis préparée, j’ai travaillé, j’ai préparé un spectacle de quinze minutes et, quand je suis arrivée, j’ai été prise tout de suite. Ils se sont marrés donc ils m’ont engagée. J’ai été très étonnée car beaucoup de gens venaient qui n’avaient pas préparé, qui chantaient une chanson sans la connaître, ou en disant qu’ils ne savaient pas chanter. Moi j’avais le spectacle, le théâtre, la chanson, la musique. J’avais même mis des bandes-son pour m’accompagner, bidouillées avec des sons que Roman Le Bras, mon compagnon de l’époque, avait composés pour nos précédentes créations.

59Tania : Et tu as été recrutée sur le même type de contrat et le même salaire que les hommes ?

60Mirabelle : Au début peut-être qu’on était payés dix euros de moins en tant que nouveaux, mais ça s’est égalisé très vite.

61Tania : Vous en parliez entre vous ?

62Mirabelle : Oui, quand même, c’est une question qui revient tout le temps, combien on est payé·e·s, qu’on n’est jamais payé·e·s assez, c’était des petits cachets… En même temps, c’était génial parce que… c’était beaucoup de dates pour moi, mais c’est vrai que par rapport à ce qu’on fait… On n’était pas payé·e·s pour la construction du numéro, ni pour les répètes du show, ni pour les costumes ou maquillages. On était payé·e·s à la date, comme le sont tous les performeurs indépendants.

63Tania : Tu peux nous donner un ordre d’idée ?

64Mirabelle : C’est dans les 120 € net, la soirée.

65Tania : Qui te mobilise cinq à huit heures, c’est ça ?

66Mirabelle : Ah oui, de 16 heures on va dire jusqu’à 1 heure du mat, sans compter la préparation des numéros en amont.

Être une femme féminine et hétérosexuelle parmi les « filles » de Madame Arthur

67Tania : Comment ça s’est passé ?

68Mirabelle : Moi j’avais des idées, des outils, mais je ne voulais pas trop la ramener, j’ai essayé de me fondre dans leur langage, et en adaptant mon personnage, et en faisant du coup un personnage extérieur, un peu souffre-douleur… J’ai joué le rôle de Victoria. J’ai fait attention. Je ne voulais pas être en concurrence ! Donc j’ai joué le clown et d’ailleurs ça se fait naturellement, de faire celle qui est toujours à côté, qui se fait engueuler, qu’est plus nulle que les autres, qu’est plus moche que les autres, c’était en fait plus facile pour moi parce que, du coup… ben, déjà, c’est des garçons, donc ils sont plus grands, il y en a qui sont vraiment très belles, donc pour rivaliser avec ça, et puis ils sont plus puissants parce que physiquement ils sont plus… Après, moi, il fallait que je trouve un truc qui m’allait bien et qui leur allait bien, ça les faisait rigoler et donc du coup, comme j’étais la petite nouvelle…

69Tania : Donc tu as été bien acceptée ?

70Mirabelle : Au début oui…

71Tania : Tu étais la seule femme ?

72Mirabelle : Oui, au début oui, après il y a une autre femme qui est venue et maintenant encore… Mais on ne jouait pas souvent ensemble. C’était quand même très dur, parce qu’il y avait clairement, en tout cas, c’est ce que j’ai senti, il y a eu plusieurs fois l’usage de la force … Même s’ils jouaient des femmes, au moment de se défendre ou d’affirmer un positionnement ou de prendre une place, ils utilisaient leurs atouts à eux qui étaient la force physique, pas forcément directement dirigée contre moi, mais cela se percevait dans l’investissement de l’espace, dans le jeu scénique, dans les voix.

73Tania : Combien d’hommes y a-t-il dans cette troupe ?

