1Note de la rédaction : Ce texte d’une praticienne, gynécologue-obstétricienne et cheffe de service de la maternité de l’Hôpital américain, propose un point de vue engagé en faveur d’une approche relationnelle de l’accouchement en milieu médicalisé. Le dialogue entre la parturiente et son partenaire, la sage-femme et l’obstétricienne/obstéricien est au centre de sa démarche.
2Je suis gynécologue obstétricienne, responsable de la maternité de l’American Hospital of Paris (ahp) et installée désormais en libéral. Je pratique donc des consultations pour le plus gros de mes journées. Je fais des suivis de grossesse tout venant. Je pratique les accouchements de ces femmes, dont je suis toute la grossesse pendant neuf mois, à la maternité de l’Hôpital américain de Paris. Je suis aussi spécialisée en obstétrique, et en particulier en médecine foetale et grossesse à haut risque. L’Hôpital américain possède un Centre pluridisciplinaire de diagnostic prénatal (cpdp), dont je suis membre principale. J’assure aussi la réalisation de très nombreuses interruptions médicales de grossesse (img). Dans ce texte, je souhaite apporter le point de vue d’une professionnelle qui veut être à l’écoute des femmes.
3La maternité est une période de bouleversement psychologique, émotionnel et somatique, qui précipite dans l’inconnu. De très nombreuses femmes reconnaissent la nécessité vitale de maîtriser le suivi de grossesse, elles expriment une aspiration croissante à plus de technologie et de thérapeutiques (congélation préventive d’ovocytes, recherche des anomalies fœtales, des anomalies chromosomiques récessives portées par les parents, etc.). En même temps, nous assistons aujourd’hui à une remise en cause de la médicalisation de l’accouchement, au nom même du féminisme. De nombreux ouvrages, études et thèses, tous plus passionnants et argumentés les uns que les autres sur ce sujet, se sont fait jour ces dernières années. Les femmes qui les connaissent sont incitées à porter un nouveau regard sur elles-mêmes.
4En consultation, je constate que les femmes, quand on les laisse parler, expriment diverses peurs : d’avoir mal, d’avoir une épisiotomie, peur aussi que le bébé souffre. Elles fantasment sur leur accouchement : ou bien elles subiront une césarienne, comme toutes les femmes de leur famille ou au contraire ça se passera « comme une lettre à la poste », comme pour leurs mères, sœurs, etc. Elles ne parlent quasiment jamais spontanément du risque d’hémorragie, du risque qu’elles ou leur bébé meurent. Elles n’ont aucune idée qu’accoucher pourrait mal tourner.
5Les drames autour de la naissance se racontent peu. Ils restent des tabous douloureux dans les familles, charriant leur lot de malheurs. Perdre une maman, c’est risquer de faire des orphelins, perdre une femme, c’est laisser un père isolé avec un petit. Accueillir un enfant handicapé par une naissance fastidieuse, c’est rendre difficile une égale attention à cet enfant et aux autres enfants de la fratrie, et s’exposer au divorce (80 % des enfants handicapés sont élevés dans des familles monoparentales). Ces accidents obstétricaux sont vécus comme des fatalités, minimisés et parfois déniés. La position des professionnels de la périnatalité que nous sommes est, au contraire, de penser et de dire que ces accidents obstétricaux sont des fléaux, que nous voulons collectivement contribuer à éviter, voire éradiquer.
6C’est pourquoi certaines demandes des femmes nous semblent assez exotiques : pas de perfusion, pas de médicaments, pas de péridurale, etc. Chez les professionnels, elles rencontrent souvent l’incompréhension : « Si ces écervelées de femmes veulent accoucher comme leurs grands-mères, qu’elles le fassent, et elles verront ce qu’elles verront. »
7Pourtant, à nous aussi, il s’impose de constater que d’autres (au Nord en particulier) pratiquent de façon parfois différente de nous et permettent aux femmes de mettre au monde dans la même sécurité… Ce paradoxe-là interroge aussi profondément. Dénier à nos collègues de là-bas la supériorité de leurs pratiques et rester dans l’ignorance sera tout aussi fatal aux professionnels.
8Pour le moment, en France, nous avons des guidelines qui régissent les bonnes pratiques médicales de la profession, édictés par le Collège des gynécologues obstétriciens. Que peut-on en dire ? Ils imposent la perfusion pour avoir une voie d’accès veineuse, et ainsi ne pas perdre une minute en cas d’hémorragie maternelle, qui nécessite de faire au plus vite des choses très urgentes et vitales. La perfusion est nécessaire aussi pour perfuser les médicaments en cas de pose de péridurale, et pour perfuser l’ocytocine pour accélérer le travail. Il est vrai que, pour les femmes qui sont parties pour un accouchement naturel, on pourrait leur poser un cathéter obturé et le brancher à une perfusion seulement en cas de pépin. Mais les anesthésistes sont réticents. Donc, au total, le nombre de femmes qui n’ont pas besoin de perfusion est de 3 % : celles qui n’auront pas de péridurale, ni d’autres antidouleurs. C’est pourquoi les équipes les posent systématiquement à toutes les femmes.