74Mirabelle : À la base ils sont cinq-six, des anciennes qui restent vraiment le cœur du truc et autour, aujourd’hui, il y a des tas d’autres personnes, il doit y avoir une ou deux filles qui viennent de temps en temps, et d’autres garçons, donc il y a une dizaine d’interprètes performeurs. Pour eux, le simple fait de faire du cabaret est revendiqué comme une différence. Le cabaret c’est un lieu de transgression en lui-même, pour le spectateur qui vient s’encanailler et, pour l’artiste, c’est vrai qu’il est entièrement libre de dire ce qu’il veut sur scène. Là où c’est transgressif, c’est qu’en fait il peut arriver n’importe quoi, et on peut dire ce qu’on veut. Le cabaret c’est le rôle du fou du roi. On peut y traiter avec ironie, humour, de sujets de société, des politiques, mais ce n’est jamais vraiment violent. En tout cas, c’est un espace de liberté pour les artistes et aussi pour le public. Après ça ne va pas plus loin que ça, c’est vraiment un jeu de clin d’œil avec le public. Après, en tant qu’hommes, gays et travestis… il y a cette exposition forte qui n’est pas anodine et qu’il faut savoir gérer.

75Tania : Ils sont tous gays ?

76Mirabelle : Oui, à l’époque en tout cas !

77Tania : Donc ils sont drag-queen on pourrait dire ?

78Mirabelle : Alors, justement, ce sont presque des drag-queens, pas tout à fait des drag-queens, c’est vrai, parce que la culture du drag-queen c’est maquillage impeccable c’est plutôt aller chercher l’excellence de l’image et ils sont surtout play back. Là c’est le croisement entre le drag-queen et le cabaret, donc au cabaret, c’est plus sale, c’est moins beau, on n’est pas que sur le glamour, on est sur la remise en question des codes de la beauté… L’enjeu (pour les créatures de Madame Arthur), c’est d’être un homme, d’être habillé en femme sublime et aussi de susciter le désir d’un homme, c’est également ça qui les amuse énormément… à travers ce double jeu de représentation sexuelle et ce qu’on peut en tirer, à la fois artistiquement… personnellement, à la fois comme tension pour le jeu et en même temps comme compensation pour son égo aussi.

De la stigmatisation à la rupture

79Tania : Peut-on revenir sur la crise qui fait que ça s’est arrêté ?

80Mirabelle : Alors en fait, ça s’est fait en deux temps, j’ai appris par le directeur artistique qu’ils s’étaient réunis une première fois, en novembre (2017), donc au bout d’un an, pour dire qu’ils ne voulaient pas trop qu’il y ait des filles, qu’elles ne soient pas trop présentes.

81Tania : Alors que vous n’étiez que deux ?

82Mirabelle : Oui, mais j’étais très présente, j’étais présente parce que j’étais là souvent. Je faisais quasiment partie de la troupe on va dire. À l’époque, c’était deux soirs ou trois mais pas toutes les semaines hein, c’était deux fois par mois ou… Il y avait une sensation qu’il y avait trop de présence de femmes.

83Tania : Parce qu’eux, ils y étaient tous les soirs ? C’était leur gagne-pain principal…

84Mirabelle : Oui, enfin ça tournait, ils sont six, mais il n’y a que trois chanteurs par soir, plus un pianiste.

85Tania : Ah d’accord. Donc ça les met à mi-temps sur le mois ?

86Mirabelle : Oui, et quand j’y étais, moi, ça enlevait la place à quelqu’un. Il y a donc aussi peut-être la question de la répartition du travail qui a joué. S’il y en a une qui prenait la place, c’était plutôt moi puisque j’étais la pièce rapportée et qu’en plus j’étais une fille, la dernière arrivée après eux. Donc ils ont limité mon nombre de dates, je n’avais plus que deux dates par mois. J’ai pris trois mois de pause car ça m’avait refroidie et je trouvais que deux dates par mois, ce n’était pas assez et donc j’ai voyagé, j’ai fait des choses personnelles, d’autres projets que je n’avais pas eu le temps de faire pendant la troupe… Et quand je suis revenue, ils m’ont accueillie très gentiment mais… un peu gênés quand même, ce n’était pas clair, ils se disaient étonnés que je n’aie pas été là… Mais je leur ai dit « Mais c’est parce que vous ne vouliez pas qu’il y ait des filles, c’est pour ça… »

87Tania : Et qu’est-ce qu’ils ont dit ?