9En ce qui concerne la péridurale, il est vrai que, si elle a l’avantage d’éviter la douleur, elle a aussi des inconvénients : les femmes coincées sur le dos, passives, qui n’urinent plus seules, et qu’il faut sonder, avec le risque d’infection. Il y a aussi un risque d’hypotensions, parfois mal tolérées par le fœtus, voire tellement mal tolérées que cela induit la réalisation en urgence d’une césarienne. En revanche, quand les femmes ont fait de la préparation à l’accouchement de qualité, l’absence de douleur permet à l’inverse de faire durer la phase d’expulsion, de laisser la distension du périnée se faire à son aise et au maximum et ainsi d’éviter les épisiotomies, voire le forceps et les ventouses. Sinon la douleur est tellement intense que les femmes ne poussent plus, ce que nous nous gardons en général de leur dire (car cela les culpabilise très gravement).
10La « position gynéco » (couchée) facilite les choses pour nous les accoucheurs. Pour ma part, quand les femmes n’ont pas de péridurale, je les laisse accoucher dans la position de leur choix. Il est vrai que les femmes restent à quatre pattes jusqu’au dernier moment et, si on les laisse faire, elles ont le réflexe de se mettre en position gynéco ou quasi, au moment où la tête franchit le périnée.
11Quant à l’ocytocine, on a démontré que, administrée en intraveineuse au moment de la sortie de la tête de l’enfant, elle diminuait le nombre d’hémorragies post-partum, et le volume des pertes sanguines au moment de la délivrance. Or l’anémie augmente les dépressions du post-partum, donc cette injection d’ocytocine à l’expulsion du bébé me semble une vraie avancée. En revanche, l’usage de l’ocytocine pendant toute la durée du travail augmente les souffrances fœtales aiguës et donc le taux de césariennes qui, elles-mêmes, augmentent le risque hémorragique. L’ocytocine de synthèse sature les récepteurs à l’ocytocine naturelle et donc la contracture de l’utérus qui se produit après la délivrance du placenta peut être de mauvaise qualité et générer des hémorragies post-partum. Et surtout – et c’est là que la France est championne du monde –, l’ocytocine pour faire des déclenchements est une pratique dangereuse, elle a des effets néfastes (durée du travail augmentée et risque d’hémorragies post-partum). En France, on déclenche, dans les grosses maternités, parce qu’il faut éviter les embouteillages dans les salles d’accouchement. Voilà où l’on en est, après les politiques de rentabilité extrêmement brutales qui ont touché la France… Nous sommes très médiocres sur cette affaire et je ne peux que comprendre les femmes qui veulent quitter le système médical dans ces conditions.
12Quant à savoir si les gynécologues obstétricien·ne·s abusent des épisiotomies et des césariennes, le code de déontologie nous interdit de juger nos collègues. Et il est difficile d’en juger parce qu’en réalité il est très rare que nous soyons présents à l’accouchement réalisé par un·e collègue, sauf s’il·elle est notre étudiant·e. Pour ma part, je dois faire moins de 5 % d’épisiotomies. Mais cela demande de l’expérience, quand « la faculté » vous a appris tout l’inverse ! Moi je plaide pour que l’on se décide, au sein de notre collège professionnel, à rendre public le nombre d’épisiotomie, ventilé en fonction des femmes (multipares vs primipares, avec ou sans antécédents d’épisiotomie, avec le poids des bébés) et idem pour le taux de césariennes. Ainsi nous pourrions comparer nos pratiques et les améliorer. L’objet n’est pas de stigmatiser les gynécologues obstétriciens, mais bien que chacun mesure que, à conditions égales, il y a des faires différents – mais qui ne sont pas indifférents aux femmes.
13Accoucher, donner naissance, est une affaire qui se prépare, tant pour les professionnels que pour les parturientes. Cela suppose, du côté des femmes, de connaître un minimum les réalités mécaniques et statistiques qui régissent la naissance dans le règne humain. Cela suppose qu’elles soient très bien préparées à la naissance de leur enfant dans de telles conditions, qui n’ont plus rien de comparable avec les conditions d’accouchement de nos grands-mères et arrières grands-mères.
14Cela suppose aussi, du côté des médecins et des sages-femmes, d’accepter de ne pas se contenter de poser des questions formatées aux femmes. Il nous faut accepter d’écouter ce que les femmes ont à dire d’elles-mêmes, de leur expérience de la maternité, de leurs envies, de leurs fantasmes, de leurs angoisses, de leurs phobies. Cela veut dire, être formé, par exemple, à l’entretien prénatal précoce… Ce colloque singulier est très sécurisant pour les deux parties, la parturiente et le professionnel. Je crois que ces échanges, où chacun s’enrichira de l’autre, vont devoir s’établir en France, dans nos attitudes et pratiques respectives.
15Du côté des observateur·trice·s, il faut renoncer à penser que la ligne de clivage entre les professionnel·le·s qui acceptent de pratiquer de cette façon et les autres serait liée à la fonction : les sages femmes face aux gynécologues. Non, la ligne de clivage n’est pas là. Elle se situe entre les professionnel·le·s de santé qui se vivent et se comportent comme des passeur·euse·s auprès des parturientes, leur accordent leur prise d’autonomie, tissent un lien fondé sur la liberté, la transparence, la confiance et la bienveillance. Ces professionnel·le·s-là considèrent la femme, l’homme, le couple comme des êtres doués de conscience, à même de décider, en connaissance de cause, du chemin par lequel ils et elles entendent arriver à bon port. Et ces chemins sont aussi nombreux qu’il y a de femmes, d’hommes et de couples.
16Il faut renoncer à penser que les gynécologues seraient des affreux jojos qu’il suffirait d’écarter des lieux de naissances pour que les femmes puissent reprendre le pouvoir sur leur corps. Et également que donner l’exclusivité des prérogatives aux sages-femmes pour la prise en charge d’un accouchement « comme à la maison » serait suffisant pour garantir aux femmes que leur physiologie sera respectée.
17Nombreuses sont les patientes qui veulent décider de la façon dont les choses vont se dérouler ; elles le disent, elles l’écrivent parfois à travers des projets de naissance. Ces projets sont toujours rédigés sur le mode négatif, signant en effet leur défiance à l’égard des professionnel·le·s et leur volonté de refuser ce qui leur a été présenté comme une avancée. Mais, souvent, elles rêvent de maîtrise totale : faire seule, comme la bonne « mère nature » le promettrait, dans l’imaginaire ; ce qui veut dire aussi accepter de subir la douleur, et renoncer à certains soins médicaux faisant l’objet de protocoles de soin dans les maternités, dites « modernes ». Il est impératif et urgent de demander aux femmes de rédiger ou formuler leur projet de naissance sous un mode affirmatif, où elles formulent ce qu’elles veulent mais acceptent aussi de faire alliance avec la sage-femme, ou la·le gynécologue.
18Pour parvenir à une co-construction, le tandem parent/professionnel doit bien se connaître, il faut une continuité dans le suivi de grossesse. Les femmes doivent pouvoir recevoir une information loyale sur ce que veut dire accoucher, les limites et les difficultés de l’exercice pour le professionnel. Nous, professionnels, travaillons dans un cadre, dont il est important aussi que les femmes puissent parcourir les limites que sont, entre autres ces guidelines qui régissent les bonnes pratiques médicales. Par exemple, dois-je accepter de pratiquer un accouchement par voie basse chez une patiente qui refuse formellement l’épisiotomie ? Dois-je accepter un accouchement sans perfusion et donc sans ocytocine à la délivrance, au risque de retarder la prise en charge d’une hémorragie ? Dois-je accepter de réaliser une césarienne à une femme qui renonce à l’accouchement par voie basse ? En clair, est-il acceptable pour les médecins et les sages-femmes de partager avec la patiente le choix du soin ?
19Bref tout cela suppose, du temps de travail direct avec les femmes, les couples et les familles, et du travail indirect entre les professionnel·le·s qui constituent les équipes de soins. Cette mission est hors d’atteinte dans l’immense majorité des institutions hospitalières, privées comme publiques, dont les contraintes de rentabilité ont pris le dessus, et depuis bien longtemps !
20À nous, professionnel·le·s et parents, de construire malgré tout, et ensemble, dans la confiance au lieu de renoncer dans la défiance.
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22Le changement qui consisterait à accoucher en maison de naissance pour une plus grande partie des femmes de France, ne relève pas du clivage entre sages-femmes et gynécologues. Ce clivage est bien plus profond : il relève de la nature même de notre formation professionnelle ; il relève de la capacité des soignant·e·s à accepter de partager le savoir-faire autour de la naissance, et non de se contenter de le confisquer aux femmes. Il relève des capacités des femmes à prendre leurs responsabilités, connaître un minimum des contraintes liées à la difficulté d’un petit de sortir du bassin de sa mère, et de ne pas rayer d’un revers de main la question de la gestion de la douleur.
Références bibliographiques
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