88Mirabelle : « Ah, oui, mais bon ce n’est pas ça… ». Rien de précis, alors j’ai dit : « Non, mais écoute, ce n’est pas grave, c’est passé, moi de toute façon je suis là pour bosser, pour que ça se passe bien, donc, on oublie… ».

89Tania : Avant de commencer l’entretien, tu as dit quelque chose qui m’a marquée, tu as dit « Ils aimaient bien mon personnage, ça les amusait, mais pas la personne, ils ne se sont jamais intéressés à ma personne… ».

90Mirabelle : Oui, mais ça, je ne l’avais jamais formulé comme ça, mais maintenant, je le comprends ainsi. La deuxième fois, ça a été beaucoup plus radical. Jérôme Marin, tout en restant artiste sur scène, a démissionné de la direction artistique. Il a été remplacé par un gars, style directeur de lieux culturels, manager, pour développer la boîte à tous les niveaux en comm, presse, management, et donc également pour gérer les artistes. Il m’a appelée à la fin de saison et m’a dit : « Suite à une réunion, les filles ont décidé qu’elles ne veulent pas de femme dans la troupe et la direction est d’accord avec cette position ». Comme j’ai demandé des explications il a ajouté que Victoria – ma créature – n’était plus trop la bienvenue. Après, je me suis dit que c’était peut-être une question d’affinité amicale ou artistique, mais je n’avais aucune info. Le plus grave c’est que je pense qu’ils ont utilisé cet argument pour cacher un autre argument, plus gênant à exprimer pour eux… Et c’est là où ça devient rigolo, c’est-à-dire qu’ils ont sorti un truc infâme, probablement sans en avoir conscience. Je pense qu’ils ont dit « On ne veut pas de fille » pour ne pas dire autre chose qui serait plus gênant, du genre « On ne t’aime pas trop » ou « Tu n’es pas assez drag, tu n’es pas assez queer, ta personne n’est pas assez queer, (autrement dit) il n’y a pas assez de liens entre ce que tu fais et ce que tu vis dans la vie » par exemple. Mais je n’en sais rien, je suis obligée d’imaginer car je n’ai eu aucun message des membres de la troupe ensuite, ni aucune explication même si je suis toujours un peu en contact avec Jérôme Marin.

91Tania : Donc on était en juin 2018.

92Mirabelle : Oui. Il (le nouveau directeur artistique) m’a dit « Tu as des numéros extraordinaires, mais certains numéros sont quand même un peu en dessous. » Quand j’ai dit « Oui mais les autres aussi », il a dit « Oui, c’est vrai, mais les autres, ce sont des garçons ! ». Ce qui est grave, c’est qu’ils s’autorisent encore… c’est qu’il soit tout à fait encore possible de dire ça à quelqu’un aujourd’hui. « On ne veut pas de toi parce que tu es de tel sexe. » C’est grave de pouvoir dire ça, comme s’il m’avait dit que j’étais d’une certaine couleur, il ne le ferait pas, il ne dirait pas à quelqu’un qu’il est d’une certaine couleur ou d’une certaine origine… En tout cas ça ne correspond pas aux valeurs de fluidité de genre qui devraient être défendues dans ce type de spectacle. Ce qui se passe, dans le milieu du drag dans le monde. Ce qui se passe aujourd’hui, en fait, c’est l’argument de dire « Nous, on est des hommes qui nous déguisons en femmes, donc tu ne peux pas jouer à ça », sauf qu’en fait, aujourd’hui, l’avenir du drag il est avec des femmes, là c’est du travestissement mais c’est pareil. Les clubs de drag-queen qu’il y a à San Francisco ou à Londres ou NewYork, il y a des filles (Krimson Kitty, Victoria Sin, Crème fatale, etc.), et ces filles revendiquent leur droit à faire du show drag, elles disent qu’elles sont hypermaltraitées par le milieu… Ce sont des drag-queens et, à la base, elles sont filles, elles peuvent être queer ou homosexuelles, ou trans, mais ce sont des filles. Ça peut être des filles cisgenre [12] qui font du drag-queen. Ça s’appelle bio queen, Lady Queen, ça s’appelle faux queen, f-a-u-x et donc l’appellation est controversée, tout le monde cherche. Moi, je dis drag-femmes ou Lady queen ou Lady Drag, il faut trouver un truc qui n’est pas péjoratif…

93Tania : D’ailleurs pourquoi dit-on drag ?

94Mirabelle : Drag as a girl ça vient de Shakespeare… Sauf que la référence à Shakespeare, c’est gentil, mais c’était lié à l’oppression des femmes… parce que les hommes jouaient tous les rôles et parce que les femmes n’avaient pas le droit de jouer ! Donc, en fait, on continue à dire ça, alors elles disent : « Nous aussi, on peut en tant que femmes questionner les stéréotypes de genre féminin. Et, nous aussi, on peut vouloir s’en affranchir, les ridiculiser, en jouer et s’en servir. » Ça reste encore une des niches… c’est compliqué, voilà, ce sont des hommes, blancs, cisgenres qui ont le monopole de la scène drag. Mais l’avenir de ce genre de performances sera sans doute mixte, c’est le début et c’est compliqué, c’est un sanctuaire quand même, c’est un lieu d’expression de personnes qui sont par ailleurs stigmatisées en tant qu’homosexuel·le·s d’abord et, au sein des milieux homosexuels, absolument stigmatisées du fait de jouer des femmes.

95Tania : Tu penses que ça a été une manière de retourner le stigmate contre toi ?

96Mirabelle : Oui, parce que peut-être on n’a pas le même parcours et que moi je reste privilégiée, car je ne suis pas attaquée du fait de ma sexualité, je n’ai pas à assumer une problématique intime et sociale de dissociation de genre. Je suis juste confrontée au fait d’être une femme et à ce que ça implique comme place dans la société et dans ma vie. Je n’ai pas été confrontée à des difficultés pour survivre, pour être ce que j’ai envie d’être comme humain fille. Alors que certains peuvent être dans une confrontation avec la famille et/ou le voisinage, par leur homosexualité, confrontés aussi au milieu gay, qui est hyper « follophobe », ce qu’on appelle la follophobie. Les travestis, les drag-queens subissent quand même de plein fouet la « follophobie » qui peut être d’une violence extrême. Ils/elles sont hyper maltraité·e·s par certain·e·s homosexuel·le·s cisgenres et aussi par des hommes hétéros. Un homme habillé en femme peut se faire battre ou tuer dans la rue encore aujourd’hui et partout dans le monde. Du coup, eux subissent cela quotidiennement, même s’ils organisent leur vie, que c’est possible de vivre comme ça en France et que c’est possible de vivre bien !

97Tania : Donc toi tu étais l’outsider finalement…

98Mirabelle : Oui, sur tous les plans. Ça a marché et puis, quand les difficultés sont plus grandes, ou qu’on se découvre des ambitions commerciales, on est obligé de faire le tri ! Après, ils ont dit que c’était pour être plus « radicaux », etc. Moi je n’y crois pas ! M’intégrer à la troupe était une forme de transgression, une forme radicale de la part de Jérôme Marin, mais ça n’a pas tenu sur la longueur. Il a démissionné depuis et ne fait plus partie de la troupe non plus. Peut-être que je ne suis pas assez « queer » dans l’acception la plus commune, la plus lisible, et commerciale et androgyne du terme, et pas non plus assez strip-teaseuse, ce que font la plupart des filles très féminines dans ce contexte-là.

99Tania : Mais toi, on ne voyait pas clairement que tu étais une femme…

100Mirabelle : Oui et non, disons que, dans ce contexte-là, ça pouvait prêter à confusion, je ne me cachais pas, c’est vrai et certains se sont fait prendre à l’illusion… C’est quand même complexe, pour moi ça révèle tout simplement qu’on ne sait pas te dire la raison pour laquelle on ne veut pas de toi, mais qu’en revanche on peut utiliser l’argument sexiste. Un argument sexiste reste quand même préférable à tout autre argument. C’est quand même fou… Ce qui est important, ce dont je me rends compte, c’est toujours cette histoire de point de départ et, en même temps, d’être toujours à la marge. Dans la troupe du Voyageur, j’étais à la marge du milieu du travail, ensuite comme metteure en scène j’étais complètement toute seule… et, après, quand j’ai trouvé la troupe de Madame Arthur, je me suis dit : « Ah voilà ! ». Parce que moi j’étais à la marge de mon milieu théâtral, dans le sens où je n’ai pas les subventions, je n’ai pas les connexions avec les grosses scènes. Du coup, tu te sens à la marge, tu continues de faire le même métier mais tu es en marge. Tu n’es pas complètement intégrée. Quand je suis entrée au cabaret, j’ai eu une forme de soulagement. Je me suis dit : « Mais voilà, à force d’être en marge, on rencontre de la marge ». Alors là, du coup on peut faire des choses ensemble, au début ça m’a soulagée.

101Tania : Sauf que tu n’as pas perçu que, dans cette marge-même, tu étais à la marge !

102Mirabelle : Et là, si ! Je le savais, c’était quand même fou puisque j’ai dit : « Et même dans cette marge je suis à la marge ». Mais je ne pensais pas que ce serait un objet de refus, de rejet. C’est difficile, je me suis retrouvée dans une situation où je suis dans la marge (en tant qu’artiste), mais rejetée de la marge (en tant que femme).

Notes

  • [1]
  • [2]
    Un article de Libération rappelle qu’en 1946, deux hommes travestis en femme ont le droit de chanter ensemble, mais non de danser enlacés, in Piette Jérémy, 2018, Libération du 5 juilleTania : <https://next.liberation.fr/theatre/2018/07/05/madame-arthur-rien-ne-se-perd-tout-se-transforme_1664391>. Cf. aussi, Rosana Di Vincenzo, 2019, « Madame Arthur : à Montmartre, des créatures travesties font revivre un cabaret mythique », Télérama, 2 avril <https://www.telerama.fr/sortir/madame-arthur-a-montmartre,-des-transformistes-font-revivre-un-cabaret-mythique,n6197594.php>
  • [3]
    Il existe plusieurs cabarets de travestis de ce type aujourd’hui à Paris, notamment le Divan du monde-Madame Arthur, tenu par le gérant Fabrice Laffon, et Artishow, Le Manko Cabaret, le Cabaret de Poussières, etc.
  • [4]
    C’est une des dénominations qu’ils/elles se donnent.
  • [5]
    Raewyn Connell, 2014 [1995], Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Amsterdam Éditions.
  • [6]
    Le terme de queer, qui signifie « bizarre, étrange », en anglais, sert au départ à stigmatiser les homosexuels, transsexuels, travestis et toute personne en marge des normes de genre. Il désigne ensuite le nom d’un mouvement politique contestataire des normes dominantes des identités sexuelles et de genre.
  • [7]
    La transphobie renvoie au processus d’hostilité verbale ou physique envers les personnes transgenres. La follophobie désigne la phobie et/ou détestation et discrimination à l’encontre des hommes gays perçus comme efféminés et revendiquant cette féminité (parfois stéréotypée). L’attitude de follophobie est parfois qualifiée de sexiste. Pour une histoire des « folles » au masculin, cf. Jean-Yves Le Talec, 2008, Folles de France. Repenser l’homosexualité masculine, Paris, La Découverte.
  • [8]
    Norbert Elias, 1997 [1965], Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard.
  • [9]
    Reprise par de nombreux critiques, la citation est en réalité tirée de la pièce de Marivaux intitulée Les acteurs de bonne foi.
  • [10]
    Cela a donné lieu à un spectacle salué par la critique. En 2015, Mirabelle monte un spectacle intitulé « Rise up ! » sur les femmes de la Beat Generation, à partir de textes écrits par les femmes américaines qu’elle a rencontrées à San Francisco et New York et que la comédienne traduit et met en voix et en musique avec une altiste <https://rubytheatre.wixsite.com/rubytheatre/presse>. Aujourd’hui, elle travaille sur Laylati, une performance sur les textes de poétesses d’Orient avec un clarinettiste et dirige le groupe de Punk Rock Girl Power Blast Candy.
  • [11]
  • [12]
    « Cisgenre » renvoie à une personne dont le sexe et l’identité de genre concordent.
